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Article de revue

Appréhender la pratique des psychanalystes selon leurs mérites respectifs

Pages 843 à 863

Notes

  • [1]
    Par exemple, Etchegoyen établit une relation biunivoque entre théorie et pratique quand il affirme : « Comme il existe une corrélation stricte entre la théorie psychanalytique, la technique et la recherche, il en existe une aussi en psychanalyse, de façon singulière, entre technique et éthique » (Etchegoyen, 1986, p. 27 ; c’est moi qui force l’expression).
  • [2]
    En effet, superviser ne signifie pas nécessairement voir le matériel d’autrui du point de vue des théories officielles et publiques préférées par le superviseur. Imre Szecsödy, psychanalyste hongrois-suédois, a développé une méthode de supervision analytique, à fort contenu empirique, selon laquelle il s’agit de créer dans le rapport avec le supervisant une situation d’apprentissage mutatif, où celui-ci apprend à reconnaître le système d’interaction établi avec son patient.
  • [3]
    La distinction entre raisons théoriques et pratiques est un ancien sujet philosophique que l’on peut trouver même chez Aristote. Ces raisons se distinguent par leur finalité ; la raison pratique est stimulée par l’objet de l’appétit. Les scolastiques continuèrent la tradition en faisant la différence entre raison spéculative et raison opérative, différence que reprend aussi Kant lorsqu’il souligne que les deux raisons, pratique et théorique, ne sont pas deux types de raisons différentes, mais qu’elles sont différentes dans leur application.
  • [4]
    L’ « usage implicite » vise un processus de décisions déterminées pour des raisons pratiques qui évaluent la valeur d’usage ou l’utilité des théories explicites dans une période précise. Dans ce cas, la question éclairante n’est pas : pourquoi, mais : à quoi ça sert ?
  • [5]
    Peter Fonagy a récemment exposé des idées semblables : « La théorie psychanalytique, comme n’importe quelle théorie, sert inconsciemment à l’organisation de l’action. Ainsi, la vérité d’une théorie n’est plus considérée comme étant uniquement liée à une réalité externe. La validité d’une théorie repose, plutôt, sur sa capacité à faciliter l’action. La connaissance n’est pas la vérification (awareness) de faits absolus mais la capacité d’atteindre un objectif dans un contexte très spécifique (Fonagy, 2006, p. 83).
  • [6]
    « Cette [...] reconstruction théorique n’a pas encore eu lieu dans la théorie publique de la psychanalyse. Il reste dans un emballage inexploré, un peu mystérieux, qu’on pourrait appeler la base de connaissance psychanalytique implicite » (Fonagy, 2006, p. 83 ; c’est l’auteur qui souligne).
  • [7]
    C’est ma profonde conviction que la recherche des théories implicites privées des psychanalystes cliniques ouvre une perspective majeure à la recherche psychanalytique.
« La théorie, c’est bon, mais ça n’empêche pas d’exister. »
Charcot.
« Psychoanalysis is what is practiced by psychoanalysts. »
Sandler.

INTRODUCTION

1L’état de la psychanalyse contemporaine est complexe. Jamais auparavant la controverse sur son statut épistémologique n’avait atteint l’intérieur même du mouvement psychanalytique. Le thème de ce Congrès est parlant. Non seulement l’unité théorique de la psychanalyse est mise en doute, mais l’est encore l’unité de sa pratique. Cela nous invite donc à réfléchir sur tout ce qui nous unit et tout ce qui nous sépare. Dans cette présentation, je tenterai de montrer que le travail proposé est plein d’obstacles difficiles à surmonter pour deux raisons : les conditions dans lesquelles se déroule la construction théorique en psychanalyse et les difficultés d’accéder de façon fiable à la pratique des psychanalystes, c’est-à-dire savoir vraiment ce que font les psychanalystes dans l’intimité de leur relation thérapeutique. Il s’agit certainement d’un sujet qui dépasse la psychanalyse et engage aussi la pratique clinique en Santé mentale. Lorsque j’étais un jeune psychiatre rêvant de devenir psychanalyste, je me sentais mal à l’aise devant la légèreté avec laquelle mes collègues généralisaient les connaissances acquises dans l’étude clinique d’un cas particulier. Mais il y avait autre chose qui m’inquiétait encore davantage : lorsque les cliniciens rendaient compte de leurs expériences avec leurs patients, je les suspectais d’une certaine tendance à fausser la réalité de leur pratique au point de la fondre dans des catégories établies, ou dans leurs théories préférées, ou dans la pensée de l’auteur à la mode. Ils finissaient ainsi par parler non pas de ce qui se passe vraiment dans la pratique clinique ou bien de ce qu’ils font en réalité (ou disent) en consultation, mais de ce qu’ils voudraient avoir fait (ou avoir dit), c’est-à-dire qu’ils présentaient une clinique idéalisée, ce qui rend évidemment très difficiles les échanges entre collègues (Jiménez, 2005, p. 608). Bien sûr, je ne crois pas qu’il s’agit en premier lieu d’un projet plus ou moins délibéré pour cacher du matériel clinique, le produit de l’appartenance à des écoles ou à des idéologies psychanalytiques, ou de la soumission au « Surmoi technicien », régulateur de l’échange public (Figuera, 1944), « politiquement correct » entre psychanalystes, mais plutôt de l’impact des théories implicites (Canestri et al., 2006), c’est-à-dire les effets des raisons inconscientes qui guident les actions pratiques avec les patients. C’est pour cela que je veux mettre l’accent sur la difficulté apparente, dans les débats psychanalytiques, de maintenir le contact avec le patient, sans détourner rapidement la discussion vers des niveaux variés de théories sur la pratique ou, même, vers des idées d’auteurs psychanalytiques qui eux aussi construisent des théories sur la pratique. Peut-être cela tient-il à la prédominance dans les cultures psychanalytiques à se fier aux définitions théoriques qui laissent une grande marge d’imprécision, et de méfiance face aux études empiriques (Tuckett, 2006).

2Tout cela devient problématique si l’on veut rester fidèle à la prémisse freudienne : si importants qu’eussent été les progrès de la psychanalyse, « celle-ci n’a jamais abandonné sa patrie d’origine et ses développements ultérieurs continueront à dépendre du traitement des malades » (1933, p. 151).

3Vous aurez remarqué que je pars du principe qu’il est possible en psychanalyse de séparer, du moins en partie, la pratique et la théorie, et que cela vaut la peine d’essayer d’appréhender la pratique des psychanalyses selon leurs mérites. Je sais bien que beaucoup de personnes questionnent cette prémisse. Ma réponse est pragmatique : avant de la refuser pour des motifs « théoriques », je vous invite, tout d’abord, à examiner la valeur heuristique d’une telle séparation.

4Très tôt dans ma carrière professionnelle, je me suis intéressé à l’épistémologie clinique (Jiménez, 2005) et surtout à la méthodologie, entendue comme l’étude des règles et des chemins conduisant aux « bonnes » inférences et, à partir de là, à l’enrichissement d’une connaissance clinique, capable de produire un consensus, d’être communicable et, surtout, réfutable, du moins dans la discussion collective et l’argumentation rationnelle. De plus, la réflexion épistémologique, que j’ai développée au cours de mes études philosophiques antécédentes, provoqua en moi un sentiment grandissant d’insatisfaction sur la méthode clinique en tant que seule source de connaissance en psychanalyse et me conduisit à m’intéresser aux différents aspects de la recherche systématique : recherche empirique en processus et résultats, recherche sur les premiers rapports mère-bébé, recherche conceptuelle. Ces dernières années, poussé en partie par le besoin d’échange académique avec mes collègues psychiatres, j’ai été émerveillé par les développements de la nouvelle biologie mentale (Jiménez, 2006), qui nous permet de reprendre le chemin d’intégration « neuro-psychanalytique » abandonné par Freud en 1895. En vingt-cinq années de recherche pour trouver des chemins d’articulation entre la connaissance psychanalytique et des disciplines analogues, j’ai acquis des connaissances dans des méthodes d’une sophistication variable applicables aux « traces » ou registres des processus psychanalytiques et, dernièrement, j’ai pris connaissance des combinaisons fascinantes entre registres de variables subjectives des procédés et images dynamiques du fonctionnement cérébral.

5La diversité théorique et pratique en psychanalyse est, de nos jours, un fait que peu de personnes contestent. Philip Seitz démontra dès 1966 que des psychanalystes experts sont incapables de donner un avis fiable et partageable sur des interprétations reposant sur des inférences d’états internes complexes. Ultérieurement, Pulver (1987 a, 1987 b) et Bernardi (1989) arrivèrent à des conclusions semblables. On peut, malgré tout, remettre en question la description de cette situation en termes de pluralisme, car ce qui semble exister est une simple pluralité ou, pire encore, une fragmentation théorique et pratique, à partir du moment où l’on manque d’une méthodologie pour comparer de façon systématique les différentes théories et approches techniques. Ricardo Bernardi (2005) s’interroge sur ce qui viendra après ledit pluralisme si l’on ne crée pas les conditions nécessaires pour que la diversité observée devienne un facteur de progrès et non de destruction de la psychanalyse. Les recherches de Bernardi (2002, 2003) sur comment nous, psychanalystes, nous argumentons dans nos controverses laissent une impression pessimiste sur notre capacité à trouver un terrain d’entente. Pour sa part, Tucket considère que cette situation est une opportunité pour le changement : « Le temps est arrivé, non seulement de réviser notre méthodologie afin d’induire nos vérités, mais aussi de développer de nouvelles approches capables de rendre possible l’ouverture à de nouvelles idées et en même temps d’évaluer leur utilité par des arguments raisonnés. L’alternative est la Tour de Babel » (Tuckett, 1994 a, p. 865).

6En effet, l’exubérante diversité de théories est un résultat inévitable de la pratique clinique.

7Dans son désir d’entretenir la vitalité de la situation analytique, l’analyste modifie nécessairement sa technique de façon plus ou moins idiosyncratique, parfois en s’écartant de la technique « standard », c’est-à-dire celle qu’il a internalisée comme l’ « analyse correcte ». De telles modifications techniques entretiennent davantage un rapport avec « une théorie intrinsèquement privée (sur) le matériel du patient qu’avec les théories officielles publiques auxquelles l’analyste peut souscrire consciemment » (Sandler, 1983, p. 38).

8Nous autres, psychanalystes, sommes experts dans les constructions de narrations, qui, dans leur essence, prétendent capter la singularité de la subjectivité des patients. Il est fort probable que les développements de la théorie psychanalytique au cours de l’histoire proviennent, précisément, du fait que quelques théories privées ont été « officialisées ». Mais le problème n’est pas là, il est dans le passage imperceptible, dans la confusion des niveaux d’abstraction. À ces fragments théoriques, produits d’inférences inductives qui s’appliquent à un patient particulier, on attribue une valeur universelle qu’ils n’ont pas, ce qui donne une théorie officielle « surspécifiée » (Fonagy, 2006). Cette généralisation inauthentique est en dernier ressort le motif de la « confusion des langues » dans la construction théorique en psychanalyse.

VERS UNE PHÉNOMÉNOLOGIE DE LA PRATIQUE EN PSYCHANALYSE

9La question que je me pose, en rapport avec la pratique psychanalytique, peut être formulée de la façon suivante : comment être certain que nous voyons la pratique clinique telle qu’elle est, que nous la connaissons dans sa propre réalité et que nous ne sommes pas en train de projeter sur elle nos propres théories ? Il est évident que les systèmes conceptuels sont absolument nécessaires pour la personne qui cherche à observer n’importe quelle réalité et à communiquer la vision d’une façon valable ; mais devant les processus intersubjectifs, où l’exigence de validité est aussi nécessaire que difficile, le risque d’apriorisme sur les schémas devient un problème. Longtemps, la complexité de la situation clinique a été sous-estimée et on a aussi supposé un rapport simple et direct entre théorie et pratique en psychanalyse [1]. L’indéniable existence des pratiques différentes nous oblige à développer une méthode capable de décrire ces différences de façon fiable.

10En étudiant les débats des années 1970 à Buenos Aires et à Montevideo, lorsque les idées kleiniennes entrèrent en contact avec la pensée lacanienne, Bernardi (2003) montra que la difficulté d’établir des controverses authentiques au service du développement de la discipline ne dépendait pas tant des caractéristiques propres aux théories (comme, par exemple, son incommensurabilité) que des stratégies défensives destinées à maintenir les prémisses de chaque théorie, à l’abri des arguments de la partie opposée. À propos de la situation décrite, du manque d’une véritable confrontation entre points de vue différents, celle-ci a empêché la formation d’un corpus théorico-pratique cohérent en psychanalyse. Ainsi se multiplient les difficultés quand il s’agit de partager la pratique clinique elle-même.

11Le premier obstacle réside, précisément, dans le fait que la pratique ne dispose pas d’un statut propre, indépendant de la théorie. Au lieu d’un débat soutenu par des arguments et des exemples cliniques, on assiste d’habitude à un débat totalement « théorique », qui ne tient pas compte des particularités de la pratique. Le deuxième obstacle est encore plus épineux. L’étude de la série « Psychoanalyst at work », publiée dans l’International Journal of Psychoanalysis, conduit Tuckett à affirmer que « la tradition de la discussion psychanalytique du matériel clinique d’un autre collègue est, pour ainsi dire, de le superviser » (Tuckett, 2007, p. 1047). La supervision du matériel présenté semble être le modèle des discussions habituelles dans les sociétés psychanalytiques et dans les congrès internationaux. À l’occasion, j’ai dû élaborer le compte rendu des différents groupes de discussion du matériel clinique présenté par Helmut Thomä au Congrès psychanalytique de la Nouvelle-Orléans.

12À l’avance, Thomä avait manifesté sa crainte de ne pas être compris et de ne pas être appréhendé selon ses propres termes et d’être par contre « supervisé » selon les théories préférées des participants (Thomä, Jiménez et Kächele, 2006, p. 193 s.) [2]. Dans un travail récent, Thomä et Kächele (2007) affirment que, « pour faire de la psychanalyse comparative une entreprise fructueuse, il est essentiel d’évaluer comment l’analyste traitant applique ses connaissances professionnelles dans des interactions spécifiques » (p. 651). Or un problème crucial se pose dans les présentations du matériel : le présentateur ne se soucie pas d’habitude d’expliciter les raisons du pourquoi il est intervenu d’une certaine façon et la personne qui prend la parole ne s’intéresse pas non plus à élucider les motifs du présentateur. On assiste alors à un dialogue de sourds, où se rencontrer sur un terrain de partage est impossible, et cela conduit à des malentendus et à une babélisation croissante.

13Dans ce qui suit, je vais tenter de me diriger vers la construction d’une phénoménologie de la pratique en psychanalyse. D’une façon sommaire, utiliser la méthode phénoménologique signifie de faire très attention et de bien réfléchir à la manière dont une réalité nous apparaît, en essayant de laisser de côté nos préjugés à son égard (Jiménez, 2003). Cela revient à regarder la situation analytique, comme Freud disait souvent, in statu nascendi, c’est-à-dire dans son état naissant.

14Une façon fructueuse d’aborder un phénomène consiste à tenter d’explorer la signification originelle des mots qui le définissent. Le mot « pratique », présent dans toutes les langues européennes, vient du grec praxis et ne signifie pas seulement « action, acte, activité, exercice, exécution, réalisation », mais aussi « façon d’agir, façon d’être, résultat, conséquence ». Ainsi, quelque chose de « pratique » est précisément quelque chose qui agit, actif, efficace (Mendizabal, 1959). Ce dernier sens est celui que choisit Owen Renik dans son livre Practical Psychoanalysis for Therapists and Patients (2006). Renik soutient que, dans une psychanalyse pratique, le patient est capable de réviser avec son analyste divers aspects sur la façon dont il ou elle construit la réalité, avec le résultat qu’il ou elle va mieux. J’aimerais bien que vous saisissiez cette définition qui va nous servir plus tard pour examiner la thèse du Junktim, c’est-à-dire l’union inséparable en psychanalyse entre les progrès de la connaissance et la guérison.

15Allons-y, avançons d’un pas et essayons de nous placer dans l’« ici-et-maintenant » de la situation de l’analyste avec son patient et mettons en parallèle cette situation et celle de la supervision. Pendant une supervision, on regarde les événements après qu’ils se sont produits, il est donc normal de se demander pourquoi ils se sont produits. On cherche alors une explication ; c’est le moment approprié pour les théories psychanalytiques quant aux raisons explicatives.

16Mais si on se place au moment où les actions sont en train de se produire, c’est-à-dire à la place de l’analyste au moment où il interagit avec son patient, il est certain que le travail n’est pas principalement d’explication mais de prédiction, c’est-à-dire prédire dans le futur comment réagira le patient ou la patiente si l’analyste intervient de telle ou telle façon. Le travail de prédiction demande des raisons pratiques mais non théoriques [3].

17Les raisons pratiques tentent de répondre, à partir d’une série d’alternatives – dont aucune parmi elles ne s’est encore réalisée – à la question : quelle est la meilleure parmi elles, c’est-à-dire : que doit-on faire ? Il ne s’agit alors pas de thèmes théoriques et de leur explication, mais des choix de valeur, c’est-à-dire ce qu’il est souhaitable de faire.

18Pendant la séance, il y a dans l’esprit de l’analyste un mouvement permanent entre des raisons théoriques qui, à la façon de mini-théories partielles, lui ont permis de comprendre et d’expliquer l’interaction du moment en termes de connaissances acquises au cours du processus, et des raisons pratiques orientant la prise de décision par rapport à quoi dire, quand et comment intervenir. Si l’on a à notre disposition le matériel d’une séquence de séances, il est fort probable qu’on trouvera la confirmation ou la réfutation des prédictions risquées par l’analyste lors d’une séance. Cependant, cela ne correspond pas à la réalité du moment en question, car il ne s’agit pas de trouver des explications ex post facto, mais d’oser des hypothèses prédictives sur quelque chose qui n’est pas encore survenu. Dans le raisonnement pratique, l’agent cherche à évaluer et peser ses propres raisons d’agir, à pondérer ce qu’il dit en faveur ou contre le cours alternatif d’actions qui se dégagent devant lui. Ainsi la décision d’intervenir prend toute la singularité de la rencontre avec l’autre dans un ici-et-maintenant. C’est un moment idéographique, créatif et ineffable, où l’analyste assume un risque qui, pour des raisons de principe, ne pourra jamais être totalement saisi par la théorie explicative, car cela représente, pour le dire ainsi, un moment « vide » de théorie.

19Malgré tout, si l’on dépasse les apparences, ce moment supposé « vide » de théorie n’en est pas un, car l’analyste fait usage de connaissances théorico-pratiques, en principe non conscientes, dont il se sert sans se rendre compte. Il y a vingt-cinq ans, Joseph Sandler a fait remarquer :

« Avec le développement croissant de l’expérience clinique, et moyennant le fait du devenir plus compétent, l’analyste construit de façon préconsciente (du point de vue de l’inconscient descriptif) toute une variété de segments théoriques qui sont en relation directe avec son travail clinique.
« Ce sont des produits de la pensée inconsciente, principalement des théories partielles, modèles ou schémas, qui ont le mérite d’être disponibles, disons en réserve, pour pouvoir être évoqués à l’occasion. Le problème n’est pas qu’ils peuvent se contredire entre eux. Ils cohabitent très bien tant qu’ils sont inconscients » (Sandler, 1983, p. 38, c’est moi qui souligne).

20Si tout cela est ainsi, nous autres analystes, de même que les névrotiques, ne sommes pas maîtres dans notre maison. Nous travaillons avec nos patients sans savoir avec certitude comment nous procédons. Une partie importante du travail analytique, sinon la plus importante, se déploie dans l’implicite. Victoria Hamilton nous rappelle que « même les penseurs les plus conséquents pratiquent de façon inconséquente et leurs manières sont très personnelles et idiosyncrasiques » (Hamilton, 1996, p. 317). Cela a des conséquences importantes sur les discussions cliniques, car la personne qui parle a l’habitude de le faire à partir de ses propres théories explicatives explicites, c’est-à-dire officielles et publiques, alors que la personne qui présente le matériel n’arrive probablement pas à percevoir nettement, ni, bien entendu, à communiquer, les motifs pratiques, implicites, qui l’ont conduite à intervenir de telle ou telle manière. Cette situation, bien sûr, ne peut qu’empêcher le dialogue clinique constructif.

21Il est probable que ce soit là une des raisons pour lesquelles la tradition de superviser pendant les discussions cliniques passe à côté de l’essence du travail de l’analyste avec son patient. La singularité de la relation thérapeutique est construite à partir de l’ensemble de prédictions et validations (ou réfutations) qui constituent le dialogue entre analyste et patient. À ce sujet, il est bénéfique de penser le travail comme un travail artisanal. Un artisan utilise d’habitude des quantités limitées de matériel et d’instruments théorico-pratiques pour réaliser ses travaux. De façon analogue, l’analyste se sert d’une information hétérogène, réunie au cours de sa formation et son expérience qui doit s’adapter de façon créative à chaque cas concret. Dans notre artisanat psychanalytique, nous utilisons comme règle des matériaux (modèles de travail, théories partielles, schémas) préexistants. La combinaison de l’attention également flottante et de la libre association facilite l’évocation ininterrompue et spontanée de ces modèles dans l’interaction dyadique. Le travail est guidé par les théories ou métamodèles de l’analyste sur « la meilleure façon de psychanalyser ». En somme, je décris la nature constructiviste du travail clinique d’après lequel l’analyste part des matériaux divers d’origine et de nature (Jiménez, 2008). Pour Canestri, « on ne doit pas sous-estimer le nombre d’éléments de tout genre et origine contribuant à la construction de ces théories ou modèles partiels. Parmi ces éléments, se trouvent les contenus spécifiques de l’inconscient et préconscient de l’analyste, son Weltanschauung, la psychologie du sens commun, sa connexion avec le groupe ou école psychanalytique, la qualité de cette connexion et les rapports qu’il entretient avec les “autorités” psychanalytiques, ses croyances scientifiques et préscientifiques, son élaboration et réélaboration personnelles des concepts disciplinaires, son contre-transfert, etc. [...] Si l’on tient compte de la spécificité de la pratique clinique, on peut constater que les concepts en psychanalyse ne sont jamais faits pour toujours, mais qu’ils sont au contraire en constante transformation et réélaboration ».

22Malgré tout, je pense que, dans ce processus de « transformation et réélaboration incessant » des concepts, on a sous-estimé le rôle du patient. Cela touche le sujet d’une heuristique intersubjective car il s’agit du rôle qu’on attribue à l’interaction entre deux esprits travaillant ensemble. Je suggère donc que dans l’esprit de l’analyste opère un processus continu de prise de décisions et que, sous-jacent à « l’usage implicite des théories explicites », il y a l’influence incessante de l’action et de la réaction du patient. Au cours de cette interaction se produisent les processus de validation, ou réfutation, des interventions de l’analyste.

23J’ai déjà dit que le travail analytique est guidé par des théories ou métamodèles de l’analyste qui tiennent « de la meilleure façon de psychanalyser ». On doit donc réviser de près ce qu’on entend par « la meilleure façon de psychanalyser », et cela nous amène aux diverses façons de concevoir la théorie psychanalytique.

LA THéORIE NUCLéAIRE DU CHANGEMENT THéRAPEUTIQUE DANS LA PRATIQUE CLINIQUE

24Comme Thomä et Kächele (1987) l’ont bien souligné, le noyau de la conception causale de la théorie du changement thérapeutique en psychanalyse fut formulé par Freud dans la postface de « La question de l’analyse profane » (Freud, 1927) [4] :

« Il y a eu en psychanalyse, dès le début, une conjonction (Junktim) entre guérir et chercher, la connaissance amenait le succès, on ne pouvait pas traiter sans apprendre quelque chose de nouveau, on n’acquérait aucun éclaircissement sans faire l’expérience de son action bienfaisante. Notre procédé analytique est le seul dans lequel cette précieuse rencontre se trouve garantie. C’est seulement quand nous faisons du ministère des âmes analytiques que nous approfondissons notre intelligence – tout juste naissante – de la vie d’âme de l’homme. Cette perspective de gain scientifique était le trait le plus noble, le plus réjouissant du travail analytique... » (Freud, 1927 a, p. 85).

25Ursula Dreher (2000) souligne que, même si à l’époque de Freud cette conjonction entre guérison et recherche n’était probablement pas une difficulté, notre compréhension actuelle demande une élaboration. Mais, laissant de côté la controverse sur la signification du mot « recherche », il est possible de décrire des différences importantes dans la pratique analytique sur la façon dont les psychanalystes ont conçu la conjonction entre obtention de connaissance et guérison. Ce sujet est associé aux buts ou objectifs de la thérapie psychanalytique.

26L’histoire de la psychanalyse montre qu’il n’y a jamais eu un grand consensus sur les buts ou les objectifs du traitement analytique (Sandler et Dreher, 1966). Depuis l’époque de Freud, les avis divergent et vont de la conception de la psychanalyse comme quête de vérité au sujet du patient (Segal, 2006) jusqu’à la vision d’un objectif de rémission ou de diminution de symptômes par un engagement plus effectif et adapté (Brenner, 1982). Il semblerait exister dans la pratique une polarisation entre deux extrêmes non souhaités : d’un côté, ce qu’on appelle furor curandi et, de l’autre, des traitements qui se déroulent sans objectifs clairement établis. Par rapport à cela, Gunderson et Gabbard déclarent : « Dans notre expérience comme superviseurs des thérapeutes et analystes, nous avons observé que des traitements errant indéfiniment ne sont pas rares. Ils se justifient, parfois, en établissant une distinction entre les buts analytiques et thérapeutiques » (Gunderson et Gabbard, p. 694). Renik semble être du même avis en affirmant : « La plupart des psychanalyses offrent... un long voyage d’autodécouverte pendant lequel on considère contre-productif trop de préoccupation et de soulagement symptomatique » (Renik, 2006, p. 1).

27Marilia Aisenstein signale que cette question, bien connue dans les cercles de psychanalystes français : « La guérison arrive-t-elle comme un sous-produit du traitement psychanalytique ? », a souvent été attribuée à Jacques Lacan. Lacan a transformé cette idée, originellement de Freud, en « pratiquement un impératif : le psychanalyste ne doit pas s’intéresser à la thérapie ; cette prise de position a largement influencé la psychanalyse en France » (Aisenstein, 2003, p. 263).

28Même si Aisenstein insiste sur l’erreur de séparer le but thérapeutique du processus psychanalytique, elle réaffirme que la recherche de la vérité est à la base de l’amélioration en psychanalyse. À propos de l’idée qu’il faut chercher la vérité dans l’inconscient et que la guérison viendra par surcroît, il s’agit là d’une idée très répandue en psychanalyse qui n’appartient pas uniquement au patrimoine de la tradition psychanalytique française.

29Il y a, sans doute, un large accord entre des psychanalystes d’orientations les plus diverses sur cette idée : « Le long d’une thérapie, notamment d’une thérapie réussie, il survient une sensation particulière d’être en train de trouver et formuler progressivement une vérité sur le patient » (Strenger, 1991, p. 1 ; c’est moi qui souligne). Hanna Segal l’a formulé ainsi : « Le genre de vérité concernant la psychanalyse est une vérité par rapport à la réalité psychique, par rapport au fonctionnement mental et ses racines inconscientes » (Segal, 2006, p. 284). Les divergences surgissent au moment de détailler ce que l’on entend par « trouver et formuler la vérité sur le patient » : les différences sont alors très significatives.

30Même si l’on est d’accord sur le fait qu’il s’agit de chercher la vérité du patient, les questions suivantes surgissent naturellement : qui doit déterminer la vérité du patient ? Comment évaluer la vérité du patient à un moment donné ? C’est ici que se rencontrent la plupart des avis divergents et les conséquences les plus importantes pour la pratique. On peut distinguer principalement deux conceptions différentes par rapport à ces questions : d’un côté, une conception monadique, qui considère l’analyste comme un expert « connaissant mieux » le fonctionnement mental du patient et ses racines inconscientes, et, de l’autre, une conception dyadique, disant que la vérité est co-construite dans l’interaction interpersonnelle et intersubjective entre patient et analyste.

31Une phénoménologie de la pratique en psychanalyse ne plaide pas pour la conception monadique. Je dirais même que, dans cette conception, les critères pour évaluer le « fonctionnement mental et ses racines inconscientes » ont tendance à émerger davantage des théories élaborées dans l’esprit de l’analyste que dans celui du patient. La conception dyadique prédispose l’analyste à écouter plus attentivement ce que le patient cherche dans le traitement, et dans la plupart des cas cela signifie se sentir mieux, même si beaucoup de patients essaient d’y parvenir par un approfondissement de la connaissance de soi. Le soulagement symptomatique devient ainsi un guide dans la recherche de la vérité du patient. Pour Renik, « bien des décisions prises par l’analyste », comme de rechercher comment intervenir, doivent être déterminées par « le bénéfice thérapeutique éventuel qu’en retirerait le patient » (Renik, 2006, p. 26). Pour Thomä et Kächele (2007, p. 662), « le Junktim est seulement satisfait si l’effet bénéfique est prouvé ». Ces auteurs pensent que les rapports du traitement, c’est-à-dire les présentations du matériel clinique, doivent s’appuyer sur la démonstration des changements du patient.

32Si, pendant longtemps, l’idée que l’objet de la psychanalyse est la recherche de la vérité de l’inconscient l’a emporté, dans les dernières décennies « on constate un recentrage de [son] objet d’étude vers la figure intersubjective particulière constituée par la relation analyste-patient » (Canestri, 1994, p. 1079). Dans ce dernier sens, il n’est pas possible de continuer à séparer l’exploration de l’inconscient de la considération que le patient et l’analyste tentent de trouver dans une telle recherche et qui dépasse la contemplation de cette vérité si hypothétique de l’inconscient. On peut dire, en paraphrasant Sandler et Dreher (1996), qu’il n’est pas possible de continuer à ignorer « what analysts and patients want ». La recherche de la vérité du patient ne se fait pas dans le vide, mais au sein d’une relation entre deux personnes, ce qui nous conduit à l’approfondissement de la question de la validation dans le contexte clinique. « Validation dans le contexte clinique » veut dire un processus permanent et inéluctable, dans la séance avec le patient. Comme le dit Tuckett (1994 b, p. 1162) : « C’est une partie essentielle de la technique analytique acceptée de chercher à corriger notre compréhension et notre interprétation selon une surveillance constante et subjective de la “vérité” de ce que nous pensons être en train de se passer. »

33Du point de vue de la validation du travail psychanalytique pendant la séance, les critères classiques de vérité, cohérence, correspondance et utilité de la connaissance peuvent être considérés comme des abstractions d’un processus unique et étendu de validation, incluant observation, conversation et interaction (Kvale, 1995). Pour pouvoir être applicable à la réalité psychanalytique, nous devons remplacer l’idée classique de la connaissance comme reflet de la réalité par une conception où la connaissance est une co-construction sociale et linguistique de la réalité intersubjective entre patient et analyste. Dans la situation analytique, analyste et patient interprètent et négocient en permanence la signification de la relation, qui devient une matière de communication entre eux deux. La conversation sera le dernier contexte dans lequel on doit comprendre la connaissance (Rorty, 2000). La vérité s’est construite à travers le dialogue, la connaissance pertinente surgit comme le résultat des interprétations et possibilités d’actions alternatives et conflictuelles ; elles sont discutées, négociées selon les règles de la méthode psychanalytique [5].

34Dans le contexte clinique, ce qui nous intéresse est la relation entre significations et actes, entre interprétation et action. Si nous laissons de côté la dichotomie entre faits et valeurs, il faut alors ajouter au thème de la vérité celui de l’esthétique et celui de l’éthique. Comme il s’agit d’une construction sociale, la beauté et la valeur de la connaissance construite occupent une place centrale. On passe alors d’un modèle psychanalytique axé sur l’archéologie dont l’objet est la découverte d’une vérité cachée à un modèle architectonique où l’important est la construction d’une nouvelle maison. L’accent est alors mis sur l’épreuve pragmatique par l’action. Le thème de la valeur de la connaissance ne se trouve plus dans un cadre séparé de la connaissance scientifique, mais elle est intrinsèquement unie à la création et à son application.

35Dans la séance analytique, la validation devient un processus de vérification permanent des hypothèses et des conjectures, de leurs questionnements et de leurs comparaisons avec les théories et modèles que l’analyste a à portée de main à un moment précis. Dans ce processus, la cohérence du discours même devient un critère de validation. Mais valider est aussi vérifier la connaissance avec le patient. Par le dialogue, analyste et patient parviennent à des consensus ou bien ajustent leurs différences sur ce qu’ils observent et sur ce qu’ils vont considérer comme une « donnée clinique » et sa signification.

36Malgré tout, la connaissance par consensus des observations et leurs significations n’épuise pas la validation dans le contexte clinique. La validation pragmatique des interprétations dépasse la validation communicative. L’intérêt – qui guide les raisons pratiques pour aider les patients à atteindre le changement souhaité – est essentiel au travail thérapeutique. Pour Freud, une des différences de la psychanalyse, consiste précisément dans le fait que la recherche et la cure vont de pair. Si la validation communicative inclut un aspect esthétique, la validation pragmatique implique la dimension éthique. Pour Freud, la validation communicative n’était pas suffisante : pour lui, le « oui » ou le « non » du patient à l’intervention du thérapeute ne fut jamais une confirmation ou une invalidation suffisante. Il conseillait des modes plus indirects de validation, grâce à l’observation des changements dans la conduite du patient consécutifs à l’interprétation, tels que les changements dans les associations, dans les rêves, l’irruption de souvenirs ou l’altération des symptômes. Pour Ricœur, « la réussite thérapeutique [...] constitue [...] un critère autonome de validation » (1977, p. 868). La vérité narrative est construite dans la rencontre thérapeutique, porte en elle la conviction d’une « bonne histoire » et doit être jugée sur sa valeur esthétique comme sur l’effet curatif de sa force rhétorique (Spence, 1982).

37En somme, l’examen des processus de validation dans la situation clinique nous amène à la conclusion suivante : l’effort de la compréhension du matériel clinique, propre et d’autrui, devrait tout d’abord consister dans la découverte des raisons pratiques sous-jacentes aux interventions de l’analyste et de sa relation avec les changements observés chez le patient.

AU-DELÀ DE L’UNION INSÉPARABLE : ÉTUDIER LA PRATIQUE SELON SES PROPRES MÉRITES

38Après l’ébauche d’une phénoménologie de la pratique en psychanalyse, nous avons dû parcourir la théorie du changement thérapeutique. Dans ce qui va suivre, je vais esquisser un pas de plus, en mettant en question le noyau central de la théorie psychanalytique du changement. J’avance cette affirmation chère à l’idée du Junktim, à savoir que, dans le traitement psychanalytique, « la connaissance apporte le succès, et que l’on ne peut pas traiter sans apprendre quelque chose de nouveau, qu’aucun éclaircissement ne peut s’acquérir sans faire l’expérience de son action bienfaisante », cela ne peut pas continuer à être accepté comme une vérité universelle. Je suis conscient de l’enjeu de cette affirmation, mais je suis certain que l’idée du Junktim ne rend justice ni à la réalité de la pratique des psychanalystes ni à la connaissance que nous avons à présent des mécanismes du changement thérapeutique. Pour oser défier une thèse aussi fondamentale de la pensée de Freud, mes références sont les propres propos de Freud, lorsqu’il écrit, en parlant admirativement de Charcot : « Il ne se fatigua jamais non plus de défendre contre les empiétements de la médecine théorique les droits du pur travail clinique qui consiste à voir et ordonner » (Freud, 1893 f, p. 63). Dans la notice nécrologique sur Charcot, Freud rappelle qu’un de ses élèves lui avait affirmé une fois qu’un certain fait clinique ne pouvait pas exister, car il contredisait la théorie. La réponse de Charcot est tombée sans attendre : « Tant pis pour la théorie. Les faits cliniques sont primordiaux. » Et il finit par cette phrase qui impressionna profondément le jeune Freud : « La théorie c’est bon, mais ça n’empêche pas d’exister » (p. 13).

39À ma connaissance, la première personne à restreindre explicitement l’étendue de l’idée d’union inséparable entre obtention de connaissance et guérison fut un psychanalyste latino-américain. José Bleger, dans son travail posthume de 1971, « Critères de guérison et objectifs de la psychanalyse », observa qu’il n’est pas rare que « le patient bénéficie d’un traitement psychanalytique sans avoir guéri des choses qu’il souhaitait. [...] Dans d’autres cas, affirme-t-il, on considère profitable et une bonne fin de traitement (lorsque autre chose n’est pas possible) quand le patient reconnaît et accepte ses symptômes, ses erreurs, ses limitations et ses difficultés. C’est-à-dire : on atteint [...] des objectifs ou des effets maïeutiques (ou d’autoconnaissance) et non curatifs » (Bleger, 1979, p. 79).

40Naturellement, nous autres, cliniciens, connaissons aussi le cas contraire – à savoir, des patients où l’importance de l’autoconnaissance acquise dans le processus ne rend pas justice à la portée des changements symptomatiques et structuraux obtenus. Le groupe d’études du processus de changement de Boston (PCSG, 1998, Stern) donne une explication de ce fait clinique. Ce groupe a proposé un modèle de changement en thérapie psychanalytique selon lequel l’effet thérapeutique du lien analyste-patient est présent dans les processus intersubjectifs et interactifs qui donnent lieu à ce qu’on appelle connaissance relationnelle implicite. Il s’agit d’un champ non symbolique, différent de la connaissance déclarative, explicite, consciente ou préconsciente, représentée symboliquement par un mode verbal ou imaginaire. Historiquement, la théorie du changement thérapeutique a été axée sur l’interprétation de la dynamique intrapsychique représentée à un niveau symbolique, plutôt que dans les règles implicites qui gèrent leurs transactions avec les autres. Ces règles ne sont pas conscientes, elles sont inscrites dans la mémoire procédurale à long terme. Les différents moments d’interaction entre le patient et le thérapeute se formalisent dans un processus séquentiel dirigé par un échange verbal capable d’inclure des interventions variées. Le locus mutatif dans la thérapie se produit pourtant, lorsque le mouvement de négociation intersubjectif conduit à des moments de rencontre, dans lesquels on partage la compréhension de la relation implicite réciproque ; par la suite, une recontextualisation de la connaissance relationnelle implicite du patient se produit. Dans ces moments, il se produit entre le patient et l’analyste une reconnaissance réciproque de ce qui est présent dans l’esprit de l’autre par rapport à la nature actuelle et à l’état de la relation réciproque.

41À ce propos, le modèle proposé par le PCSG doit être encore validé ; à mon avis, la signification clinique et empirique de ce qui est appelé un « moment de rencontre » n’est pas claire. Malgré tout, il est certain que les idées du groupe de Boston dépassent la théorie psychanalytique nucléaire du changement en psychanalyse et soulignent le rôle que joue la qualité du lien intersubjectif, c’est-à-dire l’alliance dénommée thérapeutique, comme facteur curatif indépendant en thérapie. Il est vrai que la valeur de l’expérience du patient de l’analyste comme donnée pronostique et facteur curatif était déjà reconnue du temps de Ferenczi. Elle n’a pas eu pourtant, dans la théorie psychanalytique, un rôle comparable à celui de l’interprétation et de l’insight, et elle continue d’être un sujet très discuté dans la psychanalyse contemporaine. Cette citation d’un travail récent de Hanna Segal en est la preuve :

« Le Middle Group [...] a établi un nouveau modèle de l’esprit, dérivé de Ferenczi et développé par Balint, Winnicott, et ultérieurement par Kohut aux États-Unis. La différence fondamentale entre ce modèle et ceux de Freud, Klein et leurs disciples ne réside pas tant dans la prise en considération d’une nouvelle évidence clinique, que dans le mode d’utilisation de l’évidence clinique. Une nouvelle préoccupation fait surface au sujet des différentes notions de cure et de changement qui ne reposent pas sur le fait d’atteindre la vérité en considérant les influences personnelles de l’analyste [...] comme partie intégrante du processus analytique. À ce sujet, les changements sur la technique sont d’une telle nature qu’ils deviennent essentiellement non analytiques. Ils vont à l’encontre de l’effort analytique d’obtention du changement par la recherche de la vérité » (Segal, 2006, p. 289).

42Or, s’il est vrai que la qualité du lien comme facteur de changement thérapeutique ne fait pas partie du noyau de la théorie de la cure, sur ce point il faudrait répondre, avec Charcot : « Tant pis pour la théorie », car les trouvailles de plus de cinquante ans de recherche empirique en processus et résultats en psychothérapie soutiennent l’idée que la qualité de la relation thérapeutique est le facteur le plus puissant de changement dans n’importe quelle forme de thérapie, même en psychanalyse. Les interventions spécifiques – dans ce cas, l’interprétation et l’obtention d’insight – expliquent une partie infime de la variante des résultats du traitement (Wampold, 2001 ; Jiménez, 2007). D’un point de vue clinique, cela signifie que les techniques et interventions ne sont pas efficaces en soi ou pour elles-mêmes. Le poids de l’évidence soutient l’idée que la thérapie est une relation professionnelle dont la qualité de la relation personnelle entre patient et analyste est un facteur clé de l’accroissement (ou de la limitation) de l’impact des procédés thérapeutiques (Orlinsky et Ronnestad, 2005). À ce propos, cela signifie aussi que l’éventail des techniques mises en application par les analystes à succès déborde largement la prescription faite par la théorie de la technique officielle.

43À ce propos, Carlo Strenger est catégorique : « La conséquence de ces faits par rapport à l’union entre vérité reconstructive et effet thérapeutique semble être la suivante : la relation entre ces deux propriétés de l’interprétation n’est certainement pas aussi catégorique que le croyait Freud. La vérité reconstructive n’est guère une condition nécessaire ou suffisante pour l’efficacité thérapeutique (Strenger, 1991, p. 140 ; c’est moi qui souligne).

44La spécificité de la psychanalyse dans la pratique réelle des psychanalystes a aussi été mise en question par la recherche psychothérapeutique comparée. Ablon et Jones (1998) ont démontré que les traitements psychanalytiques incluent des ensembles divers d’interventions, dont les thérapeutes, en plus de mettre en application des stratégies considérées de nature psychodynamique, mettent aussi en pratique des interventions techniques que l’on associe habituellement à une approche cognitive et comportementaliste. En d’autres termes, il y aurait une superposition significative dans la façon dont les thérapeutes de différentes orientations mènent leurs traitements, suivant des modèles théoriques supposés correspondre à des stratégies d’interventions différentes. Leurs recherches s’accordent avec d’autres (Goldfried et al., 1988 ; Jones et Pulos, 1993) qui ont trouvé une très large superposition entre thérapies psychanalytiques, interpersonnelles et cognitivo-comportementalistes. À ce propos, on note aussi des différences entre les approches de la thérapie cognitivo-comportementaliste qui promeut la maîtrise des affects négatifs, en se servant de l’intellect et de la rationalité alliés à une stimulation vigoureuse, soutenue et renforcée par les thérapeutes, et les thérapies psychanalytiques, où l’accent est mis sur l’évocation des affects : faire émerger à la conscience des sentiments inquiétants et intégrer les difficultés actuelles dans l’expérience de vie préalable, en utilisant la relation thérapeute/patient comme agent de changement. Bien que ces recherches aient été faites dans des thérapies brèves, tant qu’il n’y aura pas de données affirmant le contraire dans les thérapies psychanalytiques de longue durée et à haute fréquence, on peut supposer que dans ces dernières la superposition décrite est aussi présente.

45Nous sommes alors face à un nouveau domaine qui exige de nous plus de recherches. Il n’est pas certain, par exemple, que les idées de Sandler sur les théories implicites avec lesquelles travaille le psychanalyste, ce que Fonagy a appelé base de connaissance psychanalytique implicite [6], soient équivalentes à la connaissance relationnelle implicite du Groupe de Boston. Il reste à aborder un sujet encore dans l’ombre, qui vise la relation entre la connaissance explicite, déclarative et symbolique, et la connaissance implicite, procédurale et non symbolique. Cette dernière est mise en acte dans l’interaction non verbale et une grande partie de celle-ci n’atteint jamais le niveau explicite (Jiménez, 2006).

46En tout cas, et face aux nouvelles découvertes de la recherche systématique dans des disciplines proches de la vie psychique, comme dans les processus et les résultats en psychothérapie, qui valident un éventail d’interventions techniques, même si celles-ci n’appartiennent pas à la théorie psychanalytique officielle du changement, il semblerait que ces techniques soient mises en application en privé, par de nombreux analystes, dans leur travail quotidien. Gabbard et Westen (2003, p. 826) ont suggéré que nous devrions « différer le problème de savoir si ces techniques sont analytiques et nous concentrer plutôt sur le fait de savoir si elles sont thérapeutiques. Si la réponse au problème est affirmative, disent-ils, la question suivante est de savoir comment les intégrer (officiellement) dans la pratique psychanalytique et psychothérapeutique, de telle sorte qu’elles puissent aider au mieux le patient ». Pour ces auteurs, une théorie moderne de l’action thérapeutique doit décrire ce qui change (les objectifs du traitement) ainsi que les stratégies, qui sont probablement utiles pour promouvoir de tels changements (techniques). Nous sommes arrivés au point, ajoutent-ils, où les théories d’un mécanisme d’action thérapeutique unique – peu importe leur complexité –, ont prouvé leur peu d’efficacité dans ce sens à cause de leur variété de buts dans l’idée de changement et de leur variété de méthodes efficaces pour parvenir au changement visé par ces buts.

47En somme, l’argumentation que j’ai proposée le long de cette présentation me conduit à affirmer que le moment de libérer la pratique de la théorie est arrivé, pour pouvoir ainsi les étudier dans leurs mérites respectifs. « Si la théorie est dissociée de la pratique, la théorie pourrait alors progresser sur des bases totalement pragmatiques, sur la base de ce qui marche, fonctionne. La théorie psychanalytique de la fonction mentale pourrait donc suivre la pratique, en intégrant ce qui a été récemment découvert par des méthodes innovantes dans le travail clinique » (Fonagy, 2006, p. 70). Cela est une approche méthodologique et non épistémologique car une séparation totale entre théorie et pratique est impossible. L’idée est d’apporter de la légitimité aux mini-théories implicites, c’est-à-dire la possibilité d’émerger et de s’exprimer pour pouvoir être étudiées d’après leurs mérites respectifs.

48Ce programme de recherche est un approfondissement de celui formulé par Sandler dans son travail de 1983 [7], car il intègre différents modes de recherche moderne en disciplines de l’esprit (Jiménez, 2006). Il s’agit de la construction d’un nouveau paradigme, axé sur des principes de pluralisme méthodologiques, ce qui le rend, j’en suis convaincu, capable de sortir la psychanalyse de son isolement séculaire (Luyten, Blatt et Corveleyn, 2006). Quand je parle de recherche systématique, je fais autant allusion à la recherche empirique en processus et résultats qu’à la très nouvelle méthodologie qualitative introduite par le mouvement de rénovation scientifique des Working Party (Canestri, 2006 ; Tuckett et al., 2008).

49Je finis cette présentation sur un message d’espoir : l’initiative scientifique prise par la Fédération européenne de psychanalyse (Tuckett, 2002, 2003), qui a rendu possible l’émergence du mouvement des Working Party, nous offre une méthodologie pour questionner collectivement un aspect important dans la pratique de la psychanalyse, le champ de l’implicite. Il est tout à fait significatif, dans l’argumentation développée au cours de ce travail, de vérifier que la méthodologie utilisée pour débattre du matériel clinique des Working Party naît bien du respect de cette règle fondamentale : la psychanalyse est ce que pratiquent les psychanalystes (Sandler, 1982, p. 44), et cela signifie que « n’importe quel présentateur est accepté par le groupe comme psychanalyste, peu importe ce qu’il montre » (Tuckett, 2007, p. 1051). Ma propre expérience comme présentateur du matériel clinique lors de la Conférence de la Fédération européenne en mars 2007 cautionne ma conviction : nous sommes devant un nouveau commencement. Je crois, fermement, que cette façon inédite d’approcher la pratique des psychanalystes apportera un changement culturel tout à fait revitalisant pour la psychanalyse.

50(Traduit de l’espagnol par Mario Gioia.)

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : Groupe de travail, Pratique psychanalytique, Théorie psychanalytique, Vérité, Phénoménologie psychanalytique, Théorie du changement, Validation clinique, Pluralisme

Date de mise en ligne : 16/06/2009.

https://doi.org/10.3917/rfp.733.0843

Notes

  • [1]
    Par exemple, Etchegoyen établit une relation biunivoque entre théorie et pratique quand il affirme : « Comme il existe une corrélation stricte entre la théorie psychanalytique, la technique et la recherche, il en existe une aussi en psychanalyse, de façon singulière, entre technique et éthique » (Etchegoyen, 1986, p. 27 ; c’est moi qui force l’expression).
  • [2]
    En effet, superviser ne signifie pas nécessairement voir le matériel d’autrui du point de vue des théories officielles et publiques préférées par le superviseur. Imre Szecsödy, psychanalyste hongrois-suédois, a développé une méthode de supervision analytique, à fort contenu empirique, selon laquelle il s’agit de créer dans le rapport avec le supervisant une situation d’apprentissage mutatif, où celui-ci apprend à reconnaître le système d’interaction établi avec son patient.
  • [3]
    La distinction entre raisons théoriques et pratiques est un ancien sujet philosophique que l’on peut trouver même chez Aristote. Ces raisons se distinguent par leur finalité ; la raison pratique est stimulée par l’objet de l’appétit. Les scolastiques continuèrent la tradition en faisant la différence entre raison spéculative et raison opérative, différence que reprend aussi Kant lorsqu’il souligne que les deux raisons, pratique et théorique, ne sont pas deux types de raisons différentes, mais qu’elles sont différentes dans leur application.
  • [4]
    L’ « usage implicite » vise un processus de décisions déterminées pour des raisons pratiques qui évaluent la valeur d’usage ou l’utilité des théories explicites dans une période précise. Dans ce cas, la question éclairante n’est pas : pourquoi, mais : à quoi ça sert ?
  • [5]
    Peter Fonagy a récemment exposé des idées semblables : « La théorie psychanalytique, comme n’importe quelle théorie, sert inconsciemment à l’organisation de l’action. Ainsi, la vérité d’une théorie n’est plus considérée comme étant uniquement liée à une réalité externe. La validité d’une théorie repose, plutôt, sur sa capacité à faciliter l’action. La connaissance n’est pas la vérification (awareness) de faits absolus mais la capacité d’atteindre un objectif dans un contexte très spécifique (Fonagy, 2006, p. 83).
  • [6]
    « Cette [...] reconstruction théorique n’a pas encore eu lieu dans la théorie publique de la psychanalyse. Il reste dans un emballage inexploré, un peu mystérieux, qu’on pourrait appeler la base de connaissance psychanalytique implicite » (Fonagy, 2006, p. 83 ; c’est l’auteur qui souligne).
  • [7]
    C’est ma profonde conviction que la recherche des théories implicites privées des psychanalystes cliniques ouvre une perspective majeure à la recherche psychanalytique.
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