LA REFERENCE A L’EXPERIENCE
1« Tout à coup, le vent fraîchit, la montagne devint violette. C’était le soir. » C’est par ces deux phrases tirées de « La chèvre de M. Seguin » que L. Danon-Boileau illustre l’émergence dans la parole d’un événement dont, nous dit-il, le sujet fait l’expérience. Dans ce passage dans la langue d’un mouvement interne, ce sont les mots, et les mots seuls, qui font tout, convoquent une sensation, justement parce qu’ils ne la décrivent pas et savent la taire. L. Danon-Boileau origine ce mouvement interne dans un événement dont le sujet fait l’expérience. L’usage de cette notion d’expérience n’est pas neutre dans le langage analytique, tant il renvoie implicitement tout analyste au modèle de l’expérience de satisfaction et à l’expérience d’effroi dont parle Freud, dans l’interprétation du rêve.
2L’expérience originaire de la satisfaction est basée sur l’idée que l’état de tension interne, de détresse, l’intervention extérieure et la satisfaction constituent, selon S. et C. Botella, une unité. Cette vision unitaire, disent-ils, ressort particulièrement de la fameuse note en bas de page dans « Formulation sur les deux principes du fonctionnement psychique » où Freud défend l’idée d’une « organisation qui est entièrement soumise au principe de plaisir et qui néglige la réalité du monde extérieur... On remarque que le nourrisson, à condition d’y ajouter les soins maternels, est bien près de réaliser un tel système psychique ». L’émergence dans la parole de ce qui convoque la sensation, fût-elle de plaisir ou de déplaisir, renvoie là, me semble-t-il, à l’investissement des traces perceptives liées aux avatars de cette unité qui fonde l’expérience.
LE FANTASME, LE REFOULEMENT ET LA DOUBLE CAUSALITE DU FANTASME
3Le fantasme dans sa forme classique est un mécanisme régulateur et protecteur du fonctionnement psychique, au même titre que le rêve. Défini comme « le contenu latent du processus mental permettant de retrouver le plus grand plaisir compatible avec le minimum d’angoisse », sa logique est ancrée dans une articulation entre désir et défense. Cette capacité à articuler désir et défense est liée aux relations étroites qu’il entretient avec le refoulement, bien soulignées par Freud lorsqu’il évoque son statut topique. Les fantasmes, dit-il, « ... s’approchent tout près de la conscience et restent là sans être troublés aussi longtemps qu’ils n’ont pas un investissement intense, mais ils sont renvoyés dès qu’ils dépassent un certain niveau d’investissement ». C’est le statut de sang-mêlé du fantasme, inconscient dans son origine mais ayant mis à profit tous les avantages du système conscient dans sa structure, qui lui permet d’entretenir avec le refoulement ce lien privilégié. L’existence même de cette relation privilégiée avec le refoulement implique de fait un risque traumatique lié à la dynamique même du fantasme en séance avec l’enfant, au-delà de sa dimension élaborative.
4L. Danon-Boileau oppose au fantasme pouvant toujours se formuler dans une phrase de type « sujet + verbe + objet », le processus qui convoque la sensation et s’inscrit dans une structure de type « “Il y a”/ça + verbe » ( « ça se fracture, ça s’effondre, ça chute, ça perce... » ). Si l’opposition en termes de structure me paraît pertinente, peut-être s’efface-t-elle lorsque nous pensons l’organisation du fantasme en termes de travail de fantasmatisation. Quand je parle de travail de fantasmatisation, je pense, bien sûr, à la définition que Freud nous donne du travail du rêve : c’est partir du présupposé que la fantasmatisation est le fruit d’un travail qui produit une forme, le fantasme.
5R. Diatkine écrivait, dans La psychanalyse précoce : « Toute formulation concernant l’organisation des fantasmes inconscients doit tenir compte à la fois de la continuité progressive des expériences et de l’hétérogénéité des structures successives. » Si nous retenons la définition de l’expérience telle que je l’évoquais précédemment, c’est-à-dire l’inscription d’un événement psychique mobilisant une unité englobant le monde extérieur et l’objet, ce qui unit le « Ça » dont parle L. Danon-Boileau à la parole serait non pas une causalité linéaire et temporelle, fût-elle d’après-coup, mais une causation au sens où l’évoquent S. et C. Botella, c’est-à-dire une structure paradoxale constitutive du psychisme, une causalité processuelle où cause et effet ne se succèdent pas, mais sont simultanés. Le fait que les Botella évoquent cette hypothèse à propos du matériel qui surgit en séance dans un moment de travail en double m’apparaît significatif. Le statut topique du fantasme et son lien au refoulement impliquent en revanche que, dans son organisation, il soit inscrit dans les logiques de causalité temporelle propres au préconscient où prévalent l’étayage et l’après-coup.
6Tenir compte, dans l’organisation du fantasme, de l’articulation d’une double causalité, inscrite à la fois dans une dimension temporelle de par son lien avec le refoulement, dans un registre de causation atemporelle et dans une mémoire amnésique, est cohérent avec la proposition de R. Diatkine. Je n’opposerai donc pas la convocation de la sensation dont parle L. Danon-Boileau au fantasme. J’en ferai davantage une des modalités nécessaires au travail de fantasmatisation. Le reste diurne dans le travail du rêve, cet entrepreneur du rêve qui fonctionne comme incitateur, nous dit Freud, « offre à l’inconscient quelque chose d’indispensable – à savoir, le point d’accrochage nécessaire pour un transfert ». Pour ce qui concerne le fantasme, l’équivalent d’un reste diurne éveillerait un mouvement régrédient d’investissement des traces « mnésiques par simultanéité » d’une expérience, contenues d’ordinaire, comme nous le dit L. Danon-Boileau, dans la mémoire sans souvenir.
7Le procès de la parole et son articulation avec le jeu, dans la séance avec l’enfant, témoignent des variations, des inflexions de l’investissement de la voie régrédiente en fonction du risque traumatique porté par la dynamique du fantasme.
ILLUSTRATION CLINIQUE
8Je vais illustrer cette question du travail de fantasmatisation par l’exposé d’une séance d’une fillette de 10 ans, qui a rapidement renoncé à jouer pendant les séances pour investir la parole. Carla est une petite fille que je rencontre en consultation depuis deux ans pour des troubles du sommeil. Cette séance est une séance de la deuxième année de consultation. Lors de la séance précédente, Carla m’avait longuement parlé des travaux dans la maison de sa mère et de la chambre idéale qu’elle aurait voulu avoir.
9Carla me raconte qu’elle était chez son père le week-end et me parle de la difficulté de revenir chez sa mère. Elle associe sur sa grand-mère paternelle, tendre et câline, opposée au caractère dur de sa mère. Dans un mouvement régressif, elle joue alors avec les mots : « Câliner, chouchouter, dorloter, cajoler », se balançant doucement sur sa chaise. Elle lie ensuite implicitement ses troubles du sommeil à la difficulté de sa mère pour la cajoler. « Je repense, dit-elle à la chambre idéale dont je t’ai parlé, douce, chaude, confortable. Ça me fait penser au mot luna, c’est un mot rond, comme la lune. » Luna lui rappelle le Pérou, pays d’origine de sa grand-mère paternelle. Elle compare ensuite sa grand-mère maternelle qui l’aime mais ne peut pas la câliner à sa grand-mère paternelle qui l’enveloppe et la réchauffe. « Mais, me dit-elle, ma grand-mère maternelle me fait des crêpes chaudes. » Après un temps de silence et de réflexion, elle me dit que finalement les deux la réchauffent : sa grand-mère maternelle à l’intérieur avec les crêpes, sa grand-mère paternelle en l’entourant de ses bras et en la câlinant.
10Soulignant ses difficultés d’identification à une position maternelle, elle me dit qu’elle n’a jamais joué à la poupée mais qu’elle a plein de peluches et qu’elle en avait besoin. « Le nom de mon doudou préféré, me dit-elle, c’est Daemond. » Elle ne sait pas pourquoi elle l’a appelé comme cela. Repensant à Luna, elle me dit que c’est un mot plus rond que Daemond, qui est un nom dur. Elle cherche alors des mots ronds et arrive à Crêpou. « C’est comme doux, mais aussi comme le “bouh” de la peur, me dit-elle. “Daemond”, ça me fait penser à “démon” ». Elle se met alors à rire devant l’idée d’appeler son doudou d’un nom qui fait peur et qui évoque la méchanceté. Elle se met à jouer avec son doudou dans les bras en disant : « Démon, mon petit démon. » Elle associe sur Crêpou : « crêpes, doux », se mettant alors à mimer et cajoler son doudou en jouant avec les mots. La séance suivante, Carla me dira qu’elle a beaucoup mieux dormi depuis qu’elle a changé le nom de son doudou et me remercie de l’avoir aidée à trouver ce nouveau nom. À la suite de cette séance, l’hostilité à l’égard de la mère se réduira considérablement.
11Dans cette séance, plusieurs fils associatifs s’entrecroisent dans son processus même. 1re ligne associative : la chambre idéale / les mots doux / Luna, le mot rond comme la lune / les bras enveloppant de la grand-mère paternelle. C’est le fil de la représentation d’un contenant rassurant que suit Carla. 2e ligne associative : la difficulté de retrouver sa mère / la grand-mère maternelle qui ne peut pas la câliner / Daemond, le mot dur / le doudou démon. C’est alors le fil du mauvais objet qui se déploie, en contrepoint du bon objet contenant et rassurant. 3e ligne associative : la grand-mère qui ne câline pas mais qui réchauffe l’intérieur / le mot « Crêpou » qui associe le doux de la contenance et le « bouh » de la peur / le mot « crêpou » qui associe le réchauffement interne de la grand-mère déficiente à réchauffer l’extérieur et le doux de la chambre-mère idéale. La question du transfert est évidemment au cœur du processus de la séance. Carla m’avait fait part, lors de la séance précédente, de son incapacité à se détendre, vivant mon silence comme un désinvestissement semblable à celui qu’elle pressentait chez sa mère. Lorsqu’elle avait évoqué la possibilité de choisir elle-même le rythme des séances pour mieux gérer cette difficulté, je lui avais rappelé qu’elle m’avait dit avoir fait à son père et à sa mère une demande identique quelques jours auparavant : décider elle-même quand elle allait chez son père, quand elle revenait chez sa mère. C’est en réponse à cette intervention qu’elle avait associé sur les travaux gênants et bruyants dans la maison de sa mère avec l’idée qu’une chambre idéale résoudrait tous ses problèmes, opposant ainsi un lieu d’agitation à un lieu de repos, me laissant entendre combien le désinvestissement maternel était vécu par elle comme une source d’excitation et de bruits psychiques. Venir à sa demande renvoyait bien à un mode de gestion de l’ambivalence.
12Si l’identification à l’aspect gratifiant de la mère est investi massivement et si l’introjection d’un contenant satisfaisant est au service d’une activité antidépressive, la projection de l’aspect frustrant mobilisé dans le transfert, sur le doudou/démon/dur, est, à l’inverse, au service d’une défense contre le débordement par l’excitation. Dans cette conjoncture, c’est la question de la protection de la continuité de l’objet maternel et du Moi qui est en jeu. L’ambivalence, indissociable de cette continuité, vient de fait, comme le fait justement remarquer R. Diatkine, menacer cette continuité même. Les mouvements de projection et d’introjection, régulateurs des menaces inhérentes à l’ambivalence et pesant sur le sentiment de continuité, s’actualisent dans les mouvements de retournement propres au travail de fantasmatisation.
13L’organisation du discours dans la séance de Carla renvoie, dans son usage de la parole, à deux niveaux bien distincts du travail de fantasmatisation. À un premier niveau, le bruit des travaux dans la maison et la crainte/espoir de retrouver la mère après le week-end réactivent l’angoisse dépressive. Le jeu avec les mots évocateurs de la douceur et de la dureté du début de la séance est l’expression d’un mouvement régrédient qui réactive les sensations du doux et du dur. Je conçois ces objets sensations non représentés comme une structure d’investissement de traces perceptives issues d’une expérience précoce avec l’objet. À un second niveau, l’investissement de ces premiers objets étaie la construction d’un fantasme plus conforme à la structure classique sujet/verbe/ complément, dans une complexification gérée par différents retournements. Nous passons, dans la séance, d’une parole sollicitant des sensations de douceur et de dureté à l’expression, à la fois dans le jeu et le langage, d’un fantasme plus organisé : « Je joue avec un petit démon », ouvrant la voie à une réélaboration de l’ambivalence, dans le choix d’un nom qui intrique le doux de la crêpe et le dur de la peur.
CONCLUSION
14Au-delà d’une conception qui verrait le fantasme comme le produit du refoulement de la satisfaction hallucinatoire, ou plutôt comme une déformation de cette hallucination, objet du refoulement, il apparaît plus heuristique de prendre en compte la confrontation de l’enfant aux alternances de sollicitations, de frustrations, d’agressions et de gratifications de l’environnement, régulateur économique et dynamique du principe de plaisir/déplaisir.
15Le mode d’organisation fantasmatique de l’enfant et son expression portent la trace de l’intrication des investissements propres à l’enfant et de ceux de ses parents, que cette intrication se réfère à une expérience inscrite dans la mémoire sans souvenir, comme nous le dit L. Danon-Boileau, ou qu’elle s’inscrive comme un événement pris en charge par les traces mnésiques. Ne faut-il pas faire leur place – dans la théorie du fantasme – « à des organisations temporelles d’avant la constitution du temps, je cite là A. Green, à base de rythme, de scansion, d’harmonisation entre temps de l’enfant et temps de l’objet primaire, entrecoupés de rupture, de discontinuité, prélude à la genèse de moments d’accord qui marquent intensément le cours des événements, ou, au contraire, de discordes internes ou entre les partenaires, aux conséquences indélébiles » ?
REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES
- Botella C. et S., La figurabilité psychique, Paris, Delachaux & Niestlé, 2001.
- Diatkine R., Simon J., La psychanalyse précoce, Paris, PUF, 1972.
- Freud S., L’inconscient, Œuvres complètes, XIII, Paris, 1988.
- Freud S., L’interprétation du rêve, Œuvres complètes, IV, Paris, PUF, 2004.
- Green A., Le temps éclaté, Paris, Minuit, 2000.
- Laplanche J., Pontalis J.-B., Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, 1967.
Mots-clés éditeurs : Langage, Causalité, Fantasme, Enfant
Date de mise en ligne : 30/01/2008
https://doi.org/10.3917/rfp.715.1655