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Article de revue

Entre la vie et la mort, le règne de l'omnipotence

Pages 1077 à 1082

1Un jour pourrait advenir où tout serait programmé pour la recherche ultime de la maîtrise du temps, de la vie et du bonheur supposé de l’homme par la satisfaction immédiate. La médecine pourrait prévoir les maladies, leur durée, les temps de vie, la mort. Elle deviendrait omnipotente sur le destin des hommes mais ceux-ci en seraient dépendants pour anticiper et organiser leur vie.

2Mythe, science-fiction ou futur dont on entrevoit déjà les racines dans les pays occidentaux ?

3L’annonce d’une voie médicalement toute tracée ne prendrait-elle pas valeur d’effraction du pare-excitation et ne serait-elle pas alors une menace constante pour l’identité du sujet ? La pulsion ne serait-elle pas alors en péril et en menace de désorganisation ? Omnipotence de la science, limites de l’humain, mise à mort de la vie ?

4L’annonce précipitée d’une mort rapidement démentie par la continuité de la vie illustrera la possible circulation de l’omnipotence entre le médecin et son patient et ses effets potentiellement dévastateurs. Un retour aux expériences antérieures traumatiques par la mise à mal de la vie pulsionnelle permettra un retissage progressif des fils du temps pour que la vie l’emporte sur la survie.

5« “Dans quatre mois vous serez mort” ! Voilà ce que mon médecin m’a dit. Je viens vous voir pour que vous m’aidiez à vivre pour mieux mourir. » C’est ainsi que se présente M. B... lors de notre première rencontre.

6La violence des premiers mots, la décharge émotionnelle dont je suis le réceptacle sollicitent mon contre-transfert dans l’urgence et la sidération. Je me sens traversée par la froideur d’une absence affective défensive et la chaleur d’un accueil déjà présent. C’est comme si l’ombre de l’objet était tombée sur moi. Confrontée à l’effet économique du traumatisme actuel, mon éprouvé condense un vécu d’impuissance en miroir du patient et ce que peut signer l’acceptation de nos rencontres – à savoir, une omnipotence sur le modèle de celle du médecin, derrière laquelle pourrait se cacher l’omnipotence de la mère des origines capable de donner la vie et la mort.

7La médecine a-t-elle le pouvoir de nous faire connaître et nous imposer la rive opposée de la vie ?

8Il est à bout de souffle... J’ai le souffle coupé. « Nous nous savons mortels, mais nous n’en voulons rien savoir », écrit André Green (Le temps éclaté, p. 169) [4].

9Condamnation ou châtiment ? Le temps s’est arrêté. Mais de quel temps s’agit-il ?

10Tout se précipite, il me parle d’une maladie grave qui engage le pronostic vital, diagnostiquée depuis peu, de cette brèche provoquée par l’annonce de son médecin, du présent écartelé et en même temps condensation du passé et de l’avenir. L’horizon s’est effacé, le danger le talonne. Il ne sait plus si le temps s’accélère ou s’il peut tenter de le ralentir. A-t-il encore du pouvoir sur sa vie ? Tout devient intemporel et pourtant la borne de la mort est nommée et déjà inscrite sur le calendrier de sa vie. « J’ai fait mon temps », me dit-il.

11Ce temps n’est pas unique, trois temps s’entremêlent comme des rubans : celui du médecin, celui du patient et celui de notre rencontre ; le temps de la séance, des séances qui se succéderont selon deux temps, le temps suspendu des quatre mois et le temps de l’après-coup. Les séances seront aussi le temps d’un espace tiercéisé où le rapport médecin-patient pourra se décaler et se dégager d’une omnipotence et d’une violence partagées. « Qui aura le dessus ? », me demande M. B... La haine est présente mais rien n’en est dit. Il est paralysé dans sa vie, ne peut rien faire, attend l’échéance fatale.

12Je ressens une excitation pénible que je contiens et tente de figurer pour moi-même. J’ai le sentiment d’être avec un petit garçon tantôt excité, tantôt abattu, qui attend tout de moi et qui en même temps n’attend plus rien. C’est comme s’il m’immobilisait, me figeait dans une position où tout mouvement de ma part serait vécu soit comme le déni de la mort prévue, soit comme le déni de la vie qui reste à vivre. Je suis envahie par ce qu’il vient déposer en moi, que je qualifierais d’excitation non liée, et me sens impuissante [6]. Il me fait vivre l’emprise médicale dont il est l’objet, le pronostic est mauvais. Je suis moi aussi entre les mains des médecins. Se développe alors un transfert, ou peut-être plutôt un investissement maternel idéalisant. Je suis devenue une mère porteuse d’un enfant en souffrance. Je le vis comme en moi dans un mouvement de régression et de retour au ventre maternel, le protégeant sans aucun doute de l’excitation traumatique liée à cette annonce et du risque de mort psychique par débordement de celle-ci. Mais nous pourrions aussi penser à un « retour à l’état antérieur, défense contre le retour de l’état antérieur, subi passivement..., de ce qui a conservé un statut traumatique dans la psyché » (R. Roussillon, Agonie, clivage et symbolisation, p. 47) [5].

13Quelques semaines plus tard, M. B... me dit : « C’est comme si j’étais dans un train et m’étais trompé de sens : est-ce que je peux descendre sur le quai ou changer de sens ? »

14Le sens de la vie, le sens du temps, le sens de l’histoire nous transportent dans le train que son père avait dû prendre lors d’un génocide collectif. En héros, il avait pu échapper à la mort en se soustrayant à la surveillance de ses bourreaux. Il avait ainsi pu retrouver sa famille qui s’était cachée. Il se souvient que les femmes de la famille – sa mère, sa grand-mère, ses tantes – l’avaient accueilli comme un survivant, un rescapé des affres de la mort.

15Retour d’un familier refoulé ? Une inquiétante étrangeté vient ébranler ses frontières identitaires [3]. Sa propre condamnation à mort par son « médecin-bourreau » prend le sens d’une répétition de l’histoire de son père. « Dans la mélancolie, c’est comme si la vie cherchait à inverser le sens de la marche pour revenir à une mythique origine » (André Green, Le temps éclaté, p. 170) [4].

16Les semaines défilent... Les examens médicaux se multiplient. Puis banalement, au décours d’une consultation, son médecin lui annonce que sa maladie a sérieusement régressé et finit par lui dire : « Tout va bien... Revenez me voir dans six mois, puis dans un an... Ensuite, ça suffira. » Il est sidéré, se sent même abandonné et n’ose pas lui parler du verdict prononcé à son encontre quelques mois auparavant.

17Le train aurait-il changé de sens ?

18Il m’a souvent parlé de sa croyance au pouvoir de la parole dans le cadre analytique. Je dois élaborer les effets de séduction narcissique dans le contre-transfert que sa rémission comme ses propos induisent en moi.

19Des limites du temps qu’avait imposées le pronostic, nous voilà dans une absence de temps, du purgatoire, nous sommes projetés dans l’intemporel, voire l’immortalité ! La temporalité est en crise. Au gré de l’omnipotence médicale, l’éternité vient figurer le sentiment de triomphe du médecin qui réussit à guérir et faire vivre son patient et un sentiment de triomphe comparable chez M. B... qui, en se dégageant de la voie qui était toute tracée, retrouve son désir inconscient de toute-puissance infantile. Tous deux deviennent des héros. Cependant le fonctionnement psychique de M. B..., au service alors de sa propre omnipotence, travaillera dans l’ombre au profit du déni et du clivage : qu’est devenu le temps de la mort, enclavé dans le temps de la vie ? M. B... redevient « His majesty the baby » [2].

20L’échec de l’omnipotence du médecin quant à son assurance du moment de la mort est venu alimenter la propre omnipotence de M. B... : le triomphe de l’enfant sur l’objet primaire. Nous pensons à la « violence de l’anticipation », selon Piera Aulagnier. « Le discours maternel commence par s’adresser à une ombre parlante projetée sur le corps de l’infans... » « Le corps deviendrait l’instrument privilégié de la violence primaire » (La violence de l’interprétation, pp. 135-139) [1].

21Le corps médical apparaît face à la détresse somatique comme un substitut maternel. Quelle serait la participation d’un souhait de mort inconscient mêlé au sentiment de culpabilité éprouvé par le médecin face à son impuissance foncière dans les cas de maladies graves souvent mortelles ? Quels affects chez le médecin viendraient alors témoigner d’un retour à ses premiers objets ? Des défenses ne seraient-elles pas à l’œuvre chez lui contre un retour du refoulé ?

22Mais la rupture entre l’ « ombre projetée » par le médecin et la réalité du corps de son patient vient témoigner de la possibilité dans la vie de se dégager de l’emprise.

23On peut aussi, bien sûr, s’interroger sur le masochisme de M. B... qui, dans un mouvement homosexuel, aurait mobilisé chez le médecin une réponse sadique sous forme de pronostic mortel.

24Un saut au-dessus du vide de la mort vient se substituer à la chute dans un gouffre. J’ai le sentiment qu’un nouveau temps s’instaure, celui d’une transitionnalité, d’une accalmie, d’une nouvelle naissance nécessitant une ressaisie, une capacité de retrouvailles et le désir d’un véritable lien avec moi. Une nouvelle disposition à la temporalité des séances se fait sentir, on n’est plus dans l’urgence et il prend du plaisir à venir me voir.

25Du balancement des passerelles suspendues menant de la vie à la mort à la solidité des ponts, le travail reste, bien sûr, à construire, mais l’énergie pulsionnelle circule, un passage existe maintenant qui nous conduit à la vie : l’essentiel est là.

26La contenance psychique, de mon côté, et la régression désorganisante du sien s’estompent progressivement : « Après ma plongée, je remonte par paliers à l’air libre », dit-il.

27Les différentes couches traumatiques vont pouvoir se déplier au profit d’une conflictualisation et de mises en scène où les affects de honte et de culpabilté vont apparaître. Il n’ose plus se montrer aux autres, lui qui avait déjà organisé son enterrement et qui avait reçu de nombreux courriers comme s’il était déjà mort, dans une identification hystérique à sa fille recevant des lettres de condoléances. Il évoque le souvenir des lettres reçues lors du décès de sa femme, il y a maintenant plusieurs années. Il se sent coupable d’être devenu un « héros » grâce à sa maladie et d’avoir ainsi exhibé son corps pour être aimé et déjà regretté par ses amis. Cela nous donne toute la dimension sexuelle de cet épisode qui a, bien sûr, pris sa source dans la sexualité infantile.

28M. B... se souvient que, au cours d’un épisode sérieux de maladie de la colonne vertébrale, un médecin avait prématurément anticipé un risque possible de paralysie et lui avait parlé de fauteuil roulant pour le préparer au pire. L’angoisse de castration était alors au premier plan, et le patient, à cette époque, avait déjà pu triompher de cette condamnation et rester sur ses jambes.

29Un travail de liaison entre ces deux traumatismes, les jambes paralysées et la mort imminente, est l’occasion d’une réactivation du jeu pulsionnel remettant en travail les représentations et les affects. La sexualité infantile s’est emparée des traumatismes pour les élaborer et les transformer. « Je suis sur la scène de la représentation maintenant », me dit-il.

30Le dernier examen médical est tout à fait satisfaisant. La chaleur du transfert dont témoigne sa meilleure capacité associative vient s’opposer à la froideur de ma sidération du début de notre rencontre.

31L’histoire du patient se déploie au fil des séances et nous revisitons ensemble l’histoire familiale avec un temps d’arrêt sur l’histoire du génocide. Il peut parler de sa vie professionnelle où il est très apprécié et la violence que provoque en lui une retraite qu’il doit maintenant envisager du fait de son âge. Il aimerait continuer son travail jusqu’à la fin de ses jours : il était en « représentation ». Il a peur de s’arrêter. Je lui dis : « Vous pensez que vous en auriez les jambes coupées ? » Il peut lier la violence que lui fait éprouver la fin de son activité à celle qu’il ressent vis-à-vis du corps médical et s’autorise à parler de « haine naissante ». Haine vis-à-vis des médecins mais aussi vis-à-vis de moi et de mon interprétation de son angoisse de castration.

32« Je vivais ma future retraite comme une petite mort »... « Finalement ce n’est qu’un palier, je peux reprendre de l’oxygène ».

33Cette haine m’évoque un autre patient, M. A..., qui vécut aussi une expérience traumatique avec un médecin. Angoissé par l’attente de résultats d’un examen d’IRM pouvant révéler un diagnostic inquiétant, il s’était entendu dire, par le radiologue : « J’ai le regret de vous dire... (silence)... que vous n’avez rien ! »

34Cette expression sadique d’un verdict en creux, juxtaposant deux propositions paradoxales, avait provoqué un effet de sidération puis de désorganisation par l’omnipotence qu’avait pu dégager le pouvoir de ces mots sur la vie émotionnelle de cet homme. Son seul recours pour s’en dégager fut la haine qu’il put dans un second temps éprouver vis-à-vis de ce médecin.

35La violence de l’effet d’anticipation sur la vie de M. B... comme de M. A... par une autorité médicale reconnue avait eu valeur d’aliénation, de domination et de déchirement.

36L’énergie du désespoir partagée en séance avec les limites de l’analyste, mais non son indifférence, avait sans doute pu favoriser l’émergence d’affects mobilisateurs de vie. Ce sont les affects de violence et de haine qui sont venus en premier stimuler de nouveaux investissements et permettre un dégagement de l’emprise médicale.

37Ici les limites de l’omnipotence ont bien été les forces de vie et non la mort. Je vous avais prédit la mort mais je vous ai fait vivre ! Omnipotence partagée ? Le médecin a été plus fort que la mort mais M. B... aussi. Celui-ci a été plus fort que la mort et que son médecin. Alors, seraient-ils tous deux des héros victorieux ?

38L’omnipotence est non seulement meurtrière de la temporalité mais, en excluant tout tiers, elle est aussi meurtrière de toute conflictualité et donc de toute vie psychique. Dans le cas de M. B..., les séances ont pu avoir une fonction tierce. Bien évidemment, je conserve en moi le savoir de l’inconnu de l’avenir. M. B... est en rémission. J’éprouve une intense satisfaction mais le risque serait que, dans ces conjonctures, le psychanalyste croie en l’omnipotence de la psychanalyse.

39Au fond, le plus important est bien la présence du psychanalyste qui, dans son écoute spécifique, peut percevoir et accueillir en lui les mouvements psychiques du patient dont l’organisation topique est mise à mal par le traumatisme, pour pouvoir ainsi l’aider à mettre en œuvre des processus de transformation, travail d’élaboration sur le chemin de sa vie.

40La science, la médecine ne peuvent encore maîtriser le temps et la vie. L’inconnu nous échappe et c’est tant mieux. Entre déchirement, désinvestissement et réinvestissement, ainsi va l’existence.

41« L’histoire est animée par deux processus complémentaires : le déchirement et l’intégration », écrit Alain Touraine. Il ajoute : « La modernité ne consiste pas à écraser l’affectivité et les liens interpersonnels au nom de la raison » (Critique de la modernité, p. 96) [7].

42Ainsi le progrès scientifique devrait s’opposer à toute forme d’omnipotence pour que l’homme puisse conserver sa liberté d’être, le plaisir de la vie et de sa découverte.

Bibliographie

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

  • Castoriadis-Aulagnier Piera, La violence de l’interprétation, Paris, PUF, 1981.
  • Freud Sigmund, Pour introduire le narcissisme (1914), in La vie sexuelle, trad. D. Berger, J. Laplanche et al., Paris, PUF, 1982.
  • Freud Sigmund, L’inquiétante étrangeté (1919), in L’inquiétante étrangeté et autres essais, trad. de B. Féron, Paris, Gallimard, 1985.
  • Green André, Le temps éclaté, Paris, Éd. de Minuit, 2000.
  • Roussillon René, Agonie, clivage et symbolisation, Paris, PUF, 1999.
  • Seulin Christian, L’excitation transmise, RFP, t. LXIX, no 1, 2005.
  • Touraine Alain, Critique de la modernité, Paris, Fayard, 1994.
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