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Article de revue

La construction, entre une psychanalyse des contenus et une psychanalyse des processus : transformation ou défense ?

Pages 1631 à 1640

1Parmi les différentes lignes d’évolution interne qui traversent l’opus freudien, l’une des plus passionnantes est celle qui met en tension la remémoration et les modifications du Moi, le contenu et les processus de transformation dans la cure.

2Le modèle psychopathologique proposé par Freud en 1895 dans Études sur l’hystérie repose sur la notion du refoulement d’un événement de nature sexuelle survenu dans l’enfance. Ce souvenir refoulé est supposé se trouver à la base de tout symptôme. Par conséquent, le but de la cure n’est autre que la récupération du souvenir perdu, sa remémoration, afin de le ré-intégrer « dans le grand complexe des associations [où] il prend place à côté des autres incidents pouvant même être en contradiction avec lui [de façon qu’il] se trouve corrigé par d’autres représentations ».

3Il a souvent été signalé le progressif désenchantement de Freud, sa désillusion par rapport à ses espoirs théoriques initiaux. Avec le passage du temps, Freud aura en effet à corriger son élégant modèle initial sur deux points principaux. Dans un premier temps, il sera forcé de reconnaître les limites de la remémoration. Ce problème s’avérera cependant d’une solution relativement aisée : ce que le patient n’arrive pas à se remémorer, c’est à l’analyste de le construire.

4Le deuxième problème est plus ardu et pose la question des limites intrinsèques de l’analyse. Il concerne les modifications du Moi sous l’effet des défenses. Dans la « Communication préliminaire » (1893), Freud avait comparé « le traumatisme psychique et, par suite, son souvenir [à] un corps étranger qui, longtemps après son irruption, continue à jouer un rôle actif ». Dans les dernières pages des Études, écrites deux ans plus tard, Freud affine sa métaphore. Le corps étranger, explique-t-il, provoque une réaction inflammatoire « dans les couches des tissus qui l’entourent » mais « ne se lie nullement à elles », il est donc possible de l’extirper. « Au contraire, les couches superficielles [de nos groupes psychiques pathogènes] s’intègrent partout dans les éléments du Moi normal [...]. La limite entre les deux est, en analyse, purement conventionnelle [...]. L’organisation pathogène n’agit pas réellement comme un corps étranger mais comme un infiltrat. »

5Le problème est donc déjà posé en 1895 et va parcourir toute l’étendue de l’œuvre freudienne. Il ne suffira pas de retrouver le souvenir refoulé, de l’extirper de l’inconscient pour le remettre à sa juste place dans la conscience : le complexe pathogène a déjà modifié le Moi, les défenses se sont installées de façon permanente en tant que résistances.

6En 1914 (« Remémoration, répétition, élaboration »), Freud fait de ces modifications du Moi la base du transfert : ce sont précisément les altérations du Moi qui agissent en tant que moteur de la répétition. En effet, le malade « répète tout ce qui, provenant des sources de son refoulé, fait partie de son être manifeste » et qui est devenu « un morceau de son être ».

7Avec le passage du temps, Freud se montre de plus en plus préoccupé par l’échec des processus d’élaboration chez certains patients. En 1920 (« Au-delà du principe de plaisir »), il parlera du caractère littéralement « démoniaque » des résistances du Moi au changement, et quelques années plus tard, dans L’homme Moïse et la religion monothéiste (1939 a), il comparera les « altérations permanentes du Moi » résultant du trauma à un « état dans l’état ». C’est dire à quel point elles se montrent extraordinairement indépendantes du reste du Moi et à quel point elles échappent aux exigences de la réalité externe.

8Tout en gardant une indiscutable continuité, la pensée de Freud se radicalise. Il était question d’abord d’un corps étranger susceptible d’être extirpé ; ensuite, d’un corps étranger ayant infiltré « partout » le Moi ; maintenant Freud pense en termes d’un vrai état dans l’état, indépendant du reste du Moi et profondément réfractaire à la réalité.

9À la même époque, Freud reprend ce problème dans « Analyse avec fin et analyse sans fin » (1937 a). Deux nouveautés sont à signaler dans cet écrit. La première se situe dans ce que Freud décrit comme l’objet des résistances du Moi. Elles s’opposent, nous dit-il, non seulement à la prise de conscience des contenus du Ça, « mais encore à l’analyse en général et partant à la guérison ». Cette idée ne peut qu’avoir des répercussions majeures sur la technique. Dès lors, il ne suffira plus de retrouver le souvenir refoulé et de le restituer au patient. Il faudra compter sur le fait que l’analysant résistera non seulement à la représentation et à l’affect originalement supprimés, mais également à l’analyse. Par conséquent, nous devrons être attentifs à la forme particulière que prendra la résistance chez chaque patient, puisque, nous dit Freud, « chaque personne fait son choix parmi les mécanismes de défense possibles, n’en utilise toujours que quelques-uns, et alors constamment les mêmes ». Parallèlement, il faudra chercher à « corriger » les déformations de son Moi, tout en sachant que « la transformation réussit, mais souvent de façon seulement partielle ; des parties des mécanismes anciens restent sans avoir été touchées par le travail analytique ».

10La seconde nouveauté consiste dans l’inclusion du contre-transfert parmi les facteurs faisant obstacle à l’analyse : l’issue de la cure dépendra non seulement de « la constitution du Moi du patient, mais [aussi du] caractère propre de l’analyste ». Dès lors, Freud adresse aux psychanalystes une recommandation capitale : qu’ils soient capables de percevoir l’inconscient en eux-mêmes de façon à éviter de « détourner de leur propre personne les conséquences et exigences de l’analyse, probablement en les dirigeant sur d’autres ». Sur d’autres, quels autres ? En tout premier lieu, sur leurs patients.

D’UNE PSYCHANALYSE DES CONTENUS A UNE PSYCHANALYSE DES PROCESSUS

11Il est possible de considérer l’évolution du modèle psychopathologique freudien, dont je viens de rappeler quelques jalons, sous l’angle de la dialectique entre contenu et processus. Rapidement résumé, plus on met l’accent sur le volet concernant la récupération de souvenirs, plus on se situe du côté des contenus. Dans cette perspective, et en ce qui concerne plus spécifiquement la construction, le problème central est de savoir ce que nous pensons avoir à construire et comment nous pouvons le construire.

12À l’opposé, plus nous serons sensibles aux altérations du Moi sur lesquelles Freud a si fortement insisté vers la fin de son œuvre, plus nous aurons à nous occuper de ce que Freud appelait les « processus de développement et de transformation » (1937 a). Alors, le défi ne sera pas uniquement comment arriver à construire la construction. Nous aurons également à nous demander si la construction promeut ou non des transformations et dans quel sens.

13Dès lors, la situation se complique de façon considérable. Une fois la construction bâtie, deux autres tâches bien ardues s’y ajoutent : il faudra considérer, d’une part, ce que le Moi du patient fait de la construction, comment il y résiste inconsciemment et/ou comment il arrive à l’intégrer dans le « grand flux des associations » de façon à permettre la réparation de son Moi. D’autre part, du côté de l’analyste, il devra être attentif à sa capacité de « saisir correctement la situation du patient et d’y réagir de manière efficace » afin de ne pas interférer dans les processus de guérison mais de les potentialiser. Autrement dit, il ne s’agit pas d’opposer contenu et processus. Au contraire, il sera nécessaire d’envisager dialectiquement la façon dont le contenu s’inscrit dans le processus, produit du « processus », de même que la façon dont le processus suscite des effets de sens et génère des « contenus ».

14De ce point de vue, il serait possible de considérer l’évolution de la psychanalyse contemporaine en termes de dialectique entre une psychanalyse des contenus et une psychanalyse des processus. Rapidement résumé, pour cette dernière, le but n’est plus, ou beaucoup moins, de chercher à identifier des contenus inconscients dit typiques – l’Œdipe, la castration, la scène primitive ou bien l’envie destructive et l’intolérance à la frustration, ou encore, la fonction alpha et la rêverie maternelle. En effet, ce que l’analyste poursuit n’est plus la traduction du « matériel » du patient selon une grille préétablie dont les items dépendent pour une grande partie de la personnalité et des goûts théoriques de chaque analyste.

15Au contraire, l’analyste tentera de considérer les contenus en termes de leur inscription dans le processus actuel entre analyste et patient. Par conséquent, deux volets se dégagent. D’une part, la manière particulière dont les fantasmes, les conflits et les défenses d’un patient s’actualisent dans le présent – autrement dit, la façon dont les altérations de son Moi prennent corps sur la scène analytique. D’autre part, les transformations qu’ils subissent. Par « présent », j’entends trois types de phénomènes : un, les relations actuelles du patient avec son entourage ; deux, la relation fantasmatique du patient avec son passé, soit la manière dont il se représente son histoire, comment il se la raconte et il la raconte ; trois, la relation que le patient établi avec l’analyste, cette dernière ayant l’avantage majeur d’être directement accessible aux deux membres du couple analytique en tant que lieu d’un travail partagé.

16Une conception de l’analyse attentive à la dialectique contenu/processus demande de considérer dans le détail non seulement le contenu de ce qui est dit ou éprouvé, mais encore sa fonctionnalité relationnelle dans l’ici-et-maintenant, et cela autant de la part du patient que de l’analyste. Bion l’avait déjà souligné, l’important dans une communication n’est pas seulement le contenu de la communication mais l’usage que l’on en fait, la signification qu’elle prend dans le contexte relationnel actuel de la séance : « Ce qui compte, c’est tant la communication que l’utilisation qui en est faite » (1970). En d’autres mots, ce qui devient fondamental, c’est de s’interroger sur le sens qu’acquiert, à un moment précis, ce que le patient vit et dit ou justement ne vit pas ou ne dit pas. Et, parallèlement, quel sens prend ce que l’analyste pense et dit de même que ce qu’il choisit de ne pas dire.

17Deux idées de Bion ont eu encore un grand poids dans cette ligne de pensée. La première est l’idée que le patient induit nécessairement de façon inconsciente, chez l’analyste, des interprétations de nature à laisser la défense intacte. Bion résume sa pensée avec ces mots :

« Le patient, particulièrement s’il est intelligent et évolué, induit constamment chez son analyste des interprétations de nature à laisser la défense intacte et, finalement, pousse celui-ci vers l’acceptation du mensonge en tant que principe de travail doté d’une efficacité supérieure. À la limite, il peut faire des progrès significatifs vers une “cure” qui sera flatteuse autant pour l’analyste que pour le patient » (1970).

18Bion semble partager ici les mêmes préoccupations que Freud à propos du caractère récalcitrant et démoniaque de la résistance lorsqu’elle cherche la répétition et s’oppose à l’analyse. Et Bion attire notre attention sur le risque encouru par l’analyste qui se laisserait prendre par un tel leurre défensif : se voir enfermé dans une « relation collusive dont la finalité est d’empêcher l’émergence du nouveau ».

19La deuxième idée fondamentale de Bion sur le sujet qui nous occupe reprend la recommandation faite par Freud dans « Constructions » de porter une attention particulière à la réponse du patient. L’idée centrale ici est que c’est fondamentalement par l’écoute de la réaction du patient, l’écoute de l’écoute, que l’analyste pourra s’orienter sur la manière dont le patient a reçu et transformé son interprétation. Appliqué au problème de la construction, cela revient à dire que l’important ne serait pas uniquement de savoir si une construction est juste ou pas, mais aussi, et même plus encore, de s’interroger sur sa fonctionnalité à l’intérieur de la relation entre l’analyste et le patient à un moment précis de la cure. Autrement dit, se demander dans quel but – inconscient – le patient a pu susciter cette construction ; s’interroger également sur le quand, le comment et le pourquoi l’analyste l’a énoncée et de quelle manière elle a pu être reçue et transformée par le patient.

20En d’autres termes, le but ne serait pas tant de traduire le matériel du patient selon une grille théorique préétablie mais d’identifier et de promouvoir la transformation des relations d’objet internes de l’analysant telles qu’elles s’incarnent et s’actualisent dans les complexités de la relation entre l’analyste et le patient. Empruntant encore une fois les mots de Bion : « Dans la méthodologie psychanalytique le critère n’est pas de savoir si un usage particulier est juste ou faux, significatif ou vérifiable, mais de savoir s’il promeut ou pas le développement » (1962). Dès lors, le problème fondamental qui se pose est de savoir quel est l’effet de la construction sur le Moi du patient infiltré par les résistances, comment peut-elle agir sur ses altérations, de quelle façon peut-elle promouvoir un processus de transformation ou, au contraire, se voir détournée par la force de « l’état dans l’état » et finir par renforcer les défenses.

UNE VIGNETTE CLINIQUE

21Lorsque j’ai rencontré Pierre, à l’âge de 7 ans, il était intégré depuis plusieurs années dans un centre de jour en raison de troubles majeurs du comportement et des apprentissages. Adopté à l’âge de 2 semaines, les parents avaient montré de graves difficultés pour le comprendre et s’occuper de lui, à tel point que les services de protection de l’enfance avaient dû intervenir à plusieurs reprises. Constamment dépassée par cet enfant, la mère racontait avec fierté la méthode infaillible qu’elle avait trouvée pour calmer les violentes crises de rage de son fils. Elle n’avait qu’à se jeter par terre et faire la morte, Pierre se calmait immédiatement et se précipitait vers elle pour la ranimer. Quant au père, il cherchait refuge dans une attitude de certitude inébranlable et de sévérité.

22À la fin de la deuxième année de traitement, à raison de trois séances hebdomadaires, Pierre arrive du centre de jour hors de lui, rouge de colère. Il parcourt mon bureau comme un fauve dans sa cage, en donnant des coups de pied et en récitant à tue-tête une savoureuse litanie d’insultes adressée à un copain, Martin. De ce répertoire furibond, que je ne comprends qu’à moitié, ressort fondamentalement l’épithète « nul ». La première pensée qui me vient est que la richesse linguistique époustouflante de cette litanie montre que, sur ce plan-là, Pierre n’a pas de problèmes d’apprentissage et qu’il me dépasse très largement. Je suis surprise, sur le moment, par le caractère déplacé de cette idée humoristique un peu trop lourde d’ironie. Je pense à un vieux dicton espagnol qui dit : Reir para no llorar, « rire pour ne pas pleurer ». En réfléchissant après la séance, je la comprendrais comme une défense maniaque induite par mes sentiments d’impuissance devant ce que j’avais ressenti comme la preuve des maigres résultats de deux ans d’analyse.

23Ma deuxième pensée met en lien les difficultés à penser de Pierre et sa tendance à agir avec la pauvre capacité contenante dont la mère a fait preuve. Je reste silencieuse. Au bout d’un long moment, Pierre s’arrête, me regarde, fait un large sourire et dit : « T’es en train de penser. Et je sais à quoi tu penses. Tu penses que, si je dis que Martin est nul, c’est pour me consoler, pour que ce soit lui le nul et pas moi. » Puis, après un court silence, il ajoute : « Tu me l’avais déjà dit une fois. » Ensuite, plus tranquille, Pierre me raconte ce qui lui est arrivé avec son copain et se met à dessiner.

24Parmi les différents aspects de cette vignette clinique, je voudrais en faire ressortir un qui me paraît essentiel : elle montre, pour moi, un moment de transformation psychique, le passage d’un fonctionnement basé fondamentalement sur le mode de l’évacuation par l’agir à un fonctionnement ayant davantage recours à la pensée. Reprenant la description de Freud en 1937 au sujet du caractère graduel, par étapes, du travail de la construction, nous pourrions penser que les mots de Pierre – « tu me l’avais déjà dit une fois » – traduisent l’action sur son Moi de l’ancienne construction que je lui avais proposée quelque temps auparavant. Pierre a laissé ma construction agir sur lui, maintenant il peut la reprendre à son compte : « Si je dis que Martin est nul, c’est pour me consoler, pour que ce soit lui le nul et pas moi. »

25Il serait intéressant de discuter sur les mécanismes supposés être impliqués dans cette transformation. Selon le point de vue théorique où l’on se situe, nous pourrions en évoquer plusieurs : l’intégration d’une partie auparavant clivée et projetée sur Martin et sur l’analyste, le développement de la capacité alpha par identification à ce dernier, l’effet antitraumatique des symbolisations offertes par l’analyste, la portée narcissiquement rassurante d’une « narrative » plus adaptative...

26Je ne discuterai qu’un seul aspect : le sens que prend l’acte d’évoquer une construction précise à un moment donné, tant pour l’analyste que pour le patient. Il me semble que, dans cette séance, Pierre tentait de se débarrasser de son côté « nul » en le déposant sur Martin, par la parole, et sur moi en me faisant éprouver mon incapacité à l’aider. Alors, ma réaction maniaque servait à me défendre contre le sentiment de nullité qui s’éveillait en moi. Défense maniaque dont l’échec transparaît dans mon besoin de me tourner vers une construction qui, par ailleurs, mettait en lien les difficultés de Pierre à penser et les échecs de rêverie maternelle.

27Il serait possible de discuter sur la nature de cette construction que je n’ai pas communiquée : s’agit-il de la construction d’un fantasme inconscient de l’enfant ou bien de la reconstruction d’un passé historique ? Compte tenu de ce que je sais et de ce que j’ai vu de la mère, nous pourrions même lui attribuer une vérité matérielle : cela « a dû se passer exactement comme cela », pour reprendre les mots de Freud en 1909 dans « L’Homme aux rats » ou encore en 1914 dans « L’Homme aux loups ».

28Cependant, le point fondamental que je veux souligner ici est le suivant : indépendamment de sa vérité fantasmatique, historique ou matérielle, cette construction avait pour moi, à ce moment-là, une valeur défensive et évacuatrice. Vraie ou fausse, elle me servait à tenter de me libérer de mes sentiments d’impuissance en les projetant sur les parents, exactement comme Pierre le faisait sur Martin ou sur moi. C’était me dire : si, après deux ans d’analyse, Pierre continue à réagir comme cela, la faute revient aux parents, ce sont eux les nuls et pas moi. Cette construction, pensée mais non formulée, équivalait à me débarrasser fantasmatiquement de la patate chaude que Pierre m’avait refilée en la passant, à mon tour, à ses parents. Dans ces circonstances, avoir proposé à Pierre l’une des formulations possibles de cette construction aurait eu, indépendamment de sa vérité, la valeur d’un agissement. J’aurais reproduit la tendance de Pierre à agir plutôt qu’à penser, à évacuer plutôt qu’à contenir. La grande question est de savoir si, ce faisant, je n’aurais pas entravé le petit moment d’intégration et de croissance psychique que l’enfant a pu finalement réaliser.

CONCLUSIONS

29Dans « Analyse avec fin et analyse sans fin », Freud nous avait rendus attentifs aux risques de simplification et de falsification implicites dans notre effort de comprendre les subtils et souvent quasi insaisissables processus de développement et de transformation. Risques qui, à la suite de Freud, ont été dénoncés avec insistance par nombre de ses successeurs, dont Bion (1962).

30En ce qui concerne la construction, il serait futile d’opposer contenu et processus. Au contraire, les deux termes entrent dans une relation dialectique et mutuellement enrichissante : le contenu suscite du processus, le processus génère du contenu.

31Par conséquent, il me semble fondamental du point de vue de la clinique de considérer les complexités de l’intervention de la construction dans la cure, et cela tant du côté du patient que du côté de l’analyste. Le travail de la construction est loin d’être fini au moment où l’analyste la construit et la propose – ou ne la propose pas – à son patient. Si, suivant Freud, l’on prend en compte l’extraordinaire puissance des résistances infiltrant la totalité du Moi du patient qui s’adressent non seulement à la récupération du souvenir refoulé mais encore à l’analyse même, si l’on pense au caractère démoniaque de la tendance à la répétition, il serait naïf de notre part de croire qu’il suffit de construire et de proposer au patient notre construction pour qu’un travail thérapeutique soit achevé. Au contraire, il est fondamental de considérer le devenir particulier de chaque construction et très particulièrement la possibilité que toute construction, même la plus vraie, la plus subtile et la plus à propos puisse être détournée à des fins défensifs, reprise par l’infiltrat de la résistance, séquestrée par « l’état dans l’état » et finalement utilisée pour renforcer les altérations du Moi.

32Plus encore, nous devrons considérer non seulement la destinée en amont de la construction, une fois qu’elle a été énoncée, mais aussi sa genèse en aval. C’est-à-dire la possibilité que le patient ait suscité, inconsciemment et pour des raisons défensives, une activité constructive chez l’analyste. Ne pas identifier ce besoin chez le patient nous priverait de comprendre un aspect significatif de son vécu actuel. De plus, il faudra s’interroger également sur les motivations, tout aussi inconscientes et défensives, qui peuvent sous-tendre l’activité constructive de l’analyste.

33Comme conséquence de cette attention portée à la fois sur le patient et sur l’analyste, sur le contenu et sur le processus, il serait possible de s’approcher de la démarche décrite par Freud dans « Constructions » : « L’analyste achève un fragment de construction et le communique à l’analysé pour qu’il agisse sur lui ; à l’aide du nouveau matériel qui afflue, il construit un autre fragment, qu’il utilise de la même façon, et ainsi de suite jusqu’à la fin. » Garde-fou essentiel : dans ce travail, le meilleur guide n’est autre que la réponse du patient. Comme le dit Freud : « Ce n’est qu’en continuant l’analyse que nous pouvons décider si nos constructions sont exactes ou inutilisables. »

34Le processus ainsi instauré et maintenu aura comme but non une guérison symptomatique et éphémère, mais la réparation en profondeur du Moi. Restauration du Moi que nous pouvons nous représenter, selon la pensée de Freud enrichie par celle des psychanalystes qui lui ont succédé, comme opérant par deux voies. D’une part, par la récupération et/ou la construction du souvenir afin que, une fois intégré dans le « grand flux des associations » il puisse être tempéré et corrigé ; d’autre part, à travers la réparation du Moi obtenue par ce que Freud appelait une atténuation des résistances et que nombre d’analystes de nos jours cherchent à obtenir à travers un travail portant sur les objets internes et les fantasmes.

35Finalement, de la part de l’analyste, la condition de ce processus ne serait autre que l’attitude prônée dans « Analyse avec fin et analyse sans fin » : se rendre capable de « saisir correctement la situation du patient et d’y réagir de manière efficace » grâce à notre « amour de la vérité, c’est-à-dire [...] [à] la reconnaissance de la réalité [qui] exclut tout faux-semblant et tout leurre », et cela autant en ce qui concerne nos patients que nous-mêmes dans notre relation avec eux.

REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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Mots-clés éditeurs : Construction, Contenus, Défense, Guérison symptomatique, Modèle psychopathologique, Remémoration, Processus, Transformation, Modifications du Moi

Date de mise en ligne : 02/12/2008

https://doi.org/10.3917/rfp.725.1631

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