Notes
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[1]
L’inédit, du latin editus, participe passé de edere, signifie « produire, faire paraître au jour », et désigne indubitablement la véritable tâche de l’analyse.
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[2]
S. Freud (1916-1917), Introduction à la psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1992, p. 421.
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[3]
S. Freud (1937 a), Analyse avec fin et analyse sans fin, in Résultats, idées, problèmes, II, Paris, PUF, 1984, p. 244.
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[4]
Le passé peut même infiltrer le couple présent-avenir et menacer d’une confrontation sans issue, dit André Green dans Mythes et réalités sur le processus psychanalytique, Revue française de Psychosomatique, no 19, 1, 2001, 57-88. Ou encore, selon C. Smadja, « ... chacun des trois temps, passé, présent et futur, [est] pénétré des deux autres », Destins de la sensorialité et des affects dans la reconstruction du temps vécu, RFP, t. LX, no 4, 1996.
-
[5]
S. Nacht (1971), Guérir avec Freud, Paris, Payot.
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[6]
Http:// wwwwwwww. lexilogos. com/ latin_langue_dictionnaires. htm.
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[7]
S. Freud (1900), L’interprétation des rêves, Paris, PUF, 1987, p. 489.
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[8]
S. Freud (1917), Une difficulté de la psychanalyse, in L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985.
-
[9]
S. Freud, Introduction à la psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1992, p. 422.
-
[10]
Freud compare le transfert « à la couche intermédiaire entre l’arbre et l’écorce, couche qui fournit le point de départ à la formation de nouveaux tissus et à l’augmentation d’épaisseur du tronc » (Introduction à la psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1992, p. 421).
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[11]
P. 254. Mes italiques.
-
[12]
À différencier de la « fonction de veille » décrite par Anna Potamianou dans Le traumatique. Répétition et élaboration, Paris, Dunod, 2001.
-
[13]
Ovide, Métamorphoses, XI, 60-94.
-
[14]
C. Bouchard, F. Coblence (2001), Argument, séparations, RFP, t. LXV, no 2, 349. Comme le disent les auteurs, « nombre de demandes d’analyses surgissent soit après une séparation, soit pour envisager une séparation qui apparaît comme nécessaire mais difficile ».
« Chaque individu est non seulement unique, mais à chaque instant différent de ce qu’il fut l’instant précédent et de ce qu’il sera dans l’instant qui suit. À l’inverse d’une machine, il s’inscrit dans la durée d’une histoire, bref, il n’est jamais parfaitement défini en tant qu’objet (...) permanent. »
« Si nous sommes si peu performants au niveau thérapeutique, apprenons-nous au moins pourquoi on ne peut pas l’être d’avantage. »
LA FIN DES LE DEBUT
1Depuis Freud, aborder la question de la fin d’analyse nécessite, chaque fois, une définition précise de la finalité de la cure. Sans reprendre ici cette discussion, j’avancerais l’hypothèse que la fin de la cure, dans la double signification du terme et de la finalité de celle-ci, nous confronte à son articulation avec l’inédit [1] et les limites.
2La fin de la cure sera le produit, inédit par excellence, de l’analyse, fin qui, du latin finis, signifie « limite » et « but », fin d’existence et accomplissement. Si le but de l’analyse est d’être menée à bien, cette perspective existe dès les premiers entretiens et constitue même un critère décisif de l’indication. La signification de « limite » est plus complexe, car elle indique une orientation vers la mort, seule et ultime limite, ainsi qu’une délimitation organisatrice telle qu’A. Green (1976, 1982) l’a mise en évidence. Enfin, les limites à l’accomplissement, à l’exhaustivité, à la terminaison, à l’unification seraient autant de paramètres essentiels de la condition humaine. Non seulement « la maladie du patient dont nous entreprenons une analyse ne constitue pas un phénomène achevé, rigide, mais est toujours en voie de croissance et de développement, tel un être vivant » [2], mais encore « la transformation ne se fait jamais complètement » [3].
3Tout comme le vivant, ou alors le sujet de l’inconscient, mais aussi l’être winnicottien (1971), l’analyse se trouve prise entre une présence déterminée par le passé [4] et un devenir, inconnu, à accomplir et à rendre représentable en tant que potentiel inédit. Suivant ce paradoxe de la condition humaine, la fin de la cure serait à la fois un produit du déroulement de l’analyse et de son processus, en même temps qu’un inédit qui lui échapperait et dont on ne peut rendre compte qu’une fois la cure terminée. On peut s’interroger sur cette double nature de la fin d’analyse qui se situe à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de la cure, et considérer que la réaction thérapeutique négative, enracinée dans la répétition, s’érige de façon radicale contre le nouveau, le potentiel et l’inédit, afin de conserver l’état pathologique et les objets familiers. « Les forces en présence, les pulsions, sont celles qui animent les deux tendances bipolaires de l’homme : aimer-haïr et construire-détruire. C’est le fondement même de l’ambivalence foncière de l’être humain » [5] (S. Nacht, 1971). En effet, la libération de forces psychiques en puissance a lieu au moyen de la pulsation des contraires en mouvement constant, mais, à la condition du maintien du rapport de ces forces à l’intérieur de certaines limites. Et même quand les états opposés ne sont pas nettement tranchés, lorsqu’il s’agit des processus et des transformations, leur accomplissement est plus ou moins incomplet, car « il y a toujours des manifestations résiduelles, une immobilisation partielle en arrière » (Freud, 1937 a). Si l’être humain est engagé constamment dans une tâche interminable consistant à la fois à relier et séparer la tendance à la conservation et la mouvance vers l’inconnu, on pourrait considérer que la fin de l’analyse s’inscrit dans ce même paradoxe. Je me propose d’en rendre compte selon deux axes, celui du refoulement et celui des limites, tous les deux portés sur et par le langage et impliqués dans la temporalité de la fin de la cure.
LE LANGAGE AU COMMENCEMENT ET IN FINE
4Le mot latin finis au singulier a le sens de « fin », alors qu’au pluriel, fines, il désigne les frontières d’un pays et parfois le territoire, le pays lui-même [6]. Voilà comment l’analyste pourrait énoncer, dé-finir les frontières de l’analyse, le début, mais, aussi, la fin : « Plus un mot. » De la même façon qu’à l’issue des entretiens préliminaires la cure elle-même se présenterait comme quelque chose d’inédit, à la fin de l’analyse l’ « après-fin » deviendrait aussi quelque chose à faire paraître au jour. Ainsi, la fin se bâtit en amont et en aval de l’analyse, mais aussi par les limites, celles du langage qui porte les contraintes de la langue, et celles de la temporalité constituée par l’actualisation rythmée et répétée du cadre de déroulement des séances. Le paradigme du rêve se trouve ainsi convoqué : le rêve trouve toute sa substance dans l’activation des traces mnésiques du passé et le désir de réalisation qui se dessine sur un fond d’avenir. Par sa facture, le rêve contient des mouvements progrédients et régrédients [7], alors que, par ses liens à l’association libre et au langage, il se trouve confronté aussi bien à la temporalité qu’à l’existence d’un reste inexprimable. L’expérience des limites de la fin du rêve, comme de la fin de la séance, participe à l’installation des limites organisatrices (dedans/dehors-conscient/inconscient) qui circonscrivent ce reste. Ces répétitions de l’expérience des limites vont constituer la fine qui fera rentrer l’expérience de l’analyse dans « le passé récent ».
5Parler de la fin de l’analyse porte ainsi la marque des limites : il s’agit de parler de quelque chose qui n’a pas encore eu lieu, et dont, une fois accompli, on aura plus jamais l’occasion de parler de l’intérieur de l’analyse. À moins d’une nouvelle entreprise analytique, la fin de la cure ne pourra être évoquée que de manière extra-analytique. Or cet implicite, dès les débuts de l’analyse, est présent à bas bruit tout au long de la cure, entre les séances, porté par le mot en lui-même. La fin d’analyse subsiste, avant son actualisation, tout comme l’enfant qui existe dans les traces mnésiques du désir de ses parents, ou encore comme le mot qui subsiste en tant que matière première du résidu sensoriel en attente de devenir figurable. La fin se trouve inscrite et portée par le cadre qui fonde la situation analytique à travers les limites qu’il impose à l’analyste et à l’analysant. Cependant, la fin de l’analyse échappe à la processualité des séances, puisque, par définition, rien n’est encore fini, comme elle échappe aux mots, puisque le signifiant lui-même, par son inadéquation consubstantielle à réduire le psychique en mot, porte en lui les limites de l’exprimable, l’inévitable reste.
6La fin de l’analyse serait donc de l’ordre du reste, mais surtout de l’inédit dans le sens du « pas encore dit » et « impossible à dire », puisque, après la fin, justement, il n’est plus de séance pour en parler. Parfois, la problématique du devenir analyste et l’accès à un cursus de formation peuvent faire partie des destins possibles de la fin d’analyse d’une manière qui a comme conséquence de maintenir la fin de la cure à l’intérieur de l’expérience analytique. On peut penser que, dans la pensée lacanienne, la passe a été instaurée par Lacan pour pallier à l’impasse de l’inaccessibilité de la fin de l’analyse de l’intérieur de la situation analytique, créant ainsi l’illusion qu’à partir d’un cadre « extra-analytique » on pourrait avoir accès à un matériel analytique portant sur la fin de l’analyse. C’est ainsi que se désigne le paradoxe de la fin de la cure : elle est le produit de l’analyse et en dépend, mais, en même temps, elle lui échappe. Une fin « véritable » et « naturelle » comporte l’acceptation de cette limitation pour l’analyste et le patient, sans quoi elle deviendrait une nouvelle « vexation » [8], un « roc psychanalytique ». En fait, il ne s’agit pas seulement d’un deuil, au sens classique, mais de l’acceptation, de l’intégration des limites de la condition humaine qui a plus à faire avec la résolution d’une illusion phallique narcissique de la psychanalyse, et de la confrontation à la castration.
7Si la cure se définit comme un échange verbal entre les deux, la fin, quant à elle, donne le mot d’ordre : plus un mot. Une véritable fin d’analyse permet-elle aux deux protagonistes de maintenir des liens sociaux après la cure à la condition qu’il n’y ait plus de mot analytique ?
LE REFOULEMENT ET LES LIMITES EN FIN D’ANALYSE
8Existe-t-il la possibilité de mener une analyse à une fin naturelle ?, se demande Freud (1937 a)
9Cependant, bien qu’il (1904, 1910, 1937 b) définisse la tâche de l’analyse comme la victoire sur le refoulé, dès 1900 il préconisait déjà que cette tâche avait pour but d’ « apporter aux phénomènes inconscients la libération et l’oubli ». Reste à savoir si l’oubli comme but de l’analyse concerne seulement la souffrance provoquée par la « réminiscence » ou si nous pouvons supposer que l’analyse elle-même est destinée à être refoulée. Car, à l’appui de son questionnement autour de la fin de la cure, Freud (1937 a) modifie la définition de la tâche de l’analyse en mettant l’accent sur « la correction du processus du refoulement originaire », ainsi que sur la construction de digues plus solides qui ne cèdent pas à « la marée montante de l’accroissement pulsionnel ». Il s’agirait aussi bien de la levée du refoulement que de son renforcement. De ce point de vue, la fin de l’analyse comporterait une composante refoulante ; le patient, ayant assoupli et renforcé les forces du refoulement, arriverait à refouler certains aspects de l’analyse, c’est-à-dire opérerait des refoulements solides, mais souples et non nocifs.
10« Entreprendre », « faire », « arrêter », « interrompre », « finir », sont des verbes d’action, mais qui dit verbe dit parole prise entre action, pensée et langage, processus de l’activité représentative, qu’elle soit en marche, en arrêt, en panne ou acheminée vers la décharge la plus fine, celle de la représentation symbolique. Comme dans tout processus, il a un début, un acheminement, un but, mais aurait-il pour autant une fin ? Seul le rêve connaît la fin, mais pas l’analyse, ni le langage : eux connaissent les limites. La cure aussi mais, l’analyse se réduit-elle à la cure ? Si Freud définit la cure comme un échange, interrompre, finir se fait entre les deux protagonistes. La fin serait donc l’arrêt de la répétition des retrouvailles et le début de l’inédit.
LE TEMPS DES LIMITES
11Selon la première topique, la conception de l’existence même de l’inconscient dépendrait de la disponibilité à reconnaître et accepter, à la fois une présence déterminée par le passé et l’inconnu à faire advenir et à découvrir en soi. L’inconscient, unbewusst, c’est aussi ce qui n’est pas nommé, délimité par le refoulement et limite de la connaissance. Selon la deuxième topique, l’avenir de l’intrication pulsionnelle en tant que modération de la pulsion et équilibre entre objectal et narcissique, dépend aussi de la disponibilité à accorder (dans le sens musical du terme) le travail des deux tendances opposées qui, constamment, se délient, suivant une répétition régressive, et se réunissent, suivant un agencement progressif, afin de créer des nouveaux ensembles de plus en plus étendus.
12Ainsi, si nous pouvons entendre la règle fondamentale de l’analyse, celle de la libre association, comme l’invitation à faire apparaître la part refoulée, inconnue en soi, l’analyse en tant que discipline peut être envisagée comme celle qui a créé le dispositif sine qua non pour faciliter, favoriser et, surtout, cadrer l’avènement de l’inconnu. Dans le maniement de la nouvelle maladie [9], du transfert [10] en tant que fragment de la répétition du passé, l’analyste devient le gardien de l’équilibre entre les forces conservatrices et les motions transformatrices. Si la guérison « est traitée par le Moi comme un nouveau danger » [11] (Freud, 1937 a), cela nous donne une indication sur la force des résistances au danger inconnu mobilisées par la fin de la cure. Selon Freud, rappelle André Green (2000), tout le bruit de la vie provient de l’Éros. « Mais cette conquête se paie : elle retrouve, au sein des pulsions de vie, une tendance à la conservation, une résistance au changement, à la progression, au sein même de l’évolution. » L’analyse fournit incontestablement des possibilités nouvelles de « vivre sa vie », mais elle ne nous en épargne pas le prix, puisque aucun homme, aussi parfaitement équilibré soit-il, n’échappe à la condition humaine.
LE DEBUT DE LA FIN
13Orphée est un jeune homme d’une quarantaine d’années, à l’esprit vif et très cultivé, actuellement en huitième année d’analyse à raison de trois séances hebdomadaires. D’un matériel très riche, je ne relaterai ici que les éléments qui peuvent accompagner mes interrogations sur la fin de la cure, qui n’avait pas pour ce patient une valeur de représentation structurante et organisatrice. Au contraire, elle consistait en un investissement hallucinatoire d’une perception traumatique. Trois temps de la cure seront ici repris, d’abord un rêve récent qui permet l’émergence d’une représentation de la fin de la cure, puis rétrospectivement j’évoquerai le début de cette analyse, enfin un troisième temps où je me suis représenté le fonctionnement psychique de ce patient, à la fois difficile et très investi.
14Nous sommes à la huitième année d’analyse. Orphée commence sa première séance de la rentrée en évoquant un sentiment de joie et de satisfaction qu’il peut éprouver maintenant dans sa vie amoureuse et professionnelle. Il rapporte un rêve : « Je marche sur un chemin, derrière moi, il y a du monde qui marche dans la même direction que moi, mais ils vont plus vite, ils me dépassent. Il y a vous, aussi, vous arrivez et passez devant moi. Je me demande vers où nous allons, et au lieu de regarder devant j’ai envie d’aller en arrière et regarder plutôt d’où nous venons. » Puis il fait un commentaire : « J’ai toujours marché très vite, mais, maintenant, parfois j’aime marcher plus lentement, en venant ici tout à l’heure je prends du temps pour réfléchir. »
15En l’écoutant, je pense que ces interrogations du rêve pourraient aussi se rapporter à son devenir, s’il n’était plus suivi par moi. Cette mise en représentation de la fin de l’analyse convoque un mouvement vers les origines et le passé, son passé analytique et son avenir. J’avancerai l’hypothèse que, afin de pouvoir envisager la fin de la cure, la représentation de la fin doit être dotée d’une disposition organisatrice dans la psyché du patient dès le début. À défaut, cette représentation doit se construire et faire l’objet d’un travail d’élaboration dans la cure afin de permettre de mener à bien le travail analytique.
16Orphée m’a donné beaucoup de soucis dès le début de son traitement. Ses absences régulières devenaient de plus en plus fréquentes, et systématiquement avant et après mes vacances. Parfois il « disparaissait » pendant plusieurs semaines, prolongeant considérablement la durée de mon absence. Il banalisait ce fonctionnement en prétextant une surcharge de travail ou en adoptant l’attitude : « Je paie mes séances, j’en fais ce que je veux. »
17De mon côté, ses disparitions devenaient de plus en plus inquiétantes. Loin de rejeter mes hypothèses de compréhension de ce fonctionnement, Orphée les reprenait et les développait davantage, mais ses absences s’allongeaient. À mon désarroi s’ajoutait ma perplexité devant sa capacité associative qui, au bout de plusieurs séances manquées, reprenait le fil conducteur précédent.
18Venu demander de l’aide pour faire face à une « douleur démesurée et insoutenable » suite à sa séparation d’avec une jeune femme, Orphée, avec un vocabulaire fort riche et recherché, déployait son histoire de façon elliptique, les souvenirs lui manquaient et il insistait beaucoup sur cette amnésie massive. Entre souvenirs communiqués et quelques souvenirs qui faisaient surface au fur et à mesure, nous essayions de comprendre ses difficultés qu’il décrivait comme autant d’ « attitudes contrastées » et « changements d’humeur » incompréhensibles. Il se disait à la fois « désespéré » et « euphorique », passant d’un état à l’autre sans pouvoir s’expliquer les raisons. Il décrivait son traitement comme étant à la fois « une nécessité indispensable pour surmonter ses difficultés » et « d’une inutilité phénoménale puisqu’il maîtrise tout ». Chaque fois, il voulait arrêter, mais il disait éprouver une énorme satisfaction après chaque séance.
19Cette inversion de rythme où les absences durables et continues étaient interrompues par des présences courtes ou imprévisibles, outre le fait de rendre difficile tout travail interprétatif, m’amenait à penser, à chaque nouvelle absence, qu’il avait disparu pour toujours.
20Essayant de restituer cet état où se mélangeaient inquiétude et vœux de mort inconscients, à la suite d’une longue période où il avait « fait le mort », n’ayant donné ni nouvelles ni réponse à mes courriers, je pus lui communiquer l’image suivante :
21Analyste : « J’ai eu le sentiment que vous me laissiez seule, avec un enfant en difficulté, vous petit enfant et vous adulte ayant disparu. » En se débarrassant de lui-même, ai-je pensé.
22Orphée : « La présence de ma mère me provoquait une telle souffrance qu’à un moment j’ai décidé que ma mère n’existait pas. J’étais très seul enfant. C’était terrifiant. C’est le seul mot qui définit mon existence. »
23Je pensais que, dans ce transfert, par retournement, tel que le décrivent S. et C. Botella, ou de substitution selon Roussillon, ce vécu décrit par Orphée correspondait exactement à ce que j’éprouvais lors de ses absences : je n’existais pas, alors que lui devenait omniprésent. Il se décrivait comme étant partout et nulle part. Je lui fis part de ce qu’il pouvait vouloir me faire vivre : je restais seule à l’attendre. En ajoutant que cela laisse entendre des sentiments douloureux et insupportables pour un enfant, et qu’il y avait là quelque chose que nous ne parvenions pas encore à comprendre, ni à exprimer.
24Il me semble que la difficulté de ce traitement tenait aux deux aspects de son fonctionnement, l’un de type névrose phobo-obsessionnelle et l’autre marqué par une grande fragilité narcissique. Ce fonctionnement, accompagné à la fois par des véritables capacités de secondarisation et d’associativité, a été à l’origine de l’indication de l’analyse au moment des entretiens préliminaires. Mais chaque interprétation sur le registre œdipien, en même temps qu’elle fournissait à Orphée un support représentatif, devenait une menace pour son narcissisme. L’absence de l’analyste entre les séances ou pendant les vacances l’exposait à des stimulations perceptives se rapportant à des frustrations et pertes seulement traitées par la décharge dans le comportement. Les décharges-absences d’Orphée, témoins de la rupture de la cohésion du psychisme, visaient à effacer les représentations, les affects, l’objet, mais ce mouvement omnipotent était vite suivi par un sentiment de désespoir et de crainte d’effondrement. Je me suis, souvent d’ailleurs, posé la question s’il fallait aborder le fonctionnement d’Orphée en termes de deuil impossible de l’objet primaire, d’allure mélancolique ou de clivage qui accompagne un deuil difficile (Freud, 1927).
25Ces deux tendances, le transfert euphorique et « optimiste », où « tout va bien », en rapport avec des fantasmes de toute-puissance, qui le poussait à arrêter son analyse, et le transfert désespéré et « pessimiste », en rapport à des fixations aux éléments traumatiques, qui le poussait à continuer, étaient reprises, mais, d’une façon clivée qui visait l’effacement de toute conflictualité. Le patient adhérait au transfert euphorique car il réussissait à y diluer les affects liés au désespoir, alors que moi, en prise directe avec la violence de l’affect massif qui échappe aux liaisons, j’éprouvais la détresse et l’inquiétude. Chaque tentative de reprise de ce mouvement était violemment repoussée par Orphée.
26À chaque réapparition, il me faisait penser que cette fois c’était gagné, le traitement allait reprendre dans de bonnes conditions. Et, la fois d’après, il disparaissait à nouveau, et à nouveau je pensais que cette fois c’était pour de bon. Mais il revenait, coupable, disait-il, de m’avoir fait attendre, de ne pas avoir pu venir à ses séances, relançant en même temps aussi bien mon investissement et mon espoir de parvenir à garder une continuité, que ma culpabilité d’avoir songé à mettre fin à ce traitement ou à modifier le dispositif.
27Au cours de la deuxième année, je me suis résolue à fixer un terme à notre travail, à la suite d’une longue « disparition » précédant les vacances de Noël. Il disparut pendant un mois et demi sans donner signe de vie, et demeurait injoignable quand je cherchais à lui communiquer les dates des vacances. En faisant intérieurement référence au cadre et au Surmoi de la communauté analytique, je lui ai communiqué une fin d’analyse à une date correspondant à la fin de la première semaine de la reprise, tout en me tenant à sa disposition si, à un autre moment plus propice, il souhaitait reprendre ce travail. Il m’appela la veille pour demander s’il pouvait venir à sa dernière séance, où je le reçus en face à face.
28À cette « dernière » séance, il se présenta aphone et « ambivalent » pour continuer, employant à nouveau l’argument de continuer et allant jusqu’à proposer de payer les nombreuses séances dues. En même temps, il associait, il reprenait des liens que nous avions faits auparavant, il m’invitait à associer, à interpréter, à relancer le processus, et moi, encore une fois, j’y crus.
29Ce qui était apparu, lors de cette « dernière » séance, c’était le paradoxe qu’à côté du transfert massif et de la projection « d’une mère absente qu’il valait mieux ne pas investir », et de l’ « inutilité de son analyse », il avait réussi cette fois encore à injecter chez l’analyste une grande tristesse, une fragilité à la limite de l’effondrement et une certaine envie de continuer. Derrière le non-choix, commençait à se faire jour une détermination à mettre la main sur l’objet qui résistait à son emprise, cette fois par le dispositif, la neutralité et le cadre, ainsi qu’une impossibilité de renoncer à l’analyse. Probablement, le danger de l’altérité de l’analyste – en tant que sujet ayant un désir analytique pour le patient –, intolérable pour lui, était modéré par la perception visuelle de l’altérité, perception re-narcissisante, et le rappel du cadre. Comme le souligne Freud (1917) à propos de l’identification narcissique à l’objet perdu, ce dernier a, « d’une part, une forte fixation à l’objet d’amour, mais, d’autre part et de façon contradictoire, une faible résistance de l’investissement d’objet ».
30J’ai continué le travail analytique avec Orphée avec le sentiment que cette fois je ne faisais plus de projets quant au dispositif. C’est lui-même qui a choisi de retourner sur le divan pour continuer son analyse, en “ face à face à l’intérieur d’une analyse ». Je me sentis dégagée de la part narcissique du travail analytique. Autrement dit, ne pas avoir de projets peut dégager le traitement d’une part narcissique du côté de l’analyste, part narcissique qui existe dans tous les traitements, puisque l’analyste « tient aussi à son travail » et est en même temps un sujet ayant un désir analytique pour son patient. De la même façon qu’une mère qui tient à son enfant y met aussi une part d’investissement narcissique. Or cette pointe d’altérité a été vécue par Orphée comme un « projet analytique narcissique » qui venait rejoindre et se télescoper avec l’investissement narcissique que lui portait sa mère. Le narcissisme du patient convoque celui de l’analyste, de la même façon que l’émergence du mauvais objet chez le patient fait appel aux mauvais aspects de l’objet de l’analyste.
31Lors des premiers entretiens, Orphée m’avait pourtant prévenue avec insistance : « Ma mère ne m’a pas aimé parce que je ne correspondais pas à ce qu’elle espérait pour moi, elle n’a pas aimé mes dessins et même, quand j’ai eu le premier prix, elle n’était pas contente pour moi, elle n’était contente que pour elle-même. » La bonne partie en lui n’appartenait pas à lui mais à sa mère. Contrairement à une mère qui sait qu’une part d’elle ne lui appartient plus, puisqu’elle l’a déposée inconditionnellement dans son enfant et qu’elle veille sur elle. Cette mère sera conduite par un Surmoi protecteur qui, dégagé du sadisme, fabrique la texture d’une bonne intégration narcissique de son enfant et modère le masochisme dévastateur. C’est peut-être à cette part-là que l’analyste doit renoncer et la laisser à son patient. Dans le cas d’Orphée, la référence au cadre et à la « communauté analytique » surmoïque, mais protectrice, peut occuper la place de l’objet de l’analyste et reconflictualiser les aspects bons et mauvais pour renforcer l’ambivalence et éviter des polarisations : bon patient et mauvais analyste ou l’inverse. Cela a permis, je crois, la poursuite du traitement, afin qu’Orphée puisse sortir de l’hésitation entre « lui tout-bon et moi toute-mauvaise » et vice versa. C’est à partir de ce moment que la construction de la représentation de la fin a pu émerger. Pendant ce trajet vers la mise en représentation de la mémoire présente dans les répétitions comportementales, qui ont fait le contrepoids au manque de souvenirs chez mon patient, les forces pulsionnelles entravaient l’accomplissement de la trajectoire. En même temps, c’est la « mémoire comportementale » qui a rendu possible cette construction.
32Il a pu, à propos des difficultés professionnelles dont il parlait pour la première fois, se rendre compte et s’interroger à propos d’ « une volonté à se laisser aller vers une chute, à se dégrader, à se faire du mal ». Cela nous a permis de différencier la façon de raisonner d’aujourd’hui et de celle du petit garçon qu’il a été et qui peut-être continuait à l’influencer. C’est comme ça qu’il a pu commencer à penser « les attitudes contradictoires en lui » et envisager une conflictualité interne. Il allait pouvoir, pour la première fois, nous considérer comme des alliés qui nous occupions du petit garçon d’autrefois. Je pense que cette façon explicite de nommer les contradictions en les situant entre l’infantile et la logique d’adulte, l’inconscient et le conscient, lui a permis de diminuer la distance entre les tendances opposées parce qu’il a pu donner un nom à chacune, et surtout qu’il a pu les penser comme deux forces en opposition, lui appartenant toutes les deux. Notre tâche est devenue une tâche commune. Cette conflictualité interne, la reconnaissance d’une partie en lui qu’il ne connaît pas, l’a aidé à me percevoir comme une personne différente de lui, à la fois connue et étrangère. Au fur et à mesure de ce mouvement de reconnaissance de ses affects, Orphée a commencé à s’attendrir devant le petit garçon qu’il a été autrefois, tout en déployant des sentiments de tendresse et de prévenance à mon égard. Les absences diminuaient, ou alors il prenait soin de me prévenir d’une séance manquée et de m’assurer de sa présence à la séance suivante.
LA DISPARITION D’EURYDICE
33Vers la troisième année d’analyse, arrivant en avance à sa séance, Orphée croise le patient précédent. Cette rencontre le conduit à commencer sa séance en se comparant à lui quant à leur façon de me saluer. Il remarque que, contrairement au « monsieur », lui, il court à la porte, l’ouvre lui-même et, une fois à l’extérieur, « il se retourne, il me regarde et me serre la main ».
34Il se demande : « À qui revient l’ouverture de la porte ? », ce qui lui rappelle ses colères à propos de la question du type : « Qui décide ici ? » Mais, cette fois, il est tranquille, il sourit même de son attitude à courir vers la porte, qu’il qualifie de fuite.
35Orphée : « Ce mouvement, de me retourner et de vous regarder, est le signe que je vais revenir, je vais vous revoir, d’ailleurs on se dit au revoir. »
36Puis il évoque le mythe d’Orphée : « Orphée, descendu aux enfers, ne devait pas se retourner ni regarder derrière lui s’il voulait sortir de là. Or il a fini par se retourner et regarder, et finalement il y est resté. Le fait que je me retourne et vous regarde, c’est le signe que je reste ici avec vous. » Il ajoute avoir compris que le fait de ne pas payer ses séances, au moment convenu, lui permettait de revenir, donc il avait besoin de cette excuse.
37Je suis frappée par la distorsion du mythe, distorsion qui consiste à faire disparaître Eurydice et la raison pour laquelle Orphée transforme son amour en désobéissance, transgression et curiosité.
38Orphée chantait pendant que les Sirènes essayaient de séduire les Argonautes et il parvint à retenir ceux-ci, en surpassant en douceur les accents des magiciennes. Et, quand sa femme Eurydice mourut, il descendit aux enfers et charma par les accents de sa lyre les monstres et même les dieux infernaux qui consentirent à rendre Eurydice à un mari donnant une telle preuve d’amour, mais à une condition : qu’Orphée remonte au jour, suivi de sa femme, sans se retourner pour la voir, condition très difficile à remplir en raison de sa passion pour elle. Il la guida donc dans les ténèbres grâce à la musique de sa lyre, mais, sur le point de parvenir au jour, Orphée se mit à douter qu’Eurydice fût réellement derrière lui. Il se retourna et Eurydice mourut une seconde et dernière fois.
39Dans sa version, mon patient épargne son Eurydice de la mort en faisant mourir Orphée à sa place, épargnant ainsi ce dernier du chagrin de la perte. Je pensais qu’à la fin de chaque séance il me perdait, j’étais morte, tuée par lui, et il cherchait à me garder en vie en venant à la prochaine séance. Ces allers-retours aux enfers abolissaient le temps. Mais l’agencement spatial de l’analyse aussi – ne pas voir l’analyste – était difficile... Car cela signifierait pour lui tuer ou faire disparaître l’objet transférentiel, pour mieux le protéger de l’amour qui tue. Ainsi, l’objet n’est jamais perdu, mais, éternellement disparu, l’entraînant lui-même à sa propre disparition.
40La bobine l’amenait à disparaître avec elle-même.
41Cette disparition hors temps, comme dit le patient, l’emmena à associer sur les interdits maternels qui peuvent concerner même l’interdiction. La destructivité était rattrapée par le Surmoi qui l’a intégrée en lui. Dès les premières séances de son analyse, Orphée avait évoqué un souvenir d’enfance sur lequel il associe à nouveau : dans le jardin de sa maison, il jouait avec une petite fille, qui se trouvait de l’autre côté de la grille, à « se montrer faisant pipi ». Sa mère, le voyant par le soupirail, était intervenue pour arrêter ce jeu interdit et il n’a plus revu la petite fille. Orphée évoque souvent ce souvenir et son envie d’échapper à la surveillance de sa mère. Disparaître serait aussi une tentative d’échapper à la surveillance maternelle [12], faute de moyens psychiques pour supporter sa présence. Or il me semble que l’aspect névrotique était moins opérant dans cette configuration. Il s’agissait plutôt d’une « surveillance maternelle », présence au sein du psychisme de l’enfant qui correspondait à un investissement hallucinatoire de la perception traumatique qu’elle représente (Smadja, 2006). Cette surveillance, au sens de la contrainte permanente exercée par la mère sur le psychisme de l’enfant, était vécue comme une inclusion au sein de son psychisme inconscient imposant une exclusion subjectale. Dans cette configuration, pour échapper à la perception traumatique de la figure surveillante de la mère, le Moi se fragmente lui-même et, ainsi, il rompt la continuité de ses investissements.
42« Là, tantôt ils errent tous deux, réglant leur pas l’un sur l’autre, tantôt elle le précède et il la suit, tantôt, marchant le premier, il la devance ; et Orphée, en toute sécurité, se retourne pour regarder son Eurydice. » [13]
43Actuellement, alors que nous traversons la huitième année d’analyse d’Orphée, cette représentation transféro-contre-transférentielle de la descente aux enfers me donne à penser que ses absences prennent plutôt le sens de la perte d’un objet qui continue d’exister, mais dans un autre monde et sans possibilité de le rejoindre. C’est ainsi qu’aujourd’hui je me représente nos séparations, le « hors-séance ». Tantôt Orphée tantôt Eurydice, il disparaît pendant ses absences alors que j’essaie de le ramener à la vie. Lors des retrouvailles avec l’objet du transfert, c’est une nouvelle descente aux enfers d’où il essaie de me ramener vivante.
ETRE VIVANT DANS L’ANALYSE
44Revenons à la 3e année de son analyse. L’évocation de son « double mythique » permet à Orphée d’associer sur les interdits maternels qui lui donnent le sentiment qu’il lui était interdit de grandir. En évoquant la libération de Paris, il essaie de figurer la « dictature interne » exercée par le Surmoi maternel.
45Orphée : « J’en parlais hier avec ma compagne et je me sentais envahi d’une émotion intense et incompréhensible. J’avais les larmes aux yeux, mais je ne sais pas pourquoi. »
46Je lui demande si, dans son passé, il peut trouver un lien avec la libération de Paris. Ses deux grands-pères, dit-il, ont combattu, ils se sont retrouvés à Dunkerque, puis ils ont été transférés en Angleterre et ensuite à Paris. Il évoque le souvenir de son grand-père paternel, pendu à un arbre du jardin après la mort de sa femme. Il lui parlait beaucoup de la guerre. Il avait les larmes aux yeux, et le petit Orphée ne comprenait pas. Il reste silencieux et, ému, se pose la question : « Pourquoi la guerre ? »
47Puis il évoque l’Iliade et la guerre de Troie, il fait la liste des héros morts et se demande : « Pourquoi tous ces morts, pour quelle raison » ? J’interviens alors pour lui dire : « Pour l’amour d’une femme, Hélène. Les deux mythes que vous évoquez parlent de l’amour d’une femme », ce que j’avais évité de faire à propos d’Eurydice dans le mythe d’Orphée. Mais, aussitôt, je me suis rendu compte, malgré la précaution de ne pas intervenir dans ce sens précédemment, du piège contre-transférentiel dans lequel j’étais tombée, puisque le prénom Hélène est proche du mien. J’ajoutais donc : « et les dangers qui y sont associés ».
48En formulant cette interprétation, je me suis rendu compte que ma retenue à lui donner des interprétations œdipiennes, pour éviter un grand rapproché, en lui épargnant un mouvement de fuite ou d’agressivité, pouvait avoir un autre sens : probablement c’était aussi à cause du fait que « l’écoute de mon écoute » avait été intensifiée par une aptitude surveillante qui venait redoubler la surveillance maternelle. Étions-nous tous les deux surveillés par le Surmoi maternel qui nous interdisait des jeux interprétatifs pulsionnels ? Sans doute, la figure du grand-père mélancolique, pendu à un arbre du jardin après la mort de sa femme, qui suit son Eurydice bien-aimée dans la mort, et celle d’Hélène en tant qu’objet de désir, de convoitise et de rivalité masculine, m’ont redonné une liberté interprétative.
49Chemin faisant, Orphée se sent de plus en plus capable d’exprimer ses éprouvés émotionnels. Orphée : « Non pas que je n’aie plus peur, j’en ai toujours, mais maintenant c’est différent, je peux en parler. Maintenant j’existe, pas comme avant quand je disparaissais de mes séances et j’étais partout et nulle part. Pendant ce temps, tout était concentré sur moi, ces peurs qui avant étaient diluées sur l’extérieur, maintenant je sais qu’elles viennent de moi, de l’intérieur. Ce sentiment est terrifiant, de savoir que tout vient de moi, que je suis le seul responsable, mais en même temps, c’est rassurant. Cela tient même pour l’attitude négative. Il s’agit de ce noyau qui vise à détruire et cette attitude a comme cible moi-même. »
LE TEMPS DU REFOULEMENT
50Au fur et à mesure, Orphée vit son analyse, vit dans son analyse, et commence à vivre mieux sa vie : il rencontre une jeune femme et ils construisent des projets. C’est à la fin de sa troisième année d’analyse qu’ils vont déménager pour vivre ensemble non loin de Paris et Orphée décide d’arrêter la cure. Ayant le sentiment qu’il oppose cette relation à la cure, qu’il a besoin d’échapper du soupirail de l’analyse, je lui affirme qu’il a déjà avancé, mais que ce travail n’est pas fini. S’il souhaitait reprendre à l’avenir, je serais prête à le recevoir.
51En effet, il revient, un an plus tard, demander de l’aide pour se séparer d’une femme [14]. Je ne vais pas m’attarder sur cette phase de son analyse, sauf pour évoquer ma surprise devant son récit. En évoquant la problématique actuelle, il est amené à faire des liens avec l’élaboration faite précédemment. Je suis frappée, d’une part, par l’acuité des souvenirs de séances, la conservation intacte des interprétations qui me reviennent au fur et à mesure, et d’autre part par sa compréhension de son fonctionnement qu’il décrit en termes dont je ne lui ai jamais fait part. Je l’entends formuler des hypothèses sur son fonctionnement que j’avais gardées pour moi, n’ayant pas eu le temps de les travailler avec lui.
52Depuis ce moment, quatre ans se sont écoulés. Il s’est engagé dans une nouvelle aventure analytique, centrée sur les imagos parentales, qui lui a permis une réconciliation certaine, et aujourd’hui nous travaillons la question : « Où allons-nous s’il n’est plus suivi par moi, s’il me laisse partir ? »
53Il s’agit du fantasme qu’il pourra me faire passer devant lui, à l’avenir, dans lequel il pourra y retrouver l’objet, non pas en tant qu’objet perdu, perception hallucinée traumatique, mais ayant un caractère structurant et symbolisant, en tant qu’objet potentiel et inédit.
FIN ANNONCEE, ET INEDIT
54Pour Orphée, l’analyse prenait les dimensions imaginaires d’une recherche de l’objet perdu. Il tentait de le retrouver dans cette descente aux enfers et l’analyse devenait l’expérience des retrouvailles incessantes hors du temps, aux prises avec un objet qu’il s’efforçait de conduire à la vie au prix de son propre effacement.
55Ne pouvant pas se suffire de la représentation de l’objet, Orphée était poussé par son amour à le chercher dans sa réalité, à le dominer avec un pouvoir de vie et de mort. La fragilité de l’activité de la représentativité se trouvait couplée avec la violence de son amour primaire. Ce trajet vers la représentation a été difficile.
56Dans mes tentatives de donner un sens aux répétitions comportementales pour sortir de l’impasse, j’ai été souvent amenée à lui proposer mes représentations, voire mes constructions. Alors qu’aujourd’hui les mêmes mouvements prennent un sens nouveau venant cette fois de la part de mon patient, je pense que les constructions que je lui ai proposées lui ont servi pour créer cette « toile de fond » dont parle C. Parat. Elles lui ont servi de perche pour s’y accrocher pendant ce voyage et pour organiser une représentation structurante de la fin.
57Quel est le statut de la fin énoncée aux débuts de son analyse, et comment cela a-t-il participé à la mise en « chantier » de la fin inédite ? L’inédit de la fin ne serait-il pas ainsi articulé par la fin annoncée, par l’énoncé des limites qui circonscrivent aussi bien le patient que l’analyste à l’intérieur de l’analyse ?
58Si l’analyste accompagne son patient lors de la descente aux enfers du Ça, lui permet les retrouvailles avec l’objet perdu, ne lui faudrait-il pas, à la fin de l’analyse, retourner là d’où il est sorti un jour, aux abîmes de l’inconscient ? Sa réalité devrait disparaître et être oubliée par son patient, il pourrait ainsi retourner avec les âmes qui errent aux enfers, les imagos. Est-ce à cela que l’analyste parviendrait à la fin de l’analyse, à ne plus exister pour le patient dans la réalité en tant qu’objet du transfert, mais à passer du côté des imagos, ni perdu, ni idéalisé, mais objet potentiel à retrouver, à créer et, à chaque fois, inédit ?
Bibliographie
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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Mots-clés éditeurs : Condition humaine. Fin de la cure. Inédit. Langage. Limites. Paradoxe. Potentiel. Refoulement
Mise en ligne 07/04/2008
https://doi.org/10.3917/rfp.721.0159Notes
-
[1]
L’inédit, du latin editus, participe passé de edere, signifie « produire, faire paraître au jour », et désigne indubitablement la véritable tâche de l’analyse.
-
[2]
S. Freud (1916-1917), Introduction à la psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1992, p. 421.
-
[3]
S. Freud (1937 a), Analyse avec fin et analyse sans fin, in Résultats, idées, problèmes, II, Paris, PUF, 1984, p. 244.
-
[4]
Le passé peut même infiltrer le couple présent-avenir et menacer d’une confrontation sans issue, dit André Green dans Mythes et réalités sur le processus psychanalytique, Revue française de Psychosomatique, no 19, 1, 2001, 57-88. Ou encore, selon C. Smadja, « ... chacun des trois temps, passé, présent et futur, [est] pénétré des deux autres », Destins de la sensorialité et des affects dans la reconstruction du temps vécu, RFP, t. LX, no 4, 1996.
-
[5]
S. Nacht (1971), Guérir avec Freud, Paris, Payot.
-
[6]
Http:// wwwwwwww. lexilogos. com/ latin_langue_dictionnaires. htm.
-
[7]
S. Freud (1900), L’interprétation des rêves, Paris, PUF, 1987, p. 489.
-
[8]
S. Freud (1917), Une difficulté de la psychanalyse, in L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985.
-
[9]
S. Freud, Introduction à la psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1992, p. 422.
-
[10]
Freud compare le transfert « à la couche intermédiaire entre l’arbre et l’écorce, couche qui fournit le point de départ à la formation de nouveaux tissus et à l’augmentation d’épaisseur du tronc » (Introduction à la psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1992, p. 421).
-
[11]
P. 254. Mes italiques.
-
[12]
À différencier de la « fonction de veille » décrite par Anna Potamianou dans Le traumatique. Répétition et élaboration, Paris, Dunod, 2001.
-
[13]
Ovide, Métamorphoses, XI, 60-94.
-
[14]
C. Bouchard, F. Coblence (2001), Argument, séparations, RFP, t. LXV, no 2, 349. Comme le disent les auteurs, « nombre de demandes d’analyses surgissent soit après une séparation, soit pour envisager une séparation qui apparaît comme nécessaire mais difficile ».