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Article de revue

« C'est pas moi, c'est la chimie... »

Transfert latéral, transfert complémentaire ?

Pages 801 à 815

« Il y a un secret du vin ; mais c’est un secret qu’il ne garde pas. On peut le lui faire dire : il suffit de l’aimer, de le boire, de le placer à l’intérieur de soi-même. Alors, il parle. En toute confiance, il parle. »
Francis Ponge, Le vin.

1« C’est pas moi, c’est la chimie ! », ce sont les premières paroles que me lance joyeusement Sibylle. Je la rencontre au terme d’un parcours qui a comporté une rupture sentimentale, un effondrement dépressif, la rédaction d’une lettre d’adieu, suivie d’une tentative de suicide médicamenteuse, d’un passage en réanimation, de la rencontre avec un psychiatre qui lui a prescrit un antidépresseur et enfin la consultation avec un psychanalyste qui me l’adresse. Je la reçois, sans savoir a priori s’il s’agira d’un traitement psychiatrique ou psychanalytique, ou d’une thérapie bifocale.

2Elle pose d’emblée la question de la relation au médicament, laissant de côté, en apparence, la relation à celui qui fournit le médicament. C’est la même question qui m’est adressée régulièrement, que je sois en situation de prescripteur ou d’analyste d’un patient. La grande majorité des patients s’interroge, tôt ou tard, sur les effets du psychotrope sur eux et à propos d’éventuelles conséquences sur leur travail analytique : est-ce qu’on rêve davantage ou plus du tout, est-ce qu’on devient insensible, est-ce qu’on va dépendre du médicament ?... L’un des patients en psychothérapie depuis de longues années, appréciant pour un temps le soulagement apporté par un psychotrope, a pensé qu’il valait mieux que je réduise les doses d’antidépresseur pour retrouver assez de sa souffrance pour poursuivre son travail analytique. Mais le temps où le recours à la psychanalyse excluait de prendre des médicaments est passé. De même, l’idée que la souffrance était nécessaire au processus n’est plus un postulat aussi intangible.

3Les psychanalystes qui ont travaillé sur ce thème ont avancé des hypothèses métapsychologiques au sujet des psychotropes depuis les années 1960, mais la question d’un transfert (latéral ou non) sur le prescripteur est rarement posée. Tout se passe comme si la réflexion s’était davantage centrée sur les hypothèses à propos des effets de la chimie et même sur l’ « alchimie » qui fait qu’un traitement physique opère mystérieusement sur le psychisme.

4Comme toutes les questions aux limites, celle de l’utilisation des psychotropes suscite un certain malaise : d’abord parce qu’elle interroge sur les limites de l’analysable et de l’analyse comme théorie et comme pratique. Malaise aussi parce que c’est une grave question de santé publique, grave tant par son ampleur que par les perspectives possibles, qui pourraient s’avérer assez sombres.

AMPLEUR DE LA PRATIQUE DE LA PRESCRIPTION, Y COMPRIS POUR DES PATIENTS EN ANALYSE OU EN PSYCHOTHÉRAPIE

5La pratique de la prescription de psychotropes en France a alerté bon nombre de chercheurs, notamment E. Zarifian. Pour Gladys Swain, il s’agissait d’abord de ne pas sous-estimer l’ampleur du phénomène. Elle faisait de l’usage des psychotropes un fait organisateur dominant dans l’évolution du champ de la psychiatrie, et elle montrait que les « interactions » entre les possibilités ouvertes par cette technique médicale, d’une part, un champ idéologique (fait d’attentes collectives et d’intérêts professionnels) d’autre part, se font sur le mode du paradoxe au premier rang desquels : « La discrétion sur l’omniprésence. Les psychotropes : ceux qu’on utilise le plus, ceux dont on parle le moins » (1987). Une étude américaine (Friedman et al., 1998), organisée par l’American Academy of Psychoanalysis, a montré qu’environ 43 % d’une cohorte de personnes consultant une cinquantaine de psychanalystes prenaient des psychotropes. La même étude a noté la rareté des données sur ce sujet dans la littérature.

6Plus récemment, dans le numéro de la RFP consacré aux « Psychotropes sur le divan », une étude américaine montrait que 29 % des patients en cure avec des candidats analystes à Columbia prenaient des psychotropes prescrits par leur analyste, selon les règles de la pharmacologie avec prescription de dosages du médicament, évaluation de l’humeur, etc. Si l’on ajoute à cela qu’aux États-Unis l’indication des neuroleptiques et des antidépresseurs s’est étendue aux enfants de 2 à 4 ans (Le Monde, 29 février 2000, citant une étude du JAMA), on commence à entrevoir la généralisation inquiétante de cette pratique.

7Les enquêtes épidémiologiques, maintenant largement diffusées, attestent d’ailleurs en France une tendance au record européen dans la consommation de tranquillisants, et l’on peut estimer qu’un nombre non négligeable de patients en analyse ou en psychothérapie ont recours aux psychotropes de façon plus ou moins régulière et reconnue en France.

POURTANT LA NATURE DE LA RELATION AU PRESCRIPTEUR A FAIT L’OBJET DE PEU D’ÉTUDES. POURQUOI ?

8On peut supposer tout d’abord qu’elle est peu étudiée parce qu’on peut reléguer au rang d’acte médical de brève durée la prescription de psychotropes : environ 80 % de ces médicaments sont prescrits par des généralistes. Les 20 % restants : des spécialistes psychiatres ou neurologues pratiquant, selon une logique médicale basée sur des algorithmes psychopathologiques et des données neuroscientifiques, une prescription « scientifique ». Reste un faible pourcentage de psychanalystes psychiatres qui poursuivent, non sans conflits, une sorte de bricolage, de sur-mesure, en labourant les résistances favorisées par la chimie, pâturage nécessaire. C’est une activité généralement marginale pour la plupart de ces psychiatres-psychanalystes qui « prescrivent », mais c’est un champ d’observation intéressant en ce qu’il permet d’observer les modifications économiques d’une cure sous deux angles différents et complémentaires. Le cas le plus fréquent, dans ma pratique, correspond aux patients adressés par un analyste pour un traitement médicamenteux ; plus rarement, il m’est arrivé d’adresser un patient que je suivais en cure ou en psychothérapie à un psychiatre familiarisé avec l’analyse.

9La plupart des travaux sur les questions de psychotropes et de psychanalyse insistent sur la dimension métapsychologique de l’action des psychotropes et sur le contre-transfert du prescripteur (A. Jeanneau), sur les niveaux d’observation pertinents pour analyser le psychisme à partir de l’action des psychotropes (D. Widlöcher) ou sur les remaniements du narcissisme (V. Kapsambelis). Ils n’approfondissent en général pas la question d’un transfert qui pourrait apparaître dans la situation où un patient reçoit d’un prescripteur l’ordonnance pour un psychotrope. Ou, alors, il s’agirait d’un type de situation de « transfert/contre-transfert » telle que celle étudiée par Balint dans la pratique des médecins.

10Une question encore moins étudiée de façon spécifique, à ma connaissance, est celle d’un éventuel « transfert latéral » sur le prescripteur. Rappelons cependant le travail de V. Kapsambelis (1994) qui souligne, au titre des inconvénients des thérapies bifocales, qu’elles « retranchent de l’expérience chimiothérapique une dimension tranféro-contre-transférentielle qui lui est pourtant inhérente ». Mon expérience de psychiatre-psychanalyste travaillant en thérapie combinée (psychothérapie et prescription) ou en thérapie bifocale (comme analyste ou comme prescripteur) m’a montré que l’on peut travailler cette dimension transféro-contre-transférentielle. C’est cette expérience, longue d’une vingtaine d’années, qui servira de base à la réflexion qui va suivre. Je n’utiliserai pas le terme de « chimiothérapie », trop connoté par son utilisation en oncologie, mais celui de « prescription » pour souligner la dimension d’acte caractérisant ce cadre de travail. Ce terme pose aussi d’emblée la question d’un « pouvoir médical » reposant sur un « savoir » scientifique et celle de la dialectique entre l’observance plus ou moins marquée et la résistance plus ou moins assumée vis-à-vis de la prise régulière du médicament. C’est dire tout de suite qu’une conflictualité va pouvoir être vécue, agie mais également et surtout pensée à deux !

11Le transfert latéral, spécialité de la psychanalyse française, est-il pertinent pour analyser cette situation ? Oui, si l’on considère qu’un transfert latéral est généralement inévitable dans toute cure, qu’il a pour fonction d’assurer une régulation économique notamment dans les névroses de caractère, de mettre en crise la situation analysante ou de favoriser la mise en représentation par exemple lors d’une impasse contre-transférentielle, d’organiser un espace extra-analytique où le patient peut jouer et exercer une certaine emprise. Non, si l’on considère qu’il y a dans l’investissement du prescripteur et du médicament une résistance inanalysable, que ce type de transfert ne sera pas pris en compte ni analysé. Comme le disait André Green (1966) citant Shakespeare dans le passage où l’apothicaire vend à Roméo le poison qu’il lui demande en lui disant : « My poverty, but not my will consent ». Et en transposant cette situation à celle du prescripteur, il ajoute : « Le psychiatre renonce à comprendre et se contente de dispenser le médicament – ce qui lui répugne parfois à cause de cette coercition aveugle et de l’état dans lequel de nombreuses drogues réduisent les patients. »

12C’est sur cette ligne de crête que l’on peut travailler : prescrire juste ce qu’il faut, comme il le faut et quand il le faut, en l’assumant selon les règles de l’art pharmacologique tout en ayant une compréhension psychanalytique suffisante pour ne pas interpréter en se substituant à l’analyste mais en repérant les points de complémentarité les plus pertinents. C’est à la condition d’une complémentarité, d’un respect entre analyste et consultant-prescripteur qu’un transfert « latéral » peut être fructueux. On peut d’ailleurs se demander s’il vaudrait mieux l’appeler transfert parallèle ou complémentaire ou transfert en second comme on parle d’une écoute en second dans les échanges interanalytiques. D’une manière générale, c’est un transfert qui englobe le prescripteur et le médicament, et l’on observe qu’il peut souvent être rattaché à une dimension familiale et culturelle non négligeable : on prend tel médicament « comme » tel membre de la famille ou comme cela se pratique depuis toujours dans tel pays.

13Un exemple : une patiente en analyse depuis plusieurs années quitte le psychiatre qui depuis longtemps lui renouvelait en quelques minutes son ordonnance d’antidépresseurs et vient me voir sur les conseils de son analyste. Nous prenons le temps de faire connaissance, elle se plaint du psychiatre jugé inadéquat et je décide de poursuivre la même prescription en expliquant pourquoi ; mais je termine la consultation en m’interrogeant à haute voix sur ce que peut évoquer pour elle la plainte qu’elle m’adresse au sujet du psychiatre : quelqu’un qu’on suit fidèlement et qu’on finit par trouver inadéquat, et que l’on quitte finalement ? Elle sourit et, saisie par cette remarque, me dit : « Je sens qu’une piste vient de s’ouvrir ». Elle la travaillera avec son analyste. Prescrire peut être l’occasion d’un pas de côté par rapport au processus psychanalytique. Il est déjà assez étrange de nos jours d’aller trois ou quatre fois par semaine chez un analyste, mais s’il faut, en outre, voir un psychiatre pour prendre un médicament, le sentiment d’humiliation risque d’augmenter de façon décourageante, voire insupportable. C’est pourquoi l’aménagement de la prescription se fera au mieux en montrant l’enrichissement possible et réciproque des deux pôles, sans laisser de côté la question de l’utilisation possible du médicament à des fins de résistance qu’il faudra travailler et la question de la fin du traitement médicamenteux. Généralement, le traitement médicamenteux correspond à une phase du travail analytique et il reste nécessaire pendant un temps, plus rarement pendant toute la durée de la cure et au-delà.

14Prenons l’exemple d’un patient que j’ai décidé d’adresser à un confrère psychiatre au cours d’une cure. Ce patient, d’une trentaine d’années, correspondait à une indication problématique d’analyse, comme on en voit souvent actuellement, en raison de tendances dépressives et masochistes qui le gênaient pour organiser de façon suffisamment continue une autoréflexivité minimum, assise du processus. Il utilisait les séances pour se fustiger, se juger et trouver dans sa vie toutes les raisons possibles de se sentir indigne, bien qu’il fût un professionnel reconnu et qu’il ait des relations amicales et sentimentales. Il finissait par se mépriser de se mépriser, ce qui alimentait en boucle l’idée qu’il n’arrivait pas à faire son analyse et s’accompagnait d’une idéation suicidaire. Poursuivre dans le seul cadre de la cure l’analyse de cette forme de mégalomanie (qu’Évelyne Chauvet a finement analysée par ailleurs) m’est apparu peu à peu comme une position contre-transférentielle qui risquait d’entraîner une communauté de déni mégalomaniaque en même temps que le danger d’un passage à l’acte se précisait et créait un sentiment d’urgence. Je l’ai donc envoyé à un collègue psychiatre que je connais et estime, dont le traitement médicamenteux et la bonne relation de confiance ont compté pour soulager la douleur mélancolique. Au cours des séances qui encadraient ce passage, j’ai nommé la nécessité pour moi de recourir à un tiers. Reconnaître mon besoin de recourir à un tiers a permis de réduire pour une part la mégalomanie du patient. Par la suite, quand il a demandé à être adressé à un troisième thérapeute parallèlement à la cure, proposant une autre technique tout en se mettant à remarquer amèrement que, de toutes les personnes qu’il connaissait, il était le seul à avoir besoin de mobiliser tant de monde, j’ai pu ne pas donner suite à cette demande. Je l’ai analysée comme une latéralisation du transfert, ce qui a constitué un tournant dans la cure.

15Quand un patient m’est adressé en cours de cure ou de psychothérapie, la plupart du temps c’est en raison d’une douleur dépressive avec danger de passage à l’acte suicidaire, d’un épisode maniaque ou d’idées obsédantes envahissantes, d’une angoisse désorganisante ou d’un délire risquant de disloquer le Moi. C’est la clinique du « trop », qui ne peut trouver de régulation dans la cure. Il s’agit donc d’une situation où un transfert sur un tiers contenant et soutenant est implicitement prescrit par l’analyste et possiblement investi par le patient avant même la rencontre.

16Je laisserai donc de côté l’étude des effets des psychotropes tels qu’on peut les penser en termes psychanalytiques. Je prends comme point de départ cette question : comment travailler avec un patient qui accepte, avec plus ou moins de conflit, le soulagement apporté par un médicament en prenant le risque, reconnu ou non, d’une aliénation, d’une désubjectivation, d’une anesthésie, d’une amputation du Moi, d’une humiliation, toutes dimensions virtuellement contenues dans le « c’est pas moi, c’est la chimie » ? Point de départ qui semble à l’opposé de l’assomption valorisante proposée implicitement par la cure : où était le Ça, qu’advienne le Moi.

17Mon hypothèse est la suivante : on peut d’autant mieux travailler dans le cadre singulier où l’on prescrit à quelqu’un qui suit une cure ou une psychothérapie, qu’on assume le paradoxe de travailler analytiquement et silencieusement ce qui apparaît, au moins pour un temps, inanalysable dans la cure ou la psychothérapie. Pour cela, deux leviers : d’abord un matériel rarement exploré – à savoir : tout ce que dit le patient des effets du médicament sur son psychisme et sur son corps, comment il les repère et les nomme pourvu qu’on l’y invite et qu’on investisse ce travail d’auto-observation, et l’échange de réflexions sur ce sujet avec le prescripteur. Ensuite l’investissement du prescripteur, qui sur le plan manifeste au moins, va de l’impersonnalisation, un peu narquoise ( « Je viens chercher ma dose » ), à la discrimination fine ( « Ça, je le dirai plutôt à mon analyste » ). En passant par des relations ritualisées dans lesquelles on risque d’être, au mieux, la part inerte et rassurante d’un objet consciemment peu investi et, au pire, un fétiche dévitalisé.

UNE PRATIQUE DONT LES ENJEUX EXTRA-ANALYTIQUES SONT À PRENDRE EN COMPTE

18Une part du type de transfert qui s’opère sur le prescripteur, nous l’avons dit, est liée à la culture contemporaine valorisant le médicament ou, au contraire, le reléguant dans la catégorie d’un poison, d’une camisole chimique ou d’un outil d’aliénation. Mais la réflexion sur les psychotropes n’est pas le fait des seuls professionnels du psychisme, des neurosciences ou de l’industrie pharmaceutique. Elle a été explorée par des écrivains et des patients. Ce terreau de représentations est un champ sur lequel vivent de façon plus ou moins consciente le patient, l’analyste et le prescripteur. En effet, dans le champ de la prescription en psychiatrie, l’horizon de la « guérison » passe par la question angoissante d’une désubjectivation, voire d’une déshumanisation par la chimie, que prescripteur et patient peuvent interroger. Alors « c’est pas moi, c’est la chimie » impose le passage par la dimension de la culture dans laquelle nous vivons ; car, au-delà de la reconnaissance de l’inanalysable, prescrire, c’est traiter dans le cadre d’une situation singulière l’impasse d’une problématique commune à la souffrance psychique, voire existentielle, dont les limites se sont étendues bien au-delà de la psychopathologie.

19Du Meilleur des mondes d’Aldous Huxley (1932), on se rappelle généralement la fabrication des bébés en éprouvette, l’organisation sociale en castes d’individus fabriqués pour être adéquats à l’emploi et à la situation qu’ils occuperont dans la société.

20Mais se souvient-on de l’omniprésence du psychotrope accessible à tous (ils en disposent en permanence dans une cartouchière-ceinturon) en auto- ou hétéro-prescription ? L’organisation sociale a pu permettre la stabilité, son but ultime, mais restent des possibilités de perturbations psychiques. En effet, les femmes n’étant plus vivipares, elles peuvent se trouver en manque et ont recours à une pilule appelée « succédané de grossesse ». La gomme à mâcher à l’hormone sexuelle, le succédané de passion violente (SPV), la stimulation mensuelle des surrénales sont, parmi d’autres, les conditions de la santé parfaite. Restent aussi les accès de mauvaise humeur ( « la réalité, quelque utopienne qu’elle soit, est une chose dont on sent régulièrement le besoin de s’évader » ). Le fond dépressif insondable lié à la rivalité, notamment, montre que les sentiments n’ont pu être totalement éradiqués et qu’il vaut mieux les supprimer en prenant un « congé » chimique.

21Le nom du médicament parfait de la tyrannie-providence est une trouvaille pour nous lourde de sens : le « soma » ! Ses propriétés : « euphorique, narcotique, agréablement hallucinatoire, il offre tous les avantages du christianisme et de l’alcool : aucun de leurs défauts », et ainsi l’on peut s’offrir un congé hors de la réalité avec retour sans le moindre mal de tête ni la moindre mythologie. La religion carrément remplacée par une sorte d’opium !

22Cependant, le temps n’a pas été aboli, même si les signes extérieurs de vieillesse ont disparu. Les vieillards n’ont pas une minute à eux, ils travaillent, copulent, et n’ont pas une seconde pour s’asseoir et penser. Mais, si une « crevasse » dans le temps s’ouvrait, il y aurait toujours le « soma délicieux ».

23La publicité du soma se fait en des aphorismes mille fois répétés par l’hypnopédie : « Avec un centicube, guéris dix sentiments », « Un gramme à temps vous rend content ».

24À cela Bernard Marx, l’un des héros non totalement aliénés du roman, résiste : « Je préfère être moi-même et désagréable. Et non un autre, quelque gai qu’il soit. » La visée de cette société utopique ? La stabilité. « Pas de civilisation sans stabilité sociale. Pas de stabilité sociale sans stabilité individuelle. »

25C’était en 1932, et l’on ne peut s’empêcher de rapprocher LeMeilleur des mondes des scénarios envisagés en 1979 par F. Jacob et F. Gros dans leur rapport sur les psychotropes, cité par P. Fédida (1996), de « psychocratie totalitaire » ou d’« autoprescription généralisée de substances eutoniques et autohédoniques ». Le glissement vers le champ de la drogue est inévitable, comme on peut le constater aujourd’hui avec la consommation d’ecstasy. Consommation qui connaît une véritable explosion chez les adolescents et qui accompagne la découverte d’une certaine sexualité « sous ecstasy ». On en a un aperçu saisissant en lisant les questions que se posent les héros d’Ecstasy de I. Welsh (1996) : « L’ecsta, c’est génial pour ça, ça fait tomber les barrières, de sorte que faire l’amour avec une inconnue, c’est toujours superbe. Cela dit, avec quelqu’un que tu aimes, les barrières devraient avoir disparu, de toute façon, donc la dope ne devrait pas faire une telle différence. Non ? [...] Ce n’est pas de la tricherie, putain. Quand je suis sous ecsta, je suis comme je voudrais être. Tu ne peux pas dire que cela m’ajoute quelque chose, au contraire, c’est plutôt comme si je me débarrassais de quelque chose ; de toute cette merde du monde extérieur qui te farcit la tête. Sous ecsta, je suis vraiment moi-même. » Problématique complexe... on passerait ainsi de la plainte contre l’aliénation : « C’est pas moi, c’est la chimie », à la revendication : « C’est moi, et c’est grâce à la chimie. »

26Freud lui-même pose ce problème dès 1884. On sait qu’il a pris occasionnellement de la cocaïne dans une perspective complexe de curiosité scientifique et de recherche de notoriété, mais en procédant à une auto-observation très riche dont on retiendra que la cocaïne lui procure un bien-être qui est en tous points semblable au bien-être naturel : « On est tout simplement normal ; il devient même difficile de s’imaginer qu’on est sous l’effet d’un produit quelconque. » Ce qui ne l’empêche pas de noter que l’humeur euphorique dans laquelle le plonge aussi la cocaïne « ne résulte pas autant d’une excitation directe que de la disparition des éléments déprimants de l’état d’esprit général ».

27Ce survol de la réalité sociale et de la fiction à propos de la consommation de psychotropes et de substances psycho-actives tente de dégager à partir de quelles représentations, plus ou moins implicites dans la culture occidentale d’aujourd’hui, nos tendances à l’idéalisation, à la diabolisation et surtout à la banalisation à propos des psychotropes se fondent. C’est sur ce fonds commun que s’organise la relation Moi/chimie/prescripteur. Pourrait-on alors espérer indiquer comme horizon, en paraphrasant Freud, le passage du « Wo es war soll ich werden » vers : « Où était la chimie, que le Moi advienne ! » ? Ou bien doit-on se résigner à voir se généraliser la prescription automatique du soma sans l’ombre d’un transfert, latéral ou non ? Il y a là, probablement, une ligne de résistance à tenir.

RETOUR À LA CLINIQUE : LA CHIMIE AVEC ET SANS TRANSFERT ?

28Dans un texte présenté comme un document autobiographique (Prozac mon amour, 1999), L. Slater raconte son histoire personnelle avec un antidépresseur. C’est un témoignage qui s’inscrit dans les controverses suscitées par ce médicament et c’est bien autre chose. Nous laisserons de côté les enjeux liés aux différents procès, encore qu’il serait intéressant de noter le type de projections à l’œuvre dans les controverses au sujet de « la pilule du bonheur ».

29L’intérêt de ce texte est qu’il nous montre une auto-observation menée sur une période de dix ans, conduite comme le récit d’une histoire d’amour entre la patiente et son médicament. Le prescripteur, à qui elle donne le nom de « Dr Prozac », est présenté comme une caricature de psychiatre à qui elle reconnaît une aimable courtoisie. La narratrice raconte la suite de leur première rencontre dont elle est sortie déçue : il était loin et la regardait comme un cas clinique extrême (elle se réfère aux diagnostics multiples contenus dans son dossier : psychose, dépression, anorexie, automutilations et TOC). Elle fait part d’une série de représentations fournies par le psychiatre au sujet du médicament dont, à cette époque, on n’a pas encore entendu parler dans les médias ; entre autres, c’est un « missile Scud qui va aller droit au but détruire l’ennemi ».

30Puis elle décrit son contact physique avec la gélule qu’elle tâte d’abord du bout de la langue et des dents et renonce à avaler, terrifiée à l’idée d’introduire dans son corps une substance inconnue. Un Scud ! Quelques nuits plus tard, elle rêve du psychiatre : il est dans un supermarché et regarde des miches de pain frais fendues d’une cicatrice en plein milieu. Il a faim, mais n’ose pas manger car cela ne cadre pas avec sa fonction. La rêveuse se dit qu’elle peut l’aider et lui enseigne comment évaluer le moelleux du pain et l’art de la tartine. Il sort alors un stéthoscope, le pose sur la miche... qui se met à respirer. Le lendemain, elle prend sa première dose et commente ainsi cet épisode : « À croire que la présence onirique du médecin était plus réconfortante et incitatrice que la réalité du médecin dans son cabinet. »

31Voilà un exemple de travail psychique intéressant : on pourrait parler d’une chimère psychiatre-médicament, d’un transfert fortement connoté par la dimension oro-anale. Et d’une sexualisation de la prescription et du transfert... Mais laissons la patiente le résumer à sa façon : il s’agit pour elle de faire de cette gélule anonyme «sa» gélule. Le récit se poursuit par l’observation des modifications ressenties : elles sont précoces et intenses. C’est un miracle, une lune de miel. Au bout de trois jours à peine, elle s’éveille un matin et s’étonne : quelque chose a changé, mais quoi ? Le souvenir de l’accordeur de piano de son enfance surgit alors et lui fournit une métaphore : tout semble comme avant, mais tout semble vibrer d’un « je ne sais quoi de subtil et de néanmoins bouleversant ». Comme le son du piano tout juste accordé résonne « plus profond et plus riche, comme si on y avait ajouté du chocolat ou des épices ».

32C’est assez souvent ainsi que commence la relation au médicament : un changement quantitatif et qualitatif, qu’il est important d’accompagner non pas simplement comme une réduction du symptôme mais comme la possibilité d’explorer et de nommer des éprouvés corporels dans la dimension plaisir/déplaisir, et d’augmenter la capacité de discriminer des nuances d’endoperception.

33Revenons à L. Slater : c’est l’humeur des débuts d’un état amoureux – « Prozac mon amour », dit-elle – ou, pour le dire autrement, d’une disponibilité nouvelle à l’objet. Mais l’évolution ne sera pas un miracle perpétuel : certes elle change, les symptômes disparaissent. Mais elle ne sait plus qui elle est et se demande si la santé due au médicament valait la perte d’une identité. C’est dans sa vie amoureuse aussi qu’elle a de la difficulté : le médicament a failli lui faire perdre sa créativité, l’a rendue frigide. Mais, si elle l’arrête, ses symptômes obsessionnels réapparaissent gravement. Elle se sent alors condamnée à dépendre de son médicament vis-à-vis de qui l’ambivalence se développe.

34Le livre se conclut par un conte où la représentation du médicament est très remaniée par rapport aux premiers moments de la lune de miel : dans ce conte, une petite fille attrape un poisson et découvre dans son ventre un médicament bleu qu’elle suppose avoir donné au poisson force, santé et... moustache. Son père pense qu’avec ça dans le ventre il devrait être en train de mourir lentement. Elle rêve qu’elle jette la pilule dans le café de sa mère qui meurt étouffée. Vient alors l’ultime représentation de son médicament : « Un poisson qui vous étouffe et qui vous tire en avant. » Elle termine par des remerciements aux médecins, non dépourvus d’ambivalence ironique.

35Tout au long de la lecture de ce récit, on apprécie la capacité d’auto-observation, la richesse des métaphores et l’humour de la patiente. Mais, le livre refermé, on se met à rêver à ce que ce travail hors cadre analytique aurait pu devenir s’il s’était appuyé sur un transfert élaboré : c’est comme si le médicament avait facilité le début d’une ouverture à l’objet et un certain type d’introjection, mais avait laissé intacte la formidable puissance d’une imago maternelle archaïque projetée sur le médicament devenu contrainte mortifère.

36Rappelons que le concept de pulsion apparaît à Freud comme un « concept limite entre le psychique et le somatique, comme le représentant psychique des excitations, issues de l’intérieur du corps et parvenant au psychisme, comme une mesure de l’exigence de travail imposée au psychique en conséquence de sa liaison au corporel ».

37On peut donc postuler que l’introduction d’un psychotrope modifie les excitations venues du corps et, à ce titre, va imposer au psychisme une exigence de travail différent dans l’ordre des représentations. Il s’agit de savoir si l’on peut donner au psychotrope le statut d’un objet et, si oui, de quel type ? Pour Joyce McDougall (1994), la substance ou l’activité addictive sont les substituts d’un objet transitionnel : « Mais si, cependant, cet objet représente le début de l’introjection d’un environnement à fonction maternante, les objets d’addiction ne remplissent pas cette fonction-raison pour laquelle j’ai appelé ces actes et substances “objets transitoires” plutôt que transitionnels. Les objets addictifs résolvent momentanément la tension affective car ce sont des solutions somatiques et non psychologiques. »

38L’hypothèse d’un début de solution, à caractère transitoire, comme caractéristique de l’utilisation des psychotropes pourrait être complétée par une autre : l’action conjointe du transfert latéral pourrait conduire à une solution mixte où la relation à la chimère prescripteur/molécule tendrait au développement d’une solution psychologique. Même si la consommation de psychotropes n’est en général pas à considérer comme une addiction au sens compulsif du terme, mais comme une habitude ou une commodité, le risque d’une relation fétichisée au seul médicament et au rituel de l’ordonnance serait à déjouer au profit de l’instauration d’une régulation visant les excitations venant de l’intérieur et non représentables, voire la déplétion énergétique si souvent évoquée par la sensation de « vide ». J’ai observé d’ailleurs (dans les meilleurs des cas) la fine régulation qu’est capable d’exercer un patient qui augmente ponctuellement la dose de ses neuroleptiques quand, par exemple, il perçoit le risque d’un débordement et d’une dislocation. Repérer cette manipulation adéquate du traitement ne peut se faire qu’à la condition d’avoir travaillé ce que l’emprise sur le médicament peut apporter au patient, et ce que le médicament pourrait avoir comme emprise aliénante sur lui. Pouvoir en parler suppose qu’on ait pu dépasser la question banale, et sans grand intérêt, de la « compliance ».

39Mais revenons à Sybille : « C’est pas moi, c’est la chimie. » Donc je l’écoute. Ce qu’elle veut dire par là, c’est qu’elle a des raisons de penser que cette jovialité, cette bonne humeur qu’elle manifeste, ne peuvent être attribuées qu’à la chimie. Je peux supposer qu’elle me dit, implicitement : « Ne vous méprenez pas ! La personne joyeuse que vous voyez n’est que la résultante d’une action chimique, ce n’est pas mon Moi véritable. Je ne me reconnais pas dans cette personne et je ne reconnais pas comme m’appartenant le processus qui me fait être et apparaître ainsi, et je vous le signale : voyons ce que vous en ferez. »

40Dans un premier temps, avec Sibylle, j’essaie de repérer la dimension de conflit : d’un côté, le soulagement apporté par le médicament non seulement sur l’humeur mais sur la phobie de parler en public ; de l’autre, le besoin de donner du sens à un certain nombre de difficultés anciennes liées à la pression d’un Surmoi tyrannique formé au sein d’une famille où règne la compétition. Le recours au médicament signerait un échec des capacités de la patiente, mais en même temps elle reconnaît qu’il lui a permis d’inventer une ruse pour surmonter sa peur de parler en public : elle fait participer son auditoire à un dialogue. Repérer avec le patient ce qu’il peut attribuer comme bénéfice de construction et d’invention favorisé par le médicament est une part importante du travail commun.

41Le premier temps de la prescription est une décision dont le patient est averti par son analyste qui me l’a adressé dans ce but. Généralement, je trouve que la prescription est nécessaire, l’angoisse dépressive et le délire me conduisent à prescrire antidépresseurs ou antipsychotiques dans la plus grande majorité des cas. Très rarement des hypnotiques ou des tranquillisants. La façon de présenter la molécule au patient fait partie dans son énonciation même de la pose d’un cadre ouvert qui va se déployer dans plusieurs dimensions : durée, dose, fréquence, d’une part, et collaboration dans la construction du traitement, de l’autre. Il s’agit de montrer en quoi cette prescription ne peut se comparer à une prescription médicale. En effet, la variabilité des doses en psychiatrie est telle qu’on ne peut se fier qu’à ce que dira le patient au bout d’un court temps de traitement d’essai.

42S’il y a eu des poètes comme H. Michaux pour explorer l’espace du dedans au moyen de la mescaline et proposer une « connaissance par les gouffres », il n’y a pas (à ma connaissance) de psychiatre ou de psychanalyste ayant pris un psychotrope pendant une certaine durée et ayant travaillé à partir d’une expérience personnelle, contrairement à l’expérience du divan qu’il a vécue dans sa formation. Il y a là une situation d’asymétrie dont il faut prendre acte. Comme le dit A. Jeanneau en parlant de l’efficacité du psychotrope : « Elle n’est significative qu’à se situer dans ce creuset où se transforment les contraires, à ce point virtuel où le corps renvoie au-dehors l’indivisible intimité aux découpes objectales, l’élan de l’action à l’attente de la représentation. » Et, en effet, l’on ne voit pas a priori comment placer l’action du psychotrope autrement qu’en deçà de la représentation, dans cette « zone de l’indécidable où s’effectue la transformation silencieuse » (A. Jeanneau). À moins de tenter de faire parler ce silence ? Le plus spécifique de la dynamique transfert/contre-transfert qu’on peut observer dans ce cadre de travail pourrait donc s’énoncer ainsi : faire passer le patient d’un objet transitoire vers une aire transitionnelle où il entrera en relation, sur un mode éventuellement marqué par la dimension créative et ludique, avec le médicament et le prescripteur et progressivement de la plainte douloureuse, au soulagement vers un « transfert sur la parole » (J.-L. Donnet).

43La conclusion de l’article de Freud « Pulsions et destin des pulsions » nous indique que les motions pulsionnelles sont soumises aux influences des trois grandes polarités qui dominent la vie psychique. Voie complexe pour penser l’action des psychotropes selon cette triple polarité : passivité-activité, Moi-monde extérieur, plaisir-déplaisir. Et l’on voit l’intérêt de prendre cette triple polarité comme porte d’entrée pour penser l’action des psychotropes et l’économie de la relation au prescripteur. On peut dire que la prise de psychotropes joue sur tous les termes de la triple polarité : le patient peut décider et organiser une série d’actions pour prendre le médicament ou l’accepter en toute passivité. Le médicament vient de l’extérieur, du monde de la médecine et de la culture dans laquelle il vit, mais il y a une part non négligeable qui vient de l’intérieur via l’inévitable effet placebo (possiblement lié à une sécrétion interne d’endorphines, et à la régénération de certains neurones dans la dépression). Il est supposé procurer un certain plaisir ou, à tout le moins, réduire le déplaisir, mais il est rarement dépourvu d’effets secondaires plus ou moins déplaisants ainsi que le patient le constate ou l’anticipe en lisant la notice jointe. C’est à cette triple polarité qu’est généralement sensible le patient. Travaillée avec lui, elle peut permettre une analyse fine des modifications économiques, pour les relier à d’autres plans : pulsionnel, narcissique, confusion dehors/dedans notamment.

44Faire de cet échange une source d’enrichissement pour la compréhension particulière d’un patient à un moment donné, d’une part, et pour la réflexion sur la possibilité d’allier action psychothérapeutique et prescription médicamenteuse, d’autre part, c’est ce que montre bien la séquence de l’entretien no 4 dans l’ouvrage de F. Quartier-Frings et al. (1999). C’est une situation banale dans laquelle un patient recevant un traitement neuroleptique retard refuse ce jour-là son injection et, très tendu, s’exclame : « Ce sont vos médicaments qui me font délirer. Ah, ces c..., ils ont même écrit que je suis persécuté, ces salopards, que je délire. C’est à cause de l’époque où l’on m’a mis au foyer que tout ça est arrivé : des médicaments, toujours des médicaments, ils n’ont rien compris. » Inutile de démontrer l’intensité de l’activité projective ! Ce qui importe, c’est d’établir et d’enrichir un dialogue qui va prendre en compte la clinique extrapyramidale entraînant une certaine gêne pour le patient et rattacher ce sentiment de paralysie aux toutes premières prescriptions et l’angoisse actuelle au prochain départ de son thérapeute. Autrement dit, ne pas prendre le patient au pied de la lettre de ses projections ; faire la part de ce qui, dans ses plaintes, est à référer aux effets secondaires déplaisants et aux projections délirantes. Ouvrir un dialogue à propos de la prescription sans la modifier permet au patient et au thérapeute de travailler un matériel riche de possibilités imprévues.

45Autre exemple : une patiente suivie depuis plusieurs décennies, ayant pris des neuroleptiques et séjourné en institutions psychiatriques, refuse de prendre tout traitement psychotrope proposé par le psychiatre à qui je l’ai adressée. Elle continue d’aller régulièrement chez le psychiatre et continue de refuser tout médicament malgré l’évidente persistance de l’activité hallucinatoire et délirante. En revanche, elle court chez le généraliste au moindre rhume ou trouble dyspeptique et reçoit des antibiotiques et antispasmodiques presque en continu. Le matériel des séances de psychothérapie avec moi est fait d’une riche thématique délirante à thèmes d’intrusion, de mise sur écoute, d’observation par les voisins de ses moindres faits et gestes. Je comprends, par bribes, qu’elle a mis en place un dispositif destiné à créer entre elle et la réalité métamorphosée en dehors angoissant deux écrans virtuels, au sens de F. Pasche. L’un concerne la représentation d’elle-même : elle ne saurait prendre le moindre médicament qui la signalerait à elle-même comme malade mentale et reste obstinément attachée à son statut d’employée modèle. L’autre est l’écran qu’elle interpose entre elle et le monde angoissant : elle met de la musique classique chez elle pour créer une pellicule sonore qui la protège des voisins tout en leur envoyant un message par le choix du morceau de musique selon les moments. C’est en essayant de comprendre ce refus obstiné de tout psychotrope que j’ai pu commencer à comprendre le travail d’autoguérison et de projection de la patiente. Dans lequel la prescription ne pouvait trouver place. Cet exemple d’impasse n’est pas rare et l’on est tenté de penser que l’action des neuroleptiques n’est, après tout, vraiment indiscutable que sur les moments aigus, et qu’au long cours nous ne pouvons qu’accompagner et garder un lien transférentiel sans chimie, avec un patient qui cherche à se protéger de la « réalité » persécutante.

46La généralisation de consommation de substances psycho-actives est désormais bien documentée. Ce qui tend à faire passer au second plan le recours au praticien qui souvent prescrit ce qui lui est demandé, sans échange et sans discussion. Échelles d’évaluation et caricature de prescripteur dans le livre-document Prozac, mon amour nous font mesurer les dangers d’une chimie administrée dans l’impersonnalisation, où l’on pourrait cependant déceler un transfert latent non exprimé et encore moins analysé. À l’autre extrême, j’ai tenté de proposer quelques facettes d’un travail, correspondant à une part très minoritaire des situations de prescription et à une partie marginale de ma pratique d’analyste. Sibylle commence par dire : « C’est pas moi, c’est la chimie. » Quelques années plus tard, après être passée à un travail analytique, elle pourra dire : « Mais... la psychanalyse est une sorte de chimie... » J’espère avoir ouvert une piste qui permettra d’approfondir la question d’un transfert complémentaire, nécessaire dans certains cas d’analyse ou de psychothérapie.


Mots-clés éditeurs : Transfert latéral, Désaliénation, Psychotropes

Mise en ligne 16/06/2009

https://doi.org/10.3917/rfp.733.0801

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