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Article de revue

La relation fraternelle entre vœux œdipiens et plaintes pré-œdipiennes

Pages 419 à 434

Notes

  • [1]
    S. Freud (1933), La féminité, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, « Folio/Essais », p. 163.
  • [2]
    S. Freud (1931), Sur la sexualité féminine, La vie sexuelle, Paris, PUF, 1969, p. 147.
  • [3]
    S. Freud, La féminité, op. cit., p. 141.
  • [4]
    Ibid., p. 140.
  • [5]
    Cf. S. Freud (1923), La disparition du complexe d’Œdipe et (1925) Quelques conséquences psychiques de la différence anatomique entre les sexes, in La vie sexuelle, Paris, PUF, 1969.
  • [6]
    Cf., à ce sujet, S. Faure-Pragier (1999), Le désir d’enfant comme substitut du pénis manquant : une théorie stérile de la féminité, in Clés pour le féminin (Femme, mère, amante et fille), Paris, PUF, « Débats de psychanalyse », 1999.
  • [7]
    S. Freud (1919), Un enfant est battu, Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973, p. 229 (mes italiques).
  • [8]
    S. Freud (1916-1917), Conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1999, p. 424.
  • [9]
    S. Freud (1908), Les théories sexuelles infantiles, La vie sexuelle, Paris, PUF, 1969, p. 16.
  • [10]
    Ibid., p. 17.
  • [11]
    S. Freud (1900), L’interprétation des rêves, OCF.P, IV, Paris, PUF, 2004, p. 293.
  • [12]
    S. Freud (1916-1917), Conférences d’introduction à la psychanalyse, op. cit., p. 196.
  • [13]
    S. Freud (1900), L’interprétation des rêves, OCF.P, IV, op. cit., p. 292. La note des traducteurs souligne que l’élision du « l » transforme « klein » en « kein » qui signifie « aucun » : aucun autre enfant...
  • [14]
    S. Freud (1917), Un souvenir d’enfance de « Poésie et vérité », L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, « Folio/Essais », 1985.
  • [15]
    Ibid., pp. 197-198.
  • [16]
    S. Freud (1912), Sur le plus général des rabaissements de la vie amoureuse, « La psychologie de la vie amoureuse », La vie sexuelle, Paris, PUF, 1969, p. 54 (mes italiques).
  • [17]
    F. Héritier (1994), Les deux sœurs et leur mère, Paris, Odile Jacob.

DES REPROCHES SI ANCIENS

1Freud, dans son article sur la féminité, écrit que le « reproche qui remonte le plus loin » relève de la frustration orale, et marque un grief envers une mère qui « a donné trop peu de lait à l’enfant, ce qui est interprété comme un manque d’amour de sa part » [1]. Face à l’inextinguible soif de l’enfant, « si grande est l’avidité de la libido infantile » [2], le don maternel ne peut être qu’insuffisant et nul besoin de rival pour lui en faire le reproche. Cependant Freud ajoute que tout se réactive lors de la naissance d’un puîné. Le rival ne serait-il pas nécessaire pour que puisse s’exprimer cette plainte, source de potentialité représentative au regard de motions pulsionnelles fortement enfouies ?

2Ainsi, ce fut au cours de sa grossesse qu’émergea chez Léna, jeune femme de 30 ans, une plainte aiguë envers sa mère, jusqu’alors masquée par un humour méprisant. Prise dans le transfert, cette plainte donna enfin corps à une mère absente, distante, qui l’avait toujours laissée aux mains d’un nombreux personnel de service et se souciait plus de ses sorties mondaines que de ses enfants. Léna, que je voyais pour une cure analytique en institution, au Centre de consultation et de traitement psychanalytique Jean-Favreau, se mit à critiquer ce cadre, la promiscuité de la salle d’attente alors même que, au-delà de ses problèmes économiques, seul le cadre protecteur du centre lui avait permis de dépasser ses mouvements phobiques par rapport au rapprochement transférentiel induit par la cure. Elle se mit à se plaindre de mon silence (tout relatif) et me disait son besoin de mes mots. Jusqu’alors la moindre intervention tant soit peu transférentielle avait été repoussée et Léna y réagissait par des absences intempestives pour mieux montrer son indépendance. Ce tableau prédominant pendant les deux premières années de cure changea du tout au tout quand Léna fut enceinte. Son désir d’enfant, qu’elle ressentait comme tout à la fois impossible et interdit, avait été une des raisons manifestes de sa demande d’analyse. Elle avait évoqué, d’entrée de jeu, un « oracle » maternel, proféré lors de son adolescence conflictuelle : « Je ne te souhaite pas d’avoir des enfants comme toi, ou plutôt, je te le souhaite, tu verrais alors ce que c’est. » L’interdit d’une mère œdipienne était bien présent, mais ne s’intégrait pas à un tableau œdipien clair tant la relation de Léna à ses deux parents était empreinte de violence et de rejet, a contrario de la relation avec un frère aîné, adoré et protecteur. La violence imprégnait tous ses liens, aussi bien professionnels qu’amoureux, et déjà sa propension sadomasochiste me faisait soupçonner une lutte antidépressive dans laquelle les failles du lien à la mère auraient été en cause.

3Cette cure se tint sous les auspices d’une double relation fraternelle, essentiellement celle au frère aîné tant aimé, et celle liée à une sœur cadette de 5 ans, qui fut enceinte avant Léna. La présence de cette sœur était aussi niée que l’importance de son frère affirmée. Léna, enfant du milieu, se servit de ces liens pour décondenser une histoire familiale tumultueuse et réorganiser un Œdipe miné par les avatars de sa relation maternelle primaire. La cure de Léna me servira à déployer le rôle de relais de la relation fraternelle entre vœux œdipiens et récriminations pré-œdipiennes. Les auteurs de l’argument nous proposent un questionnement central :

« Mais si le passage de la rivalité haineuse contre l’intrus à la jalousie suppose une situation triangulaire reconnue, s’agit-il alors du triangle “mère-enfant-frère” (pré-œdipien) ou nécessairement du triangle œdipien ? Cependant le potentiel transformateur des affects, en particulier de l’envie qui vise la mère, ne passe-t-il pas également par la fratrie ? Le complexe fraternel pourrait alors diffracter, relayer, favoriser l’instauration du complexe d’Œdipe ou dans le cas contraire le bloquer, le déformer, voire même s’y substituer. »

4Le cas de Léna me semble précisément jouer entre ces deux aspects : historiquement la relation fraternelle vint se substituer à un Œdipe véritablement organisateur, mais, dans la cure, elle fonctionna comme un pivot d’élaboration nécessaire au regard de certaines carences primaires que le fonctionnement majoritairement hystéro-phobique de Léna laissait néanmoins filtrer.

ENTRE REGISTRE œDIPIEN ET REGISTRE PRIMAIRE

5Ce rôle de pivot des relations fraternelles entre Œdipe et pré-Œdipe se lit dans l’œuvre freudienne, en filigrane : une lecture longitudinale montre comment, de L’interprétation des rêves (1900) aux textes sur la féminité de 1931 et 1933, se déploient les différents registres des relations frères-sœurs. Opérons un repérage chronologique inversé pour interroger différentes figures de la relation fraternelle qui furent emblématiques dans la cure de Léna. Ce sont en effet dans les derniers textes freudiens sur la féminité et dans leur révision du lien pré-œdipien d’une fille à sa mère que s’inscrit clairement l’affirmation de l’inextinguible avidité de la libido infantile et de son intensité lors de l’arrivée d’un cadet. L’importance de ce lien pré-œdipien, son acuité, sa persistance entraînent même Freud à mettre en cause, fugitivement, le rôle central du complexe d’Œdipe dans les névroses : il mentionne l’hypothèse qu’il y ait une relation particulièrement étroite entre cette « phase du lien à la mère et l’étiologie de l’hystérie » [3], il affirme que cette phase permet toutes les fixations et tous les refoulements auxquels il ramenait l’origine des névroses, et il en vient à la nécessité de « revenir sur l’universalité de la thèse selon laquelle le complexe d’Œdipe est le noyau des névroses » [4]... Bref, vacillement face à l’obscurité du continent noir du féminin et des particularités de son Œdipe. Pourtant, le complexe d’Œdipe au féminin, avant les textes des années 1925 [5] qui assurent la prédominance de la théorie du monisme phallique dans les deux sexes, avait déjà été reconnu dans sa complexité et sa spécificité et abordé quelque peu différemment au moins dans « Un enfant est battu », ce fantasme précisément lié à la rivalité fraternelle. Ici n’est pas le lieu de reprendre l’évolution des théories freudiennes sur la sexualité féminine, mais il convient de ne pas les perdre de vue, car la relation frères-sœurs dans son articulation au complexe d’Œdipe joue non seulement sur la différence des générations, mais aussi sur celle des sexes. Le texte majeur « Un enfant est battu » désigne à la fois un fantasme dans lequel la relation fraternelle s’inscrit nettement et une approche des fantasmes œdipiens proprement féminins qui ne se réduisent pas à l’envie narcissique du pénis [6]. En effet, dans le second temps du fantasme, le temps fortement refoulé, s’expriment les pressentiments des buts génitaux définitifs.

« La proposition “le père m’aime” était comprise au sens génital ; sous l’effet de la régression elle se change en celle-ci : le père me bat (je suis battu par le père). Ce fait d’être battu est maintenant un composé de conscience de culpabilité et d’érotisme : il n’est plus seulement la punition pour la relation génitale prohibée, mais aussi le substitut régressif de celle-ci (...) » [7].

6La relation génitale est bien désignée : la petite fille désire érotiquement et génitalement le père, et la culpabilité devant ses désirs entraîne la régression vers le fantasme d’être battue par lui. Le premier temps était sous la domination de la rivalité avec la fratrie : l’objet de la jalousie est battu par le père et la petite fille se réjouit de voir son rival ainsi puni, ce qui prouve que le père ne l’aime pas comme il l’aime, elle. Cette désignation fraternelle va disparaître dans le troisième temps du fantasme, temps dans lequel les protagonistes sont anonymes, ni père ni frère ne sont représentés, des professeurs et d’autres enfants venant s’y substituer : cela met ainsi à distance tant la haine fraternelle que l’acuité des vœux œdipiens. L’anonymat vient garantir le refoulement. Si la différence sexuelle s’estompe dans les temps 1 et 3 du fantasme, le fantasme central vient cependant en affirmer la marque et ébaucher une forme proprement féminine du complexe d’Œdipe, avec ses vœux érotiques directs, conception dont Freud se détourna en partie ultérieurement, quand il va faire prévaloir, dans le tournant œdipien vers le père, l’envie narcissique du pénis et non le désir érotique.

LIEN FRATERNEL ET DIFFERENCE DES SEXES

7L’alliance entre complexe d’Œdipe et relation fraternelle est pointée répétitivement par Freud mais comme en passant et sans s’y attarder. Ainsi, dans les Leçons d’introduction à la psychanalyse, note-t-il que « le complexe d’Œdipe s’élargit en complexe familial quand d’autres enfants arrivent encore » [8]. Cet élargissement du complexe d’Œdipe est non spécifique et aucune marque de différence sexuelle ne semble s’y imposer. En 1909, dans « Les théories sexuelles des enfants », l’arrivée intempestive d’un frère ou d’une sœur est bien reliée au questionnement inquiet du protagoniste, source d’une curiosité sexuelle qui vient prendre forme dans un tel contexte, mais Freud n’y associe pas l’interrogation autour de la différence des sexes. « Ce n’est pas du tout de façon spontanée, comme s’il s’agissait d’un besoin inné de causalité, que s’éveille en ce cas la poussée de savoir des enfants, mais sous l’aiguillon des pulsions égoïstes qui les dominent, quand ils se trouvent – disons après l’achèvement de la deuxième année – en face de l’arrivée d’un nouvel enfant. » [9] D’où viennent les enfants ? Quel est le rôle du père dans un tel événement ? Telles sont les premières questions, et ce n’est qu’en 1925, dans « Quelques conséquences psychiques de la différence anatomique entre les sexes », que ces questions s’entrelaceront avec celle de la différence des sexes – pourquoi est-il (elle) différent(e) de moi ? – et Freud de se demander quel questionnement est premier. Ne sont-ils pas conjoints et définitivement marqués par l’arrivée de l’intrus ? « La fin de cet état où ses parents lui consacraient leurs soins, qu’elle soit vécue réellement ou redoutée à juste titre, le pressentiment d’avoir à partir de ce moment, et pour toujours, à partager tout ce qu’il possède avec le nouveau venu, ont pour effet d’éveiller la vie affective de l’enfant et d’aiguiser sa capacité de penser. » [10] On se souviendra aussi du cas du petit Hans, source directe de l’article de Freud sur les théories sexuelles infantiles : le petit Hans, confronté à la naissance de sa sœur Anna, s’interroge inlassablement sur les différences des « fait-pipi » en même temps que se déploie sa phobie. Au cœur de cette phobie se niche le fantasme des chevaux qui tombent avec leur voiture chargée qui vient peut-être aussi désigner le vœu combattu que la mère ait laissé tomber la charge de son gros ventre. Les vœux meurtriers, pour être masqués à travers la complexité du manifeste de la phobie, sont bien agissants...

CONTRE-INVESTISSEMENT DE L’AGRESSIVITE

8L’ampleur des vœux agressifs, spécifiquement envers les cadets mais aussi envers la fratrie dans son ensemble, est le motif le plus récurrent et le plus ancien dans les textes freudiens. L’Interprétation des rêves s’emploie à en montrer la force et un des plus jolis exemples en est donné dans le rêve d’une dame qui ne voulait pas s’avouer le moindre sentiment agressif envers frère et sœur. Elle rêve d’un groupe d’enfants, frères, sœurs, cousins, qui jouent paisiblement dans une prairie. Soudain, il leur pousse des ailes et tous s’envolent pour disparaître dans les cieux. Cette dame n’est-elle pas une « faiseuse d’ange » sous couvert de ses sentiments manifestes les plus tendres [11] ? Si l’image de ces papillons reste plaisante, d’autres formes marquent la version plus repoussante de la fratrie, sous la forme d’insectes grouillants, de vermine [12], expression de tout le dégoût qui saisit l’aîné face à cette petite chose méprisable à ses yeux, mais qui détourne de lui l’amour de ses parents. La fréquence de ces motifs dans les rêves, même dans ceux d’enfant unique, montre à quel point ce rejet de la fratrie est un sentiment partagé, constitutif du lien fraternel comme du fantasme de rivalité avant qu’il ne soit fortement contre-investi. Il est un temps où le rejet s’exprime quasiment à ciel ouvert, mais la force du refoulement vient vite mettre un terme à ces expressions. Ainsi, ce petit garçon s’occupe avec tendresse d’une jeune sœur, sa cadette de quinze mois, il la cajole, lui embrasse les mains, mais ses premiers mots avaient bien été pour la dénigrer : Zu k(l)ein », trop petite [13]...

9Ces transformations de sentiment, leur retournement en leur contraire signent l’importance de la relation fraternelle dans le développement psychique. L’analyse que fait Freud d’un des premiers souvenirs de Goethe est connue [14] : dans le bris de vaisselle familiale jetée par la fenêtre, devant deux témoins, frères également, le jeune Goethe réalise symboliquement le rejet du frère détesté. Mais le bris de vaisselle traduit aussi assez nettement l’agression et le reproche envers la mère. Freud compare donc ce motif avec les souvenirs d’un de ses propres patients : « Ce patient se mit à relater qu’un jour, à l’époque de l’attentat contre l’enfant qu’il haïssait, il avait jeté dans la rue par la fenêtre d’une maison de campagne toute la vaisselle qu’il lui était tombée sous la main. » [15] Dans ce cas, il souligne que le patient n’avait plus aucun souvenir de l’agression envers son frère et que les rapports ultérieurs avec lui étaient marqués de beaucoup d’attentions. Refoulement et renversement signent là encore la force des sentiments de rejet ainsi que celle de la formation réactionnelle qui s’érige contre eux. Le patient de Freud avait changé du tout au tout à la naissance de ce cadet de quatre ans : auparavant enfant maladif choyé par sa mère, il était devenu un révolté permanent contre l’autorité maternelle, récupérant en quelque sorte, dans une relation sadomasochiste à sa mère et à travers les punitions, une autre forme de relation exclusive. La mère est bien l’objet central dont l’intrus dépossède, et il semble alors que l’on pourrait être en droit de soutenir le caractère pré-œdipien d’une telle configuration. Cependant la complexité reprend ses droits lorsque l’on s’avise du caractère potentiellement défensif de telles situations manifestes. Même si Freud, dans ces derniers textes, ne marque pas directement le caractère œdipien de la rivalité, le patient trouvant un substitut désigné pour ne pas être confronté à une scène primitive difficilement tolérable, d’autres occurrences permettent de ne pas éliminer d’entrée de jeu le destin œdipien de la rivalité fraternelle et sa valence de déplacement.

A L’AUNE DE L’AMOUR œDIPIEN

10Ainsi, une remarque percutante de Freud dans « Psychologie de la vie amoureuse » pointe que, « pour être, dans la vie amoureuse, réellement libre et, par là, heureux, il faut avoir surmonté le respect pour la femme et s’être familiarisé avec la représentation de l’inceste avec la mère ou la sœur » [16]. Mère et sœur sont ainsi assimilées dans le dépassement nécessaire des fixations incestueuses qui entravent l’épanouissement amoureux adulte. La sœur est une figure de relais fantasmatique qui doit être encore déplacée pour permettre la rencontre avec un autre objet d’amour.

11À l’acmé de la position œdipienne, la sœur est un objet de substitution tout trouvé qui atténue l’angoisse de castration. Dans le lien œdipien fraternel, il y a l’annulation de la différence des générations, mais la différence des sexes est maintenue et l’on doit penser que la blessure narcissique, ainsi que le soulignait Béla Grunberger, de l’impossible réalisation incestueuse avec la mère se trouve là fantasmatiquement contournée. Le roman familial permet aussi de justifier l’attrait ressenti envers une sœur qui, fantasmes aidant, n’est plus une sœur interdite puisque l’enfant ne serait pas de la même famille. Freud évoque moins souvent, semble-t-il, la situation féminine de déplacement œdipien sur le frère, néanmoins présent dans le cas de la jeune homosexuelle ou évoqué par exemple dans « Le tabou de la virginité » où le frère est potentiellement celui qui déflore à l’instar du père. On peut déjà là remarquer la valeur positive de défense de ce lien amoureux contre le traumatique œdipien. La relation fraternelle peut être un havre au regard des affres œdipiennes, un recours défensif nécessaire qui permet de mettre à distance un fantasme de scène primitive insupportable. Le frère ainsi peut être l’unique aimé, le père ne recevant que des motions de haine qui viennent contre-investir le flamboiement d’un désir œdipien abhorré. Ainsi, dans la cure de Léna, la relation fraternelle a-t-elle joué comme un pivot entre le registre œdipien et le registre primaire, permettant progressivement la décondensation d’imagos composites et inquiétantes. Les failles de la relation maternelle primaire n’ont pu être abordées que lorsque la scène œdipienne s’est mieux organisée et une fois le pare-feu fraternel moins nécessaire.

UNE FILLE EST BATTUE

12Lorsqu’elle est venue en consultation au CCTP, Léna, infirmière de 32 ans, disait toujours se retrouver dans des situations la confrontant à des figures masculines despotiques et l’associait à ses relations orageuses avec un père violent qui les battait, elle et son frère, à coup de martinet. Lors des premiers entretiens, cette jeune femme jolie, vive et mobile, avec un côté petite fille assez fortement fardée, insistait sur ses peurs multiples, sur une « mémoire du corps » qui la faisait réagir de manière impulsive à des situations ressenties comme dangereuses. Elle les reliait aux souvenirs de violence paternelle envers son frère et elle. Elle parlait de sa relation étroite avec son frère aîné de deux ans comme s’il s’agissait de son jumeau, et ne fit que très peu allusion à sa mère et à sa sœur cadette de cinq ans.

13Ce n’est qu’après plusieurs séances qu’elle évoqua son divorce d’avec un mari brillant, séduisant et menteur, puis une fausse couche dont elle parla douloureusement comme d’un avortement qui signa la fin de sa relation tant avec son mari qu’avec son amant Frédéric. Lors du deuxième entretien, elle avait fait le récit d’un rêve antérieur de six mois à sa demande d’analyse. Dans ce rêve, avec horreur, elle s’arrachait un rat qui était dans son dos. Quand, au bout de deux mois de cure, elle se mit à se plaindre de violentes douleurs inflammatoires dans le dos, elle revint à ce rêve plusieurs fois, tentant d’y donner des explications symboliques, le rat étant tour à tour ses peurs, son père, les coups sur le dos, le poids du passé, mais ce rat prit une présence quasi hallucinatoire lors d’une séance où elle se mit à en parler et à crier que je ne comprenais pas sa souffrance, que tout brûlait, que son dos était en feu. Je m’étais gardée de souligner cette étrange conjonction entre le signifiant « rat » et mon nom, comme celui du consultant, mais c’était contre-transférentiellement bien présent... Ce fut alors le début d’une phase mouvementée de l’analyse qui, durant de longs mois, nous confronta à des absences impromptues, à des tentatives d’arrêter l’analyse, à de multiples actings. Il semble que cela ait été l’effet d’un transfert violent, difficilement interprétable, tant sa labilité était alors sensible et tant elle était réactive à toute interprétation transférentielle même extrêmement légère, et dans la mesure où j’étais à la fois le père qui bat, l’amant sadique, la mère inconsistante et le frère incestueux. Ce dernier qualificatif, fruit de mon contre-transfert, m’était venu face à l’intensité de ses expressions d’amour envers ce frère, tout à la fois aîné adoré et jumeau fantasmatique, double masculin. Néanmoins, le transfert « fraternel » semble, en dépit de ses défenses caractérielles et des remous transférentiels, avoir fourni un étayage de base, nécessaire à la poursuite d’une analyse menacée par le déploiement d’imagos parentales très négatives.

14Peu à peu, Léna finit par relier plus précisément ses engagements politiques et professionnels à sa relation avec son frère, à son identification à lui. Ce frère avait toujours été son modèle, son protecteur, et ils étaient liés et complices dans leur commune révolte envers leur père et ses coups. Mais, dans le progressif dégagement des mouvements transférentiels négatifs, ses souvenirs se firent plus précis. Elle finit par évoquer sa culpabilité face au traitement qui était infligé par son père à son frère. En fait, elle n’avait pas été l’objet des coups de son père, seul son frère était battu... Elle parvint à dire qu’elle était la chouchou de son père et qu’il faisait juste semblant de la battre, elle. Elle pleura vivement en séance quand elle se revit derrière la porte fermée à entendre les coups que son père portait à son frère. Sous le masque de sa variation personnelle du fantasme d’ « Un enfant est battu », elle tournait ainsi autour de ce qui semblait bien être son fantasme central de scène primitive sadique, dans laquelle les coups auraient représenté la relation génitale entre des parents désunis. Face à la violence et l’aspect chaotique du fantasme de scène primitive que je percevais à travers ses réflexions haineuses envers des parents qu’elle n’évoquait jamais ensemble, le fantasme d’un enfant est battu et la mise en avant de la relation fraternelle était une protection nécessaire. être fantasmatiquement associé au frère dans les coups portés par le père était à la fois la punition pour être « la chouchou » œdipienne, le substitut de l’amour œdipien masqué et la mise en forme de ce substitut de relation œdipienne qu’était sa relation intense à son frère.

UN DESIR D’ENFANT SI AIGU

15Au fil des séances, émergèrent des souvenirs concernant le pensionnat religieux de sa préadolescence à Rome, avec son dégoût pour « les histoires de filles », sa « révolte » contre les sœurs qui, selon elle, tendaient à justifier toutes les déviations masochistes avec un « il faut se punir soi-même », ses questions provocantes sur ce qui est « bien ou mal ». Ce fut à travers une ardente dénégation de son sentiment de culpabilité – « à ce moment-là, il n’y avait ni bien ni mal » – qu’elle évoqua alors l’âge d’or des jeux au Maroc avec son frère : un seul jeu l’attristait, car elle en était exclue, celui de la « giclette »... quand son frère et ses copains urinaient dans des fioles de médicaments volés à leurs pères respectifs et jouaient à qui ferait gicler plus loin... À travers la densité des associations dans les séances se dégageait alors un mouvement de revendication d’un « pénis-bébé » à peine voilé et se faisait jour sa revendication phallique œdipienne, son frère en étant le relais tout trouvé.

16Ce désir s’inscrivait dans le déploiement de ses investissements amicaux, marqué par le passionnel de sa relation fraternelle. Depuis quelque temps, elle avait nouée une relation amoureuse avec Paul, jeune œnologue, beau-frère de sa meilleure amie qui venait d’avoir un enfant. Elle avait glissé en passant qu’Anaïs avait eu son bébé (donc du frère de son amant), un petit garçon nommé Jules, et qu’elle ne se décidait pas à aller voir. Une série de rêves qu’elle relia en les qualifiant de « rêves de jalousie » (mais il m’apparut vite que, si la jalousie de type œdipien était bien présente à travers le déplacement fraternel, elle ne permettait pas vraiment encore de contenir et de reprendre une envie primaire dévastatrice), sentiment qu’elle dit n’avoir jamais connu consciemment et qu’elle trouvait particulièrement vil, précéda l’ « aveu » d’une grande nouvelle.

17Elle raconta alors un rêve dans lequel elle se trouvait avec son amie Christine et désirait ardemment acheter des petites babouches vertes en carton, pour les offrir, soulignant qu’elles n’étaient vraiment pas chères. Christine, scandalisée, lui disait que, lorsqu’on veut faire un cadeau, on ne cherche pas à ne pas payer cher. Très étonnée par ce rêve, elle commenta longuement la pingrerie de son amie et s’interrogea sur le renversement entre elles deux dans le rêve, son amie étant aussi connue pour son avarice qu’elle-même pour sa générosité. « J’avais toujours pensé que je ne cherchais pas à avoir des choses gratuites... » Je pris le parti de ne pas intervenir alors sur sa culpabilité par rapport à l’analyse en gratuité, et pris le biais du fil associatif qui s’enroulait autour de Jules (les chaussures étaient peut-être pour lui), Christine (actuellement enceinte) et sa propre sœur (également sur le point d’accoucher) pour relier sa « jalousie » à « son désir d’enfant qu’elle craignait de payer trop cher ». Dans les séances suivantes, l’effet de cette interprétation semble avoir été la réémergence angoissée de l’histoire d’une jeune réfugiée qui l’avait tout particulièrement bouleversée, en dépit de sa relative accoutumance aux histoires tragiques de certains patients de l’hôpital. Cette histoire d’une jeune fille qui aurait été violée par son père et dont la mère était morte, histoire que l’on pourrait presque qualifier de « roman-écran », était revenue plusieurs fois depuis le début de la cure, et à travers l’oubli et la résurgence de certains détails de cette histoire il m’apparut alors possible de lui rendre sensible sa difficulté à se souvenir de l’épisode de la mort de la mère masquée par le viol paternel. Les imagos parentales, aussi inquiétantes soient-elles, se faisaient plus précises et accessibles, une fois le relais à travers la relation fraternelle traversé. L’intensité des affects à ce moment-là, le débordement de ses modes phobiques d’expression habituels, disaient bien que l’aspect trop crûment œdipien du matériel ne pouvait faire illusion et parvenait mal à reprendre, à symboliser, à contenir des angoisses très archaïques.

18À ce moment-là, Léna était en prise tout à la fois avec une violente culpabilité de ses désirs œdipiens et des angoisses catastrophiques de destruction réciproque mère-enfant. Il nous fallu le temps... de sa grossesse pour juste commencer à décondenser, à comprendre mais surtout pour contenir, prudemment... En effet, elle m’annonça alors qu’elle pensait être enceinte, et qu’elle s’en doutait depuis quelques semaines. Sa difficulté à me le dire nous permit d’aborder plus directement dans le transfert le matériel des séances précédentes. Elle entendait avec moins de réticences qu’auparavant, et avec un soulagement sensible, des interprétations transférentielles « tempérées », tempérance et temporisation nécessaires pour que notre cordon ombilical analytique ne soit ni noué ni rompu...

19Elle me dit une fois, avec beaucoup d’émotion, que sa mère et sa sœur avaient deviné sa grossesse avant même qu’elle n’en soit sûre, et qu’elle restait surprise de leur joie... Elle ne parvenait pas à savoir à qui elle l’avait dit en dernier... : sa mère, sa meilleure amie Anaïs ou moi-même ? Non, j’avais été la première à qui elle avait pu le dire, cela était resté très difficile de le dire à sa mère, sa mère à qui, adolescente, elle avait affirmé qu’elle n’aurait jamais d’enfant car elle ne s’en sentait pas capable. Quand je repris ce « ne pas en être capable », elle perçut l’agressivité qu’elle manifestait là envers sa mère, elle dit clairement... ne pas en être capable et ne pas en avoir le droit.

LES FAILLES PRIMAIRES

20L’ « amour fou », destructeur, déçu, vampirique de relations primaires très défaillantes était très présent bien que masqué. Nous touchions là, prématurément peut-on penser au regard d’une organisation œdipienne insuffisamment structurée et encore insuffisamment élaborée dans la cure, à ces « filiations féminines » mortifères quand le mode d’identification primaire mère-fille a été défectueux. Les raisons de cette faille primaire dans la cure de cette patiente ne purent que progressivement commencer à être construites au cours de sa grossesse et touchent à la probable impossibilité de la mère de ma patiente, mère « meurtrière » de sa propre mère, morte à sa naissance, à investir son premier bébé-fille. En effet, la mère de Léna n’avait pas connue sa mère et avait été élevée par sa tante, sœur de sa mère morte en couches qui épousa le veuf. Transgénérationnellement était présente une configuration fraternelle (ou, plutôt, sororale...) à rapprocher de l’inceste du deuxième type mis en lumière par F. Héritier [17].

21Il m’est difficile de rendre compte de manière secondarisée de l’intensité de ces mois de cure, dans la mesure même où la navigation était ardue dans ces oscillations extrêmement rapides entre angoisses et problématique œdipienne, et ces fantasmes destructeurs de mort réciproque mère/bébé qui commencèrent à s’élaborer difficilement autour de ses souvenirs de fausse couche. Les mêmes scénarios, telle l’histoire de la jeune réfugiée ou ses propres rêves, condensaient tout cela et servaient de pivot à cette oscillation. Envie comme jalousie faisaient rage et me faisaient contre-transférentiellement craindre pour la poursuite de sa grossesse. Heureusement, disait-elle, Paul, l’amant-frère (Paul – moi-même) était là, il la comblait – « cela ne passait pas seulement par les mots » –, il la rassurait, « il savait comprendre ses inquiétudes, et lui permettait enfin, peut-être, de se penser mère ». Paul, en tant que bonne imago tant fraternelle que maternelle, faisait pendant à Anaïs comme sœur jalousée et mauvaise mère, et permettait des déplacements latéraux d’un transfert intense. Ce relais transférentiel à travers Anaïs et son bébé permit de revenir à sa jalousie et de travailler à nouveau l’aspect plus œdipien du matériel à travers l’émergence de la relation jusqu’alors déniée à sa sœur : lors d’une séance dense où elle avait évoqué la précipitation de sa sœur cadette à prendre tous les cadeaux ramenés par leur père de retour de voyage, elle en vint à dénier vivement sa jalousie envers sa mère : « Elle avait peut-être été jalouse de sa sœur qui prenait de la place, mais pas de sa mère, elle n’avait aucune complicité avec elle, la trouvait bête, n’aimait pas faire ce qu’elle lui demandait, n’aimait pas aller au marché. » Quand je lui dis : « Les bébés ne s’achètent pas au marché », interloquée, elle rétorqua qu’elle savait bien qu’ils ne naissent pas dans les choux. « Mais je ne vois pas le rapport. Vous faites sûrement allusion au rêve où je voulais acheter quelque chose de pas cher pour le bébé. » Quand je reliais ce qu’elle me disait des cadeaux ramenés par leur père à sa jalousie par rapport à la production-possession d’une autre femme, après un moment de confusion, elle dit se sentir avec toutes les pièces d’un puzzle mais ne pas savoir comment les emboîter, puis, avec violence, elle me dit : « Mais c’est monstrueux... » La séance suivante, elle affirma avec force et colère que ce n’était pas possible qu’une enfant de 5 ans jalouse la grossesse de sa mère. « La naissance de sa sœur, ça, oui, ça l’avait marquée... Ça, ça se voit... (!) » Au fil des associations, sa colère s’apaisa et, reparlant de la photo de famille sur laquelle on la voyait crispée, perdue, regardant son frère illuminé qui tenait leur petite sœur dans les bras, elle dit sentir là comme un nœud qu’elle refusait. Mais sa colère envers moi put aussi être reliée à l’interruption prochaine des séances, et cette interprétation fut pour une fois tolérée sans rejet dans la mesure même où d’elle-même elle se gratifia de la possibilité conquise d’aborder ce qu’elle ne voulait pas voir et de supporter ce qu’elle découvrait.

LE PIMENT DE LA RELATION FRATERNELLE

22Dans les séances qui suivirent, elle s’étonna de la disparition de sa fatigue, de son sentiment dépressif. Elle avait découvert, en dépit de ses connaissances d’infirmière, son ignorance sur « comment fonctionne l’intérieur d’une femme », elle avait acheté des livres – « la grossesse n’est plus bestiale ». Une phase un peu plus tranquille s’amorça alors, au cours de laquelle s’ébaucha une décondensation progressive d’une imago composite : « Paul – son amant-frère –, moi, sa mère » et dans laquelle je pus interpréter sa peur du « mauvais œil », en référence à ce qu’elle nommait elle-même « la malédiction maternelle », son « Tu perdras toujours tout »... Elle relia alors son travail à l’hôpital à sa culpabilité de la fausse couche (qu’elle nommait une fois sur deux l’avortement). Il fut alors possible de relier la réalisation de son désir d’enfant (cela seul est important, disait-elle) à son affect dépressif, c’était « trop »..., il ne lui fallait pas montrer son triomphe (et ne pas susciter l’envie). Le théâtre de la victoire œdipienne, cette scène triangulaire, s’associait pourtant à la relation duelle sadomasochiste qui, quoique jouée avec le frère et le père, renvoyait plus profondément aux avatars de son lien à la mère. En effet, dans ce qu’elle décrivait comme une nostalgie de la souffrance, se montrait un autre aspect de cette dépressivité. « Comme si maintenant il manquait le sel des relations masochistes, non pas le sel, c’est plus relevé, comme le piment... » Moi, reprenant des éléments de son récit des coups portés par le père et son fantasme du dos en feu : « Des traces rouges ? »... « Oui, exactement, le piment rouge..., un plaisir regretté... ». Elle disait bien sa difficulté à abandonner ses modes de relations passées, son sentiment d’être à la fois « pleine et vide ». Elle commença alors à « faire son nid », matériellement et psychiquement, rêvant d’une transmission mère-fille qui lui avait manqué. Elle s’installait dans un repli narcissique protecteur sur son bébé, admettant pour elle-même une forme de passivité nécessaire. Ses rêves exprimaient aussi le triomphe de la réalisation de son désir de « pénis-bébé », comme par exemple celui où elle dérobait avec un immense plaisir et impunément des objets féminins dans une parfumerie « institut de luxe (!) style Chanel »...

23Entre autres associations autour de ses rêves, un fil enfin se dégagea autour de son « complice » de toujours, son frère. Des souvenirs rapportés par sa tante lui firent réaliser qu’elle n’avait jamais vraiment parlé des « saloperies » qu’il lui faisait. Elle avait oublié, seul son dos s’en souvenait, elle avait oublié qu’il avait peut-être tenté de la tuer en la poussant d’un escalier, mais tous les souvenirs de son despotisme, de son sadisme étaient tout à fait présents : « Cela a duré jusqu’à hier », elle avait eu non seulement du mal à le dire mais à le penser vraiment. Cependant, elle ne lui en voulait pas... (la force du contre-investissement de son agressivité était sensible...), elle y gagnait beaucoup : « Lui seul avait le droit de me toucher, il me défendait de tous les autres, la relation bourreau-victime c’était avec lui, pas avec mon père, je l’ai seulement déplacée... »

24En renversant sa proposition, on peut certes penser que, très classiquement, son frère a été un substitut œdipien paternel, sur fond du fantasme d’ « Un enfant est battu », mais, plus encore, que la relation sadomasochiste avec son frère a été un recours antidépressif absolument vital face aux défaillances d’une relation maternelle étayante. Cette relation duelle n’était-elle pas la seule mise en forme permise du lien entravé à sa mère ? L’émergence conjointe des souvenirs de violence fraternelle évoqués et d’une douloureuse plainte envers sa mère confirmait cette hypothèse : après une interruption des séances, au cours de laquelle elle s’était occupée avec émotion du bébé de sa sœur chez leur mère, l’intensité de la déception de son amour s’exprima en ces mots et avec une émotion rare chez elle à ce sujet : « Nous ne méritions pas ça, c’est tellement triste, pourquoi cela a-t-il toujours raté entre ma mère et moi, je n’imagine même pas pouvoir être sortie de son ventre. » Dans ses crises avec Paul, pour des riens, des bêtises, disait-elle, au cours desquelles elle pleurait « même pas comme un enfant, mais comme un tout-petit », se revivait, semble-t-il, cette condensation de son intense amour maternel déçu et de sa relation passionnelle avec son frère. Mais la richesse de son insight, dès lors, permettait enfin de décondenser tous ces liens, d’aborder avec souplesse le déplacement des vœux œdipiens sur son frère et de contenir les fragilités primaires dans la sécurité conquise du travail analytique. Un travail analytique que je n’évoquerai pas plus avant mais qui se poursuivit après la naissance de sa petite fille de manière moins chaotique qu’auparavant, quoique avec parfois des moments de vacillements importants. Le relais fraternel permettait alors que se déploient à nouveau ses figures œdipiennes, nécessaires ancrages qui évitaient de sombrer dans les affres dépressifs de sa relation maternelle primaire.

CONCLUSION

25Le rôle de pivot de la relation fraternelle m’a semblé ce qui permet d’aborder de telles configurations cliniques dans lesquelles se renvoient angoisses de niveau œdipien et angoisses primaires. Le maillage représentationnel des souvenirs d’enfance lié à la fratrie autorise l’abord de zones psychiques traumatiques et facilite l’articulation entre les conflits œdipiens et pré-œdipiens. La cure de Léna est emblématique de ce jeu progressivement possible entre ces deux registres. Mais ce ne fut possible que grâce au pare-feu de la relation fraternelle, la rivalité avec la sœur pour l’amour de la mère étant beaucoup plus refoulée que l’amour et même la rivalité avec son frère. Chez Léna, dans ses variations, la présence du fantasme d’ « Un enfant est battu » permit d’approcher avec moins d’angoisse le fantasme de scène primitive. Ce qui interroge le rôle d’entre-deux qu’exerce la relation fraternelle par rapport aux fantasmes originaires, entre registre œdipien et registre primaire.

26Il semblerait que la relation fraternelle, dans les déplacements et les figurations qu’elle permet, puisse être l’occasion du travestissement nécessaire des fantasmes originaires : elle devient ainsi une mise en forme protectrice, et le relais à leur appréhension prudente. Ainsi la question de la différence sexuelle et son élaboration en termes d’angoisse et de fantasme de castration reliée à la relation fraternelle est-elle moins angoissante lorsque la différence des générations n’est pas en cause. En effet, face aux vœux d’un enfant du père, le fantasme de rétorsion maternelle ou paternelle, l’atteinte de l’intégrité de l’intérieur du corps, peuvent être beaucoup plus terribles que les suites d’une rivalité envieuse face au pénis du frère. Le fantasme de séduction, qui peut même dans le jeu de la relation fraternelle trouver un socle de réalité, est moins ravageur que celui-ci reporté à l’adulte, en particulier dans sa forme première liée à la détresse infantile. Ainsi le niveau archaïque des fantasmes originaires peut-il être abordé à travers le prisme de la relation fraternelle, véritable pivot entre leur forme œdipienne élaborée et leur matrice pré-œdipienne.

Bibliographie

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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  • Héritier F. (1994), Les deux sœurs et leur mère, Paris, Odile Jacob.

Mots-clés éditeurs : Pré-œdipien, Relation fraternelle, Œdipe

Date de mise en ligne : 04/07/2008.

https://doi.org/10.3917/rfp.722.0419

Notes

  • [1]
    S. Freud (1933), La féminité, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, « Folio/Essais », p. 163.
  • [2]
    S. Freud (1931), Sur la sexualité féminine, La vie sexuelle, Paris, PUF, 1969, p. 147.
  • [3]
    S. Freud, La féminité, op. cit., p. 141.
  • [4]
    Ibid., p. 140.
  • [5]
    Cf. S. Freud (1923), La disparition du complexe d’Œdipe et (1925) Quelques conséquences psychiques de la différence anatomique entre les sexes, in La vie sexuelle, Paris, PUF, 1969.
  • [6]
    Cf., à ce sujet, S. Faure-Pragier (1999), Le désir d’enfant comme substitut du pénis manquant : une théorie stérile de la féminité, in Clés pour le féminin (Femme, mère, amante et fille), Paris, PUF, « Débats de psychanalyse », 1999.
  • [7]
    S. Freud (1919), Un enfant est battu, Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973, p. 229 (mes italiques).
  • [8]
    S. Freud (1916-1917), Conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1999, p. 424.
  • [9]
    S. Freud (1908), Les théories sexuelles infantiles, La vie sexuelle, Paris, PUF, 1969, p. 16.
  • [10]
    Ibid., p. 17.
  • [11]
    S. Freud (1900), L’interprétation des rêves, OCF.P, IV, Paris, PUF, 2004, p. 293.
  • [12]
    S. Freud (1916-1917), Conférences d’introduction à la psychanalyse, op. cit., p. 196.
  • [13]
    S. Freud (1900), L’interprétation des rêves, OCF.P, IV, op. cit., p. 292. La note des traducteurs souligne que l’élision du « l » transforme « klein » en « kein » qui signifie « aucun » : aucun autre enfant...
  • [14]
    S. Freud (1917), Un souvenir d’enfance de « Poésie et vérité », L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, « Folio/Essais », 1985.
  • [15]
    Ibid., pp. 197-198.
  • [16]
    S. Freud (1912), Sur le plus général des rabaissements de la vie amoureuse, « La psychologie de la vie amoureuse », La vie sexuelle, Paris, PUF, 1969, p. 54 (mes italiques).
  • [17]
    F. Héritier (1994), Les deux sœurs et leur mère, Paris, Odile Jacob.
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