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Article de revue

Ambiguïté de l'interprétation : la tentation de l'inhibition, vice ou vertu ?

Pages 387 à 402

Notes

  • [1]
    Un bel exemple de ce mouvement nous est fourni par Catherine Crachat, héro ïne de Vagadu, roman de Pierre Jean-Jouve, et qui, dans sa première séance d’analyse avec un psychanalyste célèbre de son époque (vraisemblablement Rudolph Lœwenstein), oppose à toute association d’idées un accrochage obessionnalisé aux percepts environnants, jusqu’à ce qu’une intervention neutre de l’analyste amène un matériel transférentiel chargé d’hostilité.
  • [2]
    C’est aussi que la note technique du texte de 1904 est venue se superposer dans mon esprit à une autre note dans la Traumdeutung dans laquelle Freud affirme qu’un personnage dont le visage n’est pas reconnaissable représente toujours la personne de l’analyste.
  • [3]
    Op. cit. : « Quand est-il temps de lui dévoiler le sens caché de ses idées, et de l’initier aux hypothèses et aux procédés techniques de l’analyse ? »
  • [4]
    Le reproche que le roi Midas adresse à la Pythie après sa défaite face aux Perses porte sur une intentionnalité supposée de celle-ci. Il est intéressant de remarquer que, si Midas a bien des raisons de se plaindre, si l’oracle tel qu’il l’a entendu est bien la cause de sa ruine, cette ruine lui aura cependant ouvert une nouvelle vie. Il y aura gagné l’amitié indéfectible du roi Cirus, son vainqueur dont il deviendra le confident ; une amitié qui vaut bien de l’or...
  • [5]
    Dans un échange de lettres entre Karl Abraham, récemment installé à Berlin et peinant à développer sa clientèle qui se plaint à Freud de la rupture du traitement d’un patient obsessionnel. Freud lui demande en retour, un peu paternellement, pourquoi s’être donné tant de mal à lui faire des interprétations (sous-entendu, à tout le moins excessives) là où rien ne favorise plus le transfert obsessionnel que de lui laisser la bride sur le cou, et qu’il aurait été tellement plus efficace et plus simple de s’abstenir de toute intervention.

1

2L’ambigu ïté est d’abord une affaire de genre.

3L’ambigu est séduction, tentation, mortelle attirance. Il n’a pas de limite précise, franche, nette, ce qui participe de sa séduction, en excitant la curiosité : désir de franchir la limite du visible, désir de savoir, désir d’analyse. L’ambigu porte à l’inquiétante étrangeté : ambigu ïté du transfert, le « che vuoi ? » de Lacan ?

4L’ambigu serait hermaphrodite. Je me rappelle la sculpture de Canova au Louvre : le regard qui longe/caresse le buste féminin tombe soudain avec horreur/fascination sur le membre masculin. Par un brusque retour du refoulé vient se réaliser une image de fantasme : la femme à pénis, celle dont l’existence vient dénier la théorie de la castration et indiquer son échappatoire possible.

5Rêve du parano ïaque, entre autres : il existerait une femme à moustaches toti-potente, ma mère. C’est du reste l’hypothèse de Freud (1923) au regard de l’évolution des représentations successives du diable dans l’œuvre du peintre de la « névrose diabolique ».

6L’ambigu ïté va avec le voilé, le demi-montré, le suggéré.

7Règne de l’illusion, elle permet une solution élégante, mi-dite, à la question de l’emprise, la renvoyant au jeu consenti : je veux bien croire ce que tu me dis, d’autant mieux que ce que tu me dis est justement ce que j’ai bien voulu entendre.

8Farce, ironie, tromperie de l’inconscient qui associe les contraires et expose au mélange des genres ; pour preuve, les têtes Janus, rassemblant deux visages opposés, représentation du dieu des portes et des passages dont Freud avait un exemplaire dans son bureau, divinité ambiguë qui assemble les contraires, autorisant le renversement de l’un dans l’autre.

9L’état de régression – de niveau variable – dans lequel analyste et patient se trouvent plongés en séance, abolissant les frontières entre les instances, d’une part, entre Soi et non-Soi, d’autre part, crée des zones d’ambigu ïté : ambigu ïté de ce qui s’est dit ou bien seulement pensé et sous quelle forme, et dans la tête de qui. C’est un enfant monstrueux de l’analyse qui se crée là ; le produit de la rencontre entre le patient et l’analyste. C’est la chimère selon Michel de M’Uzan.

10Ce moment de rencontre entre les deux psychismes que constitue l’interprétation repose sur une certain degré d’illusion partagée. Aussi l’analyste éprouve-t-il une difficulté particulière à rendre compte du littéral du contenu d’une séance. Ce serait d’ailleurs illusoire d’y prétendre, et pour quelle démonstration ? Tout exposé clinique est choix subjectif qui ne saurait se constituer en argument de justification ou de preuve. Il ne peut fonctionner qu’à la manière d’une métaphore ou d’une analogie qui vient proposer une représentation mentale pour penser un problème dont l’abstraction rend la compréhension trop difficile. De la même façon que la figure, pour le mathématicien, n’est pas autre chose qu’une représentation qui lui permet une analyse d’un problème et de ses transformations.

11Pendant la séance, le flottement interne lié au retrait des investissements extérieurs (visuels), l’état quasi hypnotique, dans lequel se trouve l’analyste à certains moments, l’amène à se sentir baigner dans un milieu étrange, traversé d’éléments divers, à peine apparus et déjà disparus et qu’il serait bien en peine de rassembler dans des mots. Bribes de représentations, éclats d’anciens éprouvés sensoriels, réminiscences fugitives, tous sont accrochés à des affects anciens, à peine entrevus au travers de ces moments de retrouvailles hallucinatoires.

12Et, lorsqu’on en viendra à la mise en mots, il s’opérera nécessairement un certain écrasement de l’éprouvé comme une sorte de réduction dimensionnelle, une perte. L’éprouvé devra faire son entrée dans un monde tridimensionnel organisé par une temporalité linéaire, ce dont il ne se remettra jamais tout à fait.

13Face à la complexité des éprouvés, l’interprétation, du moins le souvenir qu’en garde l’analyste, la note qu’il en prend après la séance, ou seulement la bribe déposée en cours de séance, viennent ancrer le matériel. Ils lui font un point de repère à partir duquel il pourra retrouver ses fils associatifs, tout comme un élément de réalité de la vie diurne peut parfois faire ressurgir tout un contenu de rêve qui aurait été aussitôt refoulé. Mais cette reprise, a posteriori, donne au matériau brut de la séance une consistance, une cohésion qu’il n’a pas forcément sur le moment. C’est un travail de reconstruction à l’instar, là encore, du travail du rêve. Les hypothèses de l’analyste sont prises dans une secondarisation de la pensée qui tend à réduire les effets d’ébranlement des représentations produits à l’énoncé de l’interprétation ; tant ceux du patient que des siens propres. Ces effets de l’interprétation sont difficiles à appréhender et l’on sait combien l’inconscient de l’un et de l’autre sait s’alerter d’une parole dangereuse.

D’UNE ERREUR À L’AUTRE

14Après un long silence, il remarque, pour moi mais aussi comme pour lui-même, que ce silence dans lequel il reste n’est pas un silence habituel. Non, pas un silence ordinaire. C’est qu’il bute sur quelque chose ; il ne se verrait pas me raconter cette discussion qu’il a eu avec sa femme ; raconter cette discussion lui semblerait vraiment sans intérêt...

15Figure classique de la résistance, le récit de ce patient, depuis peu en analyse, témoigne cependant d’une fine capacité à l’autoperception de ses mouvements internes. Sa justification de sa résistance à une règle fondamentale, bien entendue mais quand même..., est une réponse par avance à l’objection que je ne manque pas de lui faire néanmoins : ce qu’il dit là montre le bien-fondé de la règle et nous laisse supposer que ces événements présentés comme sans intérêt doivent probablement, justement, receler quelque chose d’important. Cette intervention amène la reprise du processus associatif.

16La réponse interprétative de l’analyste, on ne peut plus classique, à l’avantage, outre de mettre l’accent sur la résistance, de proposer un appui – à valence narcissique – aux capacités d’auto-discrimination du Moi ; une quasi-pédagogie psychanalytique, en un mot, qui permet d’introduire l’idée de résistance. Résistance, interprétation et la reprise associative, qui vient en confirmer la justesse, tout va donc pour le mieux. À ceci près, toutefois, qu’un petit détour par son contre-transfert suffit à l’analyste pour vérifier que ce qui pourrait lui apparaître comme un simple exercice technique aura activé, en fait, un rapport de force complexe. En effet, le commentaire du patient me rappelle aussitôt les « écrits techniques » de Freud, et c’est fort de cet appui sur le Surmoi analytique que mon intervention m’aura paru évidente. Ne nous explique-t-il pas qu’il faut interpréter le silence des patients comme une résistance à des représentations qui concernent l’analyste ?

17Seulement voilà, à ce point précisément, ma mémoire me joue un tour, car ce que dit le texte (S. Freud, 1904) est un tout petit peu différent : « ... quand les associations viennent à manquer, cet obstacle peut à chaque fois être levé... ». Quand les associations viennent à manquer ! Et Freud prend la peine de préciser dans une note de bas de page qu’il s’agit bien d’associations qui ne se présentent pas à l’esprit du patient et non pas d’associations qu’il tairait, nuance ! Non pas le silence en tant que tel, mais bien un silence par absence d’association : « Une fois l’obstacle levé... l’absence d’association s’est transformée en refus de parler. » [1]

18Dans le fragment clinique ci-dessus, mon intervention, bien que juste, s’est organisée à partir d’une erreur, d’un contresens. Comment du vrai a-t-il bien pu surgir d’un faux ? La réponse se trouve dans un petit mouvement du contre-transfert qui a dissocié ce qu’il en est d’une technique analytique bien intégrée par le Moi, d’un souhait inconscient qui trouve là le moyen d’une satisfaction peu coûteuse [2] : à ce moment, pensant à la remarque de Freud, je remarque en moi un petit mouvement de triomphe œdipien qui m’amène à penser : « Nous avons fait depuis de grands progrès dans la manière de formuler nos interprétations ! » Selon ce train de pensée (qui suppose un Freud placé par le transfert paternel en position de Maître), l’indication technique de 1904 serait entachée d’un certain abus de pouvoir, d’un savoir qui s’imposerait par la seule force suggestive du transfert, dans une certaine brutalité du rapport à la défense. Par comparaison, dans la séquence rapportée par moi, ce serait le patient, de lui-même, qui parviendrait à la même conclusion grâce à mon maniement beaucoup plus nuancé de la relation transférentielle.

19Mon contresens a donc valeur de lapsus, il est tout à la fois une révolte et une victoire contre le père/maître et son interprétation/accusation par laquelle il reprocherait à son analysant sa transgression de la règle et son opposition inconsciente à sa férule. Complice du mouvement de résistance, le sentiment d’élation ressenti par l’analyste traduit un affranchissement temporaire de l’emprise de son Surmoi analytique. Et c’est sans doute la raison pour laquelle, malgré tout, mon intervention revenant ensuite sagement dans les clous protecteurs du Surmoi prend la forme tout à fait classique et bien conforme aux « règles » d’un rappel à la règle analytique. Cette petite séquence montre combien dans la moindre de ses interventions, fussent-elles apparemment aussi codifiées et techniques que possible, l’inconscient de l’analyste est à chaque fois tout entier convoqué et sollicité au niveau de toutes ses instances et dans leurs relations réciproques ; comment, enfin, chaque analyste est amené pour son propre compte à retrouver le chemin tracé avant lui.

20Pour ce qui nous importe ici, il faut noter que les couronnes de fleurs que je me tresse bien complaisamment ont trouvé leur justification dans une certaine retenue de l’interprétation : là où Freud expliciterait à son patient son mouvement défensif ( « vous pensez à moi » ), mon intervention, elle, contiendrait une part d’inhibition visant à épargner à la situation analytique une surcharge pulsionnelle brutale. Simone Korff-Sausse (2008) souligne ce risque de la résistance à interpréter d’un analyste « inhibé par la peur de l’intrusion excitante, de la séduction, de la violence ». Aussi mon mouvement d’inhibition trouve-t-il une valorisation et une justification dans une prime narcissique idéalisante. Pourquoi pas, après tout ? Sauf que, du coup, c’est la force d’impact liée à la signification inconsciente qui se trouve gommée, atténuée, pour mieux s’intégrer dans une secondarisation plus convenable.

21La poursuite de l’analyse montrera pourtant que mon contresens n’aura été qu’apparent : derrière le conflit avec le conjoint se profile un problème de paiement des séances qui alimente une conflictualisation progressive du transfert. Et si, à ce moment-là, le choix d’une interprétation de la résistance s’est imposé sous une forme qui l’émousse, c’est aussi en fonction de l’apparition dans les séances précédentes d’une tension grandissante. Depuis quelque temps, la frustration que représente mon silence tout relatif crée une tension d’hostilité qui, peu à peu, s’organise autour du coût des séances. Et ce mouvement ramène encore une fois les souvenirs traumatiques de l’enfance, ces souvenirs-écrans structurés par les difficultés matérielles répétées de ses parents. Encore et toujours le même thème. Toujours les mêmes histoires, les mêmes souvenirs, des mêmes malheurs ; sans arrêt, répéter les mêmes traumatismes. Le sentiment de la répétition, se dégageant au fil de l’analyse, vient menacer le libre déploiement de la résistance, dans cette forme à l’efficacité pourtant éprouvée depuis tant d’années, et réveiller du même coup la crainte d’une désintrication.

22À ce moment, je lui avais proposé une idée : le souvenir traumatique, comme un écran, ne viendrait-il pas masquer autre chose ? En manière d’association, il avait ri et s’était rappelé cette publicité humoristique : un analysant et derrière lui son analyste qui écrit un livre de recettes sur le lapin chasseur. Je lui fais remarquer que son association, par laquelle il m’imagine ne l’écoutant pas, vient, précisément, à la suite de mon interprétation concernant les souvenirs « traumatiques ». Qui donc, alors, ne devrait pas entendre quoi ? Après un silence, il poursuit : « J’ai pensé : et si j’arrêtais l’analyse ? » Reprenant sa formulation, je la complète : « ... et si... alors, je n’aurais pas à me préoccuper de ces pensées masquées par les souvenirs traumatiques ». Comme nous le verrons bientôt, la forme de cette interprétation est, selon Laurent Danon-Boileau, d’un type caractéristique. En attendant, elle déclenche une décharge émotionnelle vide de représentation, en forme d’abréaction : « Ça vient tout seul les pleurs, par moments ; une réminiscence quelconque... », m’explique-t-il, dans un rappel inattendu de l’aphorisme freudien ( « l’hystérique souffre de réminiscences » ).

LA PRUDENCE DE L’ « INTERPRÉTANT »...

23Dans un livre consacré au langage, Laurent Danon-Boileau (2007) s’intéresse aux formes linguistiques des interprétations. La lecture de mémoires d’adhérents lui permet d’observer la fréquence de certains types d’interprétations dites à visée mutative qu’il regroupe en deux formes canoniques principales.

24Dans une première forme, l’analyste, pour raccrocher les éléments actuels du transfert à l’histoire du patient, adopte une forme interrogative : « Peut-être que, quand je vous ai dit ceci, vous avez pu penser que... ? » Le conditionnel qui suit l’interrogative redouble l’intention affichée d’une hypothèse proposée loin de toute certitude. Certes, elle ouvre à la possibilité d’un regard porté conjointement sur le matériel de la séance, mais elle laisse aussi planer une impression de précaution ; comme la nécessité phobique d’une protection mutuelle par la préservation d’une distance suffisante.

25Dans la deuxième forme, l’analyste reprend un énoncé du patient dans un léger décalage comme pour le compléter par sa seule logique interne. Le verbe est mis à l’infinitif, tandis qu’une conjonction permet d’introduire la suite logique porteuse de l’interprétation proprement dite, comme dans mon exemple ci-dessus : « ... et si... alors... »

26La prudence manifestée par les analystes est bien légitime. Elle répond aux nombreuses mises en garde délivrées par Freud dans ses « Conseils aux médecins » (1912 a). Tout à son souci de l’époque d’encadrer la pratique analytique et de limiter, en particulier, les effets de séduction inhérents au transfert, il balance régulièrement entre des positions opposées. Autant il en appelle à la prudence et au respect des règles par référence à sa propre pratique, autant dans le même temps peut-il se montrer d’une audace, encore aujourd’hui, surprenante dans certaines de ses interventions. L’ambigu ïté de sa position, la nécessité même – pourrait-on dire – de ces balancements n’est nulle part aussi évidente que dans le texte sur l’interprétation sauvage (1912 b), dans lequel, après avoir bien montré en quoi l’interprétation avait eu un effet contraire à celui escompté, il lui reconnaît cependant la valeur d’une ouverture vers une prise de conscience par la patiente de son fonctionnement psychique. C’est donc à bon droit que, dans le fragment rapporté, mon intervention m’aura rappelé les écrits techniques et leur tonalité virile, qui exalte la lutte âpre, rude et de tous les instants contre une résistance opiniâtre, sournoise et retorse. De fait, ce type de mouvement dans une analyse évoque un combat qui justifie les métaphores guerrières de Freud.

27Les formes canoniques que repère Laurent Danon-Boileau viennent ainsi souligner une part d’inhibition chez l’analyste – inhibition de son agressivité contre-transférentielle ou, du moins, tentative de l’atténuer. L’analyste, en même temps, semble suggérer à son patient un accord de bon voisinage, par lequel chacun s’engagerait à épargner l’autre. La forme prudente, le « peut-être... », aurait alors pour fonction de préserver l’espace analytique, de sauvegarder la situation analysante (J.-L. Donnet, 2005) et chacun de ses partenaires d’un excès, d’un débordement par l’excitation. Et ce que l’on pourrait considérer comme un simple artifice de style nous permet cependant de disposer sur la scène comme une sorte de tissu, un voile capable d’amortir les contacts et d’émousser les rugosités. Il n’y a donc pas à s’étonner si ce genre de formulations nous viennent spontanément dans le traitement de patients aux traits caractériels prononcés ou bien manifestement très projectifs, des patients qui investissent massivement des défenses et des identifications narcissiques. Laurent Danon-Boileau propose d’ailleurs de comprendre ces formes de l’interprétation comme ayant pour fonction principale de favoriser la transitionnalité.

28Elles ont pour prix, cependant, un certain affadissement de la réalité de la violence pulsionnelle qui aurait pu être découverte par une interprétation plus directe. L’attitude technique faite de prudence et de préservation du cadre trouve là sa limite et risque de déborder sur la relation elle-même. La tentation pour l’analyste d’un évitement du conflit est évidente : se préserver soi-même sous couvert de préserver la cure des envahissements et des attaques. Le recours au « peut-être que... », « ne pensez-vous pas que... », « on pourrait imaginer qu’une de vos idées aurait été... », autant de trouvailles pour diffuser, temporiser – l’emploi du conditionnel en témoigne –, l’impact pulsionnel de l’interprétation. Le fait que ces formules, nous les peaufinions plutôt face à des transferts potentiellement virulents, est en cohérence avec le manque de jeu et de souplesse propre à ces structures. L’attente, le détour, le déploiement onduleux d’une pensée qui demande à ce qu’on en suive les méandres, participent d’un souci plus ou moins explicite de lier l’excitation du transfert.

29Mais, justement, cette forme de prudence de l’analyste, l’inconscient de l’analysant, lui, n’en est pas dupe. Il risque bien plutôt de lui prêter le sens d’une manœuvre un peu déloyale, un peu séductrice, une tentative discrète de passer le licol, malgré tout, au cou de la bête. Les structures caractérielles ou projectives réagiront volontiers immédiatement en épinglant l’analyste au lieu de son repli phobique. Ici, au moins, la situation a le mérite de la clarté ; car, avec des structures plus névrotiquement bienveillantes vis-à-vis de leur analyste, c’est plutôt à une certaine forme de déni partagé du transfert hostile que l’on risque d’assister. Celui-ci peut évidemment rester longtemps nécessaire à la poursuite du processus analytique jusqu’à l’établissement d’un transfert positif suffisamment solide, comme Freud, d’ailleurs, le fait remarquer ; il n’en reste pas moins qu’un jour ou l’autre il devra bien arriver au grand jour.

30Alors à quel moment, sous le coup de quelle nécessité interne, l’analyste doit-il sortir de sa réserve pour intervenir sur la scène ? Comment départir ce qui est utile au patient et au déroulement de la cure, de ce qui ne serait que pure nécessité interne à l’analyste ? Cette question classique dont une des clés se situe au niveau du contre-transfert, Jean-Luc Donnet (1995) l’a placée sous un éclairage un peu différent en distinguant le transfert à analyser du transfert pour analyser. Idéalement, disait-il dans un séminaire, l’intervention de l’analyste ne devrait pas avoir d’autre ambition que de permettre une relance du processus associatif lorsqu’il s’interrompt ou bien lorsqu’il se sclérose – position qui est en parfait accord avec celle de Freud (1913) : « ... tant que le patient continue sans entraves à révéler les pensées, les idées qui lui viennent à l’esprit, il convient de ne pas aborder la question du transfert. »

31Les deux textes se répondent ainsi pour cerner la même idée : interpréter quand ? Quand le processus d’association libre se grippe ; interpréter quoi ? Le transfert ; ne pas interpréter quand ? Quand tout se passe bien. Cette perspective qui table sur les capacités de réorganisation et d’auto-observation du patient contient de plus l’idée de la transmission d’un acquis. Non seulement dévoiler le sens caché et les modes de pensée particuliers de l’inconscient, comme dans l’interprétation des rêves, mais aussi initier dans une visée didactique [3].

32L’argumentaire très logique à connotation surmo ïque des écrits techniques cherche à encadrer une pratique dont Freud redoute, alors qu’elle se développe, les dérives d’un certain nombre d’analystes de son entourage du côté de la suggestion avec la crainte explicite de passages à l’acte. Quelques années plus tard, Sándor Ferenczi formalisera plus précisément ce problème sous l’angle de la « confusion des langues ». En filigrane de ces textes transparaît une difficulté à organiser et penser ce qu’il en serait de l’activité de l’analyste. Car, au-delà de ces formules limpides qui paraissent pouvoir encadrer précisément le travail analytique, la question au fond reste entière et surtout si l’on considère certains types de discours qui ont toutes les apparences de l’association libre tout en figeant toute associativité réelle. Ce problème, celui d’un dévoiement de la règle de libre association par la résistance, apparaît très tôt dans l’histoire de la psychanalyse (S. Ferenczi, 1919).

33Aussi les positions des analystes sur ce point se situent-elles le long d’une sorte de gradient entre activité et passivité en fonction du rapport que chacun entretien avec son Surmoi analytique. C’est sans doute pour contourner cet obstacle, lui proposer une solution plus structurée, que Danon-Boileau promeut deux autres types d’interprétation à côté des deux types canoniques précédemment évoqués. D’une part, l’interprétation qu’il appelle analogique et qui semble très proche de ce que Freud définit comme construction. D’autre part, l’interprétation qui porte sur l’affect éprouvé en séance (et qui se rapproche des interprétations hic et nunc de Nunberg). Il s’agit pour l’analyste de travailler avec le patient à préciser et développer ses associations à partir d’un éprouvé de séance. On a l’impression d’un travail qui porte sur le préconscient et vise à se faire l’interprète d’un sentiment et à poser les jalons d’une interprétation future qui porterait cette fois sur le matériau inconscient.

34Si maintenant, quittant le point de vue linguistique, on se recentre sur les jeux de forces psychiques agissant au sein de la séance, il me semble que l’on peut rassembler en trois types principaux les modes interprétatifs utilisés.

35Certaines interprétations se situent nettement du côté d’un enveloppement que l’on perçoit comme défaillant et qu’il s’agirait de renforcer pour pouvoir accueillir secondairement le travail sur les défenses. Ce type d’interprétation tient compte des défenses et les ménage temporairement plutôt que de les aborder frontalement. Elles prennent en compte la nécessité de la survie du cadre et du processus analytique qu’un abord trop frontal, par la charge d’excitation qu’il éveillerait, risquerait de menacer. Elles supposent de l’analyste plus de retenue et de prudence – un peu d’inhibition, en somme, par rapport à ses intuitions.

36D’autres s’apparentent d’une manière ou d’une autre à un travail de construction. Sans forcément proposer un récit qui rassemblerait l’actuel et le passé dans un mythe subjectivant, ces interprétations ou « interventions/interprétations » ont pour visée d’en rendre l’émergence possible, d’en préciser les contours, d’en articuler les éléments. Il s’agit d’un travail de pensée à deux qui donne progressivement une forme aux éléments préconscients, par petites touches et réarrangements, ou bien, comme pour un dessin, à coups de remords. Ce travail de pensée à deux aide à dégager et à délimiter progressivement l’informel. Il distingue, précise, nomme, articule l’un à l’autre des contenus de pensée épars et procède d’une mise en œuvre de la pulsion de dé-liaison comme nécessaire au travail de la pensée ; activité dissociative qui, cherchant à distinguer les émotions et les objets, s’accompagne d’une re-liaison immédiate par leur mise en mots. Ce type d’intervention/interprétation vient donc favoriser l’articulation entre les représentations de chose et les représentations de mots. À condition toutefois pour l’analyste de porter une attention précise à l’équilibre sado-masochique dans le jeu transféro-contre-transférentiel, dans sa passion de comprendre (à l’instar du Freud des débuts face aux jeunes hystériques), pour le contenir dans des limites soutenables.

37Les interprétations, enfin et à l’inverse, peuvent viser à ébranler un système défensif trop solidement structuré, en particulier ceux qui s’appuient sur la pensée secondarisée, érigée en gardienne du Moi. Ces défenses, qui s’originent dans un besoin de maîtrise d’un objet vécu comme menaçant l’intégrité narcissique, trouvent souvent dans une analité solidement charpentée le soubassement naturel à leur mise en œuvre. Par un dévoiement du processus analysant, elles tentent de maintenir l’analyse et l’analyste dans un rapport d’opposition et de force. Face à cette modalité défensive souvent séduisante chez des patients qui mobilisent toutes les ressources de leur intelligence, l’analyste ne saurait trouver de solution dans une relation elle-même secondarisée et en miroir. C’est au contraire des surgissements de son inconscient, dans un certain renoncement de sa part à la maîtrise et à la cohérence de son discours, qu’il peut espérer modifier le régime défensif. Il s’agit là d’interprétations dont les analystes disent parfois ne pas bien savoir d’où elles sortent et qui leur aura quelque peu échappé (le « je ne sais pas ce qui m’a pris » soulignant la passivation). C’est peut-être l’effet de ce qui a été repéré par Lacan sous le terme de « signifiant », qui vient alerter d’un coup le système défensif – un pavé jeté dans la mare et qui soulève des trains d’ondes successives. Un de ses effets possibles est d’ailleurs la réaction thérapeutique négative, par quoi se marque paradoxalement la justesse de l’interprétation.

38Ce type d’interprétation s’appuie sur la poétique du langage, poétique d’une parole qui dégage du sens par-delà la signification des mots. Une poésie non pas élégiaque, comme la poésie romantique qui en appelle à l’objet perdu, mais plutôt la parole du mystère, celle de l’oracle, l’énigme double face, dont le fait qu’on voudrait y entendre une intentionnalité est déjà en soi un symptôme [4]. L’impact de telles interprétations vient de ce qu’elles révèlent soudain l’étrangeté radicale de cet autre assis là dans le fauteuil ; elles provoquent une sorte de déchirure de la trame d’un familier trop bien institué. Le caractère de formulation paradoxale, qu’elles contiennent souvent, renforce les effets de désorganisation/réorganisation rapides autour de cette nouveauté apparue sur la scène, et qui se succèdent alors dans la séance comme pour la circonvenir.

INHIBITION, SILENCE ET INTERPRÉTATION

39Le silence est certes ce que rencontre d’abord l’analysant. Béla Grunberger (1971) a magnifiquement décrit au début de son livre sur le narcissisme cette appropriation du silence par l’analysant et sa double fonction de restauration narcissique et d’instauration du cadre analytique. Il va constituer le soubassement narcissique du traitement qui s’engage et assurer un soutien aux mouvements d’élaboration du patient. Le silence est d’abord ce qui creuse l’espace de la séance pour y permettre le déploiement de la parole du patient. Jean-Pierre Gattégno (2007) en parle avec beaucoup de justesse dans un livre où il raconte son expérience d’analysant. Il décrit comment, à partir de la souffrance attachée à ce silence, se développe progressivement la construction (sic) intérieure d’une voix personnelle.

40Et si le silence de l’analyste est parfois critiqué, et cela en écho à certains dévoiements d’une analyse systématiquement silencieuse, il occupe néanmoins une place centrale dans le déroulement de la cure [5]. C’est sur le fond du silence de l’analyste que l’impact d’une parole signifiante peut tirer sa force et se dégager du brouhaha de la parole courante. Du silence peut émerger une parole surchargée de sens et qui va résonner de toutes ses facettes dans le psychisme. Le silence de l’analyste est ainsi un élément intermédiaire entre le processus et le cadre. Il peut être repéré et investi par l’analysant comme une partie du cadre, ou bien à d’autres moments comme porteur de signification et partie prenante de l’échange entre l’analyste et le patient. C’est alors qu’il peut avoir valeur d’interprétation, et c’est en général sous la forme du refus d’un don de parole qu’il s’exprime dans le transfert.

41Un jeune homme, depuis peu en analyse, utilise sa grande intelligence pour encadrer dans une pensée maîtrisée tout ce qui pourrait surgir dans la séance. Cependant, ce mécanisme par trop efficace lui laisse l’impression amère d’une distance affective irréductible. Quelque chose lui file entre les doigts, je lui file entre les doigts. Selon sa théorie inconsciente, la distance ne pourrait être réduite que d’une emprise totale sur l’objet, laquelle, bien évidemment, plus elle se précise et plus elle échoue à atteindre le but fixé. Et c’est mon absence de réponse à ses questions qui en vient à symboliser pour lui ce qui se refuse. Si seulement je lui donnais ces explications que je détiens sûrement, alors il n’aurait plus ce sentiment que je lui file entre les doigts.

42Dans cette figure bien connue du travail analytique, le silence est investi à la fois comme élément du cadre et comme élément d’interprétation. La réponse par le silence fait le pari de la capacité du patient à voler de ses propres ailes, ce qui pour le patient prend volontiers le sens d’une épreuve initiatique venant marquer sa capacité reconnue à être seul et à s’en débrouiller. Ainsi, ce jeune homme qui se plaint de ne pas pouvoir saisir dans les séances quoi que ce soit de solide réalise cependant que dans la trame de sa vie quotidienne quelque chose de nouveau a surgi. Il lui arrive de plus en plus souvent, hors séance, d’être saisi par des réminiscences d’un passé lointain jusque-là totalement disparu. Ces impressions fugitives, ces petits moments hallucinatoires témoignent de la reperméabilisation de ses barrières préconscientes. « Les émois inconscients – nous dit Freud (1904) – tendent à échapper à la remémoration voulue par le traitement, mais cherchent à se reproduire suivant le mépris du temps et la faculté d’hallucinations propres à l’inconscient. » Ces reviviscences précèdent la remémoration et la mise en mots. Le silence de l’analyste, si on le considère du côté de l’inhibition, n’est-il pas ici au service de ce travail dont l’importance est soulignée par Freud dans l’ « Esquisse », cette nécessité du psychisme à distinguer précisément le souvenir de la perception ?

43Ici, en tout cas, la capacité du patient à utiliser le silence de son analyste témoigne d’un transfert sur la parole déjà solidement constitué. Tous les patients n’en sont pas là d’emblée, loin s’en faut. Tous ne peuvent pas investir et prendre appui, dès le départ, sur le silence. C’est comme s’il leur fallait d’abord avoir développé une capacité suffisante de transfert sur la parole. Et c’est à ce point que l’on retrouve notre question du début, celle de la tentation ou de la nécessité d’un certain évitement de l’analyste face à des transferts redoutés comme explosifs. Il faut se souvenir du Freud de 1913 qui conseille la prudence et la retenue : « Ce n’est que lorsque le patient est sur le point de découvrir lui-même la solution qu’on peut lui interpréter. » Sous l’apparente ambigu ïté (s’il est si prêt de trouver lui-même, alors quel besoin de le faire pour lui ?), on sent l’insistance sur la retenue que doit s’imposer l’analyste ; comme s’il fallait freiner quelque peu les ardeurs interprétatives en soulevant la question du « bon moment » pour formuler l’interprétation.

44Mais, à trop vouloir attendre le moment opportun face au danger que représentent certains transferts, l’analyste risque d’investir le silence comme un ultime repli protecteur ; en particulier face à ces transferts dans lesquels – pour parodier les droits de l’accusé – toute parole de l’analyste risque d’être retenue contre lui. L’inhibition n’est pas la meilleure réponse à la provocation. Elle risque au contraire de se charger d’une valence masochique, ou bien de provocation en miroir, qui ne fait qu’exacerber la tentation d’une rupture dans l’acting. Car, plus fondamentalement, c’est l’asymétrie des situations respectives de l’analysant et de l’analyste qui se trouve rappelée et marquée par le silence. D’un côté, cette asymétrie symbolise la différence et pousse au travail d’une pensée discriminante qui distingue et différencie, qui repère les énigmes et joue à les percer ; d’un autre côté, elle expose le patient à la nécessité et à la difficulté de la mise en mots des représentations de choses : douleur, haine, révolte témoignent alors de la dimension traumatique dont elle se charge. Le silence devient dans ce cas pure frustration, ce qui nous ramène au cas plus général de la frustration comme moteur de la cure qui exacerbe la conflictualité, véritable outil de mise en tension de l’espace de la séance (Freud, 1919).

AMBIGÜITÉ DE L’INTERPRÉTATION : ENTRE VIOLENCE ET INHIBITION

45Dans La violence de l’interprétation (1975), Piera Aulagnier fait balancer l’interprétation entre une violence nécessaire pour ouvrir de nouveaux espaces de pensée et une violence excessive, traumatique, qui empêche de penser. La distinction qu’elle opère renvoie à la structuration du psychisme du patient et à ses capacités à métaboliser l’excitation dans un système de représentations et de pensées. Le psychanalyste doit se situer au plus juste des capacités d’élaboration de son patient, en se maintenant sur ce vertex, cette ligne de crête, entre violence nécessaire et violence traumatique. Car il faut qu’un certain désordre s’établisse, en particulier face aux défenses de type caractériel. Il faut que l’analyste puisse en partie échapper à l’emprise des exigences narcissiques, qu’il soit dépositaire pour le patient d’une part d’énigme suffisante pour que le transfert s’incarne.

46C’est pourquoi la réponse énigmatique, proche du fonctionnement en processus primaire, est parfois nécessaire. Elle représente une forme d’action désintricante, préalable nécessaire à une ré-intrication secondaire des contenus inconscients. Les patients ne s’y trompent pas qui viennent longtemps à leur séance avec un sentiment d’appréhension plus ou moins marqué. Dans ces formes, l’interprétation se rapproche – comme nous l’avons vu plus haut – de la parole du mystère dont la poésie tient à la condensation des représentations de choses dans une seule représentation de mots complexe qui échappe aux opérations mentales structurées d’un monde logique. Son efficacité repose sur l’impact du symbolique qui ouvre une zone de perplexité ou de déséquilibre entre les instances et dans les fondations identitaires. C’est une parole qui « se charge » pulsionnellement. Ce mode d’intervention se sert volontiers de formes linguistiques étranges comme l’oxymoron ou la métonymie, qui rassemblent les opposés ou proposent des juxtapositions incongrues, de sorte que le sens manifeste se trouve submergé par autre chose d’inattendu. C’est le contraire d’une parole explicative prise dans un discours de savoir proprement secondarisé, bien maîtrisé, et narcissiquement satisfaisant pour chacun des protagonistes.

47La fonction interprétative du cadre peut relever de ce type d’effet ; par exemple, la résonance chez un patient de ses propres paroles au moment précis du levé de séance et qui ont alors un effet d’auto-interprétation. Parfois l’analyste peut jouer activement de la fin de séance même en respectant l’horaire établi. Mais, plus souvent, c’est malgré lui que la fin de séance a cet effet, ce qui dénote bien que le mouvement provient du patient lui-même qui perçoit et anticipe la fin de séance.

48Or ce qui est vrai de l’énigmatique dans un sens l’est tout autant dans l’autre – à preuve, les entendus tout à fait distordus de certaines paroles de l’analyste. C’est un moment toujours un peu désagréable pour lui, comme s’il devait assumer la responsabilité d’un acte qui ne serait pas le sien. « L’autre jour, vous m’avez dit que... », et l’analyste dresse immédiatement l’oreille, saisi d’une vague inquiétude : « Qu’est-ce que j’ai bien pu dire encore ? » ou bien, sous une forme plus persécutive : « Qu’est-ce qu’il va encore me coller sur le dos ? » Deux formules qui traduisent l’inquiétude de se sentir toujours comptable d’une parole qui nous échappe toujours peu ou prou. Car ce qui est rapporté alors ne correspond à rien dont l’analyste ait le souvenir ; rien qui fasse écho à ses associations de séance. Ce que l’analysant a entendu et surtout lorsqu’il y revient de cette façon n’est en général pas du tout ce que l’analyste a dit. Dire qu’il croyait pourtant s’être exprimé clairement !

49Le curieux de l’affaire, c’est que, précisément, c’est bien ce que l’analyste n’a pas dit, mais que le patient, lui, croit avoir entendu, c’est cela qui est tombé juste et qui a fait interprétation. L’analysant est tombé juste (et pour cause) dans son entendu, là où l’analyste pensait tomber juste dans son dire. Et l’écart est parfois tellement considérable que l’analyste, saisi d’un vacillement proche d’une inquiétante étrangeté, se met à chercher en vain (et pour cause) dans ses souvenirs comment raccrocher ce matériel exogène à sa pensée.

50L’interprétation suppose une part d’illusion, illusion nécessaire d’un moment de rencontre entre les deux psychismes ; illusion qui néanmoins permet de vivre l’expérience partagée d’un feuillet psychique commun. Elle est à la fois ce qui permet de constituer ce feuillet commun, ce qui permet, en même temps, la séparation en deux feuillets distincts. Là réside son ambigu ïté fondamentale.

51Si la construction se distingue de l’interprétation, on pourrait dire à l’inverse qu’une interprétation le plus souvent « se construit ». La formulation d’une interprétation, pour être recevable par le patient, même pour les plus lapidaires d’entre elles, est habituellement précédée d’un long travail d’approche qui se ficelle lentement entre patient et analyste, lente élaboration à deux qui dégage une forme qu’il reste à préciser et à nommer. Ces éléments vont s’organiser jusqu’à ce qu’ils puissent s’articuler entre eux au moment de l’interprétation.

52Le jeu subtil qui s’établit entre le discours du patient et ce qu’en relève ou renvoie l’analyste introduit de légers décalages, des nuances, des transformations autour d’un même signifiant qui, revenant encore et encore sous des formes différentes, s’impose peu à peu comme incontournable. C’est aussi à ce point que l’analyste va pouvoir jouer des nuances de son style interprétatif. De tout ce travail, par des retournements successifs, des va-et-vient d’une signification à l’autre, des renversements de valence entre passivité et activité, se structure progressivement une sorte d’espace intermédiaire dans lequel l’analysant, se mettant à l’écoute de ses mouvements internes, pourra développer ses capacités d’auto-analyse. L’interprétation n’est pas un moment aussi isolé qu’on le décrit après coup. Ce qui se dit dans ce moment de l’interprétation vient en fait s’emboîter dans une construction préalablement travaillée entre l’analyste et le patient. Cela n’empêche pas pour autant l’effet de surprise ou de brusque révélation de certains interprétations qui semblent révéler tout à coup un pan entier de pensée restée jusque-là inconsciente. Mais l’efficacité de ces interprétations n’en repose pas moins sur le travail préalable de délimitation progressive d’un champ de pensée organisé autour d’un signifiant, qui ramène, dans et par la représentation de mot, les affects rattachés à la représentation de chose.

53Ce labeur méticuleux pousse l’analyste à surveiller avec beaucoup d’attention ses mouvements internes. L’attente et la retenue nécessaires à ce travail bénéficient de l’inhibition de l’impulsion à interpréter. Et le cadre plus général de l’inhibition de la motricité de l’analyste en séance dans laquelle elle se situe assure une protection élémentaire au Moi, mis ainsi à l’abri d’une pulsionnalité excessive qui menacerait la pensée. L’inhibition de l’interprétation favorise l’enveloppement narcissique du transfert dans l’illusion d’un feuillet partagé sans solution de continuité. Cette forme particulière de l’inhibition trouve à s’alimenter dans la soumission au Surmoi et à l’Idéal du Moi à l’abri desquels l’analyste élabore sa pensée. Cette soumission nécessaire a néanmoins ses inconvénients, car elle procure à l’analyste un bénéfice annexe lourd de conséquences : le prix payé ne l’est pas en vain. Elle permet au Moi de récupérer pour lui-même, à son propre compte, la puissance et l’autorité, grandiose et infaillible, du Surmoi et de s’en prévaloir à son tour. Or, de ce petit bénéfice, l’analyste, à son corps plus ou moins défendant, peut se trouver facilement complice ; pente naturelle vers une inhibition bien partagée et qui n’est certes pas pour rien dans la diffusion dans les institutions – y compris psychanalytiques – de la tentation légaliste.

54Alors, l’inhibition ? Pour interpréter ou bien pour ne pas interpréter ? S’il fallait vraiment choisir, est-ce que, à l’instar de Bartleby le héros de Hermann Melville, l’analyste ne serait pas tenté de répondre : « I had rather not... » ; ce « je préférerais ne pas », comble de l’inhibition, grâce auquel Bartelby parvient, in fine, à l’immobilisation complète de tout ce qui l’entoure ?

Bibliographie

REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

  • Aulagnier P. (1975), La violence de l’interprétation, Paris, PUF.
  • Danon-Boileau L. (2007), La parole est un jeu d’enfant fragile, Paris, Odile Jacob.
  • Donnet J.-L. (1995), Le divan bien tempéré, Paris, PUF.
  • Donnet J.-L. (2005), La situation analysante, Paris, PUF.
  • Gattégno J.-P. (2007), Sur le divan, Paris, Calmann-Lévy.
  • Grunberger B. (1971), Le narcissisme, Paris, Payot.
  • Ferenczi S. (1919), La technique psychanalytique, in OC, t. III, Paris, Payot.
  • Freud S. (1904), La dynamique du transfert, OC, t. VI, Paris, PUF.
  • Freud S. (1912 a), Conseils aux médecins, OC, t. XI, Paris, PUF.
  • Freud S. (1912 b), L’interprétation sauvage, OC, t. XI, Paris, PUF.
  • Freud S. (1913), Les débuts du traitement, OC, t. XII, Paris, PUF.
  • Freud S. (1919), Les voies nouvelles de la thérapie, OC, t. XV, Paris, PUF.
  • Freud S. (1923), Une névrose diabolique au XVIIe siècle, OC, t. XVI, Paris, PUF.
  • Korff-Sausse S. (2008), Apologie de l’interprétation, RFP, t. LXXII, no 3, Paris, PUF.
  • Melville H. (1856), Bartleby, Paris, Flammarion, 1999.

Mots-clés éditeurs : Inhibition, Narcissisme, Silence, Interprétation, Défenses de caractère, Surmoi, Cadre, Représentation

Mise en ligne 01/05/2009

https://doi.org/10.3917/rfp.732.0387

Notes

  • [1]
    Un bel exemple de ce mouvement nous est fourni par Catherine Crachat, héro ïne de Vagadu, roman de Pierre Jean-Jouve, et qui, dans sa première séance d’analyse avec un psychanalyste célèbre de son époque (vraisemblablement Rudolph Lœwenstein), oppose à toute association d’idées un accrochage obessionnalisé aux percepts environnants, jusqu’à ce qu’une intervention neutre de l’analyste amène un matériel transférentiel chargé d’hostilité.
  • [2]
    C’est aussi que la note technique du texte de 1904 est venue se superposer dans mon esprit à une autre note dans la Traumdeutung dans laquelle Freud affirme qu’un personnage dont le visage n’est pas reconnaissable représente toujours la personne de l’analyste.
  • [3]
    Op. cit. : « Quand est-il temps de lui dévoiler le sens caché de ses idées, et de l’initier aux hypothèses et aux procédés techniques de l’analyse ? »
  • [4]
    Le reproche que le roi Midas adresse à la Pythie après sa défaite face aux Perses porte sur une intentionnalité supposée de celle-ci. Il est intéressant de remarquer que, si Midas a bien des raisons de se plaindre, si l’oracle tel qu’il l’a entendu est bien la cause de sa ruine, cette ruine lui aura cependant ouvert une nouvelle vie. Il y aura gagné l’amitié indéfectible du roi Cirus, son vainqueur dont il deviendra le confident ; une amitié qui vaut bien de l’or...
  • [5]
    Dans un échange de lettres entre Karl Abraham, récemment installé à Berlin et peinant à développer sa clientèle qui se plaint à Freud de la rupture du traitement d’un patient obsessionnel. Freud lui demande en retour, un peu paternellement, pourquoi s’être donné tant de mal à lui faire des interprétations (sous-entendu, à tout le moins excessives) là où rien ne favorise plus le transfert obsessionnel que de lui laisser la bride sur le cou, et qu’il aurait été tellement plus efficace et plus simple de s’abstenir de toute intervention.
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