Notes
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Jean-Claude Rolland (2005), Avant d’être celui qui parle, Paris, Gallimard.
1Avec Avant d’être celui qui parle, Jean-Claude Rolland nous donne un livre court, dense et profond dont le constant bonheur d’écriture rend la lecture jubilatoire, même quand elle s’avère exigeante.
2L’ouvrage est divisé en deux parties successives : « Paroles » et « Images » dont l’articulation constitue l’enjeu essentiel de son exploration de la situation analytique. Son titre, Avant d’être celui qui parle, reprend la formulation qui ouvre la deuxième partie ; elle fait valoir, après les quatre premiers chapitres centrés sur le statut de la parole en analyse, l’importance que l’auteur entend conférer à ce qui vient « avant » elle. Que cet « avant » vienne ici « par après » en souligne donc l’ambiguïté : « Avant d’être celui qui parle, l’homme est un voyant. Une relation de continuité articule ces deux activités de l’esprit, la vision et la parole, ainsi qu’une relation de causalité : parce qu’un don de voyance menace l’homme d’entraver son accès au monde, il lui faut impérativement recourir à la parole. » La référence à une continuité suppose une dimension intégrative, génétique. Mais le « avant » a, d’abord, une portée synchronique : le visionnaire surgit chaque nuit chez le rêveur ; plus largement, J..C. Rolland désigne là une « pensée en images » à laquelle il confère une place essentielle dans le fonctionnement de l’appareil psychique. Il recoupe ainsi toute une ligne de recherche actuelle. En posant l’antagonisme entre la pensée imageante – avec sa pente hallucinatoire – et la pensée verbale liée à la réalité de l’échange interhumain, il se situe dans le droit fil de la pensée freudienne (cf. L’interprétation du rêve). Quand il écrit : « Il faut à l’homme qu’il parle », J.-C. Rolland témoigne de l’inspiration qu’il a trouvée dans la pensée de Lacan relative à la valeur structurale et structurante du lien du sujet à la parole, au langage, à la langue. Cependant, le avant paraît récuser le « au commencement était le verbe » qui semble régir la doxa lacanienne. C’est que la recherche de J..C. Rolland concernant les pouvoirs de la parole « analytique » entend prendre en compte ce qui lui permet à la fois de soutenir la dimension hallucinatoire de l’actualisation transférentielle – y compris l’agieren –, et d’assurer son deuil par l’interprétation : « Parler, renoncer » est le titre d’un chapitre. La concomitance entre ces deux versants fait d’ailleurs la difficulté ultime de la description du processus analytique. Il va donc de soi, pour J.-C. Rolland, que l’ICS n’est pas structuré « comme un langage », qu’il ne se réduit pas à la représentation refoulée. J.-C. Rolland fait jouer un rôle crucial au signifiant ; mais l’essentiel est le devenir, le « devenir signifiant » à travers lequel un mot en vient à coïncider avec la représentation-chose en se chargeant plastiquement de son investissement sexuel hallucinatoire. Le signifiant ainsi « satellisé » sera réintégré dans le « discours intérieur », accomplissant ainsi sa fonction messagère. J.-C. Rolland fera valoir à quel point ces mouvements de transfert dépendent totalement de l’intimité de la séance, et de la proximité transféro-contre-transférentielle que réalise le cours processuel. Et quand il place d’emblée l’énonciation du patient sous le signe de l’ « Espoir » qui l’anime, il me semble qu’il privilégie la valence affective pulsionnelle du langage ; avec A. Green, il pourrait dire que le discours vivant « désendeuille » le langage avant de soutenir le deuil de l’objet transférentiel.
3En un sens, le livre tout entier peut se lire comme une exploration de la problématique, cruciale depuis l’origine, de la liaison entre représentation de chose et représentation de mot, avec l’enjeu du devenir conscient. Une ligne de force du livre est de se saisir de cette problématique à partir d’une métapsychologie qui met en jeu l’opposition de deux substances constitutives de l’appareil psychique : celle des forces pulsionnelles et des traces mnésiques archaïques héritées ou acquises – le Ça ? –, et celle de la langue que J.-C. Rolland désigne comme un morceau de nature dans la mesure où elle résulte de l’intériorisation de ce fragment de réel que constitue la langue maternelle de par la matérialité du signifiant. La langue se trouve ainsi érigée en instance psychique distincte du Moi.
4Il m’a paru que c’est la concrétude même de ces deux substances s’étayant l’une l’autre en clef d’ogive qui permet à l’auteur de rendre compte avec précision des transformations si complexes qui, bien en deçà du devenir conscient, se produisent dans et sont requises par le processus analytique.
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5Mon intention a d’abord été de retracer le parcours du livre et d’en dégager les repères les plus significatifs, les plus originaux aussi. Je me suis aperçu que ce projet, outre la longueur qu’exigeaient restitution et commentaire, se heurtait à un obstacle plus spécifique : ma propre écriture se trouvait « envahie » par des citations du livre. J’ai mieux réalisé alors qu’il était presque impossible d’extraire dans son texte des contenus de pensée parce qu’ils sont indissociables du style de son écriture. On ne peut guère dire autrement que l’auteur ce qu’il dit. Et il y a une adéquation singulière entre ce style et son objet psychanalytique.
6J’ai parlé d’un bonheur d’écriture et il est vrai que la langue de J.-C. Rolland est si juste qu’elle paraît épouser le mouvement même de la pensée, qu’elle est animée par une tension lyrique dont on apprécie en particulier l’éloquence lorsqu’elle se confronte aux créations artistiques pour les « interpréter », qu’il s’agisse de la création littéraire – un poème de Baudelaire – ou plastique – un tableau du Douanier Rousseau. Mais je voulais surtout mettre l’accent sur ce qui la rapproche d’une impossible « écriture psychanalytique ».
7Une première illustration en est donnée par la présentation des vignettes cliniques qui émaillent le parcours du livre – et dont l’éventail, il faut le relever, inclut l’évocation du transfert psychotique. Il s’agit de fragments brefs qui restituent un moment significatif dans une séance avec une précision d’orfèvre. Leur extrême valeur illustrative, « figurative » vient du contraste entre leur limpidité et la complexité pourtant entrevue ; leur simplicité apparente concilie l’intelligibilité et le mystère de l’inconnaissable. Il me semble que, pour le lecteur analyste – mais aussi pour le non-analyste –, leur effet narratif est comme l’écho du pouvoir de la parole en séance. La manière dont ces vignettes sont insérées dans l’écriture théorisante restitue, parce qu’elle la respecte, la respiration de l’écart théorico-pratique – aboli ou figé dans tant de textes psychanalytiques. Le lecteur croit saisir le lien circulaire entre la séance telle qu’elle se raconte et se théorise et la séance telle qu’elle est rendue possible par le jeu de la parole. L’utilisation que J.-C. Rolland fait de l’écriture pour rendre compte du cheminement de sa pensée théorisante n’est pas sans évoquer la manière dont le discours associatif transforme par son énonciation l’événementialité psychique qui le meut. De telle sorte que sa lecture produit assez souvent un effet de vérité comparable à celui d’une interprétation in vivo.
8Cette adéquation singulière de l’écriture à son objet – ou plutôt à son sujet – n’est pas étrangère à la manière dont J.-C. Rolland parle du rapport de l’analyste avec la langue de Freud. Pour lui, le texte freudien est avant tout le vecteur d’une langue, la langue inventée par Freud pour explorer la réalité psychique inconsciente. À s’attacher de manière prévalente aux contenus de pensée, le risque est grand de les figer, voire de les fétichiser. La langue de Freud, à l’instar d’une langue originaire, maternelle, vaut par sa saisie globale première : sa générativité ne peut être circonscrite par une étude freudologique ; elle est faite pour que chaque analyste se l’approprie, se la rende signifiante, pour et à travers sa propre exploration de la réalité psychique inconsciente. Cette saisie fonctionnelle de la langue freudienne s’oppose à la tentation de la traiter comme une « langue morte » ; elle permet, de ce fait, de reconnaître que bien des termes freudiens ne sont que le repérage et la nomination d’une problématique : ainsi, écrit J..C. Rolland, la notion d’identification (identification et « reste d’une passion amoureuse ») ouvre en abyme sur la structure du Moi. Un intérêt particulier de cette perspective est, me semble-t-il – et dès lors qu’elle n’est pas radicalisée –, de faire de la lecture subjectivée du texte freudien le support vivant de l’échange inter-analytique. Elle rencontre cependant l’objection des apports postfreudiens, des nouveaux « signifiants » et concepts qu’ils ont introduits et qui posent des problèmes de compatibilité. Faut-il considérer que l’analyste peut enrichir, grâce à eux, sa langue maternelle ou paternelle, ou qu’il doit devenir polyglotte ? On sait ce qu’est le babélisme actuel du mouvement psychanalytique.
9J.-C. Rolland n’est pas polyglotte : sa pensée et ses concepts témoignent clairement de sa filiation théorique, de ce qu’il doit au meilleur de la tradition de l’Association Psychanalytique de France et à l’inspiration lacanienne qui l’a marquée. Mais le lecteur sera sensible à l’étendue de sa culture psychanalytique, et plus encore à une totale liberté de pensée. C’est que J.-C. Rolland trouve ses interlocuteurs premiers dans la rencontre avec ses patients, et nourrit sa recherche d’abord des bonheurs et malheurs d’une pratique dont on voit bien qu’elle ne recule pas devant le risque éventuel.
10Je suggérais que l’adéquation de l’écriture à son objet avait partie liée avec cette perspective « fonctionnaliste » de l’usage de la langue freudienne ; il me semble qu’en dernier ressort elle renvoie à la conception que J.-C. Rolland a du pouvoir de la parole en séance et de la fonction de la langue dans l’appareil psychique. J’ai déjà indiqué qu’il faisait de la langue une instance distincte du Moi – dont les liens classiques avec le préconscient se trouvent réévalués.
11Reprenant la métaphore freudienne de la vésicule protoplasmique, J..C. Rolland situe cette instance dans la couche corticale protectrice ; elle organise les rapports du sujet au monde et donc les rapports avec ce monde extérieur interne qu’est le Ça : les mots sont les organes percepteurs de la réalité psychique : il ne sera pas étonnant, dès lors, de le voir invoquer, en dernier ressort, la « poïèse ». Cette perspective transformatrice s’étaie explicitement sur l’introduction par Lacan du signifiant saussurien dans le champ de la psychanalyse, mais s’éloigne de l’abstraction structuraliste. Elle s’efforce de rendre compte de la dynamique processuelle en mettant en lumière les rapports intimes de la parole et de la vie pulsionnelle.
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12Ce n’est donc pas par hasard que le premier chapitre s’intitule « La parole et ses destins », titre qui fait écho à l’article de Freud « Pulsions et destins des pulsions ». Si le destin de la pulsion est la pulsion même, la question spécifique de la parole analytique est celle de son devenir, des transformations dont elle est à la fois la cause et l’effet.
13Je ne m’attarderai que sur la question de l’analogie qui est l’enjeu crucial du destin de la parole placée sous l’égide de la règle fondamentale. Lorsque l’analyse marche, le transfert se substitue aux symptômes en les « déréalisant » ; le patient en vient peu à peu à concentrer son attention sur sa propre énonciation, sur le « s’écouter », et s’habitue à considérer l’infinie diversité de ses récits comme des « prétextes » aux répétitions – qui se manifesteront par la productions d’analogies. La réorganisation profonde du rapport énonciation-énoncé sous-tend la transformation métaphorisante du discours. Mais ce devenir processuel de la parole est aléatoire et J.-C. Rolland insiste sur la part active, décisive, que l’analyste y prend. L’endossement du transfert relève d’un véritable engagement subjectif (mais J.-C. Rolland estime que le contre-transfert n’est guère théorisable, et je suis tenté de le suivre quand je constate ce qui est souvent présenté comme une théorisation sur ce thème) ; le classique refusement se trouve lié à la part active du mode de l’écoute : celle-ci « refuse d’entendre dans la langue autre chose que sa fonction de signifier l’émergence des motions inconscientes ». La contrainte qu’exerce l’écoute, on le voit, ne participe pas seulement au transfert sur et par la parole, mais à ce qui se joue au sein de la parole elle-même, pour structurer ce que j’appelle un analytique de situation ; l’analysant peut découvrir que « la parole associative détient ce pouvoir surprenant de permettre au sujet de discerner les motifs obscurs qui le poussent à parler » ; cette formulation ne résume-t-elle pas l’enjeu si crucial de la subjectivation de et par l’après-coup ? Le refusement est donc saisi comme la manifestation d’un désir d’analyse chez l’analyste, et non comme un ingrédient purement « négativant » d’un principe d’abstinence dont on sait la précarité conceptuelle.
14Dans ce cours processuel, le phénomène de l’analogie surgit comme le corrélat prévu et imprévisible du principe de l’association libre. Comment se présente-t-il ? L’analogie peut concerner des mots, des images, des affects, des situations ; elle apparaît plus ou moins banale, étrange, « tirée par les cheveux ». Pourtant, lorsque l’analyste rapproche les termes de la répétition qu’elle signale, il y a très souvent production d’associations : retour de souvenirs perdus, pensées incidentes, etc. Il arrive que l’analogie suggère aussitôt une signification ; plus souvent, c’est une série d’après-coups « en cascade » qui fait peu à peu sourdre le sens. J.-C. Rolland s’attache cependant surtout à ce qu’elle a d’absurde, de gratuit, à son noyau de non-sens. C’est ce noyau qui confère à l’analogie sa fonction ombilicale quant à l’accès aux processus inconscients « autrement presque inaccessibles » (Freud).
15Une remarque épistémologique décisive surgit en ce point. L’analogie ne peut être saisie que du fait de l’extrême proximité qui se crée et s’établit entre l’énonciation du patient et l’écoute de l’analyste. Elle est si étroitement liée à la situation de la séance, à l’imbrication transféro-contre-transférentielle, qu’elle est souvent presque inénarrable, ou que son évocation narrative a peu de chance de convaincre un tiers – on pense ici à S. Viderman. J.-C. Rolland la décrit donc comme une séquence à quatre temps : production par le patient, écoute chez l’analyste, tous deux à la faveur de la régression transférentielle ; énoncé de l’analyste assumant l’arbitraire, le superficiel du rapprochement ; émergence d’une pensée incidente (Einfall) qui traduit l’inscription de la pensée inconsciente dans le préconscient. Il s’agit donc d’un phénomène interdiscursif dont l’économie dynamique est celle d’un Witz, qui déjoue la censure et ouvre sur l’interprétation. J.-C. Rolland écrit : « Tout se passe comme si une langue déshabitée reprenait vie. » Il en viendra ainsi à invoquer, entre l’Éros de la pulsion et l’Éros de la langue, un Éros énergumène, qui sous-tend la compulsion de représentation. L’auteur désigne par là une tendance qui, à l’encontre de celle qui exige la déformation classiquement seule retenue, pousse à la figuration du « vrai ». À bien y réfléchir, cette notion, dégagée à partir de la lecture du curieux article de Freud – « Ma rencontre avec Popper Lynkus » (1932) –, lui paraît seule en mesure de rendre compte de l’énigme de la production des analogies.
16J.-C. Rolland utilise pour relever l’analogie une formulation minimaliste dont je me souviens, encore que, il y a bien des années maintenant, lors d’un colloque franco-britannique, elle m’avait aussitôt séduit tandis que nos collègues d’outre-Manche en restaient, sur le coup, éberlués. Il ne se contente pas de signaler l’analogie – par exemple en répétant en écho les mots du patient ; il s’exprime ainsi : « Ceci... c’est en pensant à cela ? » L’utilisation du neutre, tout en postulant une activité de pensée, suspend toute attribution de signification, tout enjeu d’intentionnalité subjective ; elle évite l’implication d’un sujet de l’ICS qui serait « représenté par un signifiant pour un autre signifiant » (Lacan). Je l’entends pour ma part comme une sorte de reprise de l’énoncé de la règle fondamentale, une paraphrase du principe même de l’association libre qui confirme son actualisation. Je me sens pleinement en accord avec J.-C. Rolland lorsqu’il fait valoir que l’expérience du mini-processus analogique accroît la confiance du patient ; le caractère impersonnel de la formulation est propice au jeu analytique, et contribue donc à renforcer l’analytique de situation.
17Cette manière particulière de signaler l’analogie trouve son prolongement dans la conception de la fonction interprétative. Bien qu’il parle d’une « interprétation analogique », J.-C. Rolland désigne plutôt ici une sorte de prélude à la mise en sens, un prélude qui n’est pas sans évoquer certaines modalités d’interventions visant la symbolisation primaire (R. Roussillon). L’entre-deux constitutif de l’analogie conduit à décrire l’entrelacs transféro-contre-transférentiel comme le branchement de deux appareils psychiques – plutôt qu’en référence à une relation intersubjective dont on sait l’ambiguïté conceptuelle. Cette perspective privilégie le fonctionnement en double – recoupant les positions d’un certain nombre d’auteurs – et lui permet de rendre compte de l’action de l’interprétation silencieuse : il en lie l’effectivité aux moments où l’analyste se dégage intérieurement d’une projection imagoïque. La fonction interprétative ne se confond nullement avec ses formulations explicites, elle m’apparaît sur un mode que je qualifierai de « diffracté ». Je me suis senti d’autant plus en accord avec J.-C. Rolland que ses descriptions éclairent en profondeur ma propre tentative pour définir une « situation analysante ». J..C. Rolland, pour autant, n’en reconnaît pas moins l’importance de l’interprétation : « Ses effets dans la profondeur psychique exercent une action fondamentalement indirecte, dont l’interprétation analogique est l’épure : elle appelle chez le patient une énonciation nouvelle qui inscrit les signifiants perdus de la langue subjective dans le holisme du discours et libère ainsi l’appareil perceptivo-moteur de la pression qu’exercent sur lui les représentations inconscientes liées aux signifiants satellites. Elle restaure d’autant la fonction de contrôle, de doublure que le système préconscient accomplit normalement. » Cette formulation générale lie l’une à l’autre l’interprétation analogique, sexualisante, et l’interprétation de mise en sens, désexualisante : la difficulté demeure, je le rappelais, de saisir comment le processus articule les deux versants de la fonction. Mais le temps n’est plus où l’on pouvait opposer, de manière à peine caricaturale, une perspective prônant l’interprétation « systématique » du transfert, et une perspective conduisant à une véritable restriction interprétative ; la préoccupation première est devenue celle d’éviter le risque de l’interprétation prématurée, qui tiendrait pour acquise une dimension symbolisante qu’il s’agit plutôt de faire émerger : d’où la valeur cruciale du « temps analogique ». À cet égard, et bien qu’elle ne fasse pas partie de ses références explicites, la transitionnalité winnicottienne est bien présente dans l’inspiration du livre. On le constate encore lorsque, dans des pages inspirées, J.-C. Rolland s’attache à définir le statut de l’œuvre d’art qu’il oppose à celui du discours analytique.
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18J’espère avoir fait entrevoir la profondeur des tentatives de réponses que l’auteur apporte aux deux questions essentielles qu’il s’est posées : D’où la parole tire-t-elle son pouvoir transformateur ? Qu’est-ce qui caractérise le discours analytique ? Une citation pour l’illustrer :
« L’écoute analytique reconnaît, à certains mots, une valeur signifiante au fait qu’ils conservent, dans le discours manifeste, les traces de leur participation à l’expérience inconsciente : un excès de brillance ou de pâleur, une certaine réserve du locuteur à leur énonciation, une charge d’étrangeté, une tendance à se redoubler au travers de diverses analogies, modifient subtilement leurs significations, leurs couleurs et leurs timbres. Ces altérations du discours témoignent d’un “devenir signifiant” de ces mots et donc de la transformation que le Moi a dû concéder à sa participation à l’expérience hallucinatoire, partie essentielle du processus du rêve, comme du processus analytique. De la même manière que le symbole de la négation est “un substitut intellectuel du refoulement, son signe de marquage”, le devenir signifiant d’un mot commun est la preuve qu’il est désormais chargé d’une représentation infantile comme “un certificat d’origine comparable au ‘Made in Germany’”.
« Nous pouvons nous représenter le devenir signifiant du langage de la façon suivante : après que la régression psychique suscitée par le sommeil a débouté certains mots de leur contexte ordinaire et les a isolés, ils seront, à la faveur de l’hallucination, investis à la fois par tel fragment de la réalité mémorielle, parce que celui-ci trouve à s’y refléter, et par telle pulsion partielle, parce qu’elle peut s’en saisir comme... son objet même. Le devenir signifiant reste fondamentalement arbitraire : il dépend tout entier de la rencontre que le processus aménage, au plus profond de l’appareil de l’âme, entre la matérialité de l’histoire et de la pulsion et celle, combien plus insaisissable, de la langue dans laquelle l’être circonscrit sa subjectivité. Ces signifiants, comme des “passeurs” opportunistes et éphémères entre Âme et Psyché, ouvrent à la langue un pouvoir de signifiance infinie et font la surprise et l’enchantement de la parole. »
19Dans sa préface au livre, J.-B. Pontalis souligne en conclusion que, pour rester irremplaçable, la psychanalyse a besoin d’analystes qui soient à la fois, comme J.-C. Rolland, parlants et voyants ; je dirai, pour ma part : visionnaires et écrivants.
Notes
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Jean-Claude Rolland (2005), Avant d’être celui qui parle, Paris, Gallimard.