1La différenciation que propose L. Danon-Boileau entre parole compulsive et parole associative ouvre de vastes perspectives. Il montre bien comment l’analyste permet au patient de troquer la parole compulsive, aliénée à l’objet, contre la parole associative, autoréférencée.
2La parole compulsive, qui est du côté de l’acte et de la répétition, qui rend compte de la force de la pulsion sans vraiment la représenter, qui se profère vers, ou dans, l’objet, s’oppose bien à la parole associative, cette « parole heureuse » qui est du côté du sens et de la représentance, qui exprime la pensée subjective, réflexive dont l’objet est « dédicataire et non plus destinataire ». Tout l’art de l’objet-analyste est d’aider à cette transmutation de la parole compulsive en parole associative, prélude à l’auto-analyse, le temps intrapsychique succédant au temps intersubjectif de la cure.
3Mais comment faire lorsque l’objet externe (l’analyste), négativement ressenti, est, du fait même de sa présence, un inhibiteur de la parole associative, et même un facilitateur de la parole compulsive ? L. Danon-Boileau sait bien que les autistes et certains sujets psychotiques transforment projectivement l’objet-analyste en mauvais objet externe, dont il faut se protéger. La parole compulsive a alors pour but de maîtriser ce dangereux objet, sous couvert de l’implorer, de produire en lui de l’envie, de l’admiration, de l’amour ou de la peur, toutes manières de le contrôler, d’exercer sur lui une emprise à la mesure de la persécution. Le patient peut aussi tendre à faire éprouver à son objet, comme à un double, ses émotions, sans tenir du tout compte de son altérité. Mais le but ultime n’est-il pas d’immobiliser cet objet terrifiant comme une araignée momifie sa proie, de le neutraliser, le faire disparaître en tant que personne pensante ? Le drame est plus complexe encore : l’attente du patient est aussi celle d’une fusion avec un objet idéal de satisfaction et de complétude éternelle, que sa momification pourrait assurer. Alors, dans ces cas, comment le patient peut-il accepter la parole vivante, associative, que l’analyste lui propose en retour de sa perception projective ? Quelle que soit sa « bienveillance » pour accueillir la crudité de la parole compulsive comme autant d’éléments bêta tels que Bion les a décrits, pour accueillir aussi, comme le propose L. Danon-Boileau, le vif des sensations et des émotions provoquées en lui par la parole compulsive du patient, l’analyste, même s’il réussit en lui le travail de liaison que requiert la situation, ne peut pas pour autant en faire bénéficier aussitôt son patient. Il faut pour cela que l’analysant puisse accueillir les éléments alpha que lui propose l’analyste, en retour de ses proférations ; il faut donc que sa projection sur l’analyste de l’objet persécuteur interne s’estompe. Sans cela, les moments de co-émotion, puis de co-affect, enfin de co-pensée, ne sont pas supportables, les sensations partagées étant vécues comme des expériences de perte de limites. Situations où, comme le propose B. Brusset, on ne peut pas parler d’intersubjectif, puisque la subjectivation du patient ne tient pas.
4Nora, 35 ans, poursuit une deuxième psychothérapie analytique, après avoir été naguère hospitalisée pour anorexie. Elle présente en face à face une phobie massive du regard ; elle ne peut pas non plus s’allonger. Elle n’a pu me regarder que le jour où, dans une période qui l’avait menée à un cours de dessin, elle avait entrepris de faire un croquis en me dévisageant. Elle est habituellement logorrhéique et ne cesse de bouger ses mains ou ses pieds en parlant. Sa parole peut être qualifiée de compulsive. Pétrie d’angoisse, elle se répète, se plaint, se lamente. Son récit convoque quelque personnage auquel elle est liée par des flots d’amour ou de haine. Parfois elle a le sentiment que je la transperce de mon regard, ou que je lis dans ses pensées, ce qu’elle désire autant qu’elle le craint, et elle me demande de regarder le mur. Elle peut aussi devenir silencieuse, comme boudeuse, et tourne sa chaise. Parfois elle a le sentiment que je ne l’écoute pas, que je ne suis pas là, et elle se sent atrocement seule. Dans ces moments-là, son discours change, elle parle encore plus vite et de façon si allusive que je ne peux pas suivre son récit, mené comme si j’étais au courant de l’événement évoqué. Elle a le sentiment que l’objet n’est jamais à la bonne place, envahissant, étouffant, ou absent, inaccessible. Elle a repris de brillantes études, dans lesquelles elle s’enferme, de façon compulsive. Elle voudrait passer des concours. Mais quand il lui faut présenter un travail devant un auditoire, elle est terrorisée, et les examinateurs lui font remarquer qu’elle paraît réciter une leçon, débitée à toute vitesse, et qu’elle semble ignorer les auditeurs, incapable d’être en dialogue avec eux. Elle me raconte la scène, comme on raconte un événement terrifiant, comme un enfant raconte un cauchemar, raconte juste pour réaliser que c’est passé, et qu’elle est encore vivante. Une « narration dépurative », comme l’écrit L. Danon-Boileau. J’accueille le récit, trop semblable à ce qu’elle raconte si souvent, bouleversée qu’elle est pour le moindre événement un peu inhabituel. Je tente de le contenir au sens de D. Meltzer, mais le travail de liaison que je fais en moi ne lui est pas communicable : je ne dois pas l’interrompre dans ces moments de catharsis. Elle n’accepte pas le partage des sensations : je ne peux absolument pas me rendre compte, je ne souffrirai jamais le centième de ce qu’elle endure tous les jours. Elle est comme d’une espèce différente de moi, elle est née sous une mauvaise étoile et songe souvent à mourir. Heureusement, il lui arrive d’échanger quelques rares moments d’humour partagé, même noir, voire très noir.
5Rodolphe est venu me voir à 7 ans pour un échec scolaire massif. Il ne sait vraiment pas lire. Une psychologue, qui l’a testé, s’oppose à une orientation, mais l’orthophoniste qui le suit ne sait plus que faire, car il fait avec elle des « blocages », il refuse alors le travail, et le contact si elle insiste. Quand je le rencontre pour la première fois, Rodolphe reste engoncé dans son anorak. Il me regarde à peine, n’a envie ni de parler, ni de dessiner, ni de jouer. Il met sa tête dans ses bras et fait mine de somnoler. Ses parents me racontent qu’il est encore plus timide que les deux aînés, qu’il ne joue guère, et qu’il reste beaucoup dans le sillage de sa sœur, lorsque sa mère est absente. Avec celle-ci, Rodolphe est « collé », il est son perpétuel chevalier servant, au point que son père se moque un peu de lui. Rodolphe s’exprime peu, ne montre pas ses émotions, ne dit pas plus ce qu’il désire que ce qu’il pense. Il ne dit rien de l’école. Les moments de « blocage » y sont fréquents. Mais ils apparaissent aussi à la maison dès qu’il lui faut affronter une situation nouvelle, et il n’aime pas rencontrer des personnes inconnues. Dans les fêtes de famille, il s’isole, se cache.
6J’accepte la psychothérapie, soucieuse d’aider ces parents dans le désarroi, et je m’arme de patience. Ce sont des figurines guerrières que Rodolphe utilise en premier. Après quelques séances passées à les regarder craintivement, il commence à s’en servir, mais c’est aussitôt avec une grande violence. Quasi immobile, ne bougeant que les avant-bras et les mains avec des gestes minimes mais précis, totalement silencieux, ne me regardant pas, bien que nous soyons côte à côte, il attaque et mutile sans pitié les cow-boys qu’il recouvre de feutre rouge, et quelques personnages se retrouvent en pièces. Quand il estime avoir terminé son histoire, il pose sa tête entre ses bras croisés sur le bureau, et il lui arrive de s’endormir. Sans décrire ici la psychothérapie qui se poursuit après cinq ans, je relaterai ce qui a trait au langage.
7Petit à petit, Rodolphe a bruité ses scénarios, bruits chuchotés puis plus audibles. Après une période de dessins (bagarres informelles et silencieuses), il a repris les personnages, comme s’ils ne lui faisaient plus aussi peur. Les scénarios étaient toujours des combats, mais moins terribles. Les bruitages se mêlèrent à des mots : « attaque », « grenade », « pistolet », « blessé », « mort », « zone de sécurité ». Puis arrivèrent quelques phrases. Mais il ne répondait pas à mes questions, quand je tentais de comprendre quelque chose à une éventuelle intrigue. Il ne faisait non plus aucun cas de mes suggestions, telles : « Il semble bien que le soldat est en mauvaise posture ! » ou : « L’indien doit espérer que son chef intervienne ! » Je pris le parti de commenter, de façon ludique, comme le fait un commentateur d’un match sportif, avec une verbalisation un tant soit peu interprétative. Cette attitude lui plut. Je comparais des bagarres territoriales avec de possibles rivalités fraternelles, des situations de soumission aux chefs avec la soumission attendue des enfants envers les grandes personnes, des battues en retraite avec le besoin qu’il avait parfois de se cacher... Petit à petit, Rodolphe introduisit des civils, dont des femmes, et parfois des animaux.
8Sa mère, fidèle accompagnatrice, avec laquelle j’échange quelques propos de couloir à chaque fois, m’a raconté au fil des semaines les progrès de son fils, propos que Rodolphe écoute avec plaisir, assis par terre en se cachant la tête, ou plus tard, quand il fut plus hardi, en allant boire un verre d’eau. La mère parle de l’école (il a pu suivre une scolarité normale), de l’orthophoniste qui peut enfin travailler avec lui, des relations familiales, puis des copains que Rodolphe rencontre enfin, se décidant même à aller dormir chez l’un d’eux. Ces échanges, je les poursuis quelques instants avec l’enfant en début ou en fin de séance ; il ne faut pas que cela dure trop longtemps, il est là pour jouer, et moi pour commenter. Il tient à ses séances, demande à venir pendant les vacances, ce que la mère rend possible.
9Après quatre ans, sans doute lassée de mon rôle de strict spectateur-commentateur, profitant d’un échange avec la mère sur une poésie en alexandrins qui, à l’école, avait mis Rodolphe en émoi, je lui propose un jour de transcrire ses scénarios en quelques alexandrins. Il a un demi-sourire, ce qui chez lui vaut claire approbation. Depuis quelques mois, je lui lis en fin de séance, à sa demande, la strophe du jour qui vient allonger la sorte de poème épique qui se crée, au fil des semaines. Les bagarres deviennent plus ludiques : on peut se tuer pour du Nutella, les femmes armées sont aussi des cuisinières, elles ont parfois des prénoms, souvent « Jeannette » et « Stéphanette », prénoms qui ne dénomment pas des personnages fixes. Je lui dis qu’il commande à mon cerveau (un enjeu entre les personnages de certaines bagarres), afin que je transforme la bataille qu’il met en scène en une histoire écrite que l’on peut relire.
10La parole de Rodolphe n’est pas encore associative, tout au moins celle qu’il me fait entendre, toujours sans me regarder. Néanmoins son caractère compulsif s’assouplit. Et, surtout, il accepte de partager avec moi l’exubérance de son imaginaire, certes répétitif mais chaque fois passionné, et de plus en plus ludique ; il accepte que je m’en empare pour le commenter en y glissant des références à son vécu quotidien, pour en traduire certains moments en alexandrins, pour l’ « interpréter » au sens de P. Aulagnier. Je tente de lui rendre sous forme associative ce qu’il dépose en moi de façon compulsive, de moins en moins.
11La « capacité d’être seul en présence de l’objet » est moins que facile pour ces patients. L’objet est pour eux, initialement, si terrifiant, projectivement, qu’il ravive l’angoisse panique que provoque l’étranger au 8e mois. Il est urgent de le fuir. Nora voudrait pouvoir « se cacher dans un trou de souris » dès qu’elle est en face de moi, et Rodolphe me tourne le dos puis s’endort. En présence de l’objet, un enfant qui va bien passe avec souplesse des échanges intersubjectifs à des moments de recentrage intrapsychique. Le dialogue est double, avec l’objet externe et avec les objets internes. Quand l’adresse à l’objet externe est associative, la simultanéité du dialogue avec les objets internes est implicite. Quand l’adresse est compulsive, le dialogue avec les objets internes est interrompu, du fait de leur projection au-dehors. La parole associative est objectale, avec respect de l’altérité de l’objet et de la triangulation consécutive, parce qu’elle est précédée d’une intériorisation d’un objet normalement ambivalent. La parole compulsive est narcissique, dans le sens où l’objet de l’adresse est narcissiquement investi.
12L’enfant jeune qui joue auprès de sa mère joue successivement de façon associative et compulsive, selon que les revendications pulsionnelles débordent ou non les ressources de la représentance. Le jeu associatif est créatif et on y retrouve la même souplesse entre les moments intrapsychiques et intersubjectifs. Le jeu compulsif peine à être jeu, il est décharge, qu’il se montre explosif ou répétitif ; l’objet externe est agrippé (objet non investi d’altérité), la distance non modulable.
13L’apparition de la parole chez un enfant n’a-t-elle pas à être précédée d’un investissement ludique du bruit qu’il fait ? Par sa bouche, mais pas seulement, la motricité a plus d’un tour à jouer ! Quel enfant n’a pas eu plaisir à émettre quelque rôt bien sonore ou quelque gaz odoriférant à l’âge du « caca-boudin » ! Auparavant, il découvrait le bruit de ses lallations, le plaisir de les produire et les écouter, celui de s’écouter babiller, d’être en même temps actif et passif (le domaine des auto-érotismes impliquant une certaine intériorisation de l’objet). Dans l’acte de parole, l’orbiculaire des lèvres s’ouvre et se ferme comme un sphincter, toute la zone bucco-pharyngée est active, comme le rappelle L. Danon-Boileau ; la parole se met au service de l’affect ou de la représentation, et l’enfant l’exprime en tant que décharge ou qu’adresse. L’oreille réceptrice est aussi celle de l’objet quand celui-ci l’entend comme une demande au sens de P. Aulagnier, objet disposé à accueillir le « Ça » de l’enfant qui pointe lorsque le spectacle du monde l’excite. Certains patients ont peur qu’on les entende faire du bruit, ont même peur eux-mêmes du bruit qu’ils font. Ils parlent à voix basse ou sont avares de mots, pas seulement parce qu’ils sont « gros », hypersignifiants. Ouvrir la bouche inquiète, comme cette patiente qui ne pouvait pas manger en public. Certains enfants en début de psychothérapie réapprennent d’abord à oser toucher, salir, mais aussi crier. Un Surmoi interdicteur les en empêchait.
14Il est bénéfique, mais aussi « civilisateur », l’objet qui propose des processus de liaison pour les sensations éprouvées par le sujet, sensations qui autrement se déchargeraient comme un écoulement mortifère. L’apprentissage du langage est plaisant, il suffit de regarder la joie d’un enfant qui s’approprie un mot nouveau qualifiant un objet ou un mouvement agréable. Mais le mot appris est renoncement à la polysémie prélangagière des sons. L’adulte « civilisateur » abuse de son pouvoir quand il ne laisse pas son enfant jouer avec le langage, ou quand il traduit en mots, de façon projective, les sensations exprimées par lui. Telle une mère (travail personnel d’observation) qui comprend le « rego !? » (= le « regarde !? ») prononcé à son adresse par sa fille quand elle veut bien y prêter attention, comme une demande de se laver les mains, de se moucher ou de manger. L’acquisition du langage intérieur, du dialogue pour soi et de la pensée associative s’en trouve entravée. La rencontre avec un analyste accueillant sa parole compulsive pourra être bienvenue.
Mots-clés éditeurs : Analyse d'enfant, Parole, Travail analytique
Mise en ligne 30/01/2008
https://doi.org/10.3917/rfp.715.1667