1 Les notes cliniques qui vont suivre sont empruntées à mon mémoire de candidature à la Société psychanalytique de Paris (janvier 1962), intitulé : Apparition d’un transfert latéral favorisé par une attitude d’analyse sauvage du conjoint. Il concerne une patiente que je devais avoir en traitement depuis 1955 ou 1956. Je n’avais jamais relu ce travail. Je ne reprendrai pas le texte dans son entier, et, bien que les protagonistes de cette analyse soient morts depuis plus de quinze ans, j’ai opéré d’importantes coupures pour éviter tout ce qui risquerait (en raison de la diffusion de ces pages) de compromettre leur anonymat. La première mention d’analyse sauvage est celle de Freud dans son article de 1910, et du transfert latéral, dans « De la technique psychanalytique » et dans « Pour introduire le narcissisme »... En 1962, les analystes n’avaient guère approfondi ces sujets.
2 La patiente, Judith, née à Paris, la dernière de sa fratrie, était d’origine juive d’Europe centrale, résistante très active dès 1941, à l’âge de 18 ans, et déportée à Auschwitz en 1942. Pendant de longs mois, la malade organisa avec son mari (lui-même ancien déporté) ce qu’il lui arriva dans le cours du traitement d’appeler « séances ».
3 Judith est une jeune femme, petite, brune, mince, les traits fins. Toute son attitude, sa voix, ses gestes retenus, tremblants et maladroits, la mimique atterrée, le regard de deux grands yeux bruns suppliants, les cheveux très noirs coupés courts dont les mèches retombent sans grâce le long de ce visage crispé, sans l’ombre d’un maquillage, ne peuvent certes pas passer inaperçus. Bien qu’elle soit visiblement propre, la tenue de Judith complète son allure à la limite du négligé et du misérable, elle semble flotter dans des vêtements d’une bonne qualité mais un peu trop grands pour elle, mal ajustés et qui tombent tout de guingois.
4 Judith racontera sa vie sans réticence et sans pathétisme, en même temps qu’elle se détendra progressivement. Au cours des deux premiers entretiens, nous apprendrons qu’elle vient nous voir parce qu’elle se sent déprimée ; n’ayant goût à rien, elle refuse de sortir de chez elle, ne supportant pas la compagnie d’autrui, incapable du moindre effort, de s’occuper de son intérieur, de son mari ou de ses enfants. Elle ne cesse de se faire des reproches, rongée de remords... Si elle a eu des idées de suicide actuellement, elle n’en a plus, semble-t-il, mais accepterait volontiers de mourir. Bien entendu, son comportement a gravement perturbé ses relations avec son mari. Il en a assez, me dit-elle, de vivre avec une anorexique et une frigide ; lui qui est si bon et si patient, il se met maintenant souvent en colère.
5 Judith s’est mariée en 1946, elle a deux enfants, un garçon et une fille ; ses parents sont morts en déportation de même que l’un de ses frères... Pendant plusieurs mois après la naissance de son fils, elle est restée alitée, et c’est en raison de cette prostration qui la rendait incapable du moindre travail que son mari a été obligé de s’organiser autrement, engageant une secrétaire qui, Dieu merci, s’est révélée « une providence ». Paulette s’occupe de tout à la maison, elle aide son mari, déjeune avec Georges et Judith, ce qui permet à son mari et à sa secrétaire de poursuivre de passionnantes discussions « auxquelles je ne comprends pas grand-chose puisque que je ne suis plus du tout au courant des affaires. Ça n’a pas d’importance, c’est très bien ainsi ». Au cours des deux entretiens préliminaires, Judith insistera sur son état actuel, ne donnera que peu de détails sur une enfance difficile, une adolescence enthousiaste, ni sur la guerre marquée par son départ hors du milieu familial dès l’âge de 18 ans en raison des menaces de l’Occupation. Elle pleurera sans aucune affectation en évoquant le souvenir des siens gazés en déportation... Mes parents, me dira Judith, formaient un couple qui s’entendait bien, malgré quelques disputes banales. Papa avait un caractère très insouciant, très gai... Maman, au contraire, était plutôt triste, austère, assez sévère et sérieuse... J’ai couché dans le lit de mes parents jusqu’à 10 ou 12 ans. Le contraste entre les parents était moins tranché à l’égard des enfants, car le père était sévère à l’égard des autres... Au contraire, avec elle... le père manifestait une indulgence à peu près sans bornes... Après son brevet, elle refuse de poursuivre sa scolarité, commence une école privée de secrétariat commercial. Elle profitera du désordre de l’Occupation pour abandonner des études qui ne l’intéressaient pas... Judith n’a pas gardé la foi ni les pratiques religieuses de son enfance... En 1941, elle tombe réellement amoureuse... mais rompra aussitôt. « Pendant toute ma déportation, j’ai eu beaucoup de chance, parce que j’ai toujours trouvé au bon moment des camarades qui m’ont pratiquement sauvé la vie, soit quand j’ai été hospitalisée à l’infirmerie et qu’elles sont parvenues à m’éviter le crématoire réservé à celles qui étaient dans mon cas, très affaiblies, soit quand elles m’ont permis de trouver une place très privilégiée (sic) dans un commando de travail qui n’était pas trop épuisant. » Judith parle des événements concernant la déportation avec une sorte de gêne comme si elle se sentait honteuse d’avoir survécu, c’est ce qui apparaîtra rapidement dans le cours même de l’analyse. C’est au moment de la libération du camp qu’elle fait la connaissance de son mari auquel elle s’est attachée d’emblée profondément. Judith et son futur mari reviendront ensemble à Paris et se marieront quelques mois après leur retour. Judith, autrefois très sociable, vit maintenant en recluse, elle n’a même pas gardé le contact avec des camarades de déportation auxquels elle était cependant très attachée.
6 À la fin du second entretien, Judith me quitte avec un sourire fugace mais très chaud, très direct, le même que j’aurai vu à plusieurs reprises transformer les traits crispés ou pour excuser des pleurs qu’elle s’empresse d’arrêter aussi vite et discrètement qu’elle le peut... Au point de vue des mécanismes de défense, c’est le refoulement qui domine le tableau clinique, tout particulièrement refoulement de toute forme d’agressivité marchant de pair avec une attitude laudative aussi généralisée qu’excessive... Judith, lasse de souffrir ainsi, encouragée par son mari, a « décidé de se soigner afin de redevenir une personne normale ».
7 Lors de la première séance, Judith entre et s’installe avec la même gêne retenue, le même sourire chaud et timide. D’emblée, elle ouvre la séance par un éloge de son mari, si bon, si généreux et compréhensif, intelligent et cultivé : elle ne se sent vraiment pas à sa hauteur. Heureusement, Paulette, femme d’un haut mérite, est là pour l’aider.
8 À la troisième séance, après un temps de silence et un « oui » interrogatif, Judith se décide : « J’ai fait un rêve, Docteur, il était question de vous... Au fond, enchaîne-t-elle, ce rêve ne m’étonne pas, j’ai envie de vous plaire, j’ai toujours eu besoin de séduire tous les hommes que j’ai rencontrés, mais depuis ma dépression cela ne m’était pas arrivé. » Judith se sent ragaillardie, à propos de la fin du rêve, elle n’a rien à dire. Judith me quitte rayonnante. À la séance suivante, Judith se présente très transformée dans son apparence, arrangée avec une coquetterie discrète mais très sûre... Elle pense beaucoup à moi, elle peut même dire que ma pensée ne la quitte guère, mais il est certain qu’elle y puise un grand réconfort, puisque la voilà sur le chemin de la guérison. Bien sûr, il n’est pas question qu’elle rivalise avec Paulette... La séance suivante s’ouvre par un solennel : « Docteur, je crois que je vais être obligée d’interrompre mon traitement (un temps), vous ne me demandez pas pourquoi ? » Silence. « Ça n’est pas possible que je continue de cette façon, je n’arrête pas de penser à vous, alors par rapport à mon mari... » Silence. « De toute façon, il vaut mieux que je m’arrête... » Judith ne pense pas qu’elle se sente piquée par mon indifférence (sic) devant ses tentatives pour me plaire, mais tout simplement qu’il s’agit d’un amour ridicule, il vaut mieux qu’elle me dise définitivement au revoir. J’enchaîne : « Comme dans le rêve. » Elle sourit, puis reprend : « Ce serait une histoire absurde et mon attachement pour vous m’oblige à vous quitter. » « À moins qu’il ne s’agisse d’une excellente raison précisément pour fuir le traitement. » Judith proteste... À la séance suivante, Judith estime que peut-être en effet avait-elle exagéré son désir de fuite, mais il en a toujours été ainsi quand elle s’attachait à un homme... Dans les séances suivantes, Judith parlera très longuement de son père, qui lui trouvait toutes les qualités... Comme elle me racontait peu après un épisode banal apparemment, sur un ton d’autant plus particulier qu’il lui était tout à fait inhabituel, aigu et chantant, monotone, quelque peu plaintif, je lui demandai si elle remarquait la voix qu’elle avait pour me parler ; après une courte hésitation, elle enchaîna sur les prières que son père faisait à haute voix du même ton quand elle était enfant... Voilà belle lurette qu’elle n’a pas mis les pieds à la synagogue. En cet instant précis, une fois de plus, elle est prête à pleurer. Elle ne sait pas ce qu’elle a mais elle se sent la gorge nouée, elle étouffe, elle voudrait partir. D’un seul coup, elle se rappelle le dernier entretien qu’elle a eu avec son père...
9 « Et vous avez gardé le sentiment que ce sont vos paroles qui ont causé la mort de votre père ?... »
10 Après un temps, Judith remarque qu’elle a failli me répondre : « Bien sûr », mais elle a aussitôt mesuré l’absurdité de sa réponse. Ce n’est que beaucoup plus tard, plusieurs années en fait, que je montrerai à Judith comment... la culpabilité qu’elle ressentait à propos de la mort de son père servait à la défendre contre une culpabilité liée à ses désirs infantiles, ce qui lui permettait en même temps d’annuler toute culpabilité : « Je me sens coupable de la mort en déportation de mon père mais en réalité je sais bien que je n’y suis pour rien, donc mes désirs infantiles sont eux aussi inoffensifs. » La séance suivante sera occupée par les souvenirs d’enfance concernant son père, son excessive indulgence à son égard, tout lui était permis même de défendre ses frères contre les colères paternelles... Pendant cette période, le personnage maternel demeure à l’arrière-plan, dans une grisaille où les souvenirs de Judith la renferment dans les soucis du ménage. Judith amorce alors un nouveau tableau de ses relations familiales, revenant à la charge au sujet de la secrétaire, exprimant son hostilité sous des termes à peine voilés, sa jalousie à l’égard des femmes se traduisant aussi par son agacement contre la jeune bonne, qu’elle commence par nous présenter, bien entendu, comme l’image de toutes les vertus, tout en maugréant contre son mari qui préfère accabler sa femme de reproches... Bien sûr, elle n’a que ce qu’elle mérite, n’aurait-elle pas découragé la patience d’un saint, c’est beaucoup mieux ainsi puisque son mari a pu y retrouver son équilibre... Lors d’une séance ultérieure, Judith se plaint, mais elle n’a personne d’autre que moi (H. D.-B.) avec qui parler de ses difficultés... Je demande s’il n’y a pas quelque chose d’autre que le seul désir de me confier ses peines. Judith répond, avec un petit rire gêné : « L’envie d’être consolée... » Si tous mes autres patients sont comme elle, elle me plaint... Elle plaint ma femme, il y a de quoi la rendre jalouse... « Mais il ne s’agit jamais que de malades... » Dans le courant d’une séance suivante, Judith, sur un ton très dégagé, me déclare : « Je sais bien que tout ce que je ressens pour vous c’est à mon père que ça s’adresse, mon mari me l’a expliqué. Il est probable que j’ai dû vouloir coucher avec mon père et que j’ai été très jalouse de ma mère, Georges me l’a expliqué hier soir. » Judith récite son Œdipe avec beaucoup de facilité et l’accent de légitime fierté d’une bonne élève. Sur le plan conscient, elle est convaincue très honnêtement qu’elle tient la bonne technique pour faire progresser son traitement... En fait, Judith avait à plusieurs reprises fait allusion à des conversations qu’elle avait le soir avec son mari, mais elle ne s’y était jamais arrêtée, la suite des associations ne paraissait pas se rapporter à leur contenu. Sans qu’il me soit possible de donner la date précise de cette séance, elle se place environ à moins de deux mois du début de l’analyse.
11 Judith rapportera sa conversation nocturne comme s’il s’agissait d’un entretien banal, sans manifester d’émotion particulière ; quand elle parle de ses positions œdipiennes infantiles, ou de ses sentiments à mon égard, ce sont les mêmes considérations désinvesties, sans aucun matériel infantile nouveau... La suite allait préciser l’existence d’une résistance par le transfert latéral et l’analyse sauvage. Si les disputes avec le mari sont fréquentes, les fameuses « discussions » ne le seront pas moins et leur récit se déroulera dans des termes toujours à peu près identiques, leur contenu étant en général présenté tout d’abord par Judith comme une sorte d’exhortation morale que lui faisait son mari et qu’elle acceptait apparemment avec beaucoup de patience et d’humilité. Après une série de reproches, son mari lui répétait qu’elle l’avait toujours pris pour son père, de même que H. D.-B., reprenant les reproches, la rendant responsable d’une vie qu’il considérait comme ratée, lui répétant qu’elle l’avait châtré (sic). Ces thèmes se répétaient au fil des séances, Judith apportait un matériel concernant sa vie quotidienne, annulant sa jalousie à l’égard de Paulette, soit en couvrant d’éloges cette merveilleuse personne, soit en disant : « Je pense que si j’étais jalouse d’elle ce serait parce qu’elle m’évoquerait ma mère. » Quant à ses sentiments à mon égard, ils oscillaient de l’amitié confiante au désir d’être aimée par moi mais pour toujours trouver une échappatoire dans le rappel du personnage paternel. J’ai évité, pour la ramener dans le transfert, d’intervenir directement sur le transfert latéral ou sur le contenu des interprétations que lui fournissait son mari mais je lui soulignai cependant comment elle s’arrangeait pour vivre hors de la séance ce qu’elle évitait de vivre ainsi avec moi. À cela, Judith me rétorqua qu’elle n’était pour rien dans ces discussions, que c’était son mari qui les provoquait. Après une accalmie de quelques semaines, le jeu reprit, je tentai de montrer à Judith la correspondance entre mes interventions et la suspension momentanée des discussions avec son mari mais elle ne voulut voir là que simple coïncidence.
12 Au fil des séances, Judith me rapportant les mêmes discussions avec son mari, je lui demandai si elle n’attendait pas de moi que je lui fasse des reproches...
13 À deux ou trois reprises, lorsque Judith de façon trop manifeste appelait son père à la rescousse, je lui fis remarquer que c’était une façon d’éluder ce qu’elle ressentait à mon égard, à quoi elle répondait en général par des associations parfaitement étrangères à l’interprétation. Souvent son mari lui reprochait de l’avoir entravé dans toutes ses activités, son attitude castratrice, Judith se sentait alors déprimée et coupable. Pendant cette période, reparurent les thèmes de la déportation, la mort de ses parents ; à propos de sa culpabilité de survivante, je pus lui montrer qu’elle avait « payé de leur vie sa propre sauvegarde ». Cette interprétation fut suivie par un matériel abondant sur les nazis, les Allemands – « elle n’avait jamais détesté personne, même les nazis ». « Est-ce que cela ne vous étonne pas ? », lui demandai-je alors. Judith me répondit que non, puis suivit une séquence sur la bonne, sur la secrétaire, puis sur son mari lequel eut droit aux épithètes les plus flatteuses. Brusquement, Judith s’interrompt et après un grommellement d’encouragement reprend en disant qu’elle se sent très gênée de ce qu’elle va me dire, elle avait complètement oublié, c’est tout à fait curieux, elle se demande comment elle a pu ne pas y penser plus tôt, mais d’ailleurs c’est sans signification, quelque chose de tout à fait excessif. Quand son mari l’a bien exaspérée, il lui est arrivé de lui dire qu’il était un vrai nazi, un vrai Boche. La séance se termine sur ces remarques mais le soir même Judith avait une discussion particulièrement violente et prolongée avec son mari manifestant (au moins d’après son récit) pour la première fois une agressivité violente, ce qui ne put être repris dans le transfert. À quelque temps de là, comme elle me parlait de ses sentiments positifs à mon égard, combien elle se sentait gênée des idées qu’elle avait à mon sujet, imaginant que je lui disais combien elle me plaisait, que je l’aimais, que je la trouvais belle, la plus belle, je glissais : « comme votre père ». Nous étions à l’époque environ au huitième mois d’analyse, cette intervention fut le point de départ d’une série de souvenirs d’enfance jusque-là refoulés. Elle évoque les rapports sexuels entre ses parents, sa curiosité, sa façon d’écouter, sa honte, et très vite Judith utilise ses connaissances de la psychanalyse pour terminer la séance sur des considérations concernant le désir qu’elle a pu avoir de prendre la place de sa mère et sa jalousie à l’égard de cette dernière. Remarques proférées sur le ton de la conversation la plus banale, je lui demande si elle n’est pas étonnée de l’indifférence qu’elle manifeste par comparaison avec son émotion quelques instants plus tôt. Judith élude, silence... Dans les séances suivantes, Judith rapporte des souvenirs de sa sexualité infantile et adolescente ; à l’occasion d’un acte manqué de sa part (erreur que je ne rapporterai pas ici), elle manifestera et prendra conscience de son agressivité contre moi, et du fait qu’elle me considère comme hostile à son égard. Elle s’en étonne et associera sur sa mère qui la surveillait et la devinait, la regardant d’un œil sévère. Devant sa mère, elle se sentait toujours en position d’accusée et de coupable ; associant alors sur son intense activité masturbatoire, sans doute devait-elle estimer que c’était très mal et c’est pourquoi elle devait se trouver si mal à l’aise en présence de sa mère. Je [H. D.-B.] pense alors que Judith m’identifie pour une part à ce Surmoi maternel et que l’acte manqué est une défense contre ses désirs de castration anale ; je pense cependant qu’il y a intérêt à la maintenir sur un niveau plus superficiel et j’interviens : « Tout se passe comme si vous aviez le désir de me faire un cadeau et en même temps que je vous maltraite. » Judith cherche un peu ce que cela peut bien vouloir dire et pourquoi elle voudrait être maltraitée par moi. Au cours d’une séance ultérieure, Judith relate une dispute avec son mari qui lui reproche un refus ancien qu’elle avait opposé à l’achat..., elle réalise alors spontanément que ce refus répond au souvenir d’un achat... que son père avait fait pour elle... Elle se défend aussitôt contre l’aspect transférentiel positif que représente cette compréhension en ajoutant : « Mon mari a bien raison de me répéter que je le prends et que je l’ai toujours pris pour mon père. » Dans une séance ultérieure, Judith pense qu’elle m’a trouvé l’air sévère lorsqu’elle est entrée dans le bureau ; elle se sent mal à son aise, elle a comme peur de moi, et parfois, lorsqu’elle attend à côté, elle a des idées stupides : il lui arrive de se demander si je ne suis pas en train de faire l’amour, oui tantôt le docteur fait l’amour avec Mme B... qu’elle ne connaît d’ailleurs pas, s’empresse-t-elle d’ajouter, tantôt elle imagine que cela se passe avec une patiente. Elle enchaîne immédiatement sur l’idée que tout cela n’existe sans doute que parce qu’elle a eu de la curiosité et des désirs sexuels autrefois à l’égard de son père. Je demande : « Ma femme, la patiente avant vous ?... » Judith se sent extrêmement confuse d’avoir de telles imaginations ; c’est idiot, me dit-elle, elle sait parfaitement qu’il ne saurait être question de choses pareilles, émet d’autres protestations, enchaîne sur l’agacement qu’elle éprouve à l’égard de mes autres malades, se demandant si elle est jalouse des autres gens dont je m’occupe. Ce que je lui confirme d’un « oui », après lequel Judith revient sur ce qui se passe chez elle, son sentiment d’exclusion et de jalousie à l’égard de Paulette. Elle remarque alors qu’elle n’avait jamais osé jusqu’ici se formuler les choses aussi clairement. À la séance suivante, deux jours et demi plus tard, Judith reparle de son hostilité à l’égard de Paulette... elle est très contente d’avoir osé s’affirmer, de ne pas se laisser faire. Bien sûr, son mari a été furieux, « il m’a engueulé, mais tant pis ». Judith commence à se plaindre de son mari : quand il est avec elle, il se tait, il a l’air triste, on a l’impression qu’il s’ennuie ou bien il lui reproche de ne pas l’aimer. Il lui reproche son absence de coquetterie, sa passivité, ou même sa façon d’éviter les relations sexuelles ; ce sont comme ça des reproches jusqu’à 2 ou 3 heures du matin. Elle en est peut-être l’auteur, mais elle ne voit pas comment. Elle se demande si le docteur ne se fâche pas après son épouse, s’il crie, s’il la trompe... Elle a envie de me faire des reproches, elle ne veut pas se mettre en colère contre moi. Elle aurait trop peur de se faire mal juger et plus encore peut-être de se faire attraper. Je reprends : « Vous faire attraper ? » Elle sait bien que ça ne se fait pas dans une analyse mais quand même elle n’est pas rassurée et puis elle a peur de dépasser les bornes, le docteur pourrait bien finir par se fâcher : « Et alors ? » « Oh rien elle ne pense pas que je vais la battre, mais enfin... » En tout cas, elle a peur ; en cet instant précis, Judith hésite, s’agite un peu sur le divan, et reprend qu’elle se sent affreusement gênée de dire ça, mais elle a une terrible envie de faire pipi. Je lui demande à quoi cela la fait penser, mais elle ne peut penser à rien d’autre qu’à ce besoin pressant qui la gêne, c’est la fin de la séance. À la séance suivante, Judith revient sur ce besoin d’uriner, qu’elle a éprouvé à deux ou trois reprises déjà mais plus pressant la dernière fois ; je lui demande ce que cela lui rappelle, elle me répond qu’elle n’a pas gardé le souvenir d’avoir jamais fait pipi au lit, mais se remémore que fréquemment elle allait ainsi faire pipi, enfant, lorsqu’elle avait peur, brusquement elle se rappelle qu’elle se sentait en même temps excitée. Je lui fais alors remarquer que tout se passe comme si elle avait peur avec moi, Judith reconnaît que c’est cela peut-être qui lui donne envie de faire pipi, mais elle ne ressent aucune excitation. Judith revient sur les griefs contre la secrétaire, contre la bonne, se plaint, certaine que le docteur pourrait avoir lui une vie de famille harmonieuse, associe sur le bonheur conjugal de ma femme, incrimine sa propre malchance, accablant son mari de reproches. Comme je lui demandais si elle était bien certaine que ces reproches s’adressaient à son mari, Judith proteste avec véhémence, elle ne comprend pas ce que je veux dire : est-ce que je la trouve injuste envers son mari ? La séance se termine par des reproches sur mon indifférence et mon incompréhension. Pendant plusieurs semaines, Judith, paraissant d’ailleurs de plus en plus angoissée et sombre, fait des allusions à ses relations avec son mari, répétant volontiers, si j’interviens : « Je ne vois pas, je ne comprends pas. » Il m’est arrivé, bien entendu, de demeurer silencieux pendant toute la séance, ce que Judith relevait parfois au passage en incidente, ou bien elle s’en plaignait en faisant un rapprochement avec sa situation conjugale, avec son mari lui aussi silencieux, émettant des critiques amères contre celui-ci, des retours agressifs contre elle-même, s’accablant de reproches. Des interprétations destinées à lui montrer avec quelle sévérité elle ne cesse de s’accuser, combien il faut qu’elle me montre à quel point elle est soit méchante soit malheureuse ou qu’elle ne peut rien se permettre qui la satisfasse, s’avèrent, en apparence tout au moins, sans effet et le matériel des séances ne subit pas de modifications notables. Chemin faisant, lorsque j’avais fait remarquer que le changement intervenu dans le courant du traitement était sans doute lié aux griefs qu’elle osait me faire, je m’étais heurté à une même fin de non-recevoir, elle n’avait vraiment aucune raison de m’en vouloir, et elle ne ressentait rien à mon égard. Pendant cette longue période de résistance, le fait marquant au point de vue du transfert latéral m’a paru être l’usage qu’en faisait Judith mais sans donner aucune prise ; les bénéfices qu’elle tirait de ce transfert latéral étaient tels qu’il n’était pas question pour elle de l’abandonner ni d’accepter les interprétations que je pouvais lui donner concernant l’usage qu’elle en faisait. Une fois que je tentais d’aborder de façon globale le problème de la castration, en lui montrant que tout se passait comme si elle désirait me priver de quelque chose, bien entendu les fruits du transfert latéral furent aussitôt mis à profit, et Judith d’enchaîner : « Mon mari, comme je vous l’ai d’ailleurs déjà souvent dit, Docteur, me reproche de l’avoir bousillé, c’est ce qu’on appelle je crois le complexe de castration (sic) ; aussi, je pense que je dois reporter sur vous les désirs que j’ai pu avoir de châtrer autrefois mon père. » Le « oui » dont j’appuyais la fin de cette interprétation s’avéra sans aucun effet, mais il est vraisemblable que le silence que j’utilisai à d’autres reprises dans des circonstances analogues n’eut apparemment pas davantage de succès.
14 Pendant la période suivante, les mêmes thèmes sont repris : le mari insiste particulièrement sur l’agressivité de Judith, sur son besoin castrateur, mais la malade n’a à aucun moment montré ses désirs castrateurs comme reliés à une revendication phallique. Un jour, Judith ouvre sa séance par une référence à un rêve qu’elle a « oublié, d’ailleurs », associe sur mon désintérêt, se demande si je suis ainsi avec tous mes malades, dans ma famille il n’en va sûrement pas de même, elle ne va pas recommencer une de ces stupides scènes d’il y a quelques mois, et enchaîne : « Tiens, à propos, je me rappelle mon rêve ou plutôt un autre rêve que j’ai fait cette nuit... » (Je ne rapporterai pas le texte de ce rêve ni le début des associations.) Judith associera ensuite sur le souvenir de sa colère violente contre son père, assez émue ; j’interviens en lui disant que je pense que c’est en réalité contre moi que sa colère est dirigée dans le rêve. Elle rit, et reprend : « Oui, tiens, ça me rappelle que ce matin, quand je me suis réveillée, je n’avais absolument pas envie de venir à ma séance, et je me suis surprise à me dire, à plusieurs reprises : il m’emmerde, celui-là. » Judith se sent partagée entre la crainte d’être grossière, de me déplaire, et une espèce de rage, elle aurait envie de m’injurier mais c’est évidemment parfaitement absurde, elle n’a aucune raison d’éprouver de tels sentiments à mon égard ; la fin de la séance est occupée par un mouvement de va-et-vient entre le désir de se mettre en colère contre moi et sa crainte de s’y livrer ; chemin faisant, Judith utilise l’analyse sauvage pour me déclarer que, si elle a tellement peur de se laisser aller à son hostilité contre moi, c’est sans doute qu’elle craint de me voir mourir, c’est-à-dire de me faire mourir comme elle l’a éprouvé à l’égard de son père. À la séance suivante, Judith arrive en retard, ce qui est contraire à ses habitudes, se plaint, revient sur son rêve, dans lequel un petit garçon se mettait en colère ; il ne s’agit pas de son fils, et si c’est d’elle-même qu’il s’agit pourquoi ce déguisement ? Je glisse, d’un ton dubitatif : « Peut-être est-ce le souvenir d’un vieux désir ? » Judith accroche : bien sûr que c’était l’un de ses désirs, elle se souvient parfaitement qu’elle aurait aimé être un petit garçon, d’ailleurs ne me l’a-t-elle pas déjà dit ? Elle ne voit pas ce qu’il y a d’étonnant ni de mal ; dans son enfance jusque vers 10 ou 12 ans, on la traitait volontiers de garçon manqué. Un peu plus tard, Judith quitte la séance visiblement détendue et souriante.
15 Malgré sa défense habituelle par ses connaissances psychanalytiques, un mouvement nouveau va se dessiner, amorce d’une autre étape de l’analyse, marquée par l’atténuation de la résistance par le transfert latéral.
16 Pendant la longue période qui va suivre et que je ne rapporte pas ici, Judith va aborder et élaborer dans le transfert ses désirs et fantasmes sexuels à mon égard, ses revendications affectives, sa peur de moi, son hostilité à mon égard, son hostilité à l’égard de son mari, de Paulette, en relation avec l’émergence d’un matériel de souvenirs d’enfance et d’adolescence. Pendant cette période, les disputes nocturnes avec le mari reparaissent à intervalles irréguliers, ponctuels, pour se défendre contre des affects par lesquels, à mon sens, la patiente craint d’être submergée. Lorsque le contenu de la séance devenait trop « menaçant », Judith se retranchait à l’abri du transfert latéral et de l’analyse sauvage : « Ça veut dire que je dois avoir envie de coucher avec vous et être jalouse de toutes les autres femmes qui vous approchent, mais je ne sens absolument rien. » D’ailleurs, en ce moment, elle n’éprouve aucun désir sexuel et évite toute relation physique avec son mari. Elle se sert du transfert latéral pour refouler ses affects et exposer un contenu abstraitement « juste » mais rendu apparemment « inefficace » par l’indifférence consciemment ressentie ; le transfert latéral est alors réinvesti sous sa forme sadomasochique avec le mari... Vers la fin de cette période, j’apprendrai presque en incidente que Judith est retournée travailler à mi-temps comme bénévole... et que ses amis la complimentent sur son travail, sa mine. Elle mentionne l’amélioration de ses relations avec son fils, elle ne parlera pas d’une amélioration de ses relations avec son mari.
17 Pendant cette longue période, mes interventions demeuraient plutôt rares, elles me paraissaient se heurter à une opiniâtre et efficace résistance...
18 Au cours d’une séance, Judith enchaîne sur ses souvenirs du camp (un point important – que je relève seulement à la relecture de ce mémoire –, c’est que le transfert latéral ne sera pas utilisé lors de la relation de moments très difficiles survenus au camp, mais que je ne relaterai pas ici) : ses camarades l’ont sauvée lorsqu’elle était atteinte du typhus... Il fallait avoir l’air bien portant pour sauver sa peau, il valait mieux essayer d’être coquette... c’était la meilleure façon de survivre. Judith s’étend longuement sur le caractère absurde et macabre d’une telle séduction (elle enchaînera sur des souvenirs particulièrement difficiles) et se sent en cet instant folle de rage (sic) contre les nazis. J’interviens : « Je me demande si ce n’est pas aussi contre moi que vous vous sentez folle de rage. » Judith émet un petit rire et me déclare : « Quelle drôle d’idée, vous n’avez rien d’un nazi », s’arrête un instant, puis reprend : « Et pourtant, c’est rigolo, c’est bien vrai que j’ai toujours fait très attention à ma tenue avant chacune de mes séances ; je n’aurais jamais osé me présenter devant vous négligée, mal arrangée, c’est vrai qu’au fond j’avais envie de vous séduire mais c’était sans doute parce que j’avais tellement peur de vous, comme si je risquais que vous me fassiez du mal, mais ça je n’en savais vraiment rien. » La séance ultérieure sera consacrée à des souvenirs de camp, certains très difficiles. Après cette séance, Judith retrouve un climat de tension et disputes avec son mari et, en réponse à ma question si elle ne voit pas une relation entre ces disputes et la dernière séance, elle me répond qu’elle voit bien où je veux en venir : « Je m’attrape avec mon mari que je prends pour mon père... J’ai dû imaginer que mon père faisait du mal à ma mère [pendant leurs relations sexuelles]. » Puis Judith se lancera dans de grandes explications au sujet du personnage paternel qu’elle pense que je représente. Une période s’ouvre alors pendant laquelle la malade jouera de sa relation avec son mari dans le sens d’une bascule par rapport à la situation analytique : est-elle bien avec son mari, aussitôt elle considère que son analyse est terminée ; d’ailleurs elle n’a plus rien à me dire et les séances se passent dans le récit anodin des banalités d’une vie quotidienne sans histoire, mais bientôt les disputes et les plaintes reprennent, période de plusieurs mois, monotone, répétitive, apparemment inaccessible à l’effet des interprétations, bien que j’ai toujours évité de trop intervenir, estimant qu’il fallait attendre que la malade soit en état de dépasser cette phase de résistance, tout en étant préoccupé par la crainte qu’elle n’y trouvât trop de bénéfices secondaires ou de satisfactions inconscientes. En fait, dans le même temps, se profilait une modification du transfert qui avait été ébauchée lors d’un rêve dans lequel apparaissait un personnage féminin... Le personnage maternel se dessinait derrière le personnage paternel, et dans le transfert, lorsque Judith me trouvera un air sévère, plus précisément « réprobateur », sentiment qu’elle éprouve souvent d’être regardée d’une façon critique par certaines femmes, sentiment qu’elle éprouvait avec sa mère... L’allure malheureuse que son mari lui reproche, elle l’adopte à l’occasion à mon égard avec une signification variable, détour masochique pour retenir mon amour ou comme un moyen de me faire des reproches et de provoquer les réponses agressives qu’elle ne manque pas d’obtenir de son mari. Judith devint aisément consciente de ces divers éléments de même que du caractère castrateur de ses « reproches » qui signifiaient que je ne lui avais fait aucun bien, donc que j’étais incapable, impuissant pour améliorer ses troubles, mais aussi que je ne lui avais rien donné. Cependant, au cours de cette même période, il apparaissait bien que la malade accomplissait des progrès dont témoignaient l’amélioration de ses relations avec ses enfants ou les réflexions que lui adressent ses amis, la félicitant sur son humeur, son efficacité. Il nous a semblé évident en même temps que Judith éprouvait d’importantes difficultés à vivre complètement dans le transfert une agressivité intense, objet d’une résistance opiniâtre, résistance que favorisait le transfert latéral. Jusqu’ici Judith s’était toujours présentée sous l’aspect « victime ». Progressivement, elle me dira, en incidente, qu’elle a pu se permettre de repousser les accusations de son mari, exceptionnellement faire mention d’une attitude de révolte violente. Ce n’est que beaucoup plus tard qu’elle pourra mentionner son rôle d’« attaquant », prenant presque aussitôt conscience, d’une façon authentique et efficace, de ce que pouvait représenter pour elle la relation sadomasochique. Cette résolution nous paraît liée à une analyse prolongée des conflits prégénitaux que nous étudierons ici uniquement sous l’angle du transfert latéral et des interprétations données par le mari. Après une phase orale pseudo-génitalisée, marquée par quelques fantasmes primitifs, en fait peu investis puis une nouvelle période plus nettement œdipienne, Judith traversera enfin une longue phase anale qui marquera le dénouement réel de cette analyse... Dans la première partie de la phase orale, Judith utilisera le transfert latéral sous la forme d’une relation pseudo-génitale ; par contre, dans les moments plus réellement prégénitaux, le transfert latéral ne sera plus utilisé.
19 Cette période s’ouvrira sur une remarque de Judith frappée en début de séance par l’incongruité (sic) de borborygmes intestinaux ; elle pense que cela lui arrive parfois quand elle a faim, pourtant elle n’éprouve pas cette sensation, elle a déjeuné il n’y a pas bien longtemps, elle n’a aucune raison de se sentir affamée (sic). Actuellement, elle n’a pas faim, enchaîne-t-elle, pas plus « que je n’ai envie d’avoir des relations avec mon mari ». Quelques séances plus tard, Judith se plaint d’être poursuivie par des idées et des images de verges ; ça la hante, parfois même pendant les séances, mais elle n’ose pas le dire, elle se trouve absurde, c’est dégoûtant, gênant mais « sans doute, comme me l’a dit mon mari, parce que j’ai eu envie d’en avoir une moi-même, d’être un homme ». Une fois encore avant que ses fantasmes aient eu le temps de s’élaborer dans le transfert, Judith se défend par le transfert latéral et le contenu de l’analyse sauvage. Ultérieurement, Judith pense que je vais la considérer comme une putain...
20 Le transfert latéral permet à Judith de donner satisfaction à ses fantasmes, d’utiliser le récit de ses relations avec son mari tout à la fois dans le sens de sa défense camouflant des satisfactions tant agressives que libidinales. Retracer ses ébats avec son mari, c’était une façon d’exciter ma jalousie, d’exercer une provocation sexuelle, satisfaction agressive liée à sa défense contre le transfert. De façon plus subtile, le récit est vécu d’une manière érotisée, elle éprouve des satisfactions exhibitionnistes en fournissant des détails sur ses relations sexuelles mais aussi voyeuristes dans la mesure où inconsciemment elle s’identifie au thérapeute. Ces derniers éléments furent interprétés lorsque Judith, au cours de l’un de ces récits devenus habituels, fit allusion au fait que le poste de télévision était resté allumé mais muet... Je pus alors lui montrer qu’elle revivait inconsciemment avec moi ces deux plaisirs.
21 Dans les séances ultérieures, Judith mentionne les idées qui l’assaillent et l’angoissent pendant les rapports sexuels... Au cours de cette même période, la malade me déclarera spontanément, sans aucune émotion apparente, que les idées qu’elle nourrit à l’encontre de la verge de son mari, de son fils ou de tous les hommes ne sont sans doute qu’un déplacement de ses désirs à l’encontre de la verge du thérapeute, lequel représente, bien entendu, son père, et elle conclut : « De toute façon, Docteur, je ne sens rien. » À quelques jours de là, Judith se plaint des reproches de son mari et ajoute : « D’ailleurs, moi, je suis restée silencieuse pendant la séance. » Je reprends, sur un ton interrogatif : « séance » ? Plus tard, Judith a comme un trait de lumière : « J’étais allongée, je tournais la tête pour ne pas voir mon mari pendant qu’il m’attrapait. » J’interviens : « Lui, au moins. » Judith sourit et reprend toutes les significations de cette scène : satisfaction sadomasochique érotisée qu’elle obtient de son mari, défense contre l’analyste, déculpabilisation par rapport à son mari pour ce qui se passe avec moi ; enfin, ces reproches injustes lui permettent d’être agressive contre son mari, ce qui lui facilite la fuite de son agressivité contre moi. Ces divers éléments ont été longuement élaborés au cours des mois précédents mais Judith les retrouve pratiquement seule cette fois, les exprime et les intègre de façon authentique. Pendant cette période de l’analyse, on verra se développer, dans les multiples significations du silence, la réprobation de sa mère mais aussi le défilé lamentable des prisonniers hommes du camp, hâves, décharnés, moribonds. Quand elle voit son mari silencieux, Judith commence à craindre pour sa santé : « Vous, enchaîne-t-elle, ce n’est pas pareil, je sais bien que si vous vous taisez c’est le traitement qui l’exige ; et puis, quand j’arrive ou quand je pars, vous me donnez vraiment l’impression de quelqu’un de bien portant. » La malade continuant pendant de longues périodes à balancer ses relations avec l’analyste par des relations opposées avec son mari, j’aurai l’occasion de montrer à Judith sa fuite dans le transfert latéral, également son besoin d’être malheureuse ou d’aller mal pour recevoir quelque chose de moi, mais également sa satisfaction dans ce jeu de va-et-vient ; progressivement la situation analytique sera ressentie directement avec ses émotions propres.
22 Pendant une longue période de silence, Judith usera de ses rationalisations habituelles, du transfert latéral, avant d’aborder enfin très directement avec le problème de mon silence celui de sa très violente agressivité érotisée à mon égard. Si elle osait, elle ne viendrait pas à sa séance ; très souvent, elle a envie de téléphoner pour s’excuser, elle est heureuse lors des fins de semaine, des fêtes. Au début de chaque séance, elle se tait, éprouvant une très vive angoisse qui ne disparaît pas quand elle commence à parler, remarquant à son grand étonnement, un jour où elle m’affirmait ne rien éprouver à mon égard, que, pendant tout le trajet qui la conduit chez moi, elle ne cesse de marmonner des mots grossiers avec beaucoup de vigueur et de colère. Je lui apparais comme un juge, elle ressent mon silence comme une accusation : « De quoi ? » « C’est comme si vous étiez mort. » Pendant plusieurs séances, Judith revient sur cette notion d’accusation et de mort, entremêlée de souvenirs du camp ; elle est gênée que je sois derrière elle, elle a le sentiment que la menace est encore plus dangereuse.
23 (Ici se place un souvenir de camp que je ne rapporterai pas...)
24 Au cours de séances suivantes, Judith revient à différentes reprises sur ses souvenirs, son hostilité à mon égard, et à l’occasion de sensations intestinales qu’elle me signale elle commence à se révolter, elle en a assez de toutes ces histoires de merde, c’est dégoûtant, sans intérêt, elle a envie de me dire que je l’emmerde, qu’elle m’emmerde et, ajoute-t-elle en riant, ça la dégoûte et ça l’emmerde. J’interviens : « Vous êtes sûre ? » Judith reprend, elle se rend bien compte qu’elle a ri, au fond ce n’est pas impossible qu’elle éprouve un malin plaisir à raconter tout ça mais puisqu’elle a le droit de tout dire, « et merde autant en profiter ».
25 Suit une période avec un important matériel transférentiel anal... Judith m’apprendra que pendant cette période elle s’est montrée très difficile et insupportable à l’égard des siens, en particulier à l’égard de son mari et de son fils... Ultérieurement, Judith se plaint de son mari, de son air fatigué, de son silence ; j’interviens, mettant l’accent sur l’adjectif possessif « son silence ? ». Judith se tait, émet un petit rire, enchaîne : « Je sais bien que votre silence à vous me gêne, je préférerais cent fois une bonne engueulade. » Elle ajoute que probablement elle doit avoir envie de me battre, mais elle ne le sent pas. Je demande : « Et qu’est-ce que vous faites ? » Elle répond, aussitôt : « Je bats mon fils. » J’insiste : « Et puis ? » « Je me dispute avec mon mari. » Judith raconte comment elle provoque son mari de propos plus ou moins délibéré, l’évitant quand il rentre à la maison, s’enfuyant dans sa chambre, refusant les relations sexuelles ; elle prend conscience qu’elle fait tout ce qu’il faut pour le pousser à bout et, quand il manifeste sa mauvaise humeur, elle entre dans des crises de rage épouvantables (sic) contre la bonne ou contre lui. Je demande alors à Judith la relation de tout cela avec moi, elle me répond : « Maintenant j’ai compris que je me sers tantôt de ce qui se passe au-dehors contre vous, tantôt de vous contre mon mari, je ne peux pas avoir de bonnes relations avec les deux en même temps. » Dans une autre séance, Judith reprendra ces éléments en me soulignant que c’est une chose qu’on avait vue souvent et que je lui avais interprétée, mais au fond elle a l’impression de ne l’avoir vraiment bien compris et senti que depuis la dernière séance. Elle s’étonnera plus tard qu’il lui ait fallu si longtemps pour s’en apercevoir alors qu’elle le savait depuis si longtemps ; en fait, elle n’a rien découvert de très nouveau. Ces dernières séances marquèrent un tournant décisif dans le traitement de Judith, l’abandon de sa défense par le transfert latéral et par l’utilisation intellectualisante de l’analyse sauvage, en même temps qu’elle apportera plus volontiers des rêves..., mais je m’en tiendrai là du récit de cette analyse.
26 Lors de la rédaction de ce mémoire, les notions d’analyse sauvage, transfert latéral et contre-transfert étaient classiques mais n’étaient pas encore exploitées. Je voudrais, près de cinquante ans plus tard, insister sur quelques points concernant mon contre-transfert.
27 Cette relecture a confirmé un élément essentiel à propos d’une « négligence » : je ne m’étais pas préoccupé de mon contre-transfert, mais plutôt de mes contre-attitudes (notion que je dois à Bouvet, les contre-attitudes relevant du domaine conscient ou préconscient, réactions plus ou moins épidermiques, voire faciles à rapporter à des problématiques inconscientes connues, classiques, élaborées au cours de l’analyse personnelle, assez simples à déceler et maîtriser). Beaucoup plus difficiles à reconnaître s’avèrent certains éléments contre-transférentiels inconscients « muets ». Totalement insoupçonnés, ils risquent de passer inaperçus, échappant à un travail d’auto-analyse provoqué « normalement » par une difficulté (volontiers répétitive ou spécifique) du traitement, ou par un événement intercurrent faussement anodin (acte manqué du thérapeute, lapsus, voire associations sur un rêve). En écrivant cet article, mon attention s’est focalisée sur certains points qui ont pu influer sur mon contre-transfert sans que je les remarque (ouvrant alors grande la porte au contre-transfert inconscient...). Ou m’empêchant d’approfondir une intuition et de la verbaliser.
28 Dans le domaine de la réalité, des éléments clairement connus mais auxquels je ne m’étais pas arrêté ont pu intervenir : les origines juives polonaises, pauvres, de Judith étaient en effet assez proches de celles de ma mère, à plus de trente-cinq ans d’écart.
29 Il y avait également l’engagement de Judith pendant la guerre, elle portait de façon discrète plusieurs décorations militaires ; il se trouve que j’ai toujours porté les miennes, en gros les mêmes. Jamais Judith n’y a fait allusion, ce que je n’avais pas relevé jusqu’à présent, or il est certain qu’elles témoignaient d’une démarche comparable. À l’époque, j’ai eu plusieurs patient(e)s, juifs(ves) ou non-juifs(ves), répondant à l’ensemble de ces caractéristiques ; cet aspect des antécédents de Judith n’avait donc pour moi rien d’exceptionnel.
30 Je pense (en réfléchissant à ce mémoire) que ces « marques extérieures » ont pu parfois faciliter chez certain(e)s patient(e)s l’abord de problèmes difficiles liés à la guerre comme si, implicitement, ils supposaient que j’avais connu des situations et des émotions comparables et que, par conséquent, je pouvais a priori les comprendre : la peur, la faim, la « trahison », des excitations sexuelles provoquées par des sollicitations sadiques, le désir (ou l’action) de tuer (« ... l’amour ne peut guère être moins ancien que le plaisir de tuer », S. Freud, « Considérations actuelles sur la guerre et la mort. Notre relation à la mort », Essais de psychanalyse, Paris, Payot).
31 Cette possibilité de se confier au sujet de faits humiliants – peut-être encore plus que culpabilisants – est bien entendu, monnaie courante en analyse, mais il s’agit, dans le cas de Judith (et d’autres), d’événements survenus dans un contexte radicalement exceptionnel, à rigoureusement parler « inimaginable », insérés dans un environnement spécifique, étranger à la vie « quotidienne » (la résistance, la prison, le camp, l’unité au combat), occasions de réactions arrachées au plus profond, souvent au plus insoupçonné (en « bien » comme en « mal ») de soi-même. De tels comportements ou sentiments peuvent se manifester dans un environnement « normal », mais revêtent alors d’autres significations, volontiers plus clairement liées à la pathologie. Bien entendu, cela ne signifie nullement qu’un(e) analyste n’ayant pas vécu pareilles circonstances serait incapable de travailler correctement le matériel qui s’y rapporterait, mais cela signifie à mon sens, pour ces patients, une certitude a priori, « par définition », que tout ce qu’il (elle) dira dans ce domaine douloureux pourra être entendu et compris, nul besoin d’amples explications. Ainsi Judith peut-elle accueillir mes interventions pour ce qu’elles sont réellement, c’est-à-dire des interprétations, neutres et bienveillantes...
32 Dans ce domaine et sur le plan du contre-transfert, ce que je retrouve de commun dans mes sentiments envers ce type de patients, c’est une attitude d’accueil particulière : je me sentais de façon inconsciente, car je ne me l’étais pas verbalisé jusqu’ici, prêt à accueillir ces confidences difficiles et à les traiter, sans effort particulier ni rigidité, d’un strict point de vue analytique, en ménageant tout naturellement une fragilité narcissique au moins occasionnelle, en traitant les faits et la réalité avec tout leur poids de faits et de réalité mais en faisant tout aussi naturellement dans ce vécu la part liée à l’action de l’inconscient, du passé, des désirs et fantasmes infantiles. Je tirais probablement de cette possibilité d’un abord « privilégié » un bénéfice narcissique mais aussi une tranquillité et une relative aisance contre-transférentielle.
33 Un autre domaine, essentiel, de mon contre-transfert à l’égard de Judith concerne très directement le contenu et le déroulement du traitement par rapport au transfert latéral et à l’analyse sauvage.
34 Le transfert latéral a été utilisé par Judith comme résistance au transfert. Sur le plan œdipien, le transfert latéral protège contre les affects trop violents, en particulier agressifs dirigés sur moi, et lui permet de vivre avec son mari ces sentiments qui la défendent et lui permettent de refouler un transfert envahissant, qu’elle avait beaucoup de mal à affronter. L’ « éparpillement », le déplacement favorisent la défense et favorisent une poursuite (moins difficile) de l’analyse. Les affects libidinaux très culpabilisés (peur d’être rejetée, méprisée) servaient à masquer les violentes revendications agressives œdipiennes et phalliques, elles aussi très culpabilisées avec angoisse de punition, de rétorsion ; le transfert latéral permettait de vivre directement des satisfactions sexuelles, et d’autres nombreux bénéfices : le jeu sadomasochique avec le mari en lieu et place du thérapeute, une activité castratrice envers le thérapeute alimentée par l’analyse sauvage. Tout ce que pourrait lui découvrir l’analyste, qu’il s’agisse des désirs de Judith envers son père, de sa curiosité sexuelle, de sa jalousie envers sa mère, des différentes facettes de sa revendication phallique et de son agressivité castratrice, elle connaît déjà tout cela, grâce à son mari qui bénéficie ainsi d’une idéalisation (non seulement il « sait », mais encore il valorise Judith de tout son savoir) ; grâce à lui, Judith sera mieux en mesure de refouler ses affects. L’absence d’émotion et d’effet thérapeutique apparent permettra envers le thérapeute une activité castratrice dont ainsi elle ne sera pas directement responsable. S’ajoutent enfin les bénéfices libidinaux exhibitionnistes et voyeuristes signalés plus haut. Toutes ces satisfactions et l’investissement « œdipien » du transfert latéral défendaient contre et masquaient des désirs agressifs destructeurs prégénitaux, oraux et anaux beaucoup plus angoissants.
35 Je ne reprendrai pas les commentaires que je faisais sur l’ensemble de ce traitement, préférant, pour l’essentiel, m’attacher à mon contre-transfert. À ce sujet, j’écrivais ceci, dans mon mémoire :
« Nous nous sommes demandé quel avait pu être le rôle de notre contre-transfert dans l’apparition et la structuration du transfert latéral. Il est certain qu’assez rapidement nous avons été très intéressé par les problèmes soulevés par ces phénomènes, ainsi que par l’analyse sauvage pratiquée par le mari. Il s’agissait là d’une défense contre un contre-transfert négatif, modifié par l’idée d’une utilisation scientifique. En ce qui concerne les interprétations fournies par le mari, si leur caractère schématique pouvait en partie atténuer leur valeur, il n’en demeure pas moins que de les voir données de façon aussi précise, brutale et inopportune, représentait un obstacle important pour le thérapeute, et le risque qu’un sentiment de frustration entraîne des réactions agressives dirigées soit contre la malade, soit contre son mari.
« Quoi qu’il en soit, nous pensons qu’un des premiers moyens de défense que nous ayons utilisé – à savoir, l’intérêt pour ce type même de difficulté –, était une défense contre la frustration et permettait ainsi d’éviter l’angoisse de castration. Enfin, le problème de la déportation subie par la malade à joué dans divers sens sur le plan contre-transférentiel. D’une part dans le sens d’un mouvement de sympathie au sens étymologique du terme, pour les souffrances endurées. Je pense que cette sympathie, qui s’inscrit dans la position affective générale à l’égard de la malade, a certainement joué un rôle important dans l’acceptation des phénomènes de transfert latéral et de l’analyse sauvage. [...] Si l’on considère classiquement le transfert latéral comme une transposition de la relation analytique, sous sa forme banale, il nous semble que le point important du transfert latéral c’est précisément la relation à trois qu’il crée et qu’il entretient, le couple extra-analytique étant de surcroît utilisé comme une résistance. »
36 Comme on vient de le lire, la prise de conscience superficielle de « risque de réactions hostiles suscitées par l’analyse sauvage et le transfert latéral, de défense contre la frustration », m’avait convaincu que j’avais « évité l’angoisse de castration », ce qui me permettait de ne pas approfondir l’étude de mes contre-attitudes et de mon contre-transfert pour mieux les refouler.
37 Très schématiquement, dans la première partie du traitement il s’agit de mes réactions de frustration devant ces interprétations sauvages qui me compliquent et/ou m’interdisent l’emploi de leur contenu, qui viennent interférer avec le déroulement « normal » du traitement, l’investissement transférentiel « normal » du thérapeute par la patiente – bref, les réactions conscientes et préconscientes (plus ou moins évidentes et faciles à débusquer) d’hostilité contre le mari et contre Judith par rapport à la frustration et à la castration infligées. Au niveau préconscient, jeu de rivalité avec le mari et risque d’érotisation de la situation, Judith devenant l’objet sexuel partagé dans une relation homosexuelle. Je ne me souviens pas avoir pensé qu’à certains moments, en raison de l’angoisse développée par la violence des affects, le transfert latéral pouvait aider mon travail, ce qui me semble peut-être aujourd’hui mériter discussion. Ainsi, dans un premier temps, je me trouvais dans une situation de rivalité œdipienne avec le mari par rapport à la position « paternelle » d’analyste ; le mari prend ma place et me châtre par le transfert latéral incarné dans l’analyse sauvage, l’ensemble me remet en situation infantile et j’éprouve inconsciemment un sentiment douloureux d’injustice, puisque « j’ai le droit d’assumer le rôle d’adulte, “paternel” », d’où l’irritation et le risque d’hostilité contre la patiente complice qui contribue à mon humiliation. Je suis dépossédé de ma place par rapport au couple (sans doute inconsciemment le couple parental), mais également hostilité contre celui qui, me châtrant en tant qu’analyste, me châtre dans ma rivalité à l’égard de la femme, son admiration, son transfert, positif ou négatif, mon sentiment de puissance par rapport à elle ; c’est moi qui dois, en opérant la réduction transférentielle, démontrer mes capacités...
38 Donc blessures et revendications narcissiques nombreuses, risque de répliques inconscientes ou rationalisées comme « justes » : « Ils m’empêchent de mener correctement mon travail, ils ne jouent pas le jeu, etc. »
39 Je suis donc prêt à travailler mes réactions de frustration, d’hostilité, mais sans songer à analyser réellement, sous ses divers aspects, mon contre-transfert par rapport à l’angoisse de castration (puisqu’elle est « évitée » !) ni comment à ce niveau je « favorise » le jeu sadomasochique du couple.
40 Ainsi, l’essentiel de l’angoisse de castration restant refoulée et inconsciente, n’ai-je pas envisagé que je redeviens le petit garçon impuissant face au couple parental « fort ». Judith est dès lors investie inconsciemment comme un personnage maternel et son époux comme un personnage paternel ; en conséquence, je n’ai pas le droit de me poser comme un objet transférentiel adulte pour la patiente. Je n’ai donc pas pris conscience des différentes conséquences possibles d’un contre-transfert maternel sur Judith. En revanche, l’investissement « scientifique » de l’analyse sauvage et du transfert latéral (sans avoir le projet d’en faire mon sujet de mémoire), ce désir de maîtrise, m’a conforté narcissiquement, inconsciemment, dans mon identité d’adulte-analyste et me protégeait de la castration ; plus j’étais en butte au transfert latéral et à l’analyse sauvage et plus je m’affirmais. Sans que je puisse étayer ce qui suit de citations cliniques, je pense que dans le champ contre-transférentiel stricto sensu je me suis investi (inconsciemment) comme étant de droit, par définition, le personnage paternel, fort, celui qui sait, ramenant le mari au rôle de pseudo-rival, copie maladroite du thérapeute comme l’enfant qui imite le père. Cette « interprétation » rend compte du contre-transfert au niveau œdipien, mais d’un de ses aspects seulement et non de sa totalité : l’investissement de la conflictualité concernant la castration et la reconquête de l’autorité (et de l’identité) permet de renforcer l’investissement du refoulement d’un autre volet essentiel du contre-transfert œdipien – à savoir, le contre-transfert libidinal, « amoureux », possiblement mobilisé en deux temps (voire sur deux plans) : l’apparition d’une phase positive (même brève) du transfert de Judith pouvant mobiliser mon identification inconsciente au petit garçon « adulé » par la mère jeune, jeune femme meurtrie par l’existence, à « protéger », c’est-à-dire réactivant tous les fantasmes héroïques et sexuels du petit garçon « défenseur » de la belle et malheureuse princesse prisonnière... (représentant une confusion entre le fantasme de « réparation » du personnage maternel et du désir inconscient de « réparation » de Judith persécutée par les nazis), cette identification précédant et/ou alternant avec l’identification idéalisante au père jeune, c’est-à-dire à l’amant de la mère.
41 Étant donné la situation inconsciente de départ chez l’analyste – à savoir, celle du personnage « d’autorité », on peut se demander si les situations de transfert latéral ne provoquent pas, au moins avec une certaine fréquence, ce type de contre-transfert sur la mère (ou le père) jeune avec l’identification à l’enfant idéalisé mais aussi au parent amant, amante (dans les cas de sexes opposés des protagonistes). Dans mon exemple, cette situation à trois (deux hommes dont le thérapeute – une femme) mobilise, derrière la rivalité œdipienne et la castration axée sur le père (représenté par le mari de la patiente), une double facette contre-transférentielle centrée sur la mère jeune, fantasmatiquement accessible : celle pour qui le petit garçon est « mon chéri le héros » – « Je ne saurais faire que ce qui te plaît », affirme Jocaste à Œdipe (Sophocle, Œdipe-Roi, La Pléiade, p. 680) – et/ou d’autre part la mère-amante, elle aussi inconsciemment « accessible », la patiente. Je me demande en incidente si certains cas de passage à l’acte d’un thérapeute masculin avec une patiente ne relèveraient pas d’un mécanisme lié à ce type de contre-transfert favorisé par les situations de transfert latéral « organisé, longuement poursuivi », le passage à l’acte représentant alors « à la fois » la réalisation sexuelle avec la mère (transgressions de la règle analytique, du serment d’Hippocrate, etc.), en même temps que paradoxalement une défense contre le contre-transfert sur la mère jeune (la preuve que ce n’est pas ma mère, c’est que je couche avec elle ; si elle était ma mère, je ne coucherais pas avec elle, je ne commettrais pas l’inceste...).
42 Ce contre-transfert sur la mère jeune, les fantasmes et la conflictualité qui s’y rattachent débouchent sur une somme considérable de pièges dans la conduite thérapeutique, difficultés que je n’aborderai pas ici ; on peut se demander enfin comment, aveugle sur l’essentiel de mon contre-transfert, l’analyse s’est poursuivie, en gros de façon satisfaisante, bien que j’aurais sans doute pu mieux gérer le premier mouvement du traitement, marqué par le transfert latéral et l’analyse sauvage, et sans doute « rallongé » par le rôle de mon contre-transfert. J’ai eu malgré tout la chance in fine de vérifier le dicton « Aux innocents les mains pleines ». Il m’est arrivé une ou deux fois, des années plus tard, d’avoir des nouvelles très satisfaisantes de Judith et des siens.
43 Un point abordé dans les remarques du mémoire concerne le fait que, dans l’ensemble, l’utilisation du transfert latéral et de l’analyse sauvage fut abandonnée dans la dernière partie de l’analyse marquée par un travail sur le personnage maternel essentiellement prégénital, avec quelques « retours » dans le registre œdipien et de très rares et brèves réapparitions du transfert latéral. Aussi cet autre point, signalé plus haut : l’absence en général du recours au transfert latéral, aux connaissances liées à l’analyse sauvage lors des mentions de la vie en camp. On peut se demander si, dans l’ensemble, la guerre, la résistance, la déportation n’avaient pas été investies, après coup, comme un sujet de fierté exceptionnel, une source de satisfactions narcissiques fournies par l’Idéal du Moi et le Surmoi, distinguant Judith de ceux qui « n’en étaient pas », comme si inconsciemment elle désirait éviter tout ce qui risquait d’altérer, de compromettre la qualité, l’authenticité de cette part de son identité.
Mots-clés éditeurs : Contre-transfert, Transfert latéral, Analyse sauvage, Contre-attitude
Mise en ligne 16/06/2009
https://doi.org/10.3917/rfp.733.0691