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Article de revue

La femme, la vie, la foi : quelques publications récentes de Julia Kristeva

Pages 559 à 570

Notes

  • [1]
    Les notes qui suivent reprennent largement la recension de cet ouvrage publiée peu après sa parution par Catherine Laurent-Chatelain dans Du côté des livres, rubrique du site web de la SPP, no 11, juin 2008.
  • [2]
    Qui rappelle et prolonge Interprétation du langage religieux, d’Antoine Vergote, Paris, Le Seuil, 1974.

1Pour mieux nous approcher du regard fasciné et fascinant de Julia Kristeva sur Thérèse d’Avila, il peut être utile d’évoquer quelques publications antérieures.

2Psychanalyste de la Société psychanalytique de Paris, écrivain, professeur à l’Institut universitaire de France, première lauréate en 2004 du prix Holberg, créé par le gouvernement norvégien pour honorer les sciences humaines, J. Kristeva livre beaucoup d’elle-même dans un roman d’apparence policière, Meurtre à Byzance (Paris, Fayard, 2004). Santa Barbara, ville imaginaire, est la proie d’une crise multiforme où sévissent la mafia et les sectes. Un serial killer s’en prend aux dirigeants d’une puissante secte aux pratiques illégales tandis que disparaît Sebastian Chrest Jones, historien des migrations, passionné par la princesse byzantine Anne Comnène, née en 1083, qu’un de ses ancêtres a peut-être connue et aimée. Le commissaire N. Rilsky, déjà présent dans des romans antérieurs de J. Kristeva, y mène l’enquête, avec l’aide de la journaliste Stéphanie Delacour. L’intrigue n’est qu’un prétexte qui sert de cadre à une méditation sur l’errance, l’exil et l’étrangeté, se déploie en une quête des origines – les origines bulgares de l’auteur, comme celles de ses personnages –, et cisèle le portrait de la princesse bulgare Anne Comnène, grande figure d’intellectuelle.

3Sans le détour apparent de la fiction, nous trouvons une présentation du parcours personnel et intellectuel de J. Kristeva, depuis la Bulgarie et sa vallée des roses, jusqu’à son travail d’universitaire et d’analyste, sous forme d’un entretien initialement diffusé sur Radio France avec Marie-Christine Navarro, journaliste et professeur à l’American University of Paris (La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2001). Au risque de la pensée nous restitue non seulement un itinéraire, mais aussi des intuitions fondamentales référées à cet itinéraire : « La psychanalyse m’a conduite à penser que c’est l’exil qui me constituait et non pas une appartenance. Que notre vérité [...] n’est pas dans notre appartenance à une origine, mais dans notre capacité de nous exiler, c’est-à-dire de prendre une distance vis-à-vis de l’origine. » La sémiotique, les nouvelles maladies de l’âme, la crise des places dans le lien social et le féminin – pensons à ses biographies magistrales de Colette, d’Hannah Arendt et de Melanie Klein – sont quelques-uns des thèmes repris dans ce dialogue, qui est complété par un échange de décembre 1988 avec la même interlocutrice sous le titre « Le bon plaisir ».

4J. Kristeva s’est récemment expliquée sur son intérêt pour ce qu’elle appelle Cet incroyable besoin de croire [1]. Le livre rassemble des entretiens, une conférence et trois courts articles de 2005 et 2006. Dans une préface dense, se référant à Nietzsche, elle doute que les croyants – ainsi que ceux « qui croient ne pas croire » – puissent reconnaître dans ses réflexions le « grand point d’interrogation » posé à l’endroit du « plus grand sérieux ». Au sein des ambivalences sensorielles et passionnelles qui caractérisent les humains, il est un moment crucial de projection dans le tiers auquel s’identifie l’enfant : le père aimant. La psychanalyse souligne la capacité de signifier, montre les enjeux de l’approfondissement de la capacité symbolique, ancrée dans le destin de la fonction paternelle. Freud aurait théorisé « une immanentisation de la transcendance ». Le lien décisif, c’est l’investissement du processus de symbolisation lui-même, qui détourne la pulsion de mort.

5L’auteur s’entretient d’abord avec Carmine Donzelli, éditeur à Rome de l’ouvrage sous le titre Bisognio du credere, un punto di vista laico. Le « sentiment océanique », que récusait Freud (protection contre le féminin maternel ?), est un vécu prélinguistique ou translinguistique qui étaie la croyance, au sens fort de « certitude inébranlable, plénitude sensorielle... survie ultime » (Proust). Le père aimant, celui de la préhistoire personnelle, antérieur au père œdipien, est une bouée de sauvetage dans cet océan du maternel primaire. Mais c’est le père mort qui est la condition de l’homo religiosis qu’est l’homo sapiens, et c’est le fantasme du Fils-Père battu à mort que met en scène l’évangile de la Passion, appelant la Résurrection comme déni, mais aussi comme invitation faite au croyant de « poursuivre corps et âme la désirance pour le Fils-Père ». La résurrection n’est à chercher « ni dans l’au-delà ni dans le monde immonde ». Le besoin de croire est « un ensemble de père-versions indépassables chez l’être parlant », pour qui l’amour est un avatar de la pulsion ; la psychanalyse ne peut donc s’en tenir à un discours sur l’illusion, ni refuser le débat avec les théologiens. Questionnée par son interlocuteur sur les sectarismes qui n’épargnent aucun des trois monothéismes, et sur l’impossibilité d’ « s’aimer en paix » chez ceux qui partagent pourtant le même besoin de croire, J. Kristeva propose qu’on laisse la psychanalyse déplacer la question du côté de « l’interprétation de la demande d’amour et de l’espoir d’amour, ainsi que de la haine qui en est l’envers solidaire ». Ce sont les liens d’amitié et de solidarité qui peuvent dépassionner la passion aussi bien que la compassion. L’homo religiosis ne saurait dépasser l’hainamoration qu’en se prenant lui-même pour objet de pensée. Le questionnement s’illustre de fécondes digressions sur Thérèse d’Avila, pour « sa quête de la sublimation par une parole aspirant à se confondre avec l’autre dans l’expérience de la régression », et Hannah Arendt, pour sa conception de ce qu’elle désigne comme « le centre de la politique » qui ne peut, si celle-ci est apte à se refonder, le faire qu’en récusant son enfermement dans la gestion économique des besoins existentiels.

6Une conférence de Carême de 2006, « Souffrir », prononcée par J. Kristeva à Notre-Dame de Paris, est reprise ici. La position de J. Kristeva sur le christianisme ne s’en tient plus à l’illusion dénoncée par Freud, car l’humanisme – dont procède la psychanalyse – est l’héritier du christianisme, dont la conception du par-don est une création (fondée dans une relation d’échange entre transfert et contre-transfert) qui répond à la conviction du meurtre originaire comme fondateur du lien social. La mort de Dieu – configurée dans la souffrance christique – est d’une formidable puissance thérapeutique, car elle est invite à un recommencement de la pensée, seul rempart vrai contre les nouveaux barbares dont la perte décisive est celle de la capacité de souffrir.

7Dans La haine et le pardon, qui rassemble un grand nombre d’articles, cet intérêt pour l’héritage religieux et surtout le déchiffrage de sa portée symbolique [2] se trouve situé parmi la diversité des intérêts de J. Kristeva, au sein de la richesse d’une pensée toujours en recherche et de ses apports sur un certain nombre de questions essentielles à la culture de tous comme au travail des psychanalystes. Les expériences des démocraties, qui sont aussi pré- et transpolitiques, s’acheminent, sans recours à l’irrationnel, vers une refondation de l’humanisme issu des Lumières. La sublimation et l’élucidation de l’amour et de la haine caractérisent tant la psychanalyse que la littérature qui nous aident à lire et à interpréter aussi bien les risques de la parole d’amour que ceux du désir de mort. En ce point névralgique surgit la nécessité de l’intelligence du pardon dont la vie psychique a besoin pour continuer à vivre, sans cesser tout à fait de ha ïr.

8En cinq parties significatives – Monde(s), Femmes, Psychanalyser, Religion, Portraits –, le livre rassemble des éclairages multiformes dont la coexistence renforce la pertinence singulière. Nous ne pourrons relever que quelques exemples, arbitrairement choisis, tel le souci de penser la liberté en temps de détresse, l’intérêt théologiquement très informé pour la foi orthodoxe, l’insistance pour ajouter la vulnérabilité à la fière trilogie Liberté, Égalité, Fraternité. C’est aux limites de la vie que la vérité et la loi font leur épreuve de réalité. À l’inverse, le désir d’extermination nazi vise non seulement les corps vivants, mais aussi les vocables « humains », « morts », « victimes » ; il s’agit d’exclure un peuple des espèces vivantes pour en faire des objets inanimés (Figuren ou poupées, Schmatten ou haillons, des riens) par le même geste mortifère qui les exclut du temps humain, celui du langage et de la signification, en annulant la possibilité même de se représenter les humains déclarés « superflus » (H. Arendt).

9À l’inverse, la passion maternelle module dans une certaine mesure le futur sujet. La femme enceinte est une Annunciata, qui écoute la parole de l’Archange, mais est surtout à l’écoute de son corps et de ce non-encore-autre qui germe en elle et sera un nouvel objet, puis avec un peu de chance un sujet et qui est d’ores et déjà une cible d’amour. Miraculeusement, la maternité est une passion au sens où les émotions d’attachement et d’agressivité narcissiques se transforment en amour. Dans cette expérience de la maternité, la passion prend son aspect le plus humain, le plus éloigné de son fondement biologique qui cependant ne cesse de l’accompagner. D’ailleurs, dans « La fatigue au féminin », ce qui pèse n’est-il pas tous ces objets impossibles – mère, sœur, chef de service, partenaires sexuels... – qui font que telle femme éprouve comme fatigue ce qui est manque de passion pour un objet défini ? Il est une plainte de la fatigue au féminin qui est une plainte de la sexuation, et ne se confond pas avec la plainte dépressive. La mystique, au contraire, fait échec et mat à Dieu en se construisant à travers et au-delà de l’objet d’amour, le prenant en soi, s’identifiant à lui ou le résorbant en elle-même : Thérèse d’Avila réussit là où Schreber échoue. L’écriture de Colette, l’endeuillement, l’anorexie et les mystiques montrent les voies de passage de l’amour d’objet à l’amour sans objet. L’écriture aussi est lieu d’éclosion et de renaissance continue, tandis que la voie freudienne invite l’analyste à des transferts-contre-transferts continus, infinis, en une plasticité psychique infatigable ; souplesse amoureuse, infidélité permanente dans la fiabilité même, au fil de la fluidité du processus analytique. Pour apprivoiser inlassablement la bisexualité psychique, il ne s’agit pas d’être en acier mais « en femme » pour que l’écoute et l’interprétation nous rendent, sans épuisement, gardiens et bâtisseurs de l’espace psychique en tant que structure ouverte, inachevée, interminable.

10La parano ïa et l’abjection, la discussion du rapport entre association libre et narration en psychanalyse (une transsubstantiation), la guérison comme renaissance psychique, l’adolescence comme syndrome d’idéalité, le désir de loi, l’impudence d’énoncer comme réflexion sur la langue maternelle mais aussi sur Colette et Proust, autant de thèmes qui mériteraient d’être suivis pas à pas. Notons encore une étude proprement biblique et théologique en même temps qu’historique sur le triple arrachement d’Israël, exode, exil et retour ainsi que l’intérêt explicite et argumenté « aussi passionnel que critique » pour la foi religieuse et sa puissance de symbolisation, comme pour son épurement critique. L’inévitable de la forme est pensé à partir de l’œuvre picturale de Giorgia O’Keeffe et de sa relation au photographe Stieglitz ; Roland Barthes témoigne de l’écriture comme étrangeté et comme jouissance ; la Celanie est l’univers de l’amour impossible et nécessaire, de la fragmentation des langues et des êtres, solitude d’où naît tant l’éclat poétique que la parole adressée de la narration épistolaire dans la correspondance entre Celan et Gisèle Celan-Lestrange. Annette Messager, plasticienne du mouvement, est une voyageuse dans la mémoire des mythes fondateurs, tandis que J. Kristeva « se voyage » en roman dans Meurtre à Byzance.

11Le pardon qui permet la vie sans la mutiler naît bien en effet de cette capacité de voyages ouverts, sans exclusive ni limites, inlassablement réengagés, tant au cœur qu’aux frontières de la multiplicité des expériences de la culture et de l’humain où J. Kristeva nous entraîne, nous invitant à entendre, à lire et à penser.

12En 1996, J. Kristeva avait écrit un premier opus sur les Pouvoirs et limites de la psychanalyse, intitulé Sens et non-sens de la révolte (Paris, Fayard, 1996). Dans un contexte de rupture de la transmission et de perte de la mémoire culturelle et historique, J. Kristeva voulait réexplorer, pour ses étudiants, les possibilités et les limites d’une « culture de la révolte ». Le livre regroupe ses cours de 1994-1995 à l’Université de Paris VII. Pour J. Kristeva, l’expérience de la culture européenne est inhérente au fait social mais y agit en même temps comme sa conscience critique : les grands moments de l’art et de la culture au XXe siècle sont des moments de révolte formelle et métaphysique. Il est vital de revivifier cet héritage, car le bonheur n’existe qu’au prix d’une révolte, et la culture-révolte, comprise comme dévoilement, retournement et déplacement du sens, est nécessaire à une société vivante. La critique et la théorie littéraires ont pour rôle unique d’éclairer la valeur des expériences-révoltes, qui peuvent sauvegarder notre vie intérieure, source invisible et indispensable du beau. C’est dans cette perspective que sont successivement examinés : les modèles freudiens du langage, occasion de présenter nombre d’aspects de la pensée freudienne ; l’œuvre d’Aragon, largement dénigrée du fait des choix politiques de l’auteur ; une lecture romantique de Sartre ; une étude de la sémiologie de Roland Barthes, centrée sur l’écriture comme démystification et qui fait place à la fois à la sublimation et au négatif.

13Entre les deux pôles de la révolte et du pardon, J. Kristeva lutte pour l’humanisme. Mais qu’est-ce que la mystique vient ici à la fois enrichir et subvertir ?

14L’intérêt que J. Kristeva porte à Thérèse d’Avila est à la mesure des 750 pages de cette biographie qui respecte le genre tout en le débordant de toutes parts. La première subversion tient au fait que l’auteur se met en scène sous la forme d’un double, Sylvia, psychologue en FMP, qui tente de faire partager son intérêt pour Thérèse à des proches et à des collègues, indifférents ou critiques et désabusés. La question de l’actualité de l’expérience de Thérèse est donc sans cesse posée au fil même du récit, en des contrepoints surprenants qui brisent et relancent à la fois la tension liée à la rigueur comme à la ferveur des propos. Le second mouvement qui fait de ce livre beaucoup plus qu’une biographie, pourtant très enracinée dans la société espagnole de l’époque et l’histoire de la famille d’Avila (avec la mise en évidence de l’importance du séjour de Thérèse chez son oncle), c’est que, à l’occasion des expériences ou positions de Thérèse, c’est l’ensemble de l’histoire de la mystique qui est convoquée, des néoplatoniciens à Tauler et aux béguinages. Car il s’agit aussi de montrer en quoi Thérèse est singulière et nouvelle, et de montrer en elle l’inventrice du baroque. La profusion esthétique de la Contre-Réforme est contenue dans sa subtile cénesthésie des vertus avec les sensations, gouvernée par les vertus, en un corps glorieux qui devient l’écriture même des Demeures de l’âme, château à l’espagnole fait d’espaces concentriques emboîtés aux multiples cours, dédales, chambres, boudoirs aux trésors et recoins inviolés.

15C’est à l’aventure intérieure de Thérèse que J. Kristeva fait la première place, au sein même de sa visite d’Avila ou de l’exploration des origines marranes de Thérèse, occultées par la famille. La thèse de J. Kristeva est que le cœur de l’expérience mystique de Thérèse repose sur une métamorphose, celle du passage à l’écriture. Expérience de Dieu et reconnaissance de soi dans et par l’écriture sont indissociables. À la limite, l’extase de Thérèse ne serait qu’un effet d’écriture, et c’est en cela même qu’elle serait puissante et fondamentale. L’écriture comme l’expérience se caractérisent par les métaphores liées à l’eau et à la fluidité qui disent à la fois la mobilité de la vie psychique, sa renaissance permanente et son caractère ouvertement sensuel, charnel et sexuel. Dans l’énonciation de Thérèse, l’eau s’annule par le feu et inversement, et les inversions constantes produisent la fluidité de métamorphoses (pas simplement de métaphores) qui nous entraînent dans cette proximité entre psyché et soma, entre l’un et l’autre : l’eau n’est pas comme l’amour divin, mais « l’eau est l’amour divin qui est l’eau. Et j’en suis, nous en sommes : moi, vous, Dieu lui-même ». Dès l’oraison de quiétude, le goût scelle le lien thérésien au divin, et les fictions métamorphiques des fontaines, braseros, sifflements et souffles déversent leur cataracte qui disent les perceptions ancrées dans le corps en un imaginaire pensé (très différent du quiétisme et de l’épanchement d’une Mme Guyon). Dire et écrire pour l’Époux leur vérité mutuelle touchant-touchée est pour Thérèse la preuve même que le divin l’a pénétrée, elle qui a tant réprimé son féroce appétit de goûter, de sentir, de connaître, d’écouter et de voir en un sadomasochisme qu’elle reconnaît, pour le dépasser dans une pensée-corps, un corps-pensée inou ï où cohabitent totalement régression et raison.

16La parabole de l’eau et le perméable château préparent la fable récursive du ver à soie évoluant en papillon. La saveur de l’hostie sans saveur, brûlante frontière où je est un autre, en est un point focal. Dans la jouissance alors éprouvée, la Madre est à la fois bébé nourri au sein, femme pénétrée du fer mâle et homme viril, identifié au corps mâle érigé mais aussi blessé, troué, caverneux, au corps résistant et éternel du Fils de Dieu. Là où l’hystérique échoue – à défier le maître, à le séduire, à le manquer –, l’âme métamorphique réussit en ne faisant qu’un avec lui dans un « vol de l’esprit » qui n’est jamais une abdication du jugement. Thérèse ne cesse de mettre en scène une intimité secrète mais sans secret, en état d’éclosion continue, séduisante, contagieuse – baroque, écriture du ravissement qui se dit en un flux toujours plus épuré de métaphores-métamorphoses ; il s’agit de comprendre l’énigme de cet imaginaire incarné, dont les analyses freudiennes de l’illusion religieuse ne sauraient suffire à rendre compte.

17Thérèse ouvre à une pensée distincte de l’illusion de l’imaginaire – comme de l’entendement pur, qui se méfie ou se défend du sensible –, une pensée inséparable de la « faculté imaginative » vouée à une élucidation infinie des fantasmes à partir de leur source amoureuse, en des noces toujours renouvelées entre l’entendement et l’imaginaire. La voracité frustrée s’y mue en appétit d’imagination, le mamelon et les ruisseaux de lait s’y confondent avec l’aiguillon de l’absence, l’unité de l’Aimé et de l’amante se scellent autour de l’entaille et du manque, tandis que le dégoût s’est transformé en une faim perpétuelle, inassouvie et pourtant comblante. L’extase thérésienne serait-elle un triomphe narcissique sur la dépression, par l’exaltation maniaque introduite dans l’orante sous forme d’une intromission du Père idéal ? Sans doute, mais pas seulement. Elle-même retrace son mouvement psychique avec une précision dans laquelle abondent les suggestions sexuelles. Sa perspicacité sensuelle, douée d’un génie analytique, s’accompagne de l’art de mettre en scène cette pénétration fantasmatique de son for intérieur par l’Autre, et de la restituer dans une narration ample et pourtant concise, convaincante. Certes, Thérèse ne révèle pas les sources sexuelles de ses angoisses, et ne se contente pas non plus d’une censure rationaliste et raisonnable ; elle invente une voie tierce, « faire diversion au désir » en le versant au compte de cet Idéal du Moi qu’est le Père idéal, A(i)mant aimé qui la pénètre en une jouissance qu’elle nomme élévation.

18L’une des voies empruntées par J. Kristeva alias Sylvia Leclerq est donc celle du fantasme du Père idéal en tant que Père mort. Le christianisme conduit le sujet dans cette angoisse-là, qu’il avive et perpétue. Une autre, présentée à travers les dialogues entre Sylvia et ses collègues – et développée à la fin du livre dans une interpellation à Diderot, en tant qu’auteur de La Religieuse où il dénonce et persifle l’ascétisme chrétien et sa violence imposée –, est l’insistance pour une réouverture d’un dialogue exigeant et dérangeant entre rationalisme et mystique. On pourrait suivre Thérèse dans le mouvement et la force de ses fondations et J. Kristeva tant dans sa discussion du sadomasochisme de Thérèse – que celle-ci reconnaît largement – jusqu’au dépassement du dolorisme interne à son expérience, que dans les « dialogues d’outre-tombe » qu’elle imagine entre Thérèse et ses contemporains, ou dans la comparaison entre Don Quichotte et Thérèse ( « Ce qui la tient, elle, c’est l’Autre. Ce qui l’interroge, lui, c’est l’illusion » ), elle qui n’a pas retourné le fantasme que l’Idéal existe en rire dévastateur mais qui convertit sa croyance en une inlassable investigation des plis de l’âme qui idéalise, qui demeure capable d’idéaliser et d’aimer.

19Le ravissement à la manière de Thérèse serait-il une élévation de la dépression ? Non une dissolution de la mélancolie, mais son auscultation-palpation, un anéantissement survolté ? Contre la dépression, Thérèse invente une surpression qui vous annule, perçu comme surabondante présence au-delà de toutes les absences. Ses descriptions cliniques évoquent angoisse, puis état de mal, suivis de déconnexion neuronale et enfin de soulagement dans l’épuisement. Mais elle en fait une prodigieuse construction amoureuse de l’amante pénétrée par l’Aimé, qui démultiplie la détente post-comitiale. Au travers de la passion christique, et parce qu’elle voit dans l’impétuosité de ce qu’elle ressent la marque d’une irruption du divin, l’écrivain transmue la souffrance insoutenable en grâce indélébile. Cette alchimie prend forme au couvent de l’Incarnation, entre 1554 et 1562, à partir de son appui sur le traité de l’oraison de Francisco de Osuna, et avant que le dominicain Pedre Ibánez, devenu son confesseur, ne demande à la carmélite d’écrire cette folie, cette hérésie, cette innovation (en 1560, Thérèse a 50 ans). Elle écrit ainsi au service de la foi telle que la comprend le courant de théologie mystique qui la soutient et la guide, et qui refuse le dualisme nature/surnature, la coupure entre créé et incréé (Louis de Grenade, Jean d’Avila, Pierre d’Alcantara...) ; la carmélite apporte sa pathologie neuropsychique et sa sensualité féminine, sa mélancolie et ses passions hystériques, son art littéraire et son génie psychologique, lovés aux tourments de son corps. Puis elle devient la fondatrice infatigable, la Madre, passant de l’extase à l’action... Elle affirme ainsi, d’une manière nouvelle et politiquement nécessaire en cette fin de XVIe siècle, que l’accompagnement de ces logiques extrêmes de l’amour de l’Autre constitue le fondement du christianisme – et, plus précisément, du catholicisme tridentin. De quoi, selon J. Kristeva, éclairer, aujourd’hui encore, tous les monothéismes.

20Au sortir de cette confrontation à Thérèse l’amoureuse, il n’est pas inutile de revenir sur la conception que J. Kristeva se fait de la sublimation, elle aussi toujours enracinée dans la père-version, dont les déclinaisons sont évidemment multiples. Dans une petite brochure, L’amour de soi et ses avatars. Démesure et limites de la sublimation, l’amour de soi est présenté comme l’expression, et l’expérience, la plus énigmatique qui soit. C’est à cette économie du « Soi qui s’aime » que réfléchit l’auteur de cette communication (qui semble issue d’une conférence), à partir de l’histoire de Colette à qui J. Kristeva a déjà consacré un livre très approfondi, l’un des trois consacrés à des figures de femmes : Hannah Arendt, Melanie Klein et Colette. Dans les pages écrites par Colette, s’aime un gigantesque soi élargi aux plantes, aux bêtes et à tous les plis de l’être lui-même. Il s’avoue en fin de parcours, confondu avec une figure maternelle gigantesque : « Sido ou les points cardinaux », mythifiée et idéalisée autant qu’elle avait été contestée et négligée. La jouissance autre de la sublimation sous-entend un retournement de la perversion en sublimation « de telle sorte que la perversion elle-même s’y résorbe et, sans disparaître, s’y recueille, mais comme une pureté ».

21L’amour de soi est une lente et pas toujours possible création du sujet parlant, construite dans et par l’introjection du bon objet, et grâce à l’identification primaire. Certaines expériences de sublimation et de pratiques esthétiques témoignent d’un amour de soi extravagant, appuyé sur le narcissisme, mais qui va bien au-delà ; elles aident à percevoir ce qui peut être de façon plus obscure sous-jacent à l’identité des sujets du refoulement et de la sublimation. Dans les processus sublimatoires, le sujet surinvestit ses propres moyens d’expression, qui se confondent avec les objets réels, voire s’y substituent, et deviennent les véritables objets d’amour de soi. Cette logique de sublimation est également à l’œuvre dans la création de la chimère dans la cure analytique comme dans l’amour de soi le plus modeste. L’alchimie de cette reconstruction amoureuse du monde est complexe, et il faut reconnaître à la perversion (ou à la « mère-version »...) la part qui lui revient dans ce laboratoire d’un Soi sans limites. Réaliser le fantasme en réécrivant l’infantile, voire sublimer le clivage, suppose la perversion comme fond sexuel originel sur lequel se découperont les structures ; perversion et sublimation ont partie liée dans le nouage entre pulsion et idéalisation, comme dans le caractère partiel (au sens des pulsions partielles) des voies de satisfaction. La sublimation implique une désintrication pulsionnelle, et « l’apparente sérénité narcissique de l’aventure sublimatoire expose, en réalité, le sujet qui s’y engage au risque d’une catastrophe psychique dont seule peut le sauver... la continuation de la créativité sublimatoire elle-même », jouissance extrême et contagieuse qui comporte ses propres risques d’exaltation maniaque et de déni de la réalité.

22Revenons pour conclure à la femme qui écrit aujourd’hui, avec une telle ampleur de vues et une telle abondance. Seule une femme, préfacé par la complice habituelle de l’auteur, Marie-Christine Navarro, rassemble divers articles et entretiens, dont des portraits de femmes – Germaine de Staël, Olympe de Gouges, Mme Tallien, Charlotte Corday, Mme Récamier, Mme Roland ou encore la peintre Georgia O’Keeffe. Au-delà des femmes militantes, rarement célébrées, comment la « surfemme » d’aujourd’hui, qui assume tout, fait tout mais éprouve la solitude de sa force et de sa singularité, trouvera-t-elle où parler, partager de la douleur et montrer du désarroi ? Le plus souvent, l’effet-femme est dans nos sociétés un certain rapport au pouvoir et au langage, ou peut-être au pouvoir du langage : ne pas les posséder, mais en être le support muet qui les excède. On naît femme ; mais on devient un je féminin, un sujet-femme en une longue et complexe construction, qui dure toute une vie. Quant à la passion maternelle, elle nous confronte aujourd’hui aux survivances du sentiment religieux et comporte d’emblée un négatif nécessaire, fait d’expulsion, de détachement, d’inhibition quant au but. Parce qu’elle est une sublimation continue, la passion maternelle rend possible la créativité de l’enfant. Toute créativité est d’ailleurs une expérience politique (au sens de Jésus et d’Arendt) et commence à deux – homme et femme – pour s’épanouir éventuellement dans un kaléidoscope de singularités plurielles, dans lequel le Soi se découvre nécessairement bisexuel. La castrature serait une certaine manière d’apprivoiser la castration, le manque et, avec ça, le féminin – réussite aussi désirable et impossible que la quadrature du cercle, atteinte par quelques génies (tels que Joyce), et formule magique du couple quand il dure dans le temps.

23Dans cette production prolifique, donc, des thèmes, voire des hantises, qui reviennent et s’imposent. Après la trilogie du Génie féminin, consacrée à Colette, Melanie Klein et Hannah Arendt, voici Thérèse qui décline le féminin dans une voie mystique où J. Kristeva la reconnaît et nous donne à la (re)découvrir, passion féminine sans retour, chair devenue feu ardent et fluidité radicale, femme devenue parole. À travers ses héro ïnes, nous rencontrons peut-être J. Kristeva elle-même, qui donne à ses lecteurs ses fougues et ses passions, qui propose sans tabou les reprises de l’origine et le plus actuel de la soif de vivre, sa pensée faite de chair et sa féminité qui veut se penser. Puisse cette parole singulière et multiple, maternel féminin qui s’ouvre sur la créativité partagée, appeler à son tour notre passion d’être et nos propres paroles.

OUVRAGES ETUDIES

  • J. Kristeva (2008), Thérèse mon amour. Sainte Thérèse d’Avila, Paris Fayard, 749 p.
  • J. Kristeva (2007), Seule, une femme, La Tour d’Aigues, Éd. de l’Aube, 2008 pour l’édition de poche.
  • J. Kristeva (2007), Cet incroyable besoin de croire, Paris, Bayard, 188 p.
  • J. Kristeva (2005), La haine et le pardon. Pouvoir et limites de la psychanalyse, texte établi, présenté et annoté par Pierre-Louis Fort, Paris, Fayard, 702 p.
  • J. Kristeva (2005), L’amour de soi et ses avatars. Démesure et limites de la sublimation, Nantes, Pleins feux, 45 p.

Date de mise en ligne : 01/05/2009

https://doi.org/10.3917/rfp.732.0559

Notes

  • [1]
    Les notes qui suivent reprennent largement la recension de cet ouvrage publiée peu après sa parution par Catherine Laurent-Chatelain dans Du côté des livres, rubrique du site web de la SPP, no 11, juin 2008.
  • [2]
    Qui rappelle et prolonge Interprétation du langage religieux, d’Antoine Vergote, Paris, Le Seuil, 1974.

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