Notes
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[1]
R. Roussillon (1991), Paradoxes et situations limites de la psychanalyse, Paris, PUF.
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[2]
Peut-être même dans tous les cas, le bébé finit par (se) prendre (pour) et tend à assimiler ce que l’environnement lui « reflète » de lui.
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[3]
Cf. R. Roussillon (2004), La dépendance primitive et l’homosexualité primaire « en double », RFP, t. LXVIII, no 2, 421-439.
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[4]
Cf. en particulier mon chapitre du Manuel de psychologie clinique et psychopathologie consacré à l’adolescence, mais aussi (2000), Les enjeux de la symbolisation à l’adolescence, Adolescence, numéro « spécial Congrès » de l’ISAP ; et (2004), Pulsion et intersubjectivité, Adolescence, no 50, 735-755, L’Esprit du temps, ou encore (2004), Adolescence et les situations limites de la psychanalyse, Bulletin du Groupe lyonnais de psychanalyse, Actes du Colloque des ARCS.
1Les réflexions que je souhaite développer dans cet essai concernent la contribution de la notion de Winnicott de « survivance de l’objet » à l’analyse de la destructivité et de ses particularités d’expression clinique. L’hypothèse que je propose soutient que la problématisation de la question de la survivance de l’objet introduit une inflexion paradigmatique grâce à laquelle un certain nombre d’aspects de l’expression de la destructivité qui caractérise les problématiques narcissiques-identitaires (mais sans doute au-delà de toutes les formes de la destructivité) deviennent dynamiquement interprétables. Je soutiens que cette notion est maintenant indispensable pour maintenir, dans la déferlante de ses manifestations, une position authentiquement psychanalytique face à la destructivité.
2La question de la survivance de l’objet est sans doute l’un des apports de Winnicott qui a connu, avec la transitionnalité, le plus de diffusion dans la pensée psychanalytique contemporaine, ce qui ne veut pas dire pour autant qu’elle, ni l’ensemble des conséquences qu’elle implique, soient toujours bien comprises ni même qu’elles soient simples. Pour mon propre compte, j’ai très tôt, dès 1978, été sensible au fait que l’hypothèse de Winnicott concernant l’utilisation de l’objet proposait une forme de révolution dans notre conception de la genèse du sens de la réalité de l’objet, non pas de la perception de l’objet mais de sa conception et de sa découverte comme autre-sujet. Winnicott introduisait en outre une autre véritable modification paradigmatique qui consiste à considérer qu’une partie du devenir d’un processus psychique dépend de l’interprétation que l’autre-sujet, celui à qui il est adressé, apporte à ce processus – de la réponse de celui-ci, donc.
3Dans la série d’articles qu’il consacre à l’usage de l’objet et que le recueil La crainte de l’effondrement et autres textes rassemble, Winnicott décrit surtout la question de la survivance de l’objet en lien avec la destructivité, et singulièrement de la survivance de l’objet primaire. Il m’a fallu un certain temps et passer par les arcanes du transfert passionnel d’une de mes analysantes, pour commencer à penser que le processus qu’il décrit ne saurait être restreint à la destructivité manifeste, mais qu’il concerne en fait l’ensemble de la vie pulsionnelle et de son potentiel destructeur, puis encore du temps pour considérer que Winnicott en avait proposé une forme exemplaire, une forme première, mais que la vie psychique en révélait d’autres aspects, certains premiers et prototypiques, d’autres plus tardifs. Et encore du temps, enfin, pour penser que ce qu’il décrit à propos du lien à l’objet primaire vaut aussi dans la relation au père et doit être mis en lien avec la question du meurtre du père dans le mythe de la horde primitive : dans ce mythe aussi, le père ne « survit » pas ou mal.
4Dès lors, la question de la survivance de l’objet, et tout le contexte théorico-clinique qu’elle implique, me sont apparus comme transversaux aux différentes époques et problématiques de la vie et du développement, et donc comme possédant un statut quasi « structural ». Cette problématique décrit une dialectique particulière qui concerne le rapport que le sujet entretient avec sa vie pulsionnelle en lien avec les « réponses » et « réactions » des objets significatifs (les objets investis comme significatifs) de son enfance et, plus généralement même, de son histoire.
5Pour faire sentir la forme de cette « matrice », le mieux est peut-être de reprendre les différents temps d’émergence du processus décrit par Winnicott puis de décrire les formes plus tardives et complexes qu’il peut prendre et de complexifier ainsi progressivement la dialectique qui les organise.
LE MODÈLE DE WINNICOTT
6La problématique de la survivance de l’objet est décrite dans un premier temps par Winnicott à propos de la première enfance et de la construction de la conception de la réalité externe et de la différenciation Moi/objet.
7Pour Winnicott, celle-ci ne surgit pas de la rencontre avec la frustration (en tout cas, pas primitivement) qui ne peut produire en ces temps premiers qu’une « illusion négative » [1], c’est-à-dire en raison du narcissisme dominant du petit enfant, l’illusion d’avoir produit le négatif. Ou plutôt elle surgit de la « frustration » de la destructivité : l’objet est détruit, il doit « survivre » à l’attaque destructrice, il sera « découvert » s’il survit. « Survivre » signifie ici, pour Winnicott, ne pas exercer de représailles, ne pas se retirer.
8J’ai proposé d’ajouter que les deux propriétés relevées par Winnicott s’éprouvaient quand l’objet était atteint mais restait « créatif ». L’objet doit être atteint et en accuser réception, faute de quoi le sujet a le sentiment que l’attaque portée « glisse » sur lui et la destructivité est exacerbée.
9On ne peut par ailleurs définir la survivance uniquement en disant ce qu’elle n’est pas, pas retrait ni rétorsion ou représailles ; il faut aussi en formuler les conditions positives, l’objet doit continuer de rester créatif, c’est ainsi qu’il témoigne du fait qu’il reste « vivant ».
10L’objet est ainsi découvert comme ce qui résiste à la destructivité, il est découvert comme autre-sujet, c’est-à-dire sujet de désirs et de mouvements qui lui sont propres, il est « conçu » comme autre-sujet. Il est alors placé hors de l’omnipotence du bébé. Dès lors, ses réponses aux mouvements pulsionnels du sujet prennent de l’importance, l’objet ne peut plus être simplement pensé dans la logique de la relation d’objet, qui n’aborde et ne définit l’objet qu’à partir du modèle de la pulsion qui l’investit (on parle alors de relation d’objet orale ou anale, génitale, etc.), il doit aussi être considéré comme spécifique par ses réponses et réactions aux mouvements pulsionnels du sujet, alors découvert, dit Winnicott, comme « en soi », c’est-à-dire ici pas pris dans le « pour-soi » du narcissisme : l’objet est aussi « pour lui », indépendant en partie du sujet.
11La logique du modèle de Winnicott peut être reconstruite de la manière suivante.
LOGIQUE DU MODÈLE : DU TROUVÉ-CRÉÉ AU DÉTRUIT-TROUVÉ
12L’illusion première du bébé d’une autosatisfaction est rendue possible grâce à la suffisante adaptation maternelle (effet de la préoccupation maternelle primaire) et à sa capacité de placer (donner) le sein là où (quand) l’enfant est capable de le créer : l’hallucination rencontre la perception et crée une formation mixte qui n’est plus une hallucination ni non plus une simple perception mais crée une illusion. Dans la rencontre première, l’objet créé est trouvé, l’objet trouvé est créé, l’objet est trouvé-créé. L’appropriation subjective est rendue possible grâce à la mise en place de ce type de lien premier, c’est celle-ci qui rend possible l’illusion première d’autosatisfaction. Comme on peut le constater dans ce modèle, perception et hallucination ne s’opposent pas mais peuvent coexister, ce que Freud pressentira vers la fin de sa vie dans « Constructions en analyse ».
13Par ailleurs, il faut remarquer que la conception que propose Winnicott du visage de la mère comme « miroir » premier dans lequel le bébé se voit et voit ses affects est étroitement solidaire des processus de trouvé-créé, il en est un cas particulier. En effet, le « trouvé », d’une manière générale ce que l’environnement fournit au bébé, va être considéré par celui-ci, lorsque l’adéquation est suffisante [2], comme le « miroir » de ce qu’il est capable de créer. La relation homosexuelle « en double » [3] primitive contribue autant aux processus en trouvé-créé que ceux-ci l’alimentent.
14Pour Winnicott, le trouvé-créé est un préalable aux processus de différenciation, de sa qualité dépend en grande partie la suite. On remarquera aussi que l’expérience subjective de l’illusion première crée une formation mixte et que le modèle proposé par Winnicott à propos du sein est aussi celui qui est pertinent à propos des différents systèmes de communication et d’échange (les ajustements et accordages) qui s’établissent entre le bébé et son environnement.
15Il n’est peut-être pas inutile au passage de tracer des ponts entre les propositions de Winnicott et celles de différents auteurs postérieurs mais convergents sur ces points-là, sans toujours qu’ils le soulignent. M. Little a suggéré, à propos des expériences primitives de rencontre avec l’objet maternel, qu’elles formaient un noyau d’expérience de oneness (d’être comme un) nécessaire pour que les futures expériences de séparation soient vécues dans de bonnes conditions. Il faut commencer par créer l’état de oneness avant d’en sortir. De son côté, D. Anzieu a insisté aussi sur l’importance de la création de ce qu’il appelle une « peau commune » dont la qualité, là encore, conditionne les futurs décollements et évite que la séparation ne produise des vécus d’ « arrachement ». Enfin, J. McDougall a exploré le devenir de certaines formes d’échec de la dialectique unisson/différenciation des expériences communes, en décrivant des formes de conservation, dans les pathologies narcissiques-identitaires, de zone commune et non différenciée, en particulier des parties du corps restées dans un statut « siamois » avec la mère : un corps (ou une partie du corps) pour deux, ou encore, en prolongeant ses propositions, une psyché (ou une partie de la psyché) pour deux... La notion d’affect partagé proposée par C. Parat me semble avoir aussi les mêmes implicites : le « partage d’affect » produit des affects communs.
16J’ai proposé, en outre, d’articuler la conception de Winnicott des modes de présence maternelle comme « miroir » primaire du sujet à la problématique mélancolique telle que Freud la résume dans la célèbre formule « l’ombre de l’objet tombe sur le Moi ». Dans « Deuil et mélancolie », Freud souligne l’importance de la déception issue de l’objet dans le processus de la mélancolie tel qu’il le décrit. Il me semble que l’une des « déceptions » les plus précoces, et sans doute l’une des plus fondamentales, est celle de ne pas trouver dans l’objet un écho suffisant aux attentes et élans du bébé. L’ombre de l’objet concerne alors ce qui est défaillant de la fonction miroir de celui-ci, ses tâches « aveugles », l’ombre est ce qui de l’objet ne renvoie rien au sujet de lui-même, c’est l’absence d’écho qui constitue l’ « ombre » de l’objet et est à l’origine de points de non-différenciation sujet-objet.
17Revenons aux différents temps du modèle de Winnicott. L’illusion est ensuite petit à petit battue en brèche par l’expérience de la désadaptation progressive de la mère qui, quand elle sort de l’état de préoccupation maternelle primaire, introduit une série d’écarts entre ce qu’elle fournit au bébé et ce qu’il attend – entre le trouvé et le créé, donc. Ces écarts mobilisent des mouvements de destructivité chez le bébé qui est en rage contre tout, lui et le monde, sous l’impression d’avoir perdu-détruit sa capacité à la satisfaction (à l’autosatisfaction).
18La suite dépend de la régulation de la culpabilité maternelle. Si la mère se sent trop coupable de ne plus être parfaitement adaptée au bébé, elle réagit soit en tentant de « compenser », voire de « réparer » les « dommages » supposés, soit en se déprimant face à la « tyrannie » du bébé ou de la situation. Ces réactions modifient le mode de contact et de rencontre de la mère, et le bébé ne « retrouve » pas l’objet antérieur, celui-ci lui semble donc « détruit ». Si, en revanche, la mère ne se sent pas trop coupable, si elle peut renouer le contact avec le bébé d’une manière suffisamment semblable à celle qu’elle utilise habituellement, le bébé fait l’expérience que l’objet « survit » à la destruction supposée, il est « découvert » comme relativement indépendant du mouvement pulsionnel du bébé, il est découvert comme sujet autre, comme autre-sujet, possédant sa vie propre et ses désirs propres, échappant à l’omnipotence illusoire du bébé. Le bébé sort alors du narcissisme primaire dans lequel il est la source et l’agent de sa propre satisfaction.
19Le bébé, poursuit Winnicott, peut alors commencer à établir une différence entre l’objet du fantasme, celui qu’il a eu l’illusion de détruire, celui qu’il a détruit dans son fantasme, et l’objet externe, c’est-à-dire l’autre-sujet. La topique psychique peut commencer à s’organiser, à différencier la réalité interne, celle dans laquelle la destruction omnipotente de l’objet peut avoir lieu, et la réalité externe, celle dans laquelle il n’est pas détruit et « survit ». Une différence entre la représentation de l’objet – l’objet subjectif, dans le vocabulaire de Winnicott – et l’objet « externe » peut commencer à se construire.
20Notons au passage que, si le bébé retrouvait sa mère exactement semblable à celle qu’il croyait avoir détruit, cela serait l’équivalent d’une annulation de son vécu subjectif de destruction. Cela impose que l’objet soit atteint, je l’ai souligné plus haut, ce qui donne sa valeur à l’expérience de destruction qui atteste la réalité psychique de celle-ci, et qu’il « survive » ce qui délimite son champ. Je ferais volontiers l’hypothèse que cette dialectique est celle qui est sous-jacente aux vécus de transformation progressive de la relation à la mère et, d’une manière plus générale, aux objets. On peut aussi souligner que la mère est atteinte effectivement dans la mesure où elle rencontre la rage destructrice de son bébé, rage qu’elle perçoit bien comme lui étant adressée et en lien avec sa propre reprise de liberté et d’indépendance, et qu’en même temps une telle expérience est significative du fait qu’un certain état relationnel prend fin. Et, d’une certaine manière, pour la mère aussi il faut que le lien à son bébé « survive » à cette rage. Donc la mère aussi perçoit une transformation dans la relation.
21Par ailleurs, Winnicott souligne que, dès que l’objet est découvert, il peut commencer à être aimé, ce qui appelle commentaire. Il commence à être aimé car l’amour suppose un objet autre-sujet, mais aussi parce que, à proprement parler, il ne peut y avoir de véritable pulsion si l’objet est purement subjectif. En effet, si l’on considère que la pulsion est un montage de quatre termes, comme Freud le propose dans les Trois essais : la source, la poussée, le but et l’objet, il faut alors admettre que la pulsion suppose une différenciation de la source et de l’objet. L’objet de la pulsion oscille alors entre une « définition » donnée par la représentation interne de l’objet (mais celle-ci a une histoire, elle s’est déjà forgée dans la rencontre avec l’objet) et une définition où, cette représentation étant transférée sur l’objet autre-sujet, elle dépend aussi de la réponse de l’objet autre-sujet, elle oscille entre une représentation auto-érotique interne et une présentation externe. Nous reprendrons cette question plus loin quand nous aborderons la question de la « reprise » à l’objet du narcissisme secondaire.
22La conception de Winnicott suppose donc une conception de la vie pulsionnelle qui dépend à la fois des « montages » quasi biologiques du sujet, de ses élans et des « réponses » que l’objet apporte aux élans pulsionnels du sujet issus des montages biologiques. Elle impose aussi que l’on conçoive différents modes d’organisation de la pulsion et qu’une place soit donnée dans ceux-ci à l’organisation (ou la désorganisation) apportée par l’objet. Que ce soit par l’expérience du trouvé-créé ou par celle que j’ai proposé de nommer le « détruit-trouvé », le devenir de la potentialité pulsionnelle ne peut être envisagé indépendamment de l’objet et des réponses qu’il apporte aux motions pulsionnelles du bébé. C’est aussi ce qui a conduit Winnicott à considérer que l’excès de destructivité clinique n’était pas imputable à « une intolérance constitutionnelle à la frustration » et que, quand les « attaques envieuses » primaires étaient significativement intensifiées, cela témoignait non d’un état de fait seulement lié aux paramètres propres du sujet, mais représentait un indice qu’il avait traversé des états traumatiques précoces : soit que l’expérience de l’illusion primaire en trouvé-créé se soit mal construite, soit que l’objet ait mal « survécu » aux rages premières du bébé.
LA MATRICE DE LA CONFLICTUALITÉ ET LA QUESTION DE LA SURVIVANCE
23Une autre conséquence concerne la capacité de satisfaction. Antérieurement, le bébé « s’auto-attribuait » celle-ci. La « découverte » de l’existence de l’objet autre-sujet conduit le bébé à modifier son attribution de l’origine de la satisfaction, celle-ci commence à lui apparaître comme apportée par l’objet. L’objet est alors « idéalisé », sur lui se transfère la première représentation d’un idéal issu de l’expérience subjective du narcissisme primaire, état dans lequel « tout se produit, tout seul, tout ensemble, tout de suite, tout en un... ». Le sujet « attribue » la représentation de l’idéal de la satisfaction à l’objet qui devient la source de tout bien, il est aimé pour cela. Mais, dans la mesure où l’objet est source de satisfaction, il est aussi source de dépendance, il peut « manquer », il sera haï de cela et détruit dans le fantasme.
24Nous touchons là un second aspect de la question de la survivance, l’amour pour l’objet va-t-il « survivre » à la haine que la dépendance qu’il occasionne, et qui blesse le Moi de l’enfant, occasionne ? Un sentiment va-t-il « survivre » à la présence d’un sentiment qui lui est contradictoire et entre en conflit avec lui ? L’organisation du conflit psychique en dépend. En cas d’échec, il faut alors cliver les deux sentiments, protéger l’un de l’autre en les séparant.
25La question de la « survivance » prend ici une forme interne, elle concerne alors la manière dont les processus peuvent coexister au sein de l’appareil psychique. Certaines formes de l’attaque du lien décrite par W. R. Bion renvoient à cette problématique, elles visent à éprouver la force du lien et mettent à la question sa « survivance » à la destructivité dans une forme de ce que je serais tenté de nommer une « épreuve de réalité interne ». Si l’amour résiste à la haine, alors l’amour est éprouvé comme consistant, fiable, et le conflit d’ambivalence peut s’organiser ; s’il ne résiste pas, alors rien ne vaut que le mauvais, et il va falloir tenter de protéger l’amour de toutes les manières possibles car son maintien est « vital » pour la vie psychique et le lien à l’objet.
26Bien sûr, la survivance de l’amour dépend aussi de la force de l’attaque de la haine et celle-ci dépend de l’intensité de la blessure liée à la dépendance. La dépendance n’est tolérable que si elle n’est pas (trop) totale et le sujet va développer ses auto-érotismes pour lutter contre celle-ci ou la rendre la plus relative possible.
27Deux voies érotiques vont alors se conflictualiser. La première passe par l’objet autre-sujet, accepte de reconnaître sa dépendance envers l’objet, tente de réduire celle-ci en développant des moyens d’action sur celui-ci : emprise, systèmes de communication, etc. L’autre développe les capacités auto-érotiques, c’est la représentation interne de l’objet qui est alors convoquée et, avec elle, les satisfactions obtenues de l’objet tentent de se retrouver au sein des systèmes « auto ». L’auto-érotisme tente de « reprendre » à l’objet ce que l’idéalisation antérieure lui avait attribué.
28De nouveau, la question va être de savoir si cette conflictualité va trouver une voie suffisamment harmonieuse de résolution, la voie « hétéro-érotique » se développant alors principalement en présence de l’objet, la voie auto-érotique, elle, quand l’objet n’est pas disponible ou absent. Mais, là encore, la question sera de savoir si la voie hétéro-érotique « survit » et résiste au développement de la voie auto-érotique ou si l’enfant, même en présence de l’objet, va tenter de maintenir à tout prix l’affirmation de son indépendance ou, inversement, s’il ne peut développer la voie auto-érotique par crainte que la relation à l’objet ne soit trop atteinte et endommagée par celui-ci.
29Une partie de ce qui se joue alors va dépendre de la qualité et du bon développement des auto-érotismes, c’est-à-dire du degré de sentiment de culpabilité qui peut s’attacher à leur manifestation. Ce qui ouvre la question de la culpabilité liée aux auto-érotismes et au vécu de « reprise à l’objet » qu’ils impliquent. En effet, le « narcissisme secondaire », comme le souligne Freud dans une formule dont il a le génie, « est repris à l’objet » – le narcissisme secondaire, c’est-à-dire ici le développement des auto-érotismes.
30S’il est repris à l’objet, la question se pose de savoir si et comment l’objet est atteint par cette reprise, elle se pose aussi de savoir s’il « survit » à cette atteinte.
31Ici se situe un troisième niveau de la question de la survivance de l’objet. L’objet et la relation à celui-ci vont-ils « survivre » au mouvement de réappropriation qui caractérise la voie auto-érotique ? L’objet va-t-il « reprendre » à son tour ce que le sujet tente ainsi de s’approprier à partir de ce qu’il a reçu et éprouvé dans la rencontre avec l’objet ? La relation à l’objet va-t-elle être détruite par le processus d’autonomisation implicite aux auto-érotismes ? La mise au travail de ces questions est l’un des enjeux de la « capacité d’être seul en présence de l’objet » qui crée un dispositif relationnel dans lequel peut s’explorer et s’éprouver la réaction de l’objet face au développement des auto-érotismes et des fantasmes qui les accompagnent. L’expérience de solitude en présence de l’objet – ou, mieux, selon la légère modification de la formule de Winnicott que j’ai proposée pour en souligner davantage l’arête vive : « l’expérience de la capacité d’être seul face à sa pulsion en présence de l’objet », offre une situation intersubjective dans laquelle à la fois l’objet est suffisamment discret pour maintenir l’illusion de la solitude et donc le recours aux auto-érotismes et l’objet est suffisamment présent pour explorer sa réaction.
32Dans la situation typique, celle d’ailleurs qui va chercher à se reproduire en cours de séance d’analyse, l’enfant joue aux pieds de sa mère, il « joue à l’objet », c’est-à-dire qu’il joue à devenir l’objet, qu’il « reprend » les capacités de l’objet à son propre compte dans le jeu. La question alors posée est celle de la réaction de l’objet à son jeu et aux enjeux appropriatifs de celui-ci. La suite dépend de ce qui se produit alors chez l’objet autre-sujet. Si la mère désinvestit l’enfant, si elle se retire complètement de cette forme paradoxale de lien, donc si elle « abandonne » l’enfant ou, à l’inverse, si elle intervient d’une manière ou d’une autre dans le jeu, alors l’enfant vit ces modes de réaction – il « surveille » sa mère en jetant un coup d’œil, il explore ainsi les réactions de celle-ci, il l’observe l’observant – comme des « réponses » aux enjeux de son mouvement appropriatif et, non sans raison quant aux échanges inconscients, comme des représailles à son jeu et à l’appropriation subjective qu’il recèle. Inversement, il guette l’approbation discrète de sa mère, il guette une forme de reconnaissance qui l’assure que l’objet « survit » sans être trop atteint.
33Du côté de la mère, on peut imaginer un conflit entre, d’une part, le fait qu’elle perçoit que l’enfant commence à se séparer un peu d’elle à partir du développement de ses auto-érotismes et des apprentissages que ceux-ci sous-tendent, et qui implique un travail de deuil et de renoncement, et d’autre part la satisfaction substitutive de voir son enfant « grandir et se développer ». C’est bien cette correspondance entre les vécus des deux protagonistes de la scène qui fait que le jeu de l’enfant et la réaction de la mère ne se développent pas au hasard mais bien « en vérité » du point de vue des enjeux profonds de la scène.
34Nous venons de dresser un tableau rapide de la matrice de la conflictualité humaine avec ses trois faces – conflit d’ambivalence, conflit entre auto- et hétéro-érotismes, conflit au sein de l’auto-érotisme –, et nous avons souligné la solidarité qui existe entre ces trois aspects de la conflictualité de base, et la place que la question de la survivance, à chaque fois, occupait dans le traitement de celle-ci. La qualité des auto-érotismes rend le sentiment de dépendance moins fort, et donc apaise en partie la haine pour l’objet qui, à son tour, retentit sur le choix de la « solution » auto- ou hétéro-érotique. Sous des formes différentes et de plus en plus complexes, cette matrice va rester organisatrice de la conflictualité humaine tout au long de la vie, elle dialectise « survivance » de l’objet autre-sujet et consistance interne des mouvements et contenus psychiques. Quand l’objet externe « survit », il accroît la capacité de survivance interne des différents mouvements psychiques, et celle-ci contribue à faciliter le travail de « survivance » de l’objet.
35Cependant, l’adolescence va voir se développer d’autres modalités de la problématique de la survivance qui, si elles restent globalement apparentées à celles que nous venons de décrire, possèdent néanmoins suffisamment de spécificités qu’il n’est pas inutile de développer.
36Mon hypothèse globale est que la survivance, qu’il s’agisse de la survivance de soi ou de celle de l’objet, ou même, nous en verrons plus loin l’importance, de la « survivance » d’un mouvement affectif face à ses antagonistes, est aussi un des processus centraux de l’introjection pulsionnelle à l’adolescence (mais sans doute dans tout processus d’introjection), tout autant qu’il est central dans l’épreuve de réalité. En d’autres termes, ce processus, décrit principalement dans la relation à la réalité externe, me paraît être aussi actif dans l’ « épreuve de réalité psychique ». Il m’apparaît donc comme l’un des processus essentiels de l’appropriation subjective et même, question essentielle au moment de l’adolescence, de l’appropriation de soi.
L’ÉPREUVE DE SURVIVANCE À L’ADOLESCENCE ET L’APPROPRIATION SUBJECTIVE
37Pour aborder en bonne position la question des formes de la « survivance de l’objet » à l’adolescence, il est nécessaire de situer quelques aspects essentiels de la théorie de l’adolescence.
38Comme j’ai pu le développer ailleurs [4], la problématique centrale de l’adolescence me paraît devoir être repérée autour de la révolution subjective introduite par la survenue de cette nouvelle catégorie de plaisir qu’est la jouissance orgasmique, celle de la potentialité orgasmique, c’est-à-dire de la potentialité à accéder à la spécificité de l’affect de plaisir que l’on nomme orgasme.
39Dès lors, la problématique centrale de l’adolescence est celle qui est impliquée par l’introjection de cette expérience et de l’affect qui la caractérise et le rapport particulier et paradoxal qu’elle entretient avec le Moi. Rapport particulier dans la mesure où il suppose que l’introjection de l’affect s’accompagne d’un évanouissement au moins partiel des frontières du Moi, où il suppose une forme d’effacement du Moi, ce que l’expression populaire de « petite mort » marque au fond assez bien. La question alors posée au sujet, celle qui va commander l’introjection de la pulsion sexuelle, est celle de savoir si le Moi va « survivre » à cet évanouissement partiel de ses frontières, à cette « petite mort », ou bien si, la menace étant trop forte, il va, à l’inverse, s’engager dans une lutte contre la pulsion et son émergence, tenter le meurtre de la pulsion pour ne pas risquer de succomber à celle-ci.
40On connaît les réactions ascétiques que l’adolescent peut alors développer et l’oscillation souvent marquée chez lui entre des moments « ascétiques » de lutte contre la pulsion, qui alternent avec d’autres où, à l’inverse, le Moi se laisse emporter par le flot pulsionnel.
41Dans ce processus, il est clair que l’histoire antérieure du sujet et ce qu’il a pu en intégrer seront déterminants, et en particulier son rapport à la séduction et à la séduction primitive, celle de la mère. Le rôle de la mère primitive ne peut pas, en effet, comme on l’entend trop souvent dire sans examen de fond de la question, être seulement décrit comme « pare-excitant » : elle ne témoignerait alors que de sa phobie de la pulsion et de sa peur d’être tentée de réintégrer le produit de sa conception. Bien sûr, il n’est pas question non plus de prôner une attitude maternelle qui placerait le bébé ou l’enfant en position d’être débordé par des impressions pulsionnelles énigmatiques, ce qui définirait l’abus d’excitation et d’impressions inintégrables. Entre les deux, il y a la fonction, que Freud a fini par reconnaître aux mères, d’être les premières initiatrices au sexuel, les premières « séductrices ».
42La clinique de la première enfance montre en effet des mères capables d’apprendre à leur bébé à intégrer des intensités et impressions pulsionnelles de plus en plus importantes, et cela grâce aux vertus de leur « séduction » – que l’on pense par exemple aux différents jeux de « guili-guili » et chatouilles, ou de la « petite bête qui monte » et fait monter la tension pulsionnelle – qui, quand elle ne prend pas une forme passionnelle et respecte les limites de l’enfant, contribue à lui permettre d’apprendre à endurer des quantités d’excitations pulsionnelles de plus en plus importantes, à supporter des moments d’oublis de soi, à endurer des mouvements dans lesquels le Moi s’évanouit, s’orgasme. Ce sont dans ces expériences premières que s’établissent les préformes sur le fond desquelles les futures expériences orgasmiques de la sexualité pourront s’étayer à l’adolescence.
43Face à cette problématique, une autre grande tentation de l’adolescence, à côté de l’ascétisme que nous avons déjà évoqué, est la tentative de maîtrise de cette problématique par les conduites ordaliques qui rencontrent toutes la question de l’une des formes de la destructivité. Nous venons de le voir, l’adolescence confronte à la question de la mort de soi étroitement intriquée à celle de l’appartenance à soi ; la question de la jouissance articule les deux – jouir de soi, c’est s’appartenir, mais cette appartenance passe par l’évanouissement de soi et la question de la survie. Ce paradoxe de l’appropriation de soi, qui passe donc par un jeu autour de la disparition de soi, va alors aussi souvent être mis en scène dans l’épreuve de soi que comportent toujours les conduites ordaliques. Risquer sa vie, la mettre en jeu et à l’épreuve, c’est en effet aussi éprouver qu’elle vous appartient – ou, plutôt, chercher à déterminer exactement jusqu’où elle vous appartient et jusqu’où vous en êtes le maître.
44Tuer ou menacer de tuer l’objet en soi, tuer l’enfant merveilleux de la première enfance, tuer l’enfant appartenant à sa lignée, à ses parents, pouvoir ainsi tenter de devenir l’origine de sa propre lignée, devenir parent à son tour, tuer l’enfant de l’autre, l’enfant pour l’autre afin de tenter d’être à soi, se mêlent et se conflictualisent. On conçoit que si la mise à l’épreuve ordalique est essentielle dans ce travail de conquête de soi, de reprise de soi, il est non moins évident que le fait de survivre à cette mise à l’épreuve est tout aussi déterminant. Essentiel, même, sans quoi la question risque de ne même plus pouvoir se poser.
45Mais il faut aussi être conscient de ce que, d’un autre côté, les conduites ordaliques représentent non seulement un terrain d’expérimentation, mais aussi une tentative de maîtrise de ce rapport singulier mort-plaisir. La menace de mort du Moi que comporte l’affect orgastique est éprouvée passivement, elle est là de fait, que l’adolescent le veuille ou non, elle s’impose à l’adolescent, elle s’impose à lui à partir de son éprouvé corporel, de la poussée pulsionnelle et donc du Ça. Les conduites ordaliques, elles, sont « sous le contrôle » du sujet, du Moi du sujet, elles tentent de l’être, c’est lui qui met en scène leur rapport à la limite, à la mort, à la jouissance, à l’appropriation de soi. Si leur valeur est de fournir au Moi un champ d’expérience, leur limite, en revanche, est celle des procédures de maîtrise, celle du rejet du point de passivité essentiel à l’expérience orgasmique et à sa valeur introjective. Je rangerais volontiers la pratique des cuites allant jusqu’au coma et autres expériences de type toxicomaniaque, dont les adolescents actuels sont assez friands, dans le cadre de ses mises à l’épreuve ordaliques de soi. Je les concevrais comme des tentatives pour créer délibérément des états subjectifs apparentés aux jouissances orgasmiques pour, à la fois, s’abandonner à elles, s’évanouir en elles, et en même temps tenter d’en maîtriser l’émergence. Nous reviendrons plus loin sur ce qu’elles supposent aussi de tentative d’absenter l’objet, l’autre-sujet, la question de l’autre-sujet, c’est-à-dire celle de son désir.
46Il nous faut aussi évoquer maintenant, toujours dans la même lignée processuelle, ce que Winnicott appelle le « pot au noir » de l’adolescence. Celui-ci comporte, bien évidemment, la dimension dépressive qu’il manifeste souvent, mais résumer celui-là à celle-ci serait sans doute une erreur qui condamnerait l’adolescent à une forme d’impasse. Il faut aussi entendre dans cette forme d’ennui, de vacuité que traverse l’adolescent, la quête d’une position passive, la quête d’un état interne « informe » (amorphe, dit-on parfois, ce qui signifie « sans forme ») qui, quand il n’est pas trop « cultivé » activement, peut fournir la base à partir de laquelle l’adolescent s’éprouve libre, éprouve son auto-appartenance, creuse l’état interne à partir duquel peut émerger un sentiment de vrai self. L’informe, Winnicott nous a appris à le reconnaître, est un préalable à toute mise en forme vraie de soi, un préalable à toute subjectivation libre.
47Mais l’introjection de l’affect orgasmique menace aussi les données de la relation interne aux objets. L’amour de l’enfant, Freud insiste à juste titre à différentes reprises sur le fait, est marqué par la tendresse. Ferenczi a même fait de cette dimension la spécificité de la différence entre la sexualité adulte, qu’il dit alors passionnelle, et la sexualité infantile, caractérisée selon lui par la tendresse. Sans prétendre le suivre complètement dans cette distinction, force est de reconnaître que l’introjection de la pulsion génitale, que l’exigence de jouissance orgasmique qu’elle comporte, menace le lien tendre et qu’un autre des enjeux de l’adolescence sera qu’il « survive » à celle-ci. On sait que la nécessité de différencier les objets de désir et les objets d’amour tendre attend ceux chez qui cette survivance ne s’effectue pas dans de bonnes conditions.
48Un autre aspect de cette question concerne aussi l’onanisme et la nature de la culpabilité qui l’accompagne. Le commerce sexuel interne avec la représentation de l’objet, commerce qui exprime la relation d’objet spécifique à la forme pulsionnelle engagée, rencontre la question de l’objet en tant qu’il est autre-sujet, c’est-à-dire sujet de désirs qui lui sont propres. Le commerce interne avec la représentation de l’objet, le commerce onanistique avec cette représentation d’objet, « atteint »-il l’objet support du fantasme lui-même ? La relation avec l’objet autre-sujet « survit »-elle à cette emprise interne sur sa représentation ? Comment la représentation interne de l’objet et celle de l’objet autre-sujet s’accommodent-elles l’une de l’autre ? Peuvent-elles coexister ? Je rappelle ce que j’évoquais plus haut, que, pour Winnicott, la survivance de l’objet est une condition à l’organisation d’une topique psychique dans laquelle représentation d’objet et objet externe peuvent être différenciés.
49Une autre forme d’ « épreuve de survivance » à laquelle il nous faut en venir maintenant – concerne l’impact de la vie fantasmatique sur le rapport de l’adolescent à la réalité la réalité du monde, tout d’abord ; la réalité de l’autre-sujet, ensuite.
50La potentialité orgasmique est éprouvée, en particulier au début de l’adolescence, comme un quasi-équivalent de la réalisation hallucinatoire, seul registre de fonctionnement subjectif par lequel la réalisation semble venir toute seule et tout de suite, seule modalité de satisfaction véritable dans la première enfance. On reconnaît là le débat particulier de l’adolescence avec les mécanismes dits « en tout ou rien », le côté « absolutiste » de l’adolescent, son côté « révolutionnaire ». L’adolescent va devoir faire le deuil de la retrouvaille, à travers la sensation orgasmique, des conditions de l’hallucination primitive et de l’illusion d’autosuffisance qui l’accompagne. Il va devoir différencier l’accomplissement de la pulsion sexuelle, proprement sexuelle, auquel l’adolescence le confronte, de la réalisation hallucinatoire primitive, découvrir que l’adolescence, comme l’âge adulte, n’est pas le moment électif de la réalisation enfin accomplie des désirs archaïques et infantiles.
51D’une certaine manière, il va devoir reconnaître qu’une partie de ses systèmes de consolation infantile étaient illusoires. Tuer l’enfant merveilleux du narcissisme primaire, tuer le père de la horde supposé avoir réalisé l’idéal de totale satisfaction de la première enfance, c’est cela : tuer l’illusion, renoncer à l’illusion d’une satisfaction conçue sous forme d’une identité de perception, dénoncer l’illusion de la perception immédiate, prise dans l’apparence première.
52Certes, cette illusion aussi devra survivre, et le mouvement de l’adolescent connaîtra lui aussi des oscillations, des allers-retours nécessaires à son intégration progressive, à son intégration effective, mais l’engagement dans le processus marque l’orée du fonctionnement adulte, du fonctionnement de celui qui a traversé l’adolescence, ce que veut dire être devenu « adulte ».
53Les meurtres ainsi engagés prendront différentes formes : l’adolescent aime à descendre les idoles tout autant qu’il aime les ériger, il aime les grandes déclarations définitives sur le monde, les ruptures avec le monde de l’enfance et ses croyances qui se veulent radicales, mais dans celles-ci le processus meurtrier-critique occupe une place centrale.
54L’identité de perception, la croyance dans les formes d’accomplissement fondées sur l’apparence perceptive des choses ont livré leurs impasses pour l’économie du plaisir. La potentialité orgasmique ne s’observe pas, elle s’éprouve dans les profondeurs de la subjectivité, et cela même quand elle n’est pas objectivement perçue, elle est là et produit ses effets au-delà de ce que la sensation a pu en livrer. Le monde des apparences, le monde sur lequel l’enfance s’était en large partie fondée, est un monde d’illusion que seul le niais et l’enfant peuvent accréditer : il faut se « déniaiser ».
55L’adolescent va mettre à l’épreuve le monde des apparences perceptives, il va devoir le mettre à l’épreuve : ce monde sensible, celui des objets matériels, qui semble fait de plein, se révèle n’être que vide tourbillonnaire d’atomes imperceptibles (physique), les choses se transforment dans une alchimie de réactions de substances invisibles (chimie), des forces impalpables gouvernent en secret ce qui ne semblait que naturalité, qu’essence des choses. L’identité de perception supposait des objets semblables à eux-mêmes, l’identité de pensée interroge cette identité, elle porte le fer là où la chose se donne comme sans arrière-fond, dans l’innocence de sa forme manifeste.
56Mais l’adolescent va devoir mettre aussi à l’épreuve l’apparence du monde des adultes, l’apparence des formes du socius : l’adolescent doute du monde des adultes, du monde tel que les adultes veulent lui faire croire qu’il est, certains adultes ceux qui conservent leurs secrets pour maintenir leurs prérogatives, leurs pouvoirs. Il doute que la société soit organisée comme elle semble l’être : la mondialisation, le capitalisme international, le sionisme, ou encore, dans un autre registre, la franç-maçonnerie, les Roses-Croix, Templiers ou toute autre formation secrète président en secret aux destinées du monde, nous leurrent sur le véritable motif des choses. Dès le début de l’adolescence, certains s’engagent dans des expériences de parapsychologie, de spiritisme, tournent les tables et valsent les objets sous l’action d’esprits malins, de forces cachées que certaines pratiques peuvent révéler aux initiés, peuvent arracher à leurs secrets. L’enfant latent ne peut s’engager dans une psychologie des profondeurs, il est contraint par le manifeste, seul l’adolescent peut explorer le monde des motifs inconscients, des désirs cachés.
57On pourrait ainsi multiplier les exemples de cette mise à l’épreuve des croyances premières, de celles qui organisent le monde de l’enfance. Sans doute une partie de cette vaste interrogation et mise à l’épreuve du monde était-elle déjà en partie entreprise dès la latence, voire la première enfance, mais, outre qu’elle n’avait pas l’ampleur du mouvement adolescent, elle n’était pas, à l’époque, pleinement appropriable, structurelle.
58Cependant, il ne faut pas croire que l’adolescent s’engage dans cette entreprise flamberge au vent et la fleur au fusil, car, si le mouvement peut ne pas manquer d’enthousiasme, il est aussi inquiétant qu’il peut être stimulant. Qu’est-ce qui va « survivre » de cette mise à l’épreuve du monde ? Sur quoi va-t-on pouvoir continuer de s’appuyer tranquillement, sur quelle certitude peut-on fonder la base de sécurité minimum sans laquelle le monde se peuple d’étrangeté menaçante, devient hostile ? Car il faut aussi « survivre » soi-même au meurtre critique de l’autre, « survivre » à sa propre révolution subjective. Il faut que l’espoir « survive » au mouvement meurtrier-critique ; il faut que le plaisir de vivre, que la « naturalité » du plaisir de vivre survive au déniaisement généralisé, à la levée de l’énigme du plaisir orgasmique.
59Ce mouvement adolescent ne peut s’effectuer sans allers-retours, sans oscillations, sans moments de pause, de gel ascétique, sans moments de corps perdus, voire de sujets perdus, de subjectivité prise dans le « pot au noir ». Mais on aurait tort d’interpréter ces différents mouvements, ces différents moments, comme des signes de régression, ce qu’ils ne sont pas. On ne retourne jamais en arrière, sauf dans les histoires de science-fiction ou de métapsychologie-fiction, sauf si l’on croit aux voyages à rebrousse-temps ; ils font intégralement partie du processus, de la nécessité devant laquelle celui-ci se trouve de ne pouvoir s’effectuer que fragment par fragment, que détail par détail. Faire le deuil des croyances passées, le deuil de l’enfance innocente et naïve, de la croyance en une enfance innocente et naïve, faire un deuil subjectivement appropriable, suppose le choix – le choix « libre ». Et celui-ci suppose que l’évolution ne soit pas contrainte, que soit éprouvé que l’on peut conserver des moments et plaisirs antérieurs, que l’on puisse vérifier qu’on peut le conserver. Mais le deuil suppose aussi que soit éprouvé, à un moment donné, le fait que vouloir conserver les satisfactions antérieures coûte finalement trop cher et embarrasse plus qu’il ne rassure.
60Je ne peux terminer ce relevé des formes de la survivance sans évoquer rapidement le lien qui peut être établi avec le mythe de la horde primitive et du meurtre du père de la horde qui l’organise, lien que je n’ai fait qu’effleurer plus haut. Le meurtre du père de la horde est l’histoire d’un père « qui ne survit pas » et cette non-survivance produit cette forme de structure fétichique collective qu’est l’organisation de la société totémique (en tout cas en 1913 dans Totem et tabou), société anhistorique, prise dans le temps cyclique du retour différé du même, dans une forme de contrainte de répétition.
61Mais ce n’est pas le dernier mot de Freud sur le mythe. Dans l’annexe de « Psychologie des masses et analyse du Moi », il reprend la question pour trouver dans le mythe du Poète épique, le Dichter, une nouvelle issue qui permet de sortir des impasses du fétichisme collectivisé du Totem. S’ouvre alors une autre figure du mythe et de la survivance de l’objet qui est celle que j’ai proposé de nommer « paraître seul face au père » en raison de la forme qu’elle prend dans l’annexe de 1921. L’invention de cette nouvelle « issue » n’est peut-être pas sans lien avec la possibilité pour Freud de remettre en chantier son entreprise métapsychologique et même de refonder celle-ci sur de nouveaux fondements « au-delà du principe du plaisir ».
POUR CONCLURE
62Pour conclure, je voudrais souligner quelques résultats de mon parcours. Chaque échec d’une forme de la survivance de l’objet crée une zone de fragilité psychique, menace d’une confusion entre la représentation et l’acte, d’un collapsus topique, exacerbe les formes de la destructivité, dépotentialise celle-ci qui est alors menacée de produire des effets de destruction. Inversement, chaque réussite produit un effet de « creusement » de l’organisation topique et étaie le processus de différenciation entre réalité interne et réalité externe, entre les objets et mouvements du monde interne et ceux du monde externe, chaque réussite apaise la culpabilité et les menaces d’être « criminel par sentiment de culpabilité ». S’approfondit donc l’ « épreuve de réalité » fondée sur la survivance qui doit alors être considérée comme la troisième grande modalité d’épreuve de réalité, à côté de celle qui est fondée sur la motricité et l’éloignement, et de celle qui est fondée sur l’ « épreuve d’actualité » (Freud, 1915), toutes deux fondées sur des processus solipsistes. La différenciation topique ainsi creusée permet au sujet d’accomplir dans la réalité interne le meurtre de l’objet ou le meurtre de soi, d’assouvir ainsi sa haine, sans que celle-ci ne se traduise dans la réalité externe par autre chose qu’une capacité de différenciation et d’accès à la « psychologie individuelle » (Freud, 1921).
63Les processus relevant de la question de la survivance de l’objet sont à l’œuvre toutes les fois que le sujet a besoin de mettre à l’épreuve l’objet, le monde ou un aspect de ceux-ci. Mais ils sont aussi présents à plus bas bruit dans l’analyse de tous les processus internes du sujet en tant qu’ils héritent, peu ou prou, de l’histoire de la rencontre avec les objets significatifs de l’histoire. La psyché ne s’est pas construite « seule », elle s’est construite au sein de rencontres, d’échanges avec les objets qui sont aussi d’autres sujets et ont eu leur mode de réponse propre et pas seulement pris dans la « relation d’objet ». Elle s’est construite à partir de modèles issus des relations significatives. Quand on évoque la question de l’auto-engendrement, même en dehors de la question du délire, on évoque surtout la question de l’engendrement du sujet lui-même, et on pense moins au fait que les processus psychiques eux aussi ne sont pas « auto-engendrés » et produits du seul fait du sujet, même si ce sont « ses » processus, même s’ils sont « dans le sac » du Moi, même s’ils sont « intériorisés ». L’intériorité ne peut plus être considérée comme un gage de subjectivation effective, il y a des modes d’appropriation subjective fondés sur des positions subjectives aliénées, sans choix véritable, résultant plus de « solutions » post-traumatiques, élaborées dans l’urgence d’enjeux de survie psychique. C’est le sujet qui a dû survivre là où la survivance de l’objet a été en échec.
64Il me reste enfin à dire un petit mot de la vaste question de la survivance de l’objet dans la cure. Il résulte de ce qui précède que la question de la survivance va surtout se jouer dans la cure par le maintien d’une attitude suffisamment constante, c’est cela « survivre » à un premier niveau. Pas seulement comme on le dit trop facilement par le « maintien » du cadre, mais bien le maintien dans le cadre de l’attitude psychanalytique qui suppose une constance affective suffisante et un mode de « réponse » qui, quoi qu’il se passe, reste centré sur le dégagement du sens.
65Bien sûr, ce n’est pas en régime de croisière que la question se pose plus particulièrement, c’est effectivement dans les moments « critiques » dans ce que j’appelle les « situations limites » que la question va trouver toute sa pertinence. On insiste souvent sur le fait que la question de la survivance est au centre de l’analyse quand la destructivité se déchaîne et que les formes du transfert « négatif » sont au centre du processus, mais, et c’est en ceci que la conception que je propose de la survivance de l’objet va au-delà de ce qui est classiquement avancé, il s’agit aussi de « survivre » au transfert dit positif, au transfert amoureux passionnel, au transfert idéalisant, etc. Bref, survivre au transfert lui-même, sous toutes ses formes, et « survivre » au transfert, c’est pouvoir en dégager les racines historiques.
66être atteint, c’est accepter d’être affecté par le transfert, accepté d’être entamé par la pénétration agie du transfert dans nos états affectifs, dans notre pensée et... « survivre », c’est-à-dire rester analyste. Ce qui signifie faire, peut-être pas immédiatement, peut-être pas sans difficulté, quelque chose de créatif de ce qui se joue, c’est ce que veut dire pour moi « bienveillance » dans l’écoute. être à l’écoute de ce qu’il y a de créatif, y compris dans les manifestations du transfert dit (et donc bien mal dit) « négatif ». La « bienveillance » étant et restant une condition de possibilité de l’analyse. Survivre dès lors est subordonné à ce fond de bienveillance (et d’empathie, peut-être même de sympathie) sans lequel l’analyse ne peut avoir lieu.
Notes
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[1]
R. Roussillon (1991), Paradoxes et situations limites de la psychanalyse, Paris, PUF.
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[2]
Peut-être même dans tous les cas, le bébé finit par (se) prendre (pour) et tend à assimiler ce que l’environnement lui « reflète » de lui.
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[3]
Cf. R. Roussillon (2004), La dépendance primitive et l’homosexualité primaire « en double », RFP, t. LXVIII, no 2, 421-439.
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[4]
Cf. en particulier mon chapitre du Manuel de psychologie clinique et psychopathologie consacré à l’adolescence, mais aussi (2000), Les enjeux de la symbolisation à l’adolescence, Adolescence, numéro « spécial Congrès » de l’ISAP ; et (2004), Pulsion et intersubjectivité, Adolescence, no 50, 735-755, L’Esprit du temps, ou encore (2004), Adolescence et les situations limites de la psychanalyse, Bulletin du Groupe lyonnais de psychanalyse, Actes du Colloque des ARCS.