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Article de revue

Judas trahi par la traduction : traduction, trahison et mort volontaire des Évangiles à Sylvia Plath

Pages 973 à 989

Notes

  • [1]
    Ce faisant, les exégètes modernes suivent une pratique qui remonte aux traducteurs de la Septante, à qui il arrivait de prendre des mots araméens pour de l’hébreu et de rendre des mots hébreux selon un sens absent du corpus hébreu biblique (A. Léonas, 2007, p. 111).
  • [2]
    Dans sa Dogmatique (II/2), Karl Barth s’étend sur ce verbe au point d’en faire le nœud de sa condamnation de Judas. Voir H.-J. Klauck, 2006, p. 47.
  • [3]
    Voir aussi la scène de la résurrection de Lazare : Marthe s’approche pour faire grief à Jésus de son retard (Jn 11, 20). C’est son incompréhension du propos de Jésus, « ton frère se relèvera » (v. 23), qui lui offre l’occasion de cette proclamation (et ici le egô eimi a une force divine sans équivoque) : « Je suis la résurrection et la vie. »
  • [4]
    Sur l’antisémitisme de ce poème et ses contresens volontaires et intéressés, voir Jillian Becker, Giving up. The Last Days of Sylvia Plath, New York, St. Martin’s Press, 2003, pp. 57-65.

1On se souvient du mot de Walter Benjamin : « Il n’y a pas de muse de la philosophie, il n’y en a pas non plus de la traduction. » Faute de muse, les traducteurs se sont donné un saint patron en la personne de Jérôme, l’auteur de la Vulgate, et en Valery Larbaud, avec Sous l’invocation de saint Jérôme, un hagiographe du saint patron. Patronage d’autant plus curieux qu’il paraît démentir un adage apparemment immémorial et non moins apparemment italien, traduttore-traditore. Le traducteur serait nécessairement un traître. À y regarder de plus près, pourtant, Jérôme est moins saint qu’il n’y paraît même si le traducteur trahit moins volontiers que ne le dit le proverbe, qui n’est pas italien mais français, et qui semble venir droit de Du Bellay et de sa Défense et illustration de la langue française de 1549 : « Mais que dirai-je d’aucuns, vraiment mieux dignes d’être appelés traditeurs que traducteurs ? Vu qu’ils trahissent ceux qu’ils entreprennent exposer. » C’est le premier cas attesté de mise en évidence de la paronomase traducteur/traditeur, c’est-à-dire d’une identité phonique entre les deux mots. Le traditeur de Du Bellay trahit plus qu’il ne traduit : il ruine les vérités sacrées, il donne des perles aux cochons. Traditionnellement, chez Tertullien, par exemple, un « traditeur » est celui qui parjure, apostasie, et livre les textes sacrés aux païens, comme Judas a « livré » Jésus aux païens et aux mécréants pour le mettre à mort, et comme les traducteurs ont toujours trahi des secrets pour les gardiens du temple.

2Dans la Lettre d’Aristée, récit légendaire de la gestation de la Septante, il est ainsi question de traducteurs devenus fous pour avoir voulu traduire la Bible avant les Septante. Au roi qui s’étonne que la Bible n’ait été traduite plus tôt, Démétrios (§ 313) donne la raison suivante : cette loi vient d’un dieu, puis rapporte que des Grecs qui s’étaient risqués à citer des pages traduites avaient perdu la vue s’ils n’avaient été pris de troubles mentaux : tel était le châtiment encouru pour vouloir livrer des choses divines à des profanes (§ 315). Bref, le traducteur, s’il n’est pas toujours un traître, risque toujours d’être un traditeur, de révéler des vérités cachées ou qui ne sont pas bonnes à dire. Il se veut apôtre, il s’expose toujours au risque de devenir Judas, le saint patron des mauvais traducteurs. Cette rhétorique de la trahison oblige alors à s’interroger sur le personnage de Judas et l’étrange « livraison » dont il se rend coupable. Qu’il soit devenu la métaphore de la trahison suggère d’aller voir ce que les traducteurs ont fait de sa vie et de ses faits et gestes.

JUDAS : LE NOM DU TRAITRE

3Les siècles ont fait leur œuvre : entre Judas et Judaeus, existe une relation étymologique qui a tout l’air d’une paronomase, d’une paronymie « non fortuite », qui a créé la confusion de même qu’entre traducteur et traditeur. Au demeurant, le nom personnel et la Judée dérivaient de la même racine, Yehuda. De l’infidélité ou de la trahison d’un homme à un peuple de traîtres et d’infidèles. Augustin lui-même se plaira à rapprocher Iudas de Iudaeus en opposant le Juif apostat au Juif traître, Pierre le rocher et Judas le traître : « Au jeu de mots évangélique sur l’homme-rocher fait pendant l’équation qu’a posée la tradition chrétienne : Iudas devient la contrepartie théologique de Iudaeus. Un tragique échange s’opère entre les deux termes : Iudaeus fait de Iudas un nom commun, il lui confère un caractère général, collectif (...) » (Poinsotte, 1973, pp. 48-49).

4Le nom de Judas Iscariote, le saint patron de la trahison en tradition chrétienne, est l’exemple même de traduction forcenée, envers et contre tout, pour traduire à tout prix le nom de celui qui allait devenir un traître, alors même qu’on ne sait pas à quelle langue appartient le mot à traduire. C’est en tout cas la première association de la pratique de la traduction à la trahison. Il reviendra à saint Jérôme, le saint patron des traducteurs, de donner l’exemple des usages de ce trope en traitant Rufin, son ex-ami traducteur, de Judas, c’est-à-dire de traître (Ep., 84, 8).

5De fait, le nom même de Juda(s) apparaît pour la première fois dans la Genèse (29, 35), lorsque Léa, la femme de Jacob, enfante pour la quatrième fois et prononce ces mots : « Cette fois, je rendrai gloire (ôdé) à Yahvé ; c’est pourquoi elle l’appela Juda. » Et en 49, 8, on trouve : « Juda, tes frères te loueront (yôdû). » Il y aurait, du moins suivant l’étymologie populaire, dont on sait les sollicitations, un lien entre la louange de Dieu et le nom même du traître : traître ad majorem gloriam Dei. Le nom est un présage – omen nominis, disait déjà Cicéron. Judas est né pour louer quand Iscariote, au moins selon une étymologie, serait né pour trahir. Judas porte donc le nom d’un des douze fils de Jacob (celui qui conseilla de vendre Joseph, plutôt que de le tuer, soulignera Thomas Mann dans sa fresque biblique) et, de ce fait, appartient à la même lignée que Jésus. Seul parmi les Douze, il est Judéen. L’Évangile de Luc (6, 12-16) nommait déjà un autre Judas, fils de Jacques, qui correspond à Lebbée chez Matthieu et à Thaddée chez Marc (voir aussi Ac 1, 13 et Jn 14, 22). En grec, son nom est identique à celui de Judas.

6Pour éviter la contagion (Übertragung, en allemand, qui signifie aussi « traduction » et « transfert », selon le dictionnaire des frères Grimm !), l’habitude s’est imposée de singulariser le personnage, de le distinguer de la maison de Judas, de David et des autres : le Judas « traître » sera distingué par l’ajout d’un s, ce fameux S de « suicide », dont on sait, depuis Michel Leiris, que « la forme autant que le sifflement (...) rappelle non seulement la torsion du corps près de tomber, mais la sinuosité de la lame » (M. Leiris, 1946). Et puisque Judas en est gratifié, le même s est refusé aux autres Juda(s) de la tradition (selon Luc 3, 23-38, par exemple, il y a deux Juda(s) et un Joda dans la généalogie du Christ). Ainsi, chez Luc, le Judas fils de Jacques devient-il souvent « Jude ».

7Mais ce n’est encore là que péché véniel, à peine original pour parler comme Ninon de Lenclos, car le « surnom » même d’Iscariote accolé à la forme grecque du nom juif du traître a justifié les innombrables expédients polémiques dont toutes les traductions portent la marque : nul exégète ne s’est cru autorisé à invoquer le seul expédient qui vaille en un temps de traduction laïque, le non possumus. Nous ne pouvons traduire un mot qui n’existe pas. Si « Iscariote » est une ville, comme semblent le laisser croire les traducteurs, force est de constater qu’il n’existe aucune ville de ce nom en Galilée ni ailleurs. D’autres ont prétendu lire dans ce « toponyme » une variante de Jéricho, sans convaincre davantage. Il semble que la mémoire du lieu se soit tôt perdue et que la tentation se soit vite imposée de céder au démon de l’assonance et de vouloir trouver à tout prix une ville de ce nom en procédant par glissements successifs : Kariot/Keriot, ish Keriyoth, Iscariwths, qu’il reste alors à identifier avec les ruines d’el-Karjetein, au sud d’Hébron. Tel est l’expédient que choisit saint Jérôme, lequel ne paraît guère avoir convaincu quand il précise que Judas l’Iscariote « tira son nom soit du bourg où il est né, soit de la tribu d’Issachar, si bien qu’il est né en quelque sorte sous le présage de sa condamnation. En effet, Issachar signifie “salaire” pour indiquer la rémunération du traître » (Sur saint Matthieu, 10, 4). Pour dissiper le trouble, l’exégète, se substituant au traducteur, a proposé deux solutions. La première a consisté à imaginer une origine araméenne [1] : « Iscarioth » viendrait de l’araméen sagar/sakar, « livrer », forme verbale traduite par les Septante par le verbe paradidonai (W. Klassen, 1996, pp. 186-187) [2]. Judas devient alors « Il-devait-le-livrer » (J.-A. Morin, 1973), et ce surnom, reçu juste après Pâques, se serait imposé sous sa forme araméenne, rendue alors en grec par o kai paredôken auton. La tradition chrétienne (et traductologique) veut ainsi que le sens de « trahir » de paradidonai ne fasse « partie du champ sémantique que de manière très marginale » : ailleurs, le mot veut dire « transférer », « transmettre » et « livrer », dans une polysémie qui recoupe largement celle de traduire dans les diverses langues latines : autrement dit, on aura l’occasion d’y revenir, le mot se traduit différemment selon qu’on a affaire à Judas ou à Jésus, et suppose que l’exégèse précède la traduction.

8Pour d’autres, ce serait une forme sémitisée de sicarius, un i ayant été placé devant le nom pour donner (l’illusion) d’une forme sémitique (O. Cullman, 1962). Un traître de toute éternité ou un zélote ? Auquel cas, Judas serait une fonction nécessaire – la trahison nécessaire – qui se serait développée en nom propre, puis en personnage, avant que la fonction ne se perde dans le personnage (F. Kermode, 1979). On se souvient du mot de Tertullien : « chrétien » n’est pas le nom d’un crime, mais le crime d’un nom. La postérité en a fait de même de Judas, qui n’est pas le nom d’un traître, mais la trahison d’un nom.

9Mais, comme toujours, Judas est à l’origine d’une chaîne de contresens, mal maîtrisés, avec des répercussions inattendues. Pour un traître, il fallait une mort de traître. Une erreur de traduction volontaire va y pourvoir.

JUDAS : LE CONTRESENS ET LA MORT

10On sait que le Nouveau Testament réserve à Judas deux morts : un suicide chez Jean et une mort ignominieuse avec les entrailles qui se répandent en plein air dans les Actes des Apôtres. S’ils en ont été conscients, les premiers Pères de l’Église n’ont pas toujours cherché l’harmonie. Le traître de Jésus méritait bien deux morts. En revanche, il ne suffisait pas que Judas meure : encore fallait-il que sa mort fût sale. Les traducteurs vont y pourvoir.

11Par deux fois, dans son essai sur Judas, Thomas de Quincey explique en effet qu’il faut accorder un « non-lieu » à Judas parce qu’on lui avait fait tort « par une grossière erreur de traduction du texte grec » (De Quincey, 1990). À propos du récit de Papias rapportant la mort de Judas et ses entrailles crevées, il explique que le cœur et le cerveau font partie des entrailles, que les viscera « occupent les fonctions de sensibilité morale que nous plaçons dans le viscus central, c’est-à-dire dans le cœur » : les viscera crevés ou praecordia rompus sont donc l’équivalent de broken art, « cœur brisé ». « Se rompre en son milieu signifie donc simplement être brisé et détruit dans l’organe central de la sensibilité (...). » Le premier qui raconta la mort de Judas voulait simplement dire que Judas avait le « cœur brisé ». Et de Quincey de commenter : « Tout devient clair grâce à la simple substitution d’un sens figuratif à une interprétation grossièrement et platement physique. » Où une « mauvaise traduction » avait fait imaginer deux ou trois morts : suicide, rupture des intestins et effusion des viscères –, la philologie, qui en finit avec le contresens volontaire (Dauzat, 2006 a) fait pour souiller, rend à la mort de Judas sa dignité. Ce faisant, de Quincey a collationné le récit de Matthieu et le passage des Actes des Apôtres conciliés par Papias et Théophylacte, et c’est cette comparaison qui a mis en relief l’erreur de traduction (A. Murray, 2000, p. 335 sq.).

12Dans les Actes, on lit : prênês genomenos : il tomba la tête la première ; elakêsen mesos : il s’ouvrit par le milieu ; kai exechuthê panta ta splangchna autou : et toutes ses entrailles sortirent. Pour concilier ce texte avec la version donnée par Matthieu, on a prétendu que le verbe employé par ce dernier, apangchesthai, voulait dire « se tuer par quelque méthode que ce soit », et pas seulement « se pendre, s’étrangler » ; ainsi pourrait-on lire dans ce verbe « tomber la tête la première » ; de même, le genomenos a été parfois tiré vers « enflure, gonflement », reçu comme équivalent du suicide : le texte serait conciliable avec la pendaison. Mais la philologie moderne n’en a trouvé nulle part confirmation dans le vocabulaire grec (P. Benoît, 1953). Une lecture plus allégorique s’emparait du mot apênxato, qui désigne la pendaison aussi bien que la suffocation par le chagrin (Th. Browne, 2004, pp. 764-765).

13Mais la chaîne des contresens ne fait que commencer. Saint Jérôme va utiliser cette ambiguïté pour salir Judas un peu plus. Erreur de traduction ou traduction tendancieuse de Jérôme sur prênês genomenos ? Pour concilier le récit de Matthieu et celui de Luc, dans les Actes des Apôtres, Jérôme avait dans les deux cas utilisé le mot latin suspensus, « pendaison », pour rendre l’expression grecque problématique prênês genomenos. Au Moyen Âge, les lecteurs des Actes dans la Vulgate lisaient : et suspensus crepuit medius et diffusa sunt omnia viscera eius, « et suspensus, il éclata par le milieu et toutes ses entrailles se répandirent ». Or suspensus signifie littéralement « pendu », sans désigner nécessairement un homme qui s’est pendu lui-même (suspendiosus). Il semble que Jérôme ait choisi un mot à dessein ambigu qui avait pour effet de rendre invisible la dissonance avec le mot employé par Matthieu : apangchestai. Jérôme, jugeant le suicide infamant, avait forcé le texte au point de rendre invisible la discordance. Comme dit Alexander Murray, une heureuse erreur de traduction avait épargné aux intellectuels médiévaux la peine de s’interroger sur la vraie mort de Judas. D’où la tentation d’en conclure que ce n’est pas la mort de Judas qui a noté le suicide d’infamie, mais Judas qui a hérité du suicide parce que celui-ci était la mort la plus condamnable dans l’esprit du traducteur.

14Mais ce que Jérôme n’avait pas vu, c’était l’effet de contamination des contresens volontaires et ce qu’on pourrait appeler la revanche du texte sur ceux qui le trahissent. Architraître, Judas finira par avoir droit, de la bouche même de Jésus, à un troublant egô eimi. Chez Matthieu 26, 25, quand Jésus le désigne comme l’exécuteur de la trahison, Judas pose la question : Mêti egô eimi, Rabbei ?, utilisant le même egô eimi, par lequel Jésus n’a cessé de déclarer sa divinité jusque-là [3]. Chez Matthieu, Judas se demande : « Est-ce moi ? », et obtient la réponse ambiguë : « Tu l’as dit » (su eipas), c’est-à-dire aussi bien « Oui » que « C’est ce que tu dis » ou encore No comment ! Le « Tu l’as dit » qui sera répondu à Pilate (su legeis) quand il demande à Jésus s’il est le roi des Juifs, puis au Grand Prêtre qui veut savoir si Jésus est le Christ, mais qui évoque aussi le cri des démons qui sont les premiers à reconnaître la divinité du Christ chez Marc. Et, comme il se doit, c’est alors que Satan entre en scène. Chez Jean, le baiser est cependant absent, mais on retrouve le egô eimi par quoi les malheurs de Judas ont commencé. Cette fois, la ronde s’est arrêtée sur Jésus, qui prononce ces mots : à l’élection de Judas pour le mal sous forme d’interrogation répond l’auto-élection de Jésus pour la Passion sous une forme affirmative si violente que ce egô eimi (P.-E. Dauzat, 2006, pp. 33-35 ; A. Jaubert, 1976, pp. 162-167) suscite une réaction de recul, voire d’effroi, soulignée par la triple répétition de la formule. Chez Matthieu (26, 48-49), Jésus reste le rabbi aux yeux de Judas, qui demeure « compagnon » ou « ami » et se trouve derechef invité à faire « ce pour quoi [il] est ici ». Dans les Toledoth Yeshu, textes juifs des premiers siècles qui donnent la version juive de la légende noire du christianisme, la version Wagenseil mêle la légende du combat aérien, mais précise que Jésus et Judas se sont souillés mutuellement et sont tombés à terre. Les disciples de Jésus ont toutefois récupéré leur maître, et les Sages et Anciens demandent qui ira, « au péril de sa vie », mettre la main sur lui. Judas répond : « C’est moi qui vais y aller. » Encore le egô eimi ! Et Judas rejoint les impies, où il apprend que Jésus va se déguiser pour entrer subrepticement dans le temple et s’emparer du Nom.

15Mais ce chassé-croisé de egô eimi entre Jésus et Judas ne prend vraiment tout son sens que lorsqu’on songe aux origines de cette expression. Traduisant le Deutéronome 32, 39, le texte hébreu donne un nom divin « à peu près intraduisible » : βanj ’anj h7’, littéralement « moi, moi, lui », ou je « suis Moi lui », qui est devenu « moi je suis », soit egô eimi (M. Harl, 1993). Et cet egô eimi deviendra un nom divin, repris par le traducteur d’Isaïe (43, 10 et 25). Et c’est cette même formule qui circule ensuite dans l’Évangile de Jean, où la confusion est portée à son comble avec l’introduction d’une autre image : celle de la livraison.

16Dans sa structure la plus élémentaire, la dramaturgie divine est d’une simplicité confondante, même si, dès le début, on n’a pas toujours été sûr d’avoir bien entendu ou d’avoir bien lu. Pour essayer d’épargner Judas, Origène était allé jusqu’à subodorer l’existence de « versets sataniques » dans le récit de la Cène : « Ce que tu as à faire, fais-le vite » seraient des paroles adressées à Satan, sinon de Satan lui-même. S’appuyant ensuite sur l’épître aux Romains (8, 32) et Matthieu (26, 2), Origène, dans les fragments de son commentaire de Luc, avait risqué l’hypothèse que Dieu a livré son fils, comme Judas a livré Jésus, pour des raisons divergentes, certes, mais qui se rejoignent dans la même économie du salut. C’est ce thème qu’a repris Abélard. Nul mieux que lui, au XIIe siècle, ne devait en effet cerner avec plus d’efficacité les éléments de la dramaturgie divine. Et il importe de signaler que ces propos ne figurent pas parmi les thèses condamnées du philosophe. Elles accusent simplement la difficulté à présenter une version crédible de l’épisode hors des petits arrangements entre théologiens. Dans sa sécheresse même, le texte vaut d’être cité intégralement :

« Comme l’a rappelé [Augustin, Ennarationes in Psalmos, LXV, 7, PL XXXVI, col. 793], dans le même fait où nous voyons Dieu le Père et le Seigneur Jésus-Christ, nous voyons aussi le traître Judas. Car c’est par Dieu le Père que se fit la livraison du Fils, et elle fut faite par le Fils, et aussi par ce traître, puisque le Père livra le Fils, que le Fils se livra lui-même, comme le rappelle l’apôtre [Rm 8, 32 et Ga 3, 20] et Judas livra son maître. Le traître, par conséquent, fit ce que fit aussi Dieu, mais est-ce à dire qu’il ait bien fait ? Encore qu’il fît une chose bonne, aucunement il ne la fit bien, c’est-à-dire de telle manière qu’elle lui profitât » (Abélard, 1993).

17Autrement dit, le traditeur ne fait pas autre chose que le traducteur, mais est-ce à dire qu’il fait bien ? Il livre, il met du sacré à la disposition du profane, mais quand sa trans-lation devient-elle aussi trans-gression ? Les réflexions d’Origène, au IIIe siècle, reprises par Abélard au XIIe siècle montrent bien que Judas n’était pas nécessairement l’architraître qu’il est devenu depuis le siècle des Lumières, sinon avant.

18Revenons donc à l’Évangile de Jean (19, 30), où il est question de la mort de Jésus : loin de toute métaphore, l’expression « il rendit l’âme » (paradidonai to pneuma) appelle aussi un commentaire, car c’est une manière de dire la mort qui est sans précédent. Les Synoptiques emploient en effet les expressions habituelles pour la mort. Marc (15, 37, 39) et Luc (23, 46) donnent le verbe « expirer » (ekpneo), que l’on trouve chez Sophocle ; Matthieu (27, 50) dit « rendre l’esprit » (aphiemi). Il semble en effet que Jean (19, 30) soit la première occurrence de l’expression paradidômi to pneuma pour indiquer une mort individuelle. Comme dit Xavier Léon-Dufour avec un art prudent de la litote, le verbe « surprend », car il s’agit d’une « transmission délibérée » (Dufour, 1996, IV, p. 158). (Au demeurant, on reconnaît le mot employé, entre autres, par Jean, en 19, 11 pour désigner l’acte par lequel Judas « livre » Jésus.)

19L’hésitation du théologien est ensuite lourde de sens, car il signale l’emploi antérieur du mot chez Jean : il s’agit alors de « livrer Jésus ». Et d’ajouter : « Ses emplois antérieurs n’éclairent donc pas le sens de notre passage, à moins d’entendre que, en consentant à la mort, Jésus se livre lui-même » (souligné par l’auteur). Moins prudent dans son commentaire de ce même passage, Simon Légasse commence par évoquer un « trépas paisible », puis renvoie à Luc (23, 46), dont il donne cette interprétation : « Jésus ne meurt pas passivement ; sa mort [est] un acte volontaire » (Légasse, 199, p. 426). La confusion s’épaissit quand Xavier Léon-Dufour renvoie à Jean (10, 18). Il s’agit une fois de plus de souligner que Jésus est mort de son plein gré. Loin d’avoir subi sa mort, Jésus l’a choisie : « Personne ne me l’enlève [ma vie], mais moi je la dépose de moi-même. J’ai le pouvoir de la déposer et de la reprendre. » Même si c’est pour que s’accomplissent les Écritures (26, 52-54). En l’occurrence, Jean emploie le verbe tithémi, qui signifie « donner sa vie ». Commentant ce passage, Léon-Dufour assène, avec autorité : « En grec, l’expression tithémi tèn psuchèn ne signifie jamais “donner sa vie” au sens de “se livrer à la mort” » (Dufour, 1990, p. 369), aussitôt suivi de cette précision pieusement herméneutique : « En ce cas – pour dire : se livrer à la mort –, le grec utilise d’autres verbes », dont didomi ! Si l’on a bien saisi la logique du scoliaste, il s’agissait d’abord de chasser toute connotation douteuse de l’expression en montrant bien que le don n’était pas un mouvement vers la mort. Mais quand le mouvement vers la mort est explicitement signifié par l’emploi du mot le plus éloquent que Jean pouvait trouver, et que l’on vient de rejeter, on le dit « peu éclairant ». Comme si l’auteur avait craint de conclure au suicide en associant tout simplement le don à la mort que l’on se donne en se livrant à la mort. Du coup, on en arrive à cette absurdité, que le même « moi » qui est le « sujet de l’action » ne se livre pas à la mort en Jn 10, 18 pour s’y livrer en 19, 30.

20Autrement dit, entre la mort de Jésus et celle de Judas, il n’y a qu’une décision de traduction, qui ne saurait se fonder que sur d’autres considérations exégétiques – par exemple, si l’on se refuse à invoquer la révélation ou la tradition. Le travail des traducteurs s’est acharné à différencier deux morts volontaires pour en faire un suicide infâmant, d’un côté, un don sublime, de l’autre, quand ni le vocabulaire hébreu ni le vocabulaire grec n’auraient suffi à les différencier. L’ambiguïté qu’on a cherchée à résoudre dans le passage au latin pour éviter que Judas n’échappe à sa vocation de traditeur risque de resurgir à chaque traduction dans une nouvelle langue ou un nouveau médium. En hébreu comme en grec, Judas et Jésus sont morts pendus.

21Constitutive, l’incertitude de la traduction refait valoir ses droits au point de trahir les décisions apodictiques des exégètes, même dans les épisodes apparemment les plus éloignés. La lecture typologique de la Bible, consistant dès les premiers siècles à trouver des « traces » des Évangiles dans l’Ancien Testament, a l’effet de contagion/trahison déjà évoqué. Ainsi quand Dante, dans le Purgatoire (XVII, 25-30), relate l’épisode de la crucifixion d’Aman. Aman veut tuer le Juif Mardochée : il est pendu/crucifié (Esther 7, 9-10 ; la Bible de Jérusalem dit « crucifié ») au gibet qu’il a préparé pour celui-ci. On retrouve ici l’ « ambiguïté entre la pendaison et la crucifixion » : ambivalence prophétique de la figure d’Aman, entre le destin de Judas et la figure du Christ, dont on trouve des échos jusque dans la chapelle Sixtine et la représentation de l’épisode par Michel-Ange. Dans un domaine profane, on ne s’étonnera pas que les labeurs traductologiques des exégètes pour « trahir » Judas et lui faire « livrer » Jésus en un autre sens que le Père livra le Fils, comme disait Abélard, soient spontanément ruinés chez plus d’un écrivain moderne, de Drieu La Rochelle, dans Les Chiens de paille, au romancier yiddish Shalom Asch qui, dans leur version de Judas, imaginent tous deux l’ombre portée de la pendaison de Judas en forme de croix au point que l’un et l’autre connaissent la même mort.

22Mais c’est sans doute chez Joyce que l’ambiguïté retrouve droit de cité et trahit la part d’intention de toute traduction, qui fait d’un suicidé un mort volontaire et d’un autre une crapule.

23Dans Exilés, le personnage de Robert joue ainsi le rôle du bon Judas, celui qui fait de Jésus le trahi qu’il désire être : « Il y a une foi plus étrange que la foi du disciple en son maître ; (...) la foi du maître dans le disciple qui le trahira. » Richard-Christ, dans son désir de crucifixion, sait que Robert-Judas lui est essentiel, il doit être l’élément docile de son désir de castration : « Judas est le nom de la menace de castration sans laquelle la menace de Jésus n’aurait pas lieu. D’une certaine manière, Judas est lui-même une “partie” de la structure divine : tout se produit comme si le désir de Dieu ouvrait dans son propre corps la plaie par où passe le sang du divin – Judas, guichet, aguichant, et Dieu derrière le judas épiant le-la fidèle sans être vu. En tant que Jésus, donc, Richard se compose aussi du Judas qui le perce. » Chez Joyce, « chacun a droit à son tour de croix » (H. Cixous, 1974, pp. 308-309 ; 1968, pp. 524-541, pp. 615-640).

24Ce que les efforts des traductions des premiers siècles avaient tâché de fixer, la modernité littéraire l’a libéré, faisant resurgir, sous un éclairage nouveau, les thèmes cruciaux de la langue, de la traduction (des erreurs de traduction volontaires) et de la mort plus ou moins involontaire. L’exemple de deux œuvres capitales du XXe siècle montre jusqu’où l’on est prêt à forcer la traduction (ou sa métaphore) pour faire d’une mort volontaire autre chose que ce qu’elle est et empêcher chacun d’avoir « son tour de croix », imposer le « sens unique » quand le « double sens » serait plus naturel. Inversement, elle aide à comprendre la nostalgie d’une langue qui ne trahisse pas, qui se refuse aux trahisons de la traduction.

LE TRADUCTEUR, LE CONTRESENS ET LA MORT

25Pour faire de Judas le véritable traître qui a livré Jésus et s’est sali dans sa mort volontaire quand Jésus, livré par son père, s’est exaucé en acceptant une mort volontaire, les traducteurs se sont donc faits exégètes et ont remplacé la traduction par la foi. (« Où était la traduction, la foi doit advenir », paraissent dire aux traducteurs les hommes d’Église, fidèles à Augustin qui rappelait à Jérôme qu’on n’avait pas raison seul contre la tradition.) Le même scénario se reproduira sous le nazisme avec des conséquences épouvantables.

26Dans Montauk, Max Frisch évoque sa visite aux parents de sa fiancée juive, à Berlin : « Je vois un défilé brun et j’entends le chœur : “Mort à Juda !” Ils disent réellement ça. » Juda den Tod !, devaient chanter les écoliers, se souvient Joseph Ratzinger évoquant son enfance allemande, tandis que Viktor Klemperer a droit à un « Judas ! ». Dans les pages de la presse nazie, et singulièrement dans l’organe du parti, le Völkischer Beobachter, la confusion était couramment entretenue entre Jud-, Juden et Judas. La paronomase était à la mode (Dauzat, 2006 b).

27Au sein du Parti nazi (le NSDAP), les exclus seront naturellement traités de « Judas » : lors d’une représentation de la Passion à Oberammergau, une journaliste américaine aura la surprise de voir Hitler comparé au Christ tandis que le SA Ernst Röhm, victime de la Nuit des longs couteaux, est le Judas de service. Mais, dans l’autre camp, le nom de Judas reste tout aussi infâmant, et tant pis s’il ne désigne pas toujours les mêmes. Les antisémites sont encore des Judas : ainsi trouve-t-on les « serviteurs “Derniers des Judas” » dans la bouche des résistants dénonçant les collaborateurs à la vindicte publique. De même, alors que tous les défenseurs des Juifs étaient des Judas aux yeux des nazis, la presse mondiale, à l’occasion du pacte germano-soviétique, devait souvent présenter Hitler lui-même comme un Judas.

28Si l’on veut un Judas moins conventionnel, c’est dans les archives du futur ministre de la Propagande et âme damnée de Hitler qu’il faut le chercher. Dans Judas Iskarioth, une pièce écrite en août 1918 dans l’exaltation et sous l’influence de Ainsi parlait Zarathoustra, de Dostoïevski et des écrits de Marx et Engels, Joseph Goebbels raconte l’histoire d’un « marginal » qui veut suivre un homme dont il pense qu’il va instaurer un « nouvel et vaste empire ». Mais, devenu le disciple de Jésus, il se rend compte, à son grand désarroi, que le royaume du père n’est pas de ce monde. Pour Judas, c’est la marque d’un esprit étroit et petit que de consoler les gens dans un esprit de trouble en leur promettant le bonheur dans l’au-delà. Judas se décide finalement par trahir son maître en s’engageant à instaurer le royaume de Dieu sur terre. À peine a-t-il livré son maître que Judas comprend le tragique de son geste : « Et pourtant, que les cieux me soient témoins : ce n’est pas pour l’argent que Judas est devenu traître. » Au bout du compte, il n’a d’autre choix que d’expier sa culpabilité en se suicidant. Un prêtre de ses amis, ayant eu vent de la pièce, demanda au jeune Goebbels de déchirer le texte en morceaux tant il était scandaleux et offensant pour la foi chrétienne. Goebbels écrivit alors à son amie qu’il l’aurait détruite si elle était encore en sa possession. Le même Goebbels, vingt ans plus tard, oubliera très volontiers ce qu’il avait cru comprendre plus jeune : que la trahison de Judas n’était pas une évidence, et que tous les Juifs n’étaient pas Judas. Mais il est vrai que c’était lui qui décidait désormais du sens des mots, et qu’il lui était alors utile de reprendre les mythes et manipulations des premiers siècles dont il avait, plus jeune, dénoncé l’absurdité.

29Pour Ingeborg Bachmann née en 1926 et grandie à l’ombre du « bourrage de crâne » du ministre de la Propagande de Hitler, la « catastrophe allemande » s’est soldée par l’inexorable contamination de la langue allemande par le nazisme et sa LTI (Lingua tertii imperii). Toujours l’Übertragung. S’il est permis, par exception, de voir en elle le « frère féminin » de Thomas Bernhard, on lui prêtera volontiers ce diagnostic, qui résume mieux qu’aucun autre constat le « décès réel et constant », comme on dit dans les certificats d’inhumation : « Les mots allemands sont suspendus comme des poids de plomb à la langue allemande (...) et maintiennent à chaque fois l’esprit à un niveau nuisible pour cet esprit. La pensée allemande ainsi que la parole allemande sont très vite paralysées sous le poids humainement indigne de cette langue qui opprime toute pensée avant qu’elle ne soit exprimée (...) » (Bernhard, 1990, p. 12). L’allemand qu’elle pratiquera relève de l’utopie : « Le monde est un essai qu’on a toujours renouvelé de la même façon, avec le même résultat », suggère-t-elle dans une de ses plus belles nouvelles (Bachmann, 1964) avant de prôner une langue qui échappe à ses déterminations biographiques, historiques et géographiques. Et ce faisant, insiste Thomas Bernhard dans Extinction, elle a atteint la plénitude de la langue allemande. Mais elle l’a accomplie en révolte contre cette langue de mort autopsiée par Celan ( « la mort est un maître venu d’Allemagne » ), Adorno, Klemperer, mais aussi dans d’autres perspectives par G. Steiner, H. Meschonnic ou J.-P. Faye :

« Soudain, je sus : tout est une question de langage, et pas seulement de cette seule langue allemande créée avec les autres à Babel, pour embrouiller le monde. Car sous elle couve une autre langue, qui s’infiltre jusque dans les gestes et les regards, dans les pensées quand elles se résorbent, et dans le développement de nos sentiments. Et c’est là qu’est le germe de tout notre malheur. Mais pouvais-je protéger l’enfant contre notre langue, jusqu’à ce qu’il en ait forgé une autre, jusqu’à ce qu’il soit en mesure d’inaugurer une nouvelle époque du monde ? »

30C’est le narrateur de « Tout » qui parle, inquiet que des « âmes mal lavées », comme dit Witkiewicz, inoculent à l’enfant, dès ses premiers babils, les miasmes délétères d’une langue corrompue. Cette langue de l’autre, qui trahit la langue maternelle de l’intérieur, n’est autre que celle du diable (et de ses avatars), dont on a dit que son propre est de « tirer sa langue dans notre langue ». Or, ajoute aussitôt le narrateur de la nouvelle de Bachmann, « je ne savais pas un mot de ces langues et n’en trouvais aucun », « je n’avais que la mienne dont j’étais impuissant à franchir les frontières », c’est-à-dire à traduire avec les transgressions de sens que cela suppose. On perçoit alors l’enjeu de l’écriture naissante : l’invention d’une langue maternelle, il faudrait presque dire maternante, qui ne soit pas la langue de la mère, car l’enfant perd son innocence dès qu’il n’est plus muet. De fait, la langue maternelle héritée n’est jamais que la langue de la mère, qui elle-même est la mère de la langue – la mère-patrie serait plus juste, pour en bien connoter la bivalence sexuelle et les ambivalences politiques propres à son engendrement. C’est une langue à sens unique et à sens interdit. Dans cette recherche d’une utopie langagière, comme elle dit dans ses Leçons de Francfort, d’un « langage unique qui n’a encore jamais régné, mais qui règle notre pressentiment et que nous imitons », on perçoit l’écho de Mallarmé : « Les langues imparfaites en cela que plusieurs, manque la suprême. » Plus attentive aux déboires de l’histoire que personne et désireuse d’une certaine innocence, sa démarche est la même que celle de Romain Gary dans Pseudo : « Je vous ai dit ou peut-être pas, car cela revient au même, que j’ai fait des études de linguistique, afin d’inventer une langue qui m’eût été tout à fait étrangère. Cela m’aurait permis de penser à l’abri des sources d’angoisse et des mots piégés, et des agressions intérieures et extérieures, avec preuves à l’appui » (Gary Ajar, 1976, p. 31). À l’instar de Celan, de Roger Caillois et de tant d’autres après les irrémédiables blessures faites à la langue, elle songera, un peu comme Bettina von Arnim avant elle, qu’il faut apprendre la langue des ombres, la langue des feuilles, de l’eau, l’écriture des pierres. Et ce sera la naissance à l’écriture, comme chez son ami Celan. Au temps pour la langue qu’on avait dite de Goethe et ses « opéras de mots ». Pour éviter le règne du « pseudo », il appartiendra à l’écrivain d’inventer la langue même qu’il écrira : « Pas de monde nouveau sans langage nouveau », dira-t-elle après Wittgenstein. Mais le Moi de l’écrivain ne naîtra qu’au prix de ce passage obligé. Ainsi qu’elle l’écrit dans un poème de jeunesse, « Comment m’appeler ? » :

« Je pourrai peut-être un jour me connaître, (...)
Manque un seul mot, mon nom ! Quel devrait-il être
Sans que je me trouve en une autre langue ? » (Bachmann, 1989, p. 17).

31Le besoin de se trouver dans une autre langue, qui échappe à la logique irrépressible du sens unique comme du contresens obligé d’une langue qui ne se possède plus elle-même, est précisément le lien d’Ingeborg Bachmann avec Sylvia Plath (Dauzat, 2006 c). Mais où la première cherche une langue qui se traduise, c’est-à-dire qui ne laisse aucune place à la trahison volontaire et au refus, la seconde obéit au régime de la traduction forcenée, quitte à se risquer au contresens volontaire. Plutôt que de traduire, elle s’expatrie.

32Poétesse américaine, fille d’un père autrichien et promise au suicide, Sylvia Plath commencera par se judaïser en fantasmant un père nazi, parce qu’il lui a manqué en mourant trop jeune, et une mère juive, parce qu’elle était trop possessive. Trahie par son père (la connotation évangélique est évidente pour qui se souvient de la problématique d’Abélard), elle s’imaginera sarcastiquement en Judas. Dans son roman La Cloche de détresse, sa parodie de la Cène est en fait la réunion de douze demoiselles dont la seule bonne nouvelle est que la littérature peut rapporter gros. Bref, toutes sont des traîtresses. Mais, au moment fatidique, une seule échappe à ce sort en s’absentant : véritable « Judas », elle apparaît alors à la narratrice comme un ange, un Jésus, dont les cheveux blonds sont auréolés d’un « halo doré ». En l’occurrence, la féminisation, même si elle concerne les douze apôtres, est un moyen de sauver Judas, à tout le moins d’en souligner la liberté.

33Dans sa poésie comme dans sa vie, en revanche, Sylvia Plath va s’imaginer néanmoins juive et morte à Auschwitz. Dans son histoire psychologique, elle s’est libérée de cette insupportable tension et, temporairement, de la tentation du suicide en s’imaginant « Juive à Dachau, Auschwitz, Belsen / Je me suis mise à parler comme une Juive / il se peut fort bien que je sois Juive, je crois » (Plath, 2004, p. 125). La langue fait la Juive, en l’occurrence, parce qu’elle est une manière de s’inventer une mère et que le judaïsme se transmet par la mère.

34Et les deux poétesses disent encore une même chose, que la langue dans laquelle on écrit n’est pas innocente, elle trahit : après le passage du nazisme, en effet, « la langue [allemande] restait coincée dans ma bouche », dira Sylvia Plath dans son Daddy, « coincée dans un piège de barbelés / Ich, ich, ich, ich, / Je ne pouvais pas parler. / Pour moi, tout Allemand, c’était toi. / Et je trouvais la langue obscène ». Comme atteinte de glossolalie, Sylvia Plath « parle en langues », mais c’est une langue de mauvaise nouvelle, qui lui écorche la langue, comme un « piège de barbelés ». L’allemand venu du père refuse de se traduire et écorche à jamais.

35Plath poussera son « extradition » linguistique et sa « judaïsation » jusqu’au suicide par le gaz. Son ex-mari, le poète Ted Hughes, épousera en secondes noces une certaine Assia Wevill qui, à son tour, se suicidera. Dans un poème publié en 1995 dans The New Yorker, « The Error » (T. Hughes, 2003, pp. 795-796), il a évoqué les deux morts et le rapport différent des deux femmes à la langue et au suicide : la tombe de Sylvia Plath « a ouvert son affreuse bouche » et a parlé à Assia, mais elle a commis une « erreur de traduction » (L. K. Bundtzen, 2007, pp. 248-249) :

« Sans doute as-tu mal entendu une phrase. Toujours
tu entendais mal
en hébreu ou en allemand ce qui se marmonnait en anglais. »

36Hughes, évoquant directement la langue paternelle (l’allemand) et la langue maternante imaginaire (l’hébreu) de Sylvia Plath, laisse entendre alors que l’anglais d’outre-tombe de Sylvia était écartelé entre l’allemand et l’hébreu quand elle parvenait aux oreilles de sa rivale. Il semble dire que le suicide d’Assia était dès lors doublement inutile : elle a mal compris les mots de la tombe, et elle a « mal traduit » le suicide de Sylvia. Évoquant le suicide de son amie, la poétesse Anne Sexton qui se suicidera à son tour avait écrit : « Les suicidés ont une langue spéciale... » (D. Middlebrrok, 2003, p. 217). Elle confond, dans tous les sens du terme, les morts et les vivants qui ne sont pas rompus à l’art de la traduction. Assia a entendu la voix venue de la tombe et s’est trompée en imaginant qu’elle lui devait une « expiation » : « Que n’as-tu... laissé tomber toute cette erreur – il s’agit bien de cela / une erreur de traduction. » L’erreur en question renvoie autant à la question linguistique – comprendre la langue poétique et ses contresens volontaires sans commettre de contresens involontaires n’est pas à la portée de tous – qu’au geste autodestructeur. Si le geste de Sylvia Plath se laisse interpréter comme un contresens volontaire, autant linguistique que poétique et existentiel, celui d’Assia n’est qu’un contresens involontaire, linguistique et humain : elle s’était méprise du tout au tout sur le suicide de la première épouse en croyant devoir l’expier. Mais la chaîne fatidique des contresens ne s’arrête pas là : dans « Dreamers », un poème consacré à Assia et à sa fascination pour Sylvia, Ted Hughes commet à son tour des erreurs de traduction volontaires tout en protestant qu’il se refuse, lui, à « interpréter ». Réunissant tous les clichés les plus éculés de l’antisémitisme, il les détourne et confond ensuite, « alchimise », les nazis et leurs victimes en imaginant qu’Assia était Juive elle aussi, mais en un autre sens que Sylvia, alors que son père, seulement, était Juif. C’est lui qui commet le contresens volontaire, mais à des fins plus douteuses, puisqu’il salit la mémoire d’une morte en imaginant une « sabra issue du rang des Jeunesses hitlériennes », ce qui est une invraisemblable et abominable fiction [4]. Et l’on se défend mal de l’idée que si Assia a commis un contresens involontaire, lui a commis un contresens volontaire pour échapper aux Érinyes de ses deux femmes mortes.

37De Judas et Jésus à Assia Wevill et Sylvia Plath en passant par Ingeborg Bachmann, l’ambivalence de la traduction, comme pratique ou comme métaphore, aura au moins eu le mérite de montrer les ambivalences de la trahison, ne serait-ce qu’en montrant ce que celle-ci doit à celle-là. Que dans chacun des cas évoqués la traduction et la trahison, là encore au sens propre ou figuré, soient en rapport avec la mort volontaire, sinon le suicide, est le signe que traduire reste un performatif comme l’a bien vu le philosophe John Sallis :

« Au moins provoqué d’une certaine façon, le mot peut être amené à accomplir ce qu’il dit. Moyennant une infime activation de sa polysémie, se met en branle un glissement entre ses différents sens. Et, ce faisant, le mot subit ce qu’il dit. Autrement dit – et ici j’ai déjà commencé à traduire –, la traduction s’insinue déjà dans le discours sur la traduction (...) » (J. Sallis, 2002, p. 22 sq.).

38Elle parle dans la langue d’un autre. Quand Judas traduit Jésus, il en fait un sauveur ; quand les exégètes traduisent Judas, ils en font un réprouvé. Le psychodrame de la damnation se rejoue à chaque trahison ou traduction : comment mieux dire qu’en traduisant on fait toujours autre chose que traduire ? Et que la traduction, avant même d’être une pratique, est une métaphore d’elle-même, et qu’elle ne va jamais sans danger ? Vingt siècles d’antisémitisme et quelques suicides détournés en morts volontaires et coupables, à moins que ce ne soit l’inverse.

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Mots-clés éditeurs : Contresens, Judas, Langue maternelle, Trahison, Suicide, Traduction

Date de mise en ligne : 22/09/2008

https://doi.org/10.3917/rfp.724.0973

Notes

  • [1]
    Ce faisant, les exégètes modernes suivent une pratique qui remonte aux traducteurs de la Septante, à qui il arrivait de prendre des mots araméens pour de l’hébreu et de rendre des mots hébreux selon un sens absent du corpus hébreu biblique (A. Léonas, 2007, p. 111).
  • [2]
    Dans sa Dogmatique (II/2), Karl Barth s’étend sur ce verbe au point d’en faire le nœud de sa condamnation de Judas. Voir H.-J. Klauck, 2006, p. 47.
  • [3]
    Voir aussi la scène de la résurrection de Lazare : Marthe s’approche pour faire grief à Jésus de son retard (Jn 11, 20). C’est son incompréhension du propos de Jésus, « ton frère se relèvera » (v. 23), qui lui offre l’occasion de cette proclamation (et ici le egô eimi a une force divine sans équivoque) : « Je suis la résurrection et la vie. »
  • [4]
    Sur l’antisémitisme de ce poème et ses contresens volontaires et intéressés, voir Jillian Becker, Giving up. The Last Days of Sylvia Plath, New York, St. Martin’s Press, 2003, pp. 57-65.

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