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Article de revue

Des analystes aryens dans l'Allemagne nazie : les questions d'adaptation, de désymbolisation et de trahison

Pages 1053 à 1068

Notes

  • [1]
    En hébreu, Shoah signifie « destruction » ou « ruine » et Hashoah, « la destruction », est le terme employé en Israël pour désigner l’Holocauste. Claude Lanzman a choisi d’intituler ainsi son film – neuf heures de photographies, d’interviews et de documents, notamment des visites des camps de la mort en Pologne, aujourd’hui paisibles, des entretiens avec un conducteur des trains de la mort, avec des paysans vivant à proximité des camps, avec des villageois habitant les maisons dont des Juifs ont été déportés, avec des Juifs survivants qui vivent maintenant sur trois continents et qui étaient devenus la force de travail des camps, avec des commandants et administrateurs allemands des camps de la mort et des ghettos, et enfin avec des historiens juifs de la Shoah. Des images et des bruits de trains qui roulent dans des paysages constituent la toile de fond permanente du film.
  • [*]
    La revue Der Reichswart (Le Gardien du Reich) fut fondée en 1920 par Ernst von Reventlow et publiée jusqu’à sa mort en 1942. (N.d.T.)
  • [**]
    En français dans le texte original. (N.d.T.)
English version

INTRODUCTION

1Quand Hannah Arendt reçut le prix Lessing décerné par la ville de Hambourg en 1959, elle parla, entre autres choses, de la difficulté de trouver quelle attitude raisonnable adopter à l’égard du passé de l’Allemagne. Elle cita la phrase souvent employée dans ce pays à cette époque, disant que « le passé n’était toujours pas “maîtrisé” », et évoqua la conviction, en particulier celle d’hommes de bonne volonté, qu’il fallait commencer par s’efforcer de le « maîtriser ». « Peut-être, dit-elle, ne peut-on le faire avec n’importe quel passé, mais on ne saurait en tout cas le faire avec celui de l’Allemagne d’Hitler. Ce à quoi l’on peut espérer arriver au mieux, c’est de savoir précisément ce que c’était, de supporter de le savoir, et de voir ensuite ce que cela apporte de savoir et de supporter » (p. 20).

2Je fus touchée par cette phrase d’Hannah Arendt quand je la lus pour la première fois il y a une douzaine d’années et elle me revient dans le contexte de l’affrontement d’un élément terrible du passé que l’on ne peut écarter comme n’ayant aucun rapport avec notre propre existence ou activité. Même eu égard au tableau de la terreur et du meurtre que le régime national-socialiste faisait régner, nous sommes encore en train de chercher à « savoir précisément ce que c’était » et de nous efforcer de « supporter ce que nous savons ». Par exemple, les images et les souvenirs que Jacques Lanzman a rassemblés dans son film Shoah [1] ont certainement exploité les capacités des spectateurs de savoir et de supporter de savoir. On peut en dire autant, bien que dans une moindre mesure, de notre expérience d’autres aspects du passé nazi.

3Le sujet du comportement des analystes allemands non juifs pendant ces années sombres n’a qu’une portée limitée et les questions avec lesquelles il nous propose de nous débattre portent sur la perception et l’interprétation de comportements qui s’inscrivent davantage dans le registre de l’ambiguïté qu’ils ne portent une marque d’emblée évidente et terrible. Cela fut toutefois un choc pour nous, analystes, de nous confronter au questionnement que peut susciter le comportement d’un groupe d’analystes de cette époque, comme nous l’avons fait à Hambourg, à l’occasion de l’excellente exposition intitulée L’histoire de la psychanalyse en Allemagne, mais aussi dans des publications et discussions liées à celle-ci. C’est du dégoût que nous avons ressenti lorsque nous nous sommes trouvés soudain face à des photographies d’analystes faisant partie du personnel d’une institution comprenant des hommes en uniforme nazi, et vu sur une page d’un journal nazi, marqué d’une swastika, un article d’un éminent analyste, intitulé « Psychanalyse et Weltanschauung » – ce dernier terme renvoyant évidemment à la vision du monde nationale-socialiste. Qu’est-ce que des analystes, des personnes que nous considérons comme appartenant à la même famille professionnelle et spirituelle que nous, faisaient avec eux ? « Eux » étant le symbole sans équivoque du mal dans notre histoire et, pour beaucoup d’entre nous, les meurtriers de notre peuple.

Les motifs et les attitudes exprimées dans l’ « adaptation »

4Un certain nombre de réponses ont été proposées à la question de savoir ce que des analystes aryens faisaient avec « eux » : ils faisaient ce qu’il était raisonnable de faire, c’est-à-dire s’adapter pour leur survie professionnelle, voire pour en tirer profit ; ou bien, ils s’efforçaient de sauver la psychanalyse institutionnelle et de lui rester secrètement fidèle, malgré certains changements dans leurs actes et leur langage ; ou encore, en s’efforçant apparemment de sauver et de s’adapter, ils faisaient en réalité ce qu’ils voulaient vraiment faire – rejoindre le consensus national, donner libre cours à leurs préjugés, abandonner les contraintes de leurs convictions psychanalytiques et déformer des concepts psychanalytiques vidés ou altérés afin de se conformer à des visions et objectifs populaires (völkisch) dominants.

5Un examen de ces différentes alternatives constitue pour moi le centre de ce sujet et j’espère m’en rapprocher plus loin à travers l’évocation de quelques exemples d’actes particuliers d’analystes de cette époque. Mais je commencerai par décrire brièvement la séquence des événements en cause et par faire quelques commentaires sur les positions de départ avec lesquelles nous abordons notre exploration.

Les grandes lignes de l’intégration de la psychanalyse dans le système national-socialiste

6L’adaptation d’analystes aryens au régime national-socialiste s’est faite progressivement : ils commencèrent par persuader leurs collègues juifs de renoncer d’abord à leurs fonctions de direction au sein de la Société psychanalytique allemande, puis de cesser d’être membres de celle-ci. L’étape suivante consista en ceci que la Société psychanalytique, désormais purement aryenne, rejoignit l’Institut allemand pour la recherche en psychologie et psychothérapie, qui fut appelé Institut Göring, parrainé par le gouvernement, pour en devenir finalement – quand elle ne fut plus autorisée à conserver son statut de société indépendante – un groupe de travail, l’un des trois ou quatre (les autres étant les jungiens, les adlériens et d’autres groupes de psychothérapie) qui composaient cet institut, participant aux diverses fonctions de l’enseignement, de la formation, de l’administration, du traitement et de la recherche. Dans cet institut, tout le travail était effectué selon des directives établies par les politiques sanitaires et raciales nationale-socialistes, puis, après 1939, au service de la poursuite vigoureuse de la guerre par le gouvernement.

QU’ESPERONS-NOUS TROUVER DANS L’EXPLORATION DE CE SUJET ?

7Quiconque tente d’aborder un sujet comme celui-ci, suscitant beaucoup d’émotion, doit bien se rendre compte que des transferts et des résistances pèsent sur cette tentative. C’est une véritable tempête de controverses qui éclata quand, en 1982, après des décennies de silence, la publication d’un numéro spécial de la revue psychanalytique Psyche lança en Allemagne l’exploration ouverte de cette partie du passé nazi : ce numéro portait le titre fort de « La psychanalyse dans l’Allemagne d’Hitler : comment était-ce vraiment ? ». En Allemagne, la controverse sembla en grande partie intergénérationnelle. Les analystes plus jeunes découvraient avec perplexité et amertume dans quels compromis et trahisons leurs aînés s’étaient engagés les leur laissant en héritage. Il se peut que pour eux cet héritage particulier soit devenu le point de convergence évident des identifications et culpabilités inconscientes, rencontrées par hasard en analyse ou auto-analyse, qui avaient peut-être été reliées à leurs histoires familiales respectives ou à leur appartenance à une nation au nom de laquelle de nombreux crimes avaient été commis. Les analystes plus âgés eurent tendance à justifier le comportement de leurs prédécesseurs alors décédés et contemporains qui avaient occupé des postes importants ou été très actifs au sein de l’Institut Göring. Ils reprochèrent à la génération plus jeune de ne pas apprécier suffisamment le poids des pressions sociales et politiques qui amenèrent aux adaptations aujourd’hui remises en question. Certains d’entre eux exprimèrent toutefois aussi leur soulagement qu’une brèche ait été ouverte dans le mur du silence et que ce que l’on avait écrit de faux sur ce passé puisse maintenant être rectifié (Rédaction, 1984). En Allemagne, la bataille sur l’écriture et l’interprétation de cette histoire semble loin d’être terminée.

8Quant à nous qui abordons cet élément d’histoire de l’extérieur de ce pays, nous apportons à la fois, outre notre prudence bien fondée, nos propres transferts, notre empressement à projeter et nos résistances différentielles. Que souhaitons-nous trouver ou espérons-nous percevoir dans le comportement de ces analystes aryens ? Un bon équilibre de sensibilité morale et d’intégrité un peu modifié par la poursuite de l’intérêt personnel – comme, peut-être, nous sommes enclins à nous voir nous-mêmes ? Une attitude consistant à penser que « ce sont des gens comme vous et moi » ? Affirmation héroïque, bien que déguisée, des pouvoirs autolibérateurs de la psychanalyse pour l’individu, remettant en question une idéologie environnante qui utilisait l’individu à des fins nationales ? Est-ce ainsi que nous voudrions nous voir agir dans cette situation ? Une sorte d’image de soi idéalisée transposée sur les autres ? Ou commencerons-nous notre exploration avec la certitude que les analystes aryens de l’Institut Göring se révèleront tous être au fond des nazis parce qu’une sorte de désespoir à l’égard des Allemands, renforcé par une certaine répugnance à faire des distinctions, veut que cela soit ainsi ? Espérons en tout cas qu’une conscience des positions initiales avec lesquelles nous abordons le sujet nous aidera à savoir un peu plus « précisément ce que c’était ». Prenons maintenant quelques exemples.

VOYONS CE QUE CERTAINS D’ENTRE EUX ONT FAIT ET COMMENT NOUS LE COMPRENONS

9En mai 1933, Max Eitingon, un Juif d’origine polonaise, démissionna de la présidence de la Société psychanalytique allemande et de l’Institut psychanalytique de Berlin. En novembre 1933, Felix Boehm et Carl Müller-Braunschweig furent élus à l’unanimité au Conseil de direction de cette Société et de cet Institut (Lockot, 1985). Ils restèrent à la tête de ces organisations tout au long des transformations institutionnelles qu’elles connurent pendant le régime hitlérien. Werner Kemper, un autre membre important du groupe, écrivit ensuite que la direction – et, d’une certaine façon, le sort de ce groupe entre 1933 et 1945 – était entre les mains de ces deux hommes.

10Pour commencer, le groupe se composait de 14 psychanalystes aryens qui s’étaient formés et avaient atteint différents degrés d’influence et de reconnaissance avant que le régime national-socialiste n’arrive au pouvoir. En plus de Boehm et Müller-Braunschweig, deux autres membres étaient très actifs et influents : Werner Kemper, mentionné précédemment, et Harald Schultz-Hencke. J’ai tiré mes exemples de ce que j’ai lu des activités de ces quatre hommes.

11En octobre 1933, Carl Müller-Braunschweig publia un article dans la revue hebdomadaire national-socialiste Der Reichswart [*], intitulé « Psychanalyse et Weltanschauung ». La revue Psyche l’a reproduit en décembre 1983, cinquante ans plus tard, accompagné de commentaires ; notamment une critique acerbe, « Capituler devant la Weltanschauung » de Helmut Dahmer, un sociologue connaissant bien la psychanalyse, politiquement plutôt à gauche, et l’un des éditeurs de Psyche, et un essai de Hans Müller-Braunschweig, le fils de Carl Müller-Braunschweig, qui est lui aussi psychanalyste.

12Carl Müller-Braunschweig avait fait des études de philosophie quand il décida de s’engager dans une carrière de psychanalyste ; il avait écrit de nombreux articles, en particulier sur des questions de moralité (Lockot, 1985). Son article dans le Reichswart démontre bien l’habileté dont il savait faire preuve pour présenter des arguments et constituer un dossier. Après avoir défendu la psychanalyse contre certains malentendus selon lesquels elle s’intéressait trop à la sexualité et reposait sur des prémisses non spirituelles, matérialistes, il en vient au point central de son argumentation en répondant au reproche souvent fait à la psychanalyse d’être « désintégratrice et non allemande » (C. Müller-Braunschweig, 1933, p. 1138). Il faut reconnaître, dit-il, que cet instrument est dangereux dans les mains d’ « un esprit destructeur » et il est de ce fait décisif de savoir quelles mains s’en servent. Dans de bonnes mains, suggère-t-il, la psychanalyse s’efforce de transformer des « mous inaptes » en des personnes énergiquement engagées dans la vie..., des rêveurs en réalistes..., des égoïstes et incapables d’aimer en individus « capables d’amour et de sacrifice »..., ceux qui ne s’intéressent pas à la vie en général en « serviteurs de celle-ci ». C’est pourquoi, dit-il, la psychanalyse effectue un excellent travail sur le plan éducationnel et peut œuvrer précieusement dans le sens des directions qui viennent d’être indiquées (c’est-à-dire par le nazisme) : celles d’une conception de la vie comme héroïque, tournée vers la réalité et constructive (p. 1139).

13Les implications de ce langage n’échappèrent à personne. Geoffrey Cocks (1985) a observé que, dans cet essai, Müller-Braunschweig « condamnait indirectement mais clairement ses collègues juifs dans des termes qui n’étaient pas sans rappeler ceux employés par les nazis eux-mêmes » (p. 90).

14Il existe un article antérieur de Müller-Braunschweig (1930), également intitulé « Psychanalyse et Weltanschauung », sur lequel je reviendrai plus loin. Dahmer (1983) voit, dans l’argumentation de Müller-Braunschweig dans ces deux articles, deux étapes vers une capitulation opportuniste devant le pouvoir politique montant. Il lui reproche d’avoir abandonné la critique freudienne de la culture et réduit la psychanalyse à une simple thérapie, prête à servir les pouvoirs en place.

15Je suis d’accord avec Dahmer pour considérer que Müller-Braunschweig s’était engagé sur la voie d’une réduction de la psychanalyse. Pour ma part, je soulignerai les relations réciproques de la critique de la culture et des conditions d’une compréhension de soi psychanalytique, en particulier du fait que la critique de la culture s’exprime, par exemple, dans celle de la façon dont on est soi-même conditionné par sa propre culture ou dans celle des contraintes qui pèsent sur nos possibilités au sein de la culture. L’essence de la psychanalyse étant de travailler à se libérer soi-même de la compulsion intérieure à travers la conscience de soi et, par là même, le choix, la psychanalyse est incompatible avec une acceptation des dispositions sociales qui visent à supprimer même la conscience du choix par peur qu’elle ne puisse mener à des actes tendant à une fin différente de celle prescrite par le régime. Il faudrait mettre de côté, dès lors que l’on s’abandonne aux objectifs et aux valeurs qu’exige le régime dictatorial, la quête psychanalytique d’une connaissance réaliste de notre monde intérieur – une recherche toujours précaire qui n’arrive jamais à son terme. Un tel abandon revient à une acceptation a priori de renoncer à penser, au moins dans certains domaines proscrits.

16J’imagine que c’est précisément ce qui s’est passé pour Müller-Braunschweig : il n’arriva pas seulement qu’il fît des calculs opportunistes qui l’amenèrent à se soumettre au pouvoir, mais aussi qu’il rejoignit vraiment le nouvel élan allemand. En étant véritablement entraîné à adhérer à l’idéologie du national-socialisme, il renonça partiellement à l’autonomie de son Moi auto-analytique et limita le champ de ses symbolisations. Ainsi, par exemple, les Juifs, précédemment symbolisés comme des personnes et collègues (le Juif Karl Abraham avait été son premier analyste), apparurent-ils désormais dans ses déclarations comme les stéréotypes désymbolisés qu’ils étaient devenus dans la propagande nazie ordinaire. Cela apparaissait déjà dans son article paru dans le Reichswart et cela continua ainsi dans ses communications ultérieures.

17Voici un exemple pris dans une lettre que Müller-Braunschweig (1936) écrivit à Ernest Jones en décembre 1936. Müller-Braunschweig demande à Jones de l’aider à percevoir des sommes qu’un certain nombre d’analystes juifs émigrés doivent au fonds de prêt aux étudiants de la Société psychanalytique allemande, dont ils s’étaient servis pendant les années où ils étaient candidats. Müller-Braunschweig fait valoir que la plupart des candidats remboursent leurs emprunts. Ceux qui ne l’ont pas fait sont presque tous d’anciens candidats juifs résidant désormais dans des pays étrangers. Cette façon de lier les « Juifs » et l’ « argent » était, bien entendu, caractéristique de l’imagerie nazie. Il déploie toute son indignation. Il pense que ces débiteurs juifs s’abstiennent de payer non pas uniquement pour des raisons économiques, mais aussi par ressentiment[**] contre la composition désormais entièrement non juive de la Société psychanalytique allemande. Ce ne sont pas là, sermonne-t-il, des raisons acceptables pour dispenser les débiteurs de leur obligation morale ; cette obligation persiste quels que puissent être leurs autres sentiments.

18Hans Müller-Braunschweig (1983) prend la défense de son père en expliquant qu’il était non seulement politiquement naïf, mais aussi qu’il avait tenté, dans son article de 1933, une sorte d’ « adaptation rusée » au national-socialisme. Son père, dont il cite les propos, avait dit après coup avoir essayé à l’époque de « rendre la psychanalyse acceptable aux yeux des nouveaux dirigeants du pays » (p. 1141).

19Je ne doute pas que l’adaptation rationnelle et délibérée ait joué un rôle important. Pour les analystes aryens, un certain nombre de questions pratiques se trouvaient en jeu. La continuation de la psychanalyse institutionnelle sous une certaine forme impliquait un statut publiquement reconnu, la possibilité d’enseigner, de s’engager dans la recherche et la garantie de revenus, via les salaires et les recommandations de patients aux pratiques privées. La dissolution de la Société psychanalytique allemande et de l’Institut psychanalytique de Berlin et le retrait des institutions publiques auraient amené les analystes à dépendre entièrement de la pratique privée – ce qui, d’après ce que je comprends, aurait peut-être été difficile pour les non-médecins.

20Ces considérations ont probablement suffi à convaincre la plupart des analystes aryens de rejoindre l’Institut Göring. Mais existe-t-il, au-delà de cela, des raisons de penser que certains soient devenus des alliés spirituels de la révolution national-socialiste ? Les déclarations qu’ils ont laissées célèbrent la nouvelle marque « allemande » du groupe psychanalytique, proposent de développer une « psychothérapie allemande », promettent l’intégration dans la « Nouvelle Science allemande de la thérapeutique par la suggestion » et assurent la contribution de la psychologie des profondeurs à la santé des forces armées et de l’économie. Les documents dont nous disposons actuellement ne permettent pas de penser qu’ils aient pu ignorer la réalité des traitements de la maladie mentale dans l’Allemagne nazie ou être naïfs à cet égard. Le programme d’étude de Müller-Braunschweig, qui date de 1942, fait clairement mention de l’enseignement des théories de l’hérédité et des races, et nomme parmi les conférenciers Herbert Linden, le directeur du programme d’euthanasie pour les malades mentaux ne pouvant être traités (C. Müller-Braunschweig, 1935, 1942 ; Schultz-Hencke, 1941).

21Devrait-on voir les expressions d’acquiescement, de participation et de dévouement comme un camouflage ou un masque, comme les apologistes l’affirment ? Peut-être, mais je n’en suis pas convaincue. Je considère pour ma part que ces hommes voulaient participer aux énergies et nouvelles directions mobilisées par le mouvement nazi, comme de nombreux autres intellectuels allemands de cette époque l’ont fait. Je pense que Müller-Braunschweig (1930, 1933) et Schultz-Hencke (1934) ont suivi leurs vraies inclinations quand ils ont réécrit des aspects de la pensée psychanalytique afin de les rendre conformes aux conceptions nazies ; et que, quand Kemper et Boehm ont rejoint d’autres fonctionnaires du régime en faisant paraître des arrêtés pour la mise en œuvre de la politique du « soigner et supprimer », ils n’ont fait qu’un pas de plus, bien que grand, sur la voie de la complicité dans laquelle ils s’étaient engagés volontairement, peut-être même avec empressement, déjà des années auparavant. Aucun de ces quatre hommes n’a adhéré au Parti national socialiste, mais, s’ils avaient des réserves à émettre à propos de ce qu’ils écrivaient et faisaient, il n’existe à ma connaissance aucun document public rapportant qu’ils auraient protesté ou se seraient retirés volontairement d’une tâche qui leur avait été confiée dans le cadre de leur collaboration professionnelle.

22Ernest Jones, qui, en tant que président de l’Association psychanalytique internationale (API), entretenait des contacts très fréquents avec d’éminents analystes aryens au début et au milieu des années 1930, fit part au moins en deux occasions de ses impressions au sujet de ce à quoi Müller-Braunschweig s’employait. En décembre 1935, Jones vient de rentrer de Berlin où il a présidé la réunion de la Société psychanalytique allemande au cours de laquelle les derniers membres juifs ont été persuadés de démissionner volontairement. Il écrit alors à Anna Freud : « Müller-Braunschweig est en train de jouer avec l’idée de combiner une philosophie de la psychanalyse et une conception presque théologique de l’idéologie nationale-socialiste et, comme vous pouvez l’imaginez, cela l’occupe beaucoup. Il ne fait aucun doute qu’il continuera sur cette voie et il est manifestement antisémite » (p. 115). Deux mois plus tard, Jones (1936) écrit à Ernst Simmel : « Comme il fallait s’y attendre, Müller-Braunschweig est quelque peu contaminé par les idéaux éthiques des nazis – d’autres appelleraient peut-être cela simplement des préjugés » (p. 165). Treize ans plus tard, en août 1949, à l’occasion du Congrès de l’API à Zurich, le premier après la guerre, Jones, dans son discours d’ouverture et son rapport au Congrès, revient sur les événements des années passées avec une agitation et un trouble évidents, et soulève des questions sur l’impact de puissants mouvements sociaux et politiques sur la psychanalyse et les psychanalystes. « Dans l’ensemble, dit-il, nos collègues ont vaillamment résisté à la pression de devoir fondre notre travail dans le moule de telle ou telle idéologie particulière. » Il ne semble pourtant pas tout à fait convaincu de cela. Après avoir averti du danger de prendre des raccourcis émotionnels dans notre pensée, il ajoute : « Peu des nôtres ont jusque-là succombé » (Jones, 1949, p. 179). À propos de la Société psychanalytique allemande, alors de nouveau acceptée provisoirement au sein de l’API, il observe : « Il n’est pas facile de dire combien des 37 membres sont toujours psychanalystes dans un sens acceptable » (p. 183).

23L’assemblée générale de l’API tenue en 1949 n’était pas prête à approfondir les questions soulevées par Jones, à reconnaître le gouffre qui s’était creusé entre les analystes aryens et le reste de la communauté analytique à partir du moment où les premiers entreprirent leur Selbstgleichschaltung (autocoordination) avec le régime hitlérien. Si l’API s’était arrêtée à ces questions, les membres réunis auraient pu commencer à examiner deux articles publiés dans des revues professionnelles allemandes en 1930 et 1934 et dans lesquels Müller-Braunschweig et Schultz-Hencke donnaient le même tour idéologique décisif à leurs versions respectives de la pensée psychanalytique.

24Müller-Braunschweig présenta à ses collègues la première de ses deux communications sur « Psychanalyse et Weltanschauung », mentionnées précédemment, lors d’une convention de la Société psychanalytique allemande deux semaines après l’élection de septembre 1930 (la dernière élection libre précédant l’établissement du gouvernement hitlérien en janvier 1933), où les nazis remportèrent 107 sièges au Reichstag alors qu’ils n’en avaient que 12 auparavant. Ce texte, soigneusement élaboré et rédigé en grande partie dans le langage standard de la communication professionnelle, consiste essentiellement en une argumentation point par point visant à démontrer que ni la science ni l’art clinique de la psychanalyse ne constituaient une Weltanschauung. Mais, dans les quatre dernières pages de son article, Müller-Braunschweig pose la question de savoir si l’analyse a un impact sur la Weltanschauung de l’analysant, même si l’analyse elle-même n’en est pas une. Il répond par l’affirmative.

25Dans un langage apparemment neutre et serein, Müller-Braunschweig apporte à ce propos deux précisions qui me semblent amorcer subtilement une déformation de la psychanalyse dans le sens de l’idéologie nazie, mise en avant de façon plus flagrante et crue trois ans plus tard. Tout d’abord, dit-il, l’effet d’une analyse sur un individu consiste en ceci qu’elle le rend plus modeste, modéré, plus honnête, actif, lui permet d’être mieux en accord avec la réalité et le délivre de ses peurs. Il affirme que ces attitudes pourraient effectivement contribuer à forger une position globale « qui nous permettrait non seulement de voir notre monde et la vie, mais aussi de les aborder et les façonner d’une manière prometteuse à la fois pour le présent et l’avenir » (1930, p. 353). La deuxième précision qui a retenu mon attention est celle dans laquelle Müller-Braunschweig parle de la façon dont une analyse nous rapproche de l’individu qui est notre ami(e) ou conjoint(e). Parvenir à connaître cette personne de manière plus réaliste, dit-il, à mieux accepter ses défauts permet de faire grandir en nous notre confiance en elle et notre amour pour elle. Mais, demande-t-il, cela ne s’applique-t-il pas aussi à notre relation au monde et à la vie dans leur totalité ? Nous pouvons désormais apporter « au monde et à la vie tout entiers une nouvelle confiance et un nouvel amour » (1930, p. 355).

26Je serais très curieuse de savoir ce que les collègues de Müller-Braunschweig, membres de la Société psychanalytique allemande, à cette époque une cinquantaine dont de nombreux Juifs, ont pensé de ce discours. Il ne reste malheureusement aucune trace de leurs réactions.

27La possibilité unique que la psychanalyse offre à l’individu se trouve ici implicitement écartée – c’est-à-dire celle de se libérer d’une pression intérieure irrationnelle et de pouvoir ainsi choisir librement, d’être actif pour la « totalité » ou de ne pas l’être, quelle que soit l’entité spécifique pour laquelle ce terme imprécis de « totalité » sert d’euphémisme, de faire confiance et d’aimer « le monde et la vie tout entiers » ou, au contraire, de n’en rien faire. Je me souviens de l’avertissement de Freud (1923) contre la tentation pour l’analyste de « jouer, à l’égard du malade, le rôle de prophète, de sauveur d’âme, de messie », même si cela veut dire que le patient pourrait, dans certains cas, ne pas aller mieux. Car après tout, continue Freud, « l’action de l’analyse (...), il est vrai, n’a pas à rendre les réactions morbides impossibles, mais à procurer au Moi du malade la liberté de décider pour ceci ou pour cela » (p. 50, n. 1 [1991, p. 293, n. 1]). Le mot liberté est en italique.

28Dans son article de 1934, intitulé « La compétence comme but thérapeutique », Schultz-Hencke expose un point de vue très similaire à celui de Müller-Braunschweig sur le rapport des buts de la psychanalyse ou de la psychothérapie à la « totalité » ou à la communauté, bien que, contrairement à lui, il ne laisse pas entendre que ses conclusions découlent simplement du cours d’une cure psychanalytique efficace. Il affirme avec emphase que ce n’est pas la science mais la communauté qui détermine les valeurs et buts de la psychothérapie. « En psychothérapie, le sens de la valeur, la volonté, le sang, la vie déterminent le but ; ce n’est pas la science qui le détermine » (p. 85). Une nation peut à juste titre exiger que la psychothérapie subordonne ses valeurs à la totalité des buts et valeurs. Une personne saine ne suivra pas son propre chemin. Elle est au service de la communauté dans laquelle elle vit. Le psychothérapeute libère le névrosé de ses symptômes, lui redonne sa force et, ce faisant, « il fait don des énergies de l’individu à la communauté » (p. 86). Les carrières nationales-socialistes de leurs collègues tournés vers l’action, Kemper et Boehm, peuvent donner une idée de ce que la collaboration présentée dans ces affirmations de Müller-Braunschweig et Schultz-Hencke signifiait dans la pratique. Werner Kemper et Felix Boehm ne présentèrent pas de tribune idéologique comme le firent leurs pairs davantage enclins à la réflexion philosophique. Chacun s’intéressait à un domaine particulier auquel il se consacrait énergiquement. Kemper s’intéressait aux problèmes de fonctionnement sexuel et vie familiale. Cet intérêt l’amena à s’engager dans les politiques nationales-socialistes en matière d’eugénisme et finalement dans le traitement des névroses de guerre. Il finit par apposer sa signature à un ensemble de réglementations établissant que les soldats qui présentaient des troubles mentaux liés à la guerre devaient d’abord être traités médicalement et psychiatriquement ; si leur état ne s’améliorait pas, ils devaient alors rejoindre des bataillons punitifs – ce qui équivalait à une peine de mort. Quant à Boehm, il s’intéressait depuis longtemps déjà à l’homosexualité et finit également, à la fin de l’année 1944, par approuver que l’on traite les soldats homosexuels comme des criminels, qu’ils soient stérilisés, suivent un traitement hormonal, soient opérés, emprisonnés et condamnés à mort (Brecht, Friedrich, Hermanns, Rammer et Juelich, 1985, pp. 150-157).

29Le fait que cela se produisit tourne en dérision toute idée de sauver la psychanalyse en la rangeant, si l’on peut dire, dans l’Institut Göring jusqu’à la fin de la guerre. Un tel « sauvetage » était presque impossible pour deux raisons. L’une est extérieure : l’administration d’un régime arbitraire et totalitaire n’est pas tenue de respecter quelque limite qu’une éthique ou discipline indépendante pourrait vouloir établir. Kemper et Boehm, qui appartenaient à une institution d’État, devaient soutenir Moloch. La deuxième raison est intérieure : les sauveurs de la psychanalyse auraient dû être extraordinairement autonomes et indifférents aux pressions et séductions de l’idéologie d’État. Les exemples de Müller-Braunschweig et Schultz-Hencke laissent penser, me semble-t-il, que l’on ne peut compter sur cela.

30Je ne sais pas si Müller-Braunschweig et Schultz-Hencke ont un jour reconnu le rôle qu’ils avaient joué. Après la fin de la guerre, Schultz-Hencke pensait apparemment que la communauté analytique en dehors de l’Allemagne accueillerait favorablement les théories néofreudiennes qu’il avait commencé à développer des années avant Hitler, et que l’Institut Göring lui avait permis de continuer à développer sans être dérangé. Müller-Braunschweig en vint finalement à se voir lui-même comme une victime du système national-socialiste qui s’était accrochée à un freudisme pur au cours des années d’oppression et le ressusciterait dans l’Allemagne d’après guerre.

31Il y a un post-scriptum à cette histoire : après la défaite de l’Allemagne nazie, Müller-Braunschweig chercha avec impatience à rejoindre son autre patrie, l’API, et réussit, peut-être en se servant de son don pour l’ « adaptation rusée », à persuader l’Association que le point critique était plutôt son différend avec la néo-analyse de Schultz-Hencke que leur passé commun à l’Institut Göring. Après une série de manœuvres organisationnelles, il réussit à se faire de nouveau accepter au sein de l’API, ainsi qu’un petit groupe de collègues, laissant Schultz-Hencke en plan non seulement en tant que le néo-freudien qu’il était en effet, mais aussi comme l’objet de déplacement pour leur culpabilité commune, le seul collaborateur nazi désigné, qu’il n’était pas.

REFLEXIONS EN GUISE DE CONCLUSION

32Arrivée à la fin de mon exposé, je me demande ce que tout cela veut dire. Qu’en était-il vraiment de ce premier choc et qu’avons-nous pu en faire avec les nouveaux faits dont nous avons pris connaissance ? Quel « savoir » ajouté devons-nous maintenant « supporter » ?

33Ce que je retiens, c’est que ces analystes aryens n’ont pas protégé la psychanalyse. Outre les évidentes indécences de leur comportement à l’égard de leurs collègues juifs et les façons dont ils se sont trahis eux-mêmes professionnellement en jouant certains de leurs rôles, ils ont exposé les concepts et le langage de la psychanalyse à des rouages de contrôle totalement étrangers et contraires à l’esprit de celle-ci. En affiliant la psychanalyse à une institution d’État décidée à créer sa propre science de l’esprit nationale-socialiste allemande, ils précipitèrent cette sorte d’amalgame d’idéologie nationale-socialiste et d’idées psychanalytiques qui mène tout à fait logiquement au langage étrange et monstrueux de l’article de Müller-Braunschweig dans Der Reichswart. Les idées ne sont pas vraiment mélangées, mais, sous une forme dénaturée, un concept psychanalytique est transformé de façon à devenir porteur d’une idéologie qui lui est hostile.

34On peut, me semble-t-il, voir ce que ces analystes aryens influents ont amené comme une désymbolisation de la psychanalyse. J’entends par là, d’une part, que le concept de symbolisation réside, à mon avis, au cœur d’une compréhension psychanalytique du fonctionnement et du développement humains. J’ai défini ailleurs (Antonovsky, 1982) la symbolisation comme une séquence d’activité psychique qui commence avec la reconnaissance d’un manque essentiel, la non-satisfaction d’un désir, et va ensuite donner un sens à cette conscience en fonction de la relation de l’individu à son monde objectal. Cette définition sous-entend que l’on mette l’accent sur le travail psychique vers une résolution des tensions de la frustration et du conflit, vers la création de pensée comme exprimant le choix de modifier au lieu d’éluder la frustration. D’autre part, l’importance de la symbolisation réside ici en ceci que tendre à reconnaître des manques dans la théorie (ou les théories) de celle-ci et compter sur le travail mental pour les affronter et essayer d’intégrer des éléments dissonants ou incompatibles ou des propositions au sein de la théorie fait partie intégrante de la façon dont la psychanalyse a fait face – de manière optimale – aux difficultés de son propre domaine théorique.

35C’est en ces deux sens qu’une psychanalyse qui fusionne avec la Weltanschauung nationale-socialiste opère un retour en arrière sur la voie de la symbolisation. Loin du travail psychique et de la création de pensée visant à transformer des manques et modifier la frustration au lieu de l’éluder, la Weltanschauung nationale-socialiste nie l’inévitabilité inhérente de la frustration et des manques, met toute insatisfaction sur le compte d’influences persécutantes et mauvaises émanant de mauvais objets, et recourt à la solution du type acting-out, celle de détruire ces objets impitoyablement et sans retenue. Et, au lieu de garder les tensions et de travailler à l’intégration de différents éléments dans une théorie ou des théories de l’esprit et du comportement, une psychanalyse adaptée au nazisme met de côté les tensions et complexités de la pensée, nie les vrais problèmes que celle-ci tend à traiter et fait entendre un bavardage vide – ce dont Müller-Braunschweig témoigne quand il assimile, d’une part, une acceptation que l’on atteint difficilement à travers un travail psychique et la confiance en une personne proche avec, d’autre part, l’ « amour de la totalité » sans essayer le moins du monde d’examiner ce qui se trouve impliqué dans la relation d’un individu à la « totalité ».

36Les analystes allemands des générations de l’après-guerre, qui s’inquiètent des dommages que la collaboration de leurs pères et mères avait pu causer à la psychanalyse allemande, font peut-être état de l’influence inconsciente durable de ce que j’ai appelé la désymbolisation de la psychanalyse. Quand Helmut Dahmer republia l’article de Müller-Braunschweig dans Der Reichswart, accompagné de sa propre critique acerbe de celui-ci, provoquant une vague de lettres de protestation pleines d’indignation de la part des analystes allemands âgés, Rolf Vogt écrivit, à Dahmer : « Tout lecteur impartial doit bien savoir que votre propos n’est pas de discréditer la personne de Carl Müller-Braunschweig, mais de démontrer, à travers l’exemple d’une personnalité représentative, la progressive infiltration d’éléments de l’idéologie nationale-socialiste au sein de la psychanalyse allemande » (Rédaction, 1984, p. 47).

37Des analystes comme Vogt (1986) et Beland (1986) luttent avec la prise de conscience qu’ils sont profondément affectés et influencés par des identifications inconscientes à des aspects de l’identité nationale allemande dont les nazis s’étaient emparés et qu’ils avaient développés, et que leurs aînés psychanalystes avaient au moins en partie faits leurs à travers leur collaboration active. J’inclurai à ces aspects la subordination du besoin individuel et de la pensée individuelle à la « totalité » dominante ; le droit à la vie considéré comme conditionnelle et comme liée à la place de l’individu dans une hiérarchie de races, d’hérédités et peut-être aussi de genres ; et l’abandon de contraintes quant au déchaînement de l’agressivité contre ceux perçus comme dangereux, déviants ou ennemis. Peut-être est-il encore plus difficile de lutter contre la brèche que le nazisme a ouverte dans l’esprit humain – ajoutant par là au répertoire humain de nouvelles possibilités d’exercer le mal – dès lors que nos prédécesseurs immédiats dans notre profession ont vécu et agi au sein de celle-ci.

38Pour revenir à ma propre réaction à Hambourg, le choc fut pour moi de voir que cela avait pu arriver à la psychanalyse : cette étrange déformation à travers une intégration au système national-socialiste et que la collaboration active de psychanalystes permit de l’accomplir. Un problème mineur si l’on pense à l’étendue des ravages provoqués par le régime nazi. Comparé aux souffrances et à la mort de millions d’êtres humains exposés sans défense à la machinerie organisée de l’instinct de mort, tout autre aspect de cette époque se trouve ramené au rang de détail insignifiant et l’attention que l’on y prête peut être considérée comme dérisoire, voire comme une erreur. Dans le contexte de tant de souffrance et d’injustice, quelle importance peut avoir le mal que quelques analystes aryens ont fait à la pensée psychanalytique en Allemagne ? En considération de cet aspect, le seul qui corresponde à nos sentiments les plus profonds, cela n’a pas d’importance.

39Du fait que nous ne pouvons plus rien à ce qui s’est passé – rien d’autre que d’en faire le deuil –, nous nous efforçons finalement, et le cœur gros, de comprendre : comment cela a-t-il pu arriver, comment cela a-t-il été possible ? S’interroger sur ces professionnels très cultivés et formés n’est qu’un petit pas dans notre effort de compréhension. Ils étaient psychanalystes et l’on aurait pu espérer que quelque chose dans le fait même d’être psychanalyste les empêche de collaborer avec une idéologie antihumaniste et de devenir étrangers aux valeurs de la responsabilité et de la connaissance de soi. Mais il n’en fut rien et cela nous laisse avec des questions qui nous dérangeront aussi longtemps que nous serons capables de penser.

40(Traduit de l’anglais par Anne-Lise Hacker.)

Bibliographie

REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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  • Vogt R. (1986), Podiumsdiskussion : Psychoanalyse unter Hitler-Psychoanalyse heute, Psyche, no 40, 435-436.

Notes

  • [1]
    En hébreu, Shoah signifie « destruction » ou « ruine » et Hashoah, « la destruction », est le terme employé en Israël pour désigner l’Holocauste. Claude Lanzman a choisi d’intituler ainsi son film – neuf heures de photographies, d’interviews et de documents, notamment des visites des camps de la mort en Pologne, aujourd’hui paisibles, des entretiens avec un conducteur des trains de la mort, avec des paysans vivant à proximité des camps, avec des villageois habitant les maisons dont des Juifs ont été déportés, avec des Juifs survivants qui vivent maintenant sur trois continents et qui étaient devenus la force de travail des camps, avec des commandants et administrateurs allemands des camps de la mort et des ghettos, et enfin avec des historiens juifs de la Shoah. Des images et des bruits de trains qui roulent dans des paysages constituent la toile de fond permanente du film.
  • [*]
    La revue Der Reichswart (Le Gardien du Reich) fut fondée en 1920 par Ernst von Reventlow et publiée jusqu’à sa mort en 1942. (N.d.T.)
  • [**]
    En français dans le texte original. (N.d.T.)
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