Notes
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[1]
Un autre facteur a été développé (2002) : celui de la quantité de structures régulatrices en jeu dans un processus psychique ; nous ne sommes donc pas surpris que les états régressifs donnent davantage lieu à de l’agressivité que les états bien structurés.
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[2]
De façon intéressante, la pulsion de mort, bien que rejetée par la majorité des analystes, a toujours gardé une aura qui a ensorcelé nos esprits pendant des dizaines d’années. Melanie Klein et ses disciples se sont emparés de la notion freudienne d’une pulsion de mort pour leur conception particulière d’une agressivité primaire qui produit l’angoisse de l’anéantissement ; néanmoins, l’activité pulsionnelle et donc l’idée d’une pulsion de mort se situent davantage à l’arrière-plan abstrait, un peu éloigné, de leur pensée théorique. Bion a largement exploré la sphère de la mort psychique et développé un langage complexe pour parler de ses processus qu’il ne rattache pas à une pulsion de mort, mais à une force négative ou destructrice. L’école française (Green, Rosenberg, Guillaumin et d’autres) a pensé de différentes façons et plus directement comment l’activité d’une pulsion de mort et le négatif (Green) pouvaient avoir un impact sur la vie mentale dans les pathologies sévères. Tous pensent, avec Freud, que la pulsion de mort se manifeste de façon agressive. Seul Bergeret (1995) pose l’existence d’une « violence fondamentale » comme un instinct naturel de survie qui correspond à la pulsion d’autoconservation de Freud, non pas à une pulsion de mort ou destructrice. Dans de nombreuses autres contributions, le concept d’une pulsion de mort est considéré comme ayant une valeur plutôt spéculative ou philosophique que clinique. Ikonen et Rechardt ont développé un point de vue différent ; alors qu’ils voient la pulsion de mort comme l’origine de l’agressivité (Rechardt, 1986), ils redéfinissent son but comme une tendance pacifiante, un effort pour la « paix, sous une forme ou une autre » (1993 a, 1993 b, p. 84).
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[3]
Green a suggéré une idée similaire eu égard aux pulsions en général (bien qu’il tienne à la fonction autodestructrice de la pulsion de mort et ne pense pas à une relation entre pulsion de mort et pulsion d’autoconservation). Il affirme : « ... même si on pose les pulsions comme des entités premières, fondamentales, c’est-à-dire originaires, il faut néanmoins admettre que l’objet est le révélateur des pulsions. Il ne les crée pas – et sans doute peut-on dire qu’il est créé par elle au moins en partie mais il est la condition de leur venue à l’existence » (1993, p. 117).
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[4]
J’ai appelé ces traces mnésiques, qui relient les microstructures des systèmes d’énergies pulsionnelles, perceptuel et moteur, unités E-P-M (2001). Kernberg appelle les « unités de self et les représentations d’objet (et les dispositions de l’affect qui les relient) les composantes fondamentales sur lesquelles reposent les développements ultérieurs des représentations internalisées de l’objet et du self, puis, plus tard, toute la structure tripartite (Moi, Surmoi, Ça) » (1980, 17).
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[5]
J’ai suggéré que les organes intérieurs étaient la source des pulsions de vie et de mort et je les ai appelés zones biogènes (2001), par analogie avec les zones érogènes. Cela nous permet, comme cet article le montrera, de résoudre un autre problème qui est de désigner les sources, la pression, le but et l’objet de la pulsion de mort.
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[6]
Dans la mythologie grecque, le Léthé est le fleuve de l’oubli. (N.d.T.).
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[7]
Green a proposé de concevoir le « narcissisme primaire » comme une structure constituée par les pulsions de vie et les pulsions de mort, montrant ainsi deux visages, comme Janus, l’un tourné vers la vie, l’autre vers la mort. Ce dernier, le narcissisme « négatif » ou « narcissisme primaire absolu, veut le repos mimétique de la mort » (1983, p. 278).
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[8]
Freud reconnaît la fonction réparatrice des rêves qui répète le trauma : « Ces rêves cherchent à procéder au rattrapage, sous développement d’angoisse, de la maîtrise du stimulus, elle dont le manque est devenu la cause de la névrose traumatique » (1920 [1996, p. 303]). Mais il n’attribue pas ce travail du rêve aux pulsions de conservation.
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[9]
L’investissement libidinal de l’effraction traumatique aurait pour résultat une sexualisation du trauma, ce qui, en fait, est peut-être une conséquence de cela mais certainement pas la seule.
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[10]
Nous pouvons penser ici aux observations bien connues de Spitz (1945) et Spitz et Wolf (1946) sur des nourrissons amenés dans des hospices pour enfants trouvés après que leurs mères se furent occupées d’eux les trois à six premiers mois de leur vie, période au cours de laquelle ils s’étaient développés normalement. La perte de leur mère et le manque de soins individuels dans ces hospices amenèrent chez ces nourrissons le développement des symptômes suivants : d’abord, ils réagissaient en pleurant davantage, puis se repliaient, regardant fixement dans le vide, les yeux grands ouverts et sans expression, le visage détourné, figé, immobile, un air absent, comme hébété ; ils développaient « une curieuse répugnance à toucher les objets », perdaient du poids, devenaient insomniaques et, finalement, présentaient un tableau de « catatonie de stupeur » (Spitz et Wolf, 1946). Chez ces nourrissons, le taux de mortalité passait de 31,7 % au cours de leur première année de vie à 75 % à la fin de leur seconde année (Spitz, 1942). Winnicott (1971 [1975]) souligne que, quand ces nourrissons souffrent de séparations insupportables et donc traumatiques, la mère n’est pas seulement « morte » mais la mort envahit toute la structure et tout le sens de la réalité : alors « ... la seule chose réelle est la lacune, c’est-à-dire la mort, l’absence ou l’amnésie (...). L’amnésie est réelle, alors que ce qui est oublié a perdu sa réalité » (p. 35).
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[11]
Bion décrit cette force comme un pouvoir « violent, avide, envieux, cruel, meurtrier et prédateur, sans respect aucun envers la vérité, les personnes ou les choses. Il est, dirions-nous, ce que Pirandello a appelé un “personnage en quête d’auteur”. Dans la mesure où il a trouvé son “auteur”, il se révèle être une conscience totalement immorale. Cette force est dominée par l’intention envieuse de posséder tout ce que possèdent les objets existants, y compris leur existence même » (1965 [1982, p. 118]). Voilà sans doute une description précise des états mentaux de ces patients. Toutefois, la caractérisation du mal rend difficile de voir autre chose qu’un processus destructeur et malin, bien que Bion saisisse également cette « quête d’auteur » et de l’ « existence elle-même ». Je considère, pour ma part, que, bien que cette quête du self mort soit désespérée, sauvage et non civilisée (avide, cruelle, meurtrière), il ne s’agit pas là de destruction mais de survie.
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[12]
Le problème de la porte ouverte ou fermée semble symboliser la relation entre un self et un objet étouffés et un self et un objet bien conservés. Cf. Schmidt-Hellerau (2005 c).
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[13]
Il y a beaucoup de points communs avec ce sur quoi Green a attiré l’attention dans « La mère morte » (1983).
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[14]
L’expression employée en anglais est at stake, stake voulant aussi dire « bûcher » (N.d.T.).
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[15]
La suggestion de Coen (2003, 2005) de se servir du jeu (avec la prudence nécessaire) comme technique pour engager des patients distants semble aller dans cette direction.Toutefois, du fait que ces patients ne montrent longtemps leurs états d’esprit – ou, plutôt, ont besoin de démontrer –, il me semble que le « jeu » ne devient possible qu’à des stades ultérieurs de ce type de traitement.
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[*]
Une version abrégée de cet exposé a été présentée le 21 octobre 2004 à la Société psychanalytique finlandaise, à Helsinki, le 29 juillet 2005 au 44wwwwexxxx Congrès de l’CCCCAPIDDDD sur le trauma, à Rio de Janeiro, et le 24 septembre 2005 à la Société psychanalytique de Baltimore-Washington. La première publication de cet article était en langue anglaise : « Surviving in absence. On the preservative and death drives and their clinical utility », in The Psychoanalytic Quaterly, vol. 75, nwwwwoxxxx 5, 2006, 1057-1095
1Il fallut de nombreuses années d’analyse avant que je n’apprenne quelque chose du début de la vie de Sam. Ce patient n’avait pas de souvenir de son enfance. Il était venu me voir parce qu’il craignait de laisser tomber ses études. Il ne pouvait se résoudre à faire ce qu’il devait faire mais disait vouloir s’améliorer. Au cours de la première séance avec lui, je m’étais hasardée à mettre en rapport deux des pensées qu’il m’avait fait partager. Sam s’était montré intéressé. Puis, lors de notre seconde rencontre, il mit fondamentalement en doute la valeur de tout ce qu’il avait d’abord apprécié. Cela devint une caractéristique générale présente tout au long de nombreuses années de notre travail analytique. Une forte réaction thérapeutique négative nous faisait reculer chaque fois que nous semblions avoir acquis quelque élément d’un nouvel insight. Il paraissait souvent que, après avoir fait un pas en avant, nous en faisions ensuite un ou deux en arrière.
2Pendant longtemps, je ne sus presque rien de lui et de sa vie quotidienne. Sam parlait à contrecœur et en disait le moins long possible. Beaucoup manquait dans ce qu’il me disait. Sam lui-même manquait aussi. Le temps que nous travaillions encore au rythme d’une séance par semaine, il ne venait souvent qu’à la seconde moitié de celle-ci. Quand, au bout d’un an, nous passâmes à deux séances hebdomadaires (parce que, lui semblait-il, il ne progressait pas comme il l’avait espéré), il ne venait régulièrement qu’à l’une de ces deux séances. Malgré ces fréquentes absences, nous convînmes d’essayer une analyse sur le divan au rythme de quatre séances hebdomadaires. Il me rapporta alors son premier rêve, le seul depuis des années : il se trouvait avec quelqu’un sur un bateau à voiles au milieu de l’océan en route vers l’Amérique. Il régnait un calme plat, il n’y avait pas de vent du tout et il ne savait que faire, comment naviguer. La seule association à ce rêve fut qu’il le trouvait dépourvu de sens. Pour ma part, je l’associai au long voyage que nous nous apprêtions à faire et pensai qu’il me faisait savoir ce qui allait se passer. Au commencement de l’analyse, Sam venait habituellement à ses quatre séances mais restait silencieux la première moitié du temps de chacune d’elles. Parfois, il ne venait pas du tout ; il payait toutefois toutes ses séances et cela ne posa jamais problème. Du fait qu’il occupait entièrement l’espace de son analyse (en étant là ou pas, en parlant ou pas), je supposai finalement qu’à travers ces absences et silences il apportait une part manquante, absente, muette de son self. Son ne-pas-être-là était là, quelque part dans l’analyse. Puis Sam cessa complètement de parler. Il arrivait à l’heure, s’allongeait et restait silencieux jusqu’à ce que le temps de la séance se soit écoulé ; il se levait alors et s’en allait. Non pas que je n’aie essayé de nombreuses façons d’entrer en contact avec lui. Rien ne marchait. Je me taisais donc aussi moi-même la plupart du temps, ayant le sentiment que nous devions seulement supporter le calme, y survivre. Nous étions tous deux là, silencieux dans le cadre de nos quatre séances, comme dans une sorte de nature morte, tandis que quelque chose de non partagé se passait dans nos têtes. Mais bien que, pendant longtemps, il ne m’eut dit que quelques phrases ou mots, je ne perdis jamais l’espoir avec lui qu’un jour nous avancerions.
3Des années plus tard, je travaille toujours avec Sam qui est maintenant dans sa quinzième année d’analyse. Beaucoup de choses ont évolué depuis et, en même temps, il reste beaucoup à faire. Avant de développer quelques difficultés de son analyse en rapport avec le sujet de mon exposé, je voudrais tout d’abord traiter de la façon dont nous pouvons penser une pathologie spécifique de fonctionnement mental que nous rencontrons dans notre travail avec des patients comme Sam. Je me suis demandée comment l’absence pouvait être représentée dans l’esprit de nos patients. Que signifie-t-elle ? Comment est-elle ressentie ? Qu’est-ce qui pouvait les empêcher de retrouver l’absent, ou y faire obstacle ?
4Je voudrais explorer quelques-unes de ces questions en grande partie en essayant de retrouver la valeur théorique et clinique de deux concepts freudiens qui ont été très absents de nos discussions psychanalytiques générales : la pulsion de conservation et la pulsion de mort. Pendant un certain temps, la théorie des pulsions dans son ensemble a semblé connaître un déclin dans de nombreux pays (mais pas en France). Elle a été considérée comme inutile, démodée, voire nocive (cf. Schmidt-Hellerau, 2001, 2005 b) ; largement critiquée et rejetée, elle a semblé avoir perdu le vif intérêt qui pouvait éventuellement inspirer l’esprit de l’analyste. En contradiction avec ces points de vue, je pense qu’il est temps de redécouvrir l’un des outils les plus puissants et fertiles sur le plan heuristique tant de notre théorie psychanalytique que de notre travail clinique. Je pense également que l’exploration du concept de pulsion de conservation, qui reste entièrement à découvrir, comme s’inscrivant dans un travail de recherche – les extrêmes de celle-ci constituant ce qu’un concept de pulsion de mort peut saisir –, vivifiera notre pensée et ouvrira de nouvelles perspectives sur la vie psychique.
L’AGRESSIVITÉ
5Comme je l’ai montré ailleurs (1997, 2001, 2002, 2003, 2005 a, 2005 b), c’est en 1920 qu’intervient le changement le plus important dans la théorie des pulsions de Freud, quand il remplace son antagonisme original des pulsions d’autoconservation et pulsions sexuelles en introduisant deux nouvelles notions pour ses deux pulsions primaires, celles de pulsion de vie et de pulsion de mort. Aussi irrésistible cette idée ait-elle été pour lui, le passage de sa première à sa seconde théorie des pulsions lui donna quelques maux de tête. La pulsion sexuelle pouvait aisément être vue comme représentant de la pulsion de vie. Toutefois, son ancien opposé, la pulsion d’autoconservation, semblait contredire le concept d’une pulsion de mort. Freud décida donc de dissoudre son ancien antagonisme et de subsumer les pulsions d’autoconservation et sexuelle sous l’égide d’une pulsion de vie (Éros), tandis que la nouvelle pulsion de mort fut finalement définie comme pulsion agressive. Cette transformation particulière fit émerger la sexualité et l’agressivité et les amena à prévaloir comme les deux facteurs de motivation fondamentaux dans la vie mentale – et il en est encore ainsi aujourd’hui, même pour ceux qui se sont complètement détournés de la théorie des pulsions.
6Il va sans dire que l’agressivité est un phénomène important dans le comportement et la vie mentale des humains et Freud l’avait certainement compris ; sa place dans son modèle de l’esprit a toutefois évolué avec le temps. En 1905, il la voyait comme une composante des pulsions sexuelles ; en 1909, comme une capacité des deux pulsions ; en 1917, il la concevait comme ayant son origine dans les pulsions d’autoconservation. Dans ces trois versions, l’agressivité était conçue simplement comme un renforcement de la pulsion primaire correspondante, nécessaire afin de vaincre tout obstacle à sa satisfaction. Néanmoins, dans « Au-delà du principe de plaisir » (1920), la pulsion de mort, aussi appelée pulsion agressive ou destructrice, acquiert le statut de pulsion primaire, faisant de l’agressivité et de la destruction un but en soi. La plupart des analystes rejetèrent l’idée d’une pulsion de mort mais tous adoptèrent le même concept sous la notion de pulsion agressive ou de destruction.
7Comme je l’ai montré ailleurs (Schmidt-Hellerau, 2001, 2002, 2005 a, 2005 b), je doute qu’il soit judicieux de concevoir l’agressivité comme une pulsion primaire ou comme un facteur motivant en lui-même. En revanche, j’ai suggéré de la concevoir comme l’expression de l’intensité de l’énergie pulsionnelle engagée pour ajuster ou surmonter la distance à l’objet de la satisfaction. L’argument est le suivant : l’appareil psychique doit engager autant d’énergie pulsionnelle que nécessaire pour atteindre son but. Le but se trouve toujours à une certaine distance du sujet, au sens géométrique du terme, mais aussi sur le plan psychologique : ce n’est évidemment pas la même chose que l’objet semble psychiquement absent ou présent, qu’il semble se replier ou approcher. L’intensité de l’énergie pulsionnelle correspond donc à la distance psycho-géométrique d’un objet telle qu’elle est anticipée. Si l’anticipation est juste, l’agressivité n’interviendra que si cela est nécessaire (par exemple, pour se défendre soi-même). Toutefois, si la représentation mentale de là où l’objet se trouve est déformée de façon névrotique, il semble alors, par exemple, que l’objet sexuel ou de conservation soit trop éloigné et de ce fait inatteignable, ou trop proche et de ce fait menaçant. Il s’ensuit que la distance à l’objet d’une pulsion telle qu’elle est représentée dans l’esprit sera un facteur [1] important permettant de saisir pourquoi l’agressivité survient en général, mais aussi, comme nous le verrons, pourquoi la pulsion de mort en particulier a été comprise comme une pulsion agressive.
LA PULSION DE CONSERVATION COMME COMPOSANTE DE LA PULSION DE MORT
8Après le passage opéré par Freud en 1920, l’exploration psychanalytique se concentra sur l’agressivité ; la pulsion d’autoconservation perdit son intérêt et devint une tache aveugle dans notre perception. Je considère toutefois que l’autoconservation est une pulsion primaire, fondamentale et puissante dans la vie d’un être humain, parfois même plus puissante que la sexualité. J’irai même plus loin : je pense que les premières méditations de Freud sur la conception d’une pulsion de mort en rapport avec une pulsion d’autoconservation ont un potentiel considérable et ouvriront de nouvelles perspectives pour notre pensée et compréhension de la vie mentale. Affirmer cela, c’est finalement résoudre un problème qui, avant d’induire Freud en erreur, l’avait d’abord laissé perplexe : Comment penser l’autoconservation comme faisant partie d’une pulsion de mort générale [2] ?
9Partons des notions de pulsion de vie et de pulsion de mort, telles que Freud les a conçues en 1920. Ne nous laissons pas distraire par ce que « vie » et « mort » peuvent signifier et attachons-nous plutôt à examiner leur antagonisme, une direction moins et une direction plus. Cela nous permet de comprendre le concept de pulsion dans le sens d’une force unidirectionnelle, allant pratiquement sans fin dans une seule direction. Pour le nouveau-né, tout est alors une question de vie et de mort. La sexualité et l’autoconservation ne sont introduites que par l’intervention de l’objet aimant et apportant des soins [3]. Comment comprendre cela ? Quand le bébé a faim, il ne fait peut-être que l’expérience d’une catastrophe, d’une menace sans nom (Bion), d’une tension dangereuse de tout le système, d’une douleur terrible qui le fait crier et donner des coups de pied. Ce n’est que quand la mère qui allaite intervient que ces efforts vigoureux, stimulés par la faim, cessent, trouvent leur premier objet, le sein, et la satisfaction d’être nourri. L’intervention de l’objet arrête pour ainsi dire cette pulsion générale dite de mort (ou pulsion moins) et définit ce qu’est (à ce moment-là) l’autoconservation – à savoir, la faim, la soif et être nourri, mais aussi être au sec, propre, avoir chaud, se sentir bien, en sécurité, etc.
10Comme Freud (1895, 1900, 1911) et d’autres l’ont montré, et comme je l’ai moi-même développé ailleurs (1997, 2000, 2001), l’intervention répétée de l’objet qui donne des soins construit une trace mnésique, une structure qui contient la représentation du self affamé et de l’objet allaitant, mais aussi toute la séquence interactionnelle qui produit la satisfaction. Dès lors, cette structure, la première représentation encore indifférenciée du self et de l’objet [4], « coupe » la pulsion de mort en deux ; ensuite seulement, c’est cette activité pulsionnelle – qui monte de ses sources [5] et finit d’abord au sein de la mère, puis dans le réinvestissement de la représentation mentale du couple allaitant – que nous appelons pulsion d’autoconservation. En conséquence, les activités pulsionnelles qui vont au-delà de cette structure sont ce que nous appelons pulsion de mort (cf. le graphique 1).
11Comme nous pouvons le voir, la notion freudienne de « pulsion d’autoconservation » sous-entendait deux choses qui n’ont pas de sens :
121 / La première est que cette pulsion « sait » en quelque sorte d’elle-même ou par nature ce qu’est l’autoconservation. L’autoconservation est cependant une chose qu’il faut apprendre de a à z (même les oiseaux apprennent à leurs petits comment attraper un ver). Bien que certaines dimensions de l’autoconservation et de la survie soient ancrées biologiquement, et donc plus fondamentales, réflexives et spontanées que d’autres, la façon de nous protéger le mieux possible nécessite une certaine activité mentale et nous devons y penser tout au long de la vie (la richesse de la littérature sur la diététique, la forme et la santé démontre amplement la difficulté de cette entreprise).
132 / Ensuite, cette pulsion dite d’autoconservation ne concerne pas que nous-mêmes. En 1915, Freud affirme que l’objet « est ce qu’il y a de plus variable dans la pulsion, il ne lui est pas originellement connecté... » (1915, [1988, p. 168] ; les italiques sont ajoutés). Le self n’est donc pas le seul objet de cette pulsion ; il y en a d’autres, et c’est pourquoi nous préférons parler simplement de pulsion de conservation. Cela nous aidera à comprendre que, de la même façon que la pulsion sexuelle peut investir son propre self (narcissisme) et ses objets – montrant ainsi l’amour de soi et/ou l’amour de l’objet –, la pulsion de conservation peut être dirigée vers le self ou n’importe quel objet, exprimant des efforts de conservation du soi et/ou de l’objet. (Voici juste un exemple de ce que je viens d’énoncer : le besoin de la mère de prendre soin de son nourrisson, mais aussi le besoin des parents de s’occuper et de protéger leurs enfants, voire de donner leur vie pour sauver celle de leurs enfants, montre on ne peut mieux que la conservation de l’objet est une chose à laquelle nous sommes littéralement poussés.)
143 / Alors que Freud travaillait confortablement avec la notion de libido, désignant l’énergie de la pulsion de vie (ou Éros), il ne trouva jamais dans le domaine de l’énergie de terme qui convienne pour la pulsion de mort et de conservation – cela rendant difficile de penser les différents investissements et activités de cette pulsion et d’en parler. C’est pourquoi j’ai proposé « léthé » [6] comme terme désignant l’énergie de la pulsion de mort et de conservation (1997, 2001). Le concept grec de léthé (l’oubli) indique une tendance de type « moins » qui a des fonctions indispensables et saines (dans l’arrêt, le repos, le sommeil) mais peut également dérailler et s’exprimer alors de façon pathologique (comme je le montrerai plus loin). Afin d’établir une comparaison approximative entre libido et léthé, on peut dire que la libido tend vers des états psychiques que nous pouvons décrire comme légers ou dirigés vers l’extérieur – c’est-à-dire la gaieté, la vigueur, la mobilité, etc., alors que le léthé est considéré comme tendant vers la pesanteur et le repli, par exemple, dans le calme, le silence, l’immobilité, etc. ; les investissements libidinaux favorisent en général l’amour et la joie, alors que les investissements léthiques ont trait à la préoccupation et au chagrin. Avec ce terme de « léthé », se rapportant à l’énergie, nous pouvons maintenant parler de tendances, d’activités et d’investissements léthiques, d’objets léthiques – principalement des objets qui nourrissent ou qu’il faut nourrir – chaque fois que les activités de la pulsion de conservation sont prédominantes.
LA BOBINE EN BOIS (STRUCTURE)
15Le passage le plus connu d’ « Au-delà du principe de plaisir » (1920 [1996]) est peut-être celui où Freud décrit et commente un jeu auquel joue son petit-fils âgé d’un an et demi :
« L’enfant avait une bobine en bois autour de laquelle était enroulée une ficelle. Il ne lui venait jamais à l’idée, par exemple, de la traîner derrière lui pour jouer avec elle à la voiture ; mais il jetait avec une grande adresse la bobine tenue par la ficelle par-dessus le bord de son petit lit à rideaux, si bien qu’elle disparaissait ; il disait alors son o-o-o-o plein de satisfaction ; ensuite, par la ficelle, il retirait la bobine hors du lit, tout en saluant maintenant son apparition d’un joyeux “da” [là]. Tel était donc le jeu complet : disparaître et revenir, ce dont, la plupart du temps, il ne nous était donné de voir que le premier acte, et celui-ci était inlassablement répété comme jeu à lui tout seul, bien que le plus grand plaisir fût indubitablement attaché au second acte » (p. 285).
16Freud voit dans le jeu une façon dont le petit garçon traite la perte (temporaire) de sa mère. Il décrit ce jeu non seulement comme une façon de transformer le passif en actif, mais aussi comme « un moyen pour faire de ce qui est en soi empreint de déplaisir l’objet du souvenir et de l’élaboration animique » (ibid., p. 288). Bien que de nombreux auteurs aient réfléchi et écrit sur le jeu de la bobine en bois, je voudrais à mon tour examiner ce travail qui se fait dans l’esprit. André Green (1970) s’est tout particulièrement intéressé à la relation du sujet et de l’objet dans ce jeu :
« Nous avons affaire à l’objet double et en fait deux fois double. La position de l’objet dans cette organisation symbolique nous fait dire qu’il est important pour paraphraser Winnicott sur l’objet transitionnel, que la bobine soit et ne soit pas la mère. (...)
À ce statut double et clivé de l’objet, nous mettrons en parallèle un statut double et clivé du sujet. Ici deux interprétations du sujet s’opposent. Dans l’interprétation classique, le sujet c’est l’enfant comme pôle actif du jeu, comme agent du jeu. C’est l’enfant qui met en scène le jeu, c’est lui qui lance la bobine et la ramène, c’est lui qui constate l’absence ou la présence de l’objet, c’est lui enfin qui en articule les phases par l’émission du fort-da. (...) Il joue à faire disparaître et réapparaître la mère alors qu’il est joué par elle dans son absence. Il ne joue que pour autant qu’il est joué, quelque prouesse qu’il accomplisse à renverser cette situation de passivité en activité » (1970, p. 466).
17La belle description de Green saisit un moment important de la construction d’une structure. À ce point, la question : « Qui est actif et qui est passif ? » est en même temps celle de savoir : « Qui est qui ? » Quand la mère s’en va et est « perdue », le self de l’enfant (le sentiment qu’il a de son self) s’en va avec elle, arraché, peut-être comme si elle le déchirait, et il est aussi perdu (ou bien oublié). Il est donc essentiel que l’enfant puisse se représenter et se souvenir de son self et de l’objet en l’absence de leur unité concrète. En fait, de par sa forme même, la bobine en bois symbolise les deux représentations, le self et l’objet, dans le rapport qu’ils ont l’un avec l’autre.
LA BOBINE EN BOIS (PULSION)
18Ni Freud ni Green n’ont développé ici la « portée » spécifique de l’activité pulsionnelle impliquée. La ficelle symbolise la pulsion, la longueur de la ficelle limite le lancé ; la bobine s’arrête chaque fois que la ficelle s’est déroulée au maximum. Mon argument est le suivant : d’abord, l’enfant doit activer une certaine quantité d’énergie pulsionnelle (crier) afin d’atteindre l’objet réel et arrêter l’activité pulsionnelle (à l’objet qui allaite). En l’absence de la mère, on peut voir dans l’acte par lequel le petit garçon lance la bobine un pas intermédiaire, une « action mentale » exprimant son besoin d’arriver à la réunion concrète de la mère et de l’enfant et à sa représentation mentale, la capacité de la penser. La longueur de la bobine l’aide à ressentir combien d’énergie il doit mettre dans son lancé et à quelle distance la bobine se trouvera alors, tout en restant reliée à lui. La signification de cette action détermine à quel point (dans l’appareil mental) la représentation du self et de l’objet sera activée et soutenue.
19Il me semble important de noter que notre conception des pulsions s’applique à l’appareil mental, non pas à la réalité. Une pulsion n’investit donc pas directement un objet dans le monde extérieur. Les pulsions investissent l’objet mental tel qu’il est représenté (quand il n’est pas là) ou tel qu’il est représenté et perçu (quand l’objet lui-même ou son remplaçant est là à l’extérieur). C’est ainsi la distance psycho-géométrique anticipée/représentée dans l’espace-temps mental qui détermine la quantité d’énergie pulsionnelle qui sera activée pour réinvestir la représentation mentale, puis l’objet réel à l’extérieur.
20Il y a maintenant les possibilités de la mère concrète présente et de la mère absente ou « au loin » dont le sujet se souvient (cet « au loin-ci » de la mère [Green, 1970, p. 470] ou le non-sein dont parle Bion) et largement derrière ce réseau de représentations émergeant, il y aurait son, ou plutôt un « au loin indéfini » (Green, ibid., p. 470), un rien absolu (comme un trou noir), et ce rien est à la portée de la pulsion de mort.
21Qu’en est-il maintenant de la deuxième position, celle du da ? Le premier coup avait enlevé la bobine de la vue, représentant ainsi la perte de l’objet léthique (ou dyade self-objet). Même si c’est l’activité de l’enfant qui lance la bobine, c’est, comme le note Green, la mère-partie qui joue l’enfant et fait naître ses besoins léthiques. Nous pouvons donc dire à peu près ceci : le premier coup est joué par l’objet léthique (la mère-partie) et active les efforts d’autoconservation de l’enfant (le self dans le besoin). L’acte suivant consiste à tirer la bobine jusqu’à ce qu’elle puisse être vue de nouveau et soit accueillie avec joie comme là. Allant avec la disposition antagoniste des deux pulsions fondamentales, je suggérerai que le second mouvement, celui consistant à tirer sur la ficelle et à faire réapparaître la bobine, est lancé par les pulsions sexuelles (Éros). L’excitation de l’enfant et la joie qu’il ressent en voyant la bobine (ou la mère) semble au moins présenter une forte imprégnation libidinale. Tandis que le moment-parti provoque de la tristesse, le moment-là provoque de la gaieté. La bobine-là symbolise ainsi le self libidinal réuni avec l’objet libidinal dans leur relation agréable. En d’autres termes, dès que l’enfant a atteint la position de l’absence, celle où le couple léthique mère-enfant est représenté, il est pour ainsi dire dans son esprit déplacé de là où il se trouve en réalité (dans son lit) vers ce lieu d’absence (uni avec la mère). Ce serait ensuite de là que, dans son esprit, il (ou tous les deux) active(nt) des efforts libidinaux qui tendent vers le self qu’il est (l’enfant dans son lit) et le rencontre joyeusement là dès que la bobine réapparaît au bord de son lit. Manifestement, la joie de l’enfant reflète l’excitation joyeuse de la mère quand elle retrouve son enfant. Elle ne joue pas seulement avec l’enfant quand elle part, mais aussi en revenant.
22J’ai suggéré ailleurs que toute structure est formée et tenue par un investissement libidinal et un investissement léthique [7]. Le jeu démontre ainsi une autre relation : le self-et-objet-au loin et le self-et-objet-là sont liés dans cette tension spécifique entre efforts léthiques et efforts libidinaux (déployés entre la position de l’absence et la position de la réapparition). Cette tension entre une quantité spécifique d’énergies en opposition définit la stabilité dynamique de cette unité structurelle – en fait, une autre bobine en grand de par sa forme. Alors que le côté léthique de cette représentation désigne le potentiel de perte, sa contrepartie libidinale désigne le potentiel d’espoir, que l’on s’en rappelle ou qu’on la retrouve. Dans cet exemple particulier, la prédominance de l’énergie léthique (la flèche vers la gauche) peut être maintenue en équilibre par une assez petite part d’énergie libidinale (la flèche vers la droite).
23Si nous conceptualisons pour chaque représentation deux côtés qui déterminent la tension spécifique entre investissement léthique et investissement libidinal – une tension comme la stabilité dynamique de cette structure spécifique –, et si nous pensons ces représentations comme situées à différents endroits sur toute l’échelle entre la mort et la vie, nous supposons alors que chacune d’elles sera définie par différentes proportions d’énergie léthique et libidinale. On pourrait ainsi définir la représentation d’un « self mort » comme en équilibre dans une prédominance d’énergies léthiques, par exemple dans une proportion hypothétique de 10 contre 0 ou 9 contre 1, alors que l’on peut (à l’autre extrémité du spectre) considérer un self maniaque comme correspondant à une proportion inverse de 1 contre 9 ou 10 contre 0 (manquant des effets d’immobilisation propres aux énergies léthiques). Ce qui est donc établi comme un équilibre entre efforts léthiques et efforts libidinaux se révèle différent dans chaque cas. Je pense que de concevoir des représentations de cette façon sera utile quand nous parlons à nos patients. Cela nous fait prendre conscience des équilibres précaires entre amour et attention, fondamentaux dans ces représentations ; et si son sentiment d’équilibre se trouve trop menacé par ce dont nous traitons dans nos interventions (par exemple, du besoin léthique de se replier en opposition avec le désir libidinal de tendre la main vers nous), le patient peut se fermer ou réagir par un « retrait psychique » (Steiner, 1993).
LES éCRANS DE CONSERVATION
24Tandis que les nombreuses interactions entre le nourrisson et la personne qui prend soin de lui aboutissent à la construction de structures de représentations de soi formant un bouclier, mur ou écran contre l’effroi du rien absolu, les efforts d’autoconservation deviennent plus différenciés, plus déterminés et développent de nombreux traits spécifiques. Nous pouvons supposer que des efforts léthiques sont en rapport avec l’absorption de nourriture (la faim et la soif), construisant l’écran du nourrissage. Il y a des efforts léthiques ayant trait à tous ces processus palpables et sensibles qui continuent dans le ventre, construisant l’écran de la digestion. D’autres efforts léthiques concentrés sur cracher, roter, uriner, déféquer et évacuer des gaz formeront un écran de l’excrétion. Les efforts léthiques centrés sur le sommeil et le repos constitueront l’écran du sommeil (ou l’écran blanc du rêve de Lewin, 1946, 1948). Il y a également des efforts léthiques mis en œuvre pour avoir chaud et se trouver dans des positions où l’on se sent bien, représentés en un écran de confort, etc. Toutes ces possibilités nous donnent seulement une idée préliminaire du tissu que composent les couches multiples des structures émergentes de l’autoconservation et qui, de plus en plus, vont tenir, contenir et spécifier les efforts léthiques en rapport avec le besoin. Ces écrans et les représentations dont ils sont faits forment les buts mentaux ( « objets » ) des différentes pulsions de conservation partielles. Et ces activités pulsionnelles ne sont pas limitées aux besoins physiques. Absorber, digérer, évacuer quelque chose, se reposer et se sentir à l’aise sont des aspects psychologiques essentiels qui, bien que principalement liés à des besoins physiques, deviennent des capacités psychologiques qui transforment et subliment la totalité des besoins du corps sur le plan de la satisfaction physique concrète en un plaisir nourrissant : celui d’une pensée cohérente.
25En même temps qu’elle construit les différents écrans de l’autoconservation, l’unité self-objet, d’abord indifférenciée (de Jacobson, 1964, à Milrod, 2002), se partage peu à peu en deux groupes de représentations, différenciant progressivement le self et l’objet. Avec la capacité grandissante de l’enfant de s’occuper de lui, les représentations d’objets (une poupée, un frère ou une sœur, un animal domestique), qui ont besoin que l’on s’occupe d’eux, sont créées. Ainsi, l’écran protecteur ne s’ « épaissit » pas seulement, pour ainsi dire, mais il s’ « élargit » aussi et distingue de plus en plus soi et conservation de soi, objet et conservation de l’objet.
26Ce n’est qu’autour de l’âge de 4 ans que le concept de mort émerge (Weininger, 1996), présentant un nouveau défi à l’esprit de l’enfant : celui de construire un écran mort, supposé arrêter définitivement la pulsion de mort (les nombreuses versions religieuses et mythologiques de là où les morts « vont » – assis comme des anges sur un nuage, séjournant au ciel [ou au paradis], renaissant, etc. – ne font, d’un point de vue psychanalytique, qu’élaborer cet écran afin d’améliorer sa fonction protectrice). Alors, seulement, les représentations de « ce que mort signifie » émergent. Quand la mort nous faire perdre un objet et quand nous avons terminé le processus de deuil, la représentation de cet objet doit passer derrière l’écran contre la mort. Nous pouvons continuer de l’aimer (là-bas) mais devons néanmoins cesser d’essayer de le conserver (en nous en préoccupant ou occupant inconsciemment, ou à travers des fantasmes de sauvetage ; autrement, nous restons figés dans un processus de deuil inapproprié ou continuant de façon pathologique.
LE TRAUMA
27Freud fait dériver du trauma un argument central pour un au-delà du principe de plaisir. Le trauma est décrit comme l’effet des « excitations venant de l’extérieur, assez fortes pour faire effraction dans le pare-stimuli » (1920 [1996, p. 300]). En conséquence de cette « effraction large » (ibid., p. 302), les énergies de l’extérieur ne cessent d’affluer au centre de l’appareil mental. Freud pose la question suivante :
« Et à quoi pouvons-nous nous attendre comme réaction de la vie d’âme à cette irruption ? De tous côtés, l’énergie d’investissement est convoquée pour créer, dans le voisinage du lieu d’irruption, des investissements d’énergie d’une hauteur correspondante. Il s’instaure un contre-investissement de grande envergure en faveur duquel les autres systèmes psychiques s’appauvrissent, de sorte qu’il en résulte une paralysie ou une diminution étendues du reste du fonctionnement psychique » (ibid., p. 301).
28Freud suppose que ces anti-investissements mis en place pour finalement fermer la brèche sont puisés dans le réservoir libidinal (narcissique). Aussi familière cette approche puisse-t-elle paraître, elle est en réalité tout à fait étonnante. Freud réfléchit sur les effets de traumas physiques et psychiques graves, d’accidents, de blessures de guerre, etc., et si son idée d’une pulsion de conservation devait un jour devenir nécessaire, cela eût bien été le moment : si nous sommes blessés et traumatisés, nous pouvons supposer que nous avons une réaction vigoureuse visant à nous protéger et à nous rétablir [8]. Freud dit que le trauma est paralysant parce que toute la libido se trouve dirigée vers la brèche traumatique [9] – le système est ainsi épuisé, toutes les autres fonctions psychiques sont privées d’énergie. Je dirai, quant à moi, que le trauma est paralysant parce que la blessure traumatique active des quantités inhabituelles d’énergies léthiques dans un effort de réparation. J’ai, plus haut, défini les énergies léthiques comme énergies (–) dirigées vers l’attention et le chagrin, mais aussi vers un ralentissement général, la lourdeur et le repli, et c’est pourquoi un trauma finit par avoir un effet paralysant, voire étouffant [10].
29Je suggère ainsi que le trauma perce le bouclier protecteur des écrans de la conservation et enfonce la représentation du self et/ou de l’objet dans l’arrière-cour de la mort.
30Et ma conception de l’agressivité entre ici en jeu :
311 / Le « self mort » ou l’ « objet mort » traumatisé se trouvant alors beaucoup plus éloigné, à plus grande distance des origines du besoin, et c’est pourquoi des quantités d’énergie beaucoup plus importantes doivent être mobilisées afin d’atteindre et de réinvestir les structures du self mort.
322 / Du fait que (dans ce modèle du trauma) les écrans de la conservation ont été en partie détruits par l’impact traumatique, il manquera des structures qui pourraient moduler (contenir) et ainsi briser l’intensité croissante des efforts léthiques.
333 / C’est l’intensité des efforts visant à conserver (qui ressuscitent le self ou l’objet) qui finit par avoir un effet destructeur. Et c’est l’intensité des efforts léthiques cherchant à arriver au-delà des écrans de conservation du self et de l’objet dont nous faisons l’expérience clinique sous la forme des effets autodestructeurs de la pulsion de mort.
34Cela crée maintenant un paradoxe et met souvent en place un cercle vicieux clinique. Au sein de la psyché traumatisée, des énergies plus léthiques sont mobilisées afin de réinvestir et retrouver le self et l’objet. Toutefois, une modulation structurale manquant, ces énergies plus importantes deviennent si intenses qu’elles poussent le self ou l’objet traumatisé encore plus loin en direction d’une sorte d’écran mort. Il n’y a pas de dosage habile, mais seulement un désir sauvage, intense, léthique de récupérer ce qui a été perdu ou, peut-être, est devenu un self (–) ou un objet (–) [(–) indiquant un hyperinvestissement de léthé], voire un self mort ou un objet mort.
35C’est là où nous pouvons rejoindre Freud, Klein, Bion, Green et tous les autres qui ont apporté tant de contributions riches – aussi bien sur le plan théorique que sur le plan clinique – à la conceptualisation de la pulsion de mort en la pensant comme une pulsion destructrice. Du point de vue développé ici, l’agressivité et la destructivité apparaissent dans la sphère de la pulsion de mort ; je penserai néanmoins l’agressivité comme une conséquence non pas comme une cause. L’agressivité, me semble-t-il, apparaît non pas parce qu’une pulsion de mort serait conceptualisée comme uniquement et fondamentalement agressive et destructrice, mais – dans le cas du trauma et de la pathologie grave – parce qu’un manque ou un déplacement de structures de conservation modulatrices faisant obstacle mène à une intensification destructrice des efforts léthiques, aspect caractéristique de nombreuses activités dans la sphère de la pulsion de mort. En bref, tout ce que nous avons appris de ces cliniciens expérimentés (mentionnés ci-dessus) sur la pathologie et le fonctionnement psychique des patients présentant un narcissisme agressif ou négatif (Rosenfeld, 1971 ; Green, 1983) qui semblent, pour évoquer une notion de Betty Joseph (1982) « s’adonner à la mort imminente », reste précieux. Je suggérerai toutefois que ce qui nous apparaît comme (et est objectivement) autodestructeur et destructeur de l’objet, c’est l’effort intensifié du patient pour se conserver lui-même, pour survivre et pour atteindre l’objet éloigné (du point de vue du sujet).
LA SPHèRE DE LA PULSION DE MORT
36Afin de compléter le tableau des forces léthiques, je voudrais au moins esquisser quelques remarques sur certains phénomènes malins se produisant au-delà des écrans de la conservation, dans la sphère de la pulsion de mort.
37Il y a les différents troubles du comportement alimentaire, addictions et négligences physiques qui créent des représentations très particulières (objets mentaux) qui semblent tous exprimer un excès (satisfaction ou privation) de conservation du self et de l’objet ou un conflit à cet égard, se battent avec la mort et ont souvent tendance à aller vers celle-ci. Mentionnons également l’hypochondrie, finalement toujours liée à la peur de la mort et exprimant les idées (fantasmes, préoccupations) d’une pulsion d’autoconservation considérablement intensifiée, ou encore les maladies psychosomatiques qui ont été explorées par la psychanalyse et ont amené à l’élaboration de concepts centrés autour d’un manque, un moins sur le plan de la représentation psychique et de la symbolisation (comme dans l’ « alexithymie » de Sifneos ou la « pensée opérationnelle » ou « dépression essentielle » de Marty). Il y a ensuite la dépression et les troubles obsessionnels compulsifs, le mutisme, la catatonie et la stupeur, puis, comme Green le souligne, « la série “blanche” : hallucination négative, psychose blanche et deuil blanc, tous relatifs à ce qu’on pourrait appeler la clinique du vide, ou la clinique du négatif (...) traces dans l’inconscient sous la forme de “trous psychiques” » (1983, p. 226). Cela veut dire que, ou bien à cause d’un trauma soudain ou cumulatif (M. Kahn), ou bien par une négligence continue et subtile, ou par suite d’une dépendance progressive, le self et l’objet peuvent être poussés ou glisser au-delà de la sphère des écrans de la conservation du self et de l’objet sains et aboutir à une représentation contaminée, malade, endommagée, déprimée, avide et insatiable, ou être menacés de mort. Et c’est au-delà de ces représentations d’un self et d’un objet endommagé ou malade que vont se cacher celles que nous pourrions appeler un self mort (ou self-partiel) et un objet mort (ou objet-partiel). C’est ce dont les patients font l’expérience – une « présence de la mort dans la vie » (Green, 1993) – sans que ce soit toutefois la fin de toute activité pulsionnelle, mais, comme l’affirme Bion, la frontière d’une transgression permanente de la puissance ne s’arrêtant jamais d’une « force qui continue de s’exercer après que le . [signification] a été annihilé et qui détruit l’existence, le temps et l’espace » (1965 [1982, p. 117]) [11] ; ou bien (en termes plus freudiens) il s’agit là de l’infinitude virtuelle des efforts de la pulsion de mort.
38Le tableau théorique que je décris ici est fondamentalement simple : c’est la place sur l’axe des pulsions et le détail (l’intensité) de l’investissement d’énergie qui définissent ce qui est représenté et comment ces représentations sont vécues. Au début, aussi longtemps que des structures n’ont pas été construites, toute l’activité pulsionnelle sur l’axe des efforts (principalement) léthiques est potentiellement infinie ou « étouffante ». Après que les différents écrans de la conservation du self et de l’objet ont été assez solidement établis, les structures au-delà de ces écrans sont celles que nous définissons, comme un self ou un objet (à des degrés différents) pathologique (ou également comme une relation self-objet pathologique). C’est là que le visage négatif du Janus de Green (son « narcissisme de mort ») regarde ; c’est là que son travail du négatif domine et que se produit l’hallucination négative. Toutefois, je ne concevrai pas ces processus – comme Green – dans le sens d’une fonction désobjectalisante de la pulsion de mort. Je dirai plutôt que les représentations du self et de l’objet restent là, également dans la sphère de la pulsion de mort. Mais elles sont principalement (ou parfois uniquement) investies d’une énergie léthique, c’est-à-dire négative ou moins. Cela en fait – ce que nous pourrions appeler – des représentations moins, le self négatif et les objets négatifs, les représentations du self et de l’objet perdues, ou absentes, ou mortes. Elles semblent se perdre, disparaître dans l’hallucination négative, ou devenir complètement inconscientes, comme si elles n’existaient plus ; elles peuvent toutefois, comme le prouve la mère morte de Green, rester puissamment investies et s’accrocher aux énergies visant à la conservation et pourtant effectivement paralysantes de la pulsion de mort.
COMMENT ALLUMER UN FEU
39Quelque part dans la sphère de la pulsion de mort, une part du self de Sam était comme il a longtemps été avec moi : manquant, silencieux, absent pendant qu’il était là et qu’il gardait sa place sur le divan, dans mon cabinet, mais aussi dans ma vie. Sam était né sans avoir été désiré et avec le mauvais sexe. Ses parents lui avaient avoué que, après avoir eu ses trois frères de huit, dix et onze ans ses aînés, ils n’avaient pas l’intention d’avoir d’autres enfants, en tout cas pas un autre garçon. Il me disait souvent : « Je ne devrais pas exister du tout », ou encore : « La façon parfaite de disparaître serait de me mettre dans une baignoire remplie d’acide et me dissoudre entièrement. Il ne devrait rien rester. » Il disparaîtrait sans laisser de traces. Toutefois, pour autant que je puisse le dire, Sam n’était jamais suicidaire. Nous avons finalement compris que, lorsqu’il ne venait pas ou restait silencieux pendant ses séances, c’était comme s’il satisfaisait le désir de sa mère de ne pas l’avoir. Son ne pas être là était sa façon de rester le plus proche d’elle (de moi), sa façon d’être celui qu’elle voulait qu’il soit : l’absent.
40Ce fut dans cette phase de son analyse que je développai un symptôme en rapport uniquement avec ses séances : dans les minutes avant qu’il n’arrive (parfois il arrivait en effet, parfois pas) à mon cabinet, alors que j’étais occupée à des activités habituelles pendant une pause de dix minutes, je ne cessais de me surprendre à penser qu’il était déjà entré et assis en silence dans la salle d’attente, que je ne m’en étais pas rendu compte, que je l’avais complètement oublié, de même que le début de notre séance. Cette pensée me bouleversait et, bien que notre séance n’ait souvent dû commencer que dans quelques minutes, je ne pouvais m’empêcher d’aller voir si la porte d’entrée de la salle d’attente était encore ouverte (dans ce cas, Sam n’était pas encore arrivé) ou si elle était fermée (Sam se trouvait alors dans la salle d’attente). Bien que je me sois rendu compte de la répétition de cette idée compulsive et l’ait analysée, je devais ouvrir la porte, je devais faire quelque chose [12]. Mon symptôme a certainement de nombreuses significations mais je n’en mentionnerai que quelques-unes en rapport avec mon sujet. D’une part, il indiquait une tendance de sa façon de se perdre ou d’être représenté comme mort dans mon esprit / dans l’esprit de sa mère, la dominance d’un investissement léthique de son self. D’autre part, il se peut que ce symptôme ait représenté sa façon d’être secrètement avec moi et de « faire attention à moi », de s’être établi lui-même dans une part temporairement « absente » de mon esprit dont il sautait en quelque sorte pour tomber dans ma conscience, ou dont quelque chose en moi essayait inconsciemment de le tirer. Plus particulièrement, mon symptôme semblait avoir également répété sa conception surprise par sa mère. Cela se trouva en fait, un jour, mis en acte : Sam (l’enfant qu’il ne fallait pas) arriva à une heure erronée et je le fis entrer (sur le moment troublée et pensant qu’il avait peut-être raison). Sam s’allongea sur le divan et la sonnerie de la porte retentit de nouveau. Je me rendis alors compte, bouleversée, que Sam ne devait pas être ici et que le « bon » patient (prévu à cette heure-là) était arrivé. Mais, Sam étant déjà installé sur le divan, je ne pouvais simplement le renvoyer (je m’arrangeais pour trouver une séance de remplacement pour l’autre patient). Nous parlâmes beaucoup de cette « erreur » ; mais bien que j’aie de toute évidence décidé de garder Sam à ce moment, il insista pour dire que je n’avais en fait pas voulu le garder.
41Un aspect essentiel de mon travail dans cette analyse avec lui était que je pouvais continuer de penser à lui comme étant là même quand il n’était pas présent physiquement. Cela nous amène à nous demander comment nous pouvons travailler avec des patients dans l’absence, soumis à ces puissants efforts léthiques (allant dans une direction opposée à la vie) souvent vécus comme « force d’attraction » ou un « désir ardent » de rester étouffé. Plus qu’avec les névrosés que nous avons habituellement comme patients, toute l’entreprise de la psychanalyse œuvre ici dès le début contre cette force d’attraction. Les patients dont une part importante de leur self et de leurs objets se situe dans la sphère de la pulsion de mort luttent en général à la fois contre les interprétations de leur analyste et contre un progrès vers la vie normale. En faisant cela et en se servant désespérément de tout ce qu’ils peuvent pour nous éviter et subvertir le processus analytique, ils révèlent finalement ce self partiel ou objet partiel envieux, arrogant, malicieux et triomphant ou ce Surmoi primitif et sadique qui se trouvent abondamment décrits dans la littérature. Nous interprétons leur destructivité tant et tant de fois, et nos patients finissent par très bien la connaître. J’ai toutefois trouvé que cela ne menait souvent pas à l’insight qui modifierait leur attitude mentale. Ils insistent au contraire pour dire que ce que nous appelons destructeur est la part d’eux-mêmes qui les protège du mal que l’on pourrait leur faire – alors que nous (en tant qu’analystes) les menaçons et les mettons en danger. Ils parlent d’autoconservation là où nous parlons d’autodestruction. Nos patients ont-ils tellement tort ? Où est notre empathie quand nous (de notre point de vue « extérieur) concluons, avec justesse, que leur protecteur est un gang mafieux pervers, sadique (Rosenfeld, 1971) qui ne les sauve pas mais veut au contraire les détruire ? Le patient exprime sa vérité intérieure : aussi malins les processus de sa pensée puissent-ils nous paraître, c’est sa lutte à lui pour survivre dans l’absence. Pour lui, c’est la seule façon de garder une part essentielle de lui – un self mort (endormi) ou un objet mort (endormi) – vivant.
42Il me semble que cette lutte pour survivre comporte deux aspects, l’un léthique, l’autre libidinal. Du côté léthique, les attaques contre le self du patient sont en fait – et de façon assez paradoxale – censées être conservatrices ; elles sont des investissements léthiques intensifiés de cette part de self ou d’objet très éloignée dans la sphère de la mort. Arrêter ces attaques signifierait pour le patient de ne pas redonner de l’énergie à ces représentations et qu’elles soient ainsi définitivement dissoutes, qu’elles disparaissent. De l’autre côté, la beaucoup trop petite part d’énergie libidinale doit faire contrepoids à cette représentation étouffée dans un équilibre précaire de 9 contre 1, par exemple. Il n’y a donc pas de libido disponible pour atteindre l’objet aimant (d’autant moins que l’objet semble de toute façon trop éloigné dans l’esprit du patient qui, par conséquent, s’accroche à là où il se trouve, dans la position inanimée de l’absence).
43Sam ne cessait de me répéter : « Vous me laisserez de toute façon tomber. » Sa peur était aussi grande que sa conviction de tomber dans un abîme mortel dès qu’il aurait confiance en moi. Cette conviction se dressa pendant des années comme un roc au milieu de notre chemin analytique. La précarité de sa position se trouvait toutefois encore renforcée par une autre inquiétude qu’il finit par révéler : « Je ne peux faire un pas en avant, car, à chaque déplacement, je dépenserais et diminuerais le tout petit peu d’énergie qui me reste. Je préfère donc rester immobile dans mon bain tiède de misère. » Comme son affirmation le laisse entendre, c’est parce que Sam avait peur de mourir psychiquement, de tomber dans un abîme de mort et de perdre le reste de son sentiment d’être encore là, bien que misérable, qu’il s’accrochait anxieusement à son self tel qu’il se trouvait représenté en lui, c’est-à-dire déprimé, seul, un raté dans un cercueil. Et avec lui, il y avait moi, l’objet « moins » ou négatif, la mère transférentielle décevante qui le laisserait de toute façon tomber parce qu’elle ne l’aimait pas et voulait qu’on la laisse tranquille.
44Une constellation comme celle-ci peut conduire à une impasse analytique : si l’analyste se concentre principalement sur la pensée et le comportement destructeurs du patient, il ou elle ne risque pas seulement de faire obstacle aux efforts conservateurs de celui-ci (eu égard à ses représentations étouffées), mais aussi aux prudents investissements libidinaux de l’objet (analyste), souvent trop subtils pour être remarqués (Sam en vint à en parler plus récemment comme de son « histoire d’amour secrète »).
45D’autre part, l’investissement « doux » (léthique et libidinal) de l’analyste à l’égard du patient peut lui sembler menaçant, voire persécuteur, non pas seulement par suite d’un contre-mouvement léthique visant à rétablir l’équilibre habituel de la misère, mais aussi parce que, dans la sphère de la pulsion de mort, la perception que le patient aura de la « vigueur » de l’analyste peut être fondamentalement différente de ce que l’analyste pense. Sam m’a aidé à comprendre sa perception particulière du monde extérieur quand il m’a dit, il y a de nombreuses années : « Quand je conduis une voiture, je ne m’approche pas des choses. Ce sont plutôt les choses qui s’approchent de moi et je dois me battre pour éviter des collisions. Et c’est comme cela avec tout. Les choses me sont seulement lancées et je dois sans cesse me défendre et me cacher. » Il se voyait et se ressentait lui-même comme immobile. Ainsi, ses propres actions, mais aussi celles de qui que ce soit d’autre – et donc les interventions de l’analyste – ne faisaient que le bombarder et l’amener à se retirer encore plus loin dans sa cachette.
46En fait, il semble y avoir eu une immobilité très particulière dans la vie de Sam – déjà perceptible dans son premier rêve de bateau à voiles, un trauma que nous n’avons découvert qu’au bout de nombreuses années de travail analytique. Sam avait alors à peu près 5 ans et jouait seul devant la maison de ses parents quand arriva la nouvelle que son parrain (le frère de sa mère) était mort en tombant dans la machine à débiter le bois de sa propre usine. Sa mère ne lui dit que récemment que, bien que l’on ait toujours parlé d’ « accident », elle avait immédiatement compris qu’il s’agissait d’un suicide. La vie intérieure de Sam – travaillant sur un amour œdipien de sa mère plutôt anxieux et honteux – semble s’être arrêtée là. Il semble que, dès lors, non seulement son amour ait été accueilli par une mère déprimée et, à ce moment, tourmentée par la culpabilité, mais aussi qu’il ait perdu sa mère désormais tournée vers l’objet mort, son parrain. Le rival mort vers lequel sa mère dirigeait son attention était invincible. Une façon de réagir à une perte traumatique est de s’identifier à l’objet perdu. Dans le cas de Sam, il y avait deux objets perdus : le parrain et la mère œdipienne. Dans le cercueil de son esprit, nous avons trouvé d’abord lui et moi puis le père (parrain) chéri et mort qui n’était pas (plus) là et la mère déprimée que Sam devait aider, nourrir, ranimer, dont il lui fallait prendre soin [13]. Cet événement au début de la vie de Sam ne rend certainement pas compte à lui seul de tout son retrait mental mais il traumatisa gravement son développement libidinal – d’autant plus que Sam a dû être menacé de mort quand son père, peu après l’accident, lui montra la machine à débiter le bois dans laquelle le corps du parrain avait été coupé en morceaux. Cette machinerie de mort et les fantasmes qu’elle suscita lui furent littéralement « lancés » et ne cessèrent de le persécuter.
47Cela a pu, dans l’esprit de Sam, établir un lien particulier entre l’angoisse « blanche » de la perte de l’objet œdipien et l’angoisse « rouge » de la castration et de la mutilation corporelle. Green différencie une angoisse « rouge », liée au sang et à une blessure – comme dans l’angoisse de castration –, et les « ... couleurs du deuil : noir ou blanc. Noir comme dans la dépression grave, blanc comme dans les états de vide » (1983, p. 226). De mon point de vue, les angoisses rouges suscitent des mesures autoconservatrices plus saines, tandis que le blanc ou le noir sont en rapport avec la sphère de la pulsion de mort. Sam présentait des angoisses « rouges » récurrentes dans le contexte de peurs de la castration. Alors qu’il s’était cassé une jambe plusieurs années auparavant, il ne cessait d’être horrifié à l’idée de ce qui aurait pu arriver s’il s’était servi de sa jambe et avait appuyé dessus trop tôt ; il imaginait comment elle se serait effondrée en une purée d’os et de sang. Cette angoisse l’amenait à protéger sa jambe et à se montrer en général d’une prudence excessive.
48Avec le temps – et certainement après de nombreuses erreurs –, j’ai appris à mieux comprendre où Sam se trouve dans une séance, de quoi il a peur, ce que ses pensées et ses sentiments expriment inconsciemment et veulent élaborer, mais aussi ce qu’il peut et ne peut pas supporter de moi. En fait, Sam m’a appris à travailler avec lui ; ce qu’il a un jour exprimé par une belle métaphore. Il venait de parler de sa peur que tous les projets dans lesquels il s’engageait ne partent rapidement en fumée comme des feux de paille ; ils mouraient, perdaient leur caractère excitant, leur vivacité. Comment empêcher un feu de mourir ? Il se souvint alors avoir récemment appris à allumer un feu dehors :
« Si vous voulez faire cela », me dit-il, « disons, pour faire chauffer une casserole d’eau froide, par exemple quand vous randonnez dans la montagne, il faut d’abord laisser le feu brûler un moment. Cela permet au bois de chauffer et de développer le gaz à l’intérieur qui brûle et entretient le feu. Si vous mettez la casserole froide trop tôt sur le feu, elle enlève prématurément la chaleur du bois et le feu ne peut vraiment se développer. Il y aussi trois erreurs possibles quand on fait du feu : 1 / vous le laissez mourir en ne l’alimentant pas en bois ; 2 / vous l’alimentez trop en bois et, par là même, vous l’étouffez ; 3 / vous ne lui donnez pas un aliment qui convient, par exemple, des bûches humides. Toutefois, si le bois brûle déjà bien et si vous mettez quelques bûches humides dessus, alors ça va ; à ce moment-là, le feu est assez vigoureux et peut d’abord sécher puis brûler le bois. » Après un instant, il continua : « Dans mon enfance, j’aimais m’asseoir auprès du feu et lire ou regarder les braises. Mais je ne me souviens pas avoir jamais allumé le feu moi-même ou que quelqu’un m’ait un jour appris à le faire. »
49La métaphore sur la façon dont on allume un feu me paraît particulièrement utile dans mon travail avec des patients comme Sam. Il faut beaucoup de temps pour réchauffer le self mort d’un patient, tapi dans le froid et l’obscurité de sa tombe intérieure. Et, quand il se réchauffe – souvent le temps de quelques instants –, nous devons l’aider à entretenir la flamme, chaque fois un peu plus longtemps. Bien entendu, nous échouons de nombreuses fois et notre attitude la plus patiente communique peut-être encore au patient une incitation à se presser, et peut-être la ressent-il comme telle. Une façon de faire du feu est de commencer par rassembler les nombreuses fines branches de ses préoccupations et activités léthiques, notamment tout ce dont il nous parle qui ne marche pas. Nous passerons ensuite beaucoup de temps à explorer ses défenses et ses efforts léthiques. C’est comme rassembler des matériaux en bois, tout ce qui est en jeu [14] (bûcher funéraire). J’en suis toutefois venue à me rendre compte qu’une exploration approfondie des défenses de Sam devenait finalement une autre défense, comme une accentuation de son « non » intérieur, ou une confirmation de sa conviction que cela ne marchera jamais. L’impression était que le tas de bois devenait de plus en plus haut et étouffait ainsi les minuscules flammes qui s’élevaient parfois. C’est pourquoi, je pense, il nous faut souligner prudemment (investir de façon libidinale) des questions mineures, des petits mouvements apparemment « sans importance » que le patient semble provoquer lui-même. Parfois, seulement une impression d’une certaine chaleur ou vivacité dans la voix du patient peut indiquer un tel changement. Bien entendu, le patient sera vigilant et soupçonneux à l’égard de tout ce que nous faisons. Il a peur que nous le brûlions, il prend garde que nous ne faisions un feu de paille de ces premières petites flammes. Mais il peut finalement accepter une part de l’intérêt que nous lui portons et qu’il ressent quand nous abordons quelque chose. Il se peut que nous ne puissions pendant longtemps parler à son état inanimé, à ses souvenirs d’enfance douloureux et d’autres choses de ce genre. Ce serait comme poser trop tôt le pot d’eau froide ou une grosse bûche humide sur une toute petite flamme : cela tuerait la flamme immédiatement. Ce n’est qu’après qu’un feu (plus ou moins) constant a brûlé pendant un certain temps que nous pouvons oser mettre des bûches plus grosses, la « casserole d’eau froide » dessus. Le feu peut alors sembler momentanément s’éteindre mais il pourra reprendre, brûler de nouveau et réchauffer la casserole d’eau froide. Les désirs cachés et les sentiments affectueux entrent alors en jeu – bien que toujours liés à la peur du patient d’avoir trop chaud et donc de brûler. Je pense que ce sont les chaudes larmes intérieures qui ont jadis mouillé la bûche et éteint le feu. Je ressentais cette douleur quand Sam retrouvait certains de ces sentiments et disait : « être tellement délaissé, n’avoir aucunement accès à la personne aimée, être tellement seul avec tous ces sentiments, cette envie, ce besoin urgent... qui fait tellement mal. »
50Eu égard à la technique, je propose le choix d’un « contenu » spécifique sur le plan pulsionnel, en plus de l’attention minutieuse que nous portons à l’interaction dynamique entre les désirs et les défenses de nos patients, à leurs mouvements progressifs et régressifs. En bref, outre ce que nous pouvons comprendre du processus, nous pourrions réfléchir aux proportions de questions libidinales et léthiques présentes dans le contenu du matériel. En fonction du sentiment que nous avons de l’équilibre du patient (où il se situe approximativement sur toute l’échelle entre vie et mort), nous pourrions choisir ce que nous traitons, le côté léthique ou libidinal du matériel. La tâche est compliquée, car nous devons, d’une part, apprécier les investissements léthiques du self et de l’objet dans leur intention conservatrice, même là où ils paraissent destructeurs. Cela veut dire qu’il s’agit d’interpréter les effets destructeurs de ces efforts non sans les relier aux peurs du patient et à sa lutte pour survivre, et montrer ainsi leur intention essentiellement conservatrice. D’autre part, il nous faut essayer de mettre peu à peu en évidence l’investissement libidinal de ces représentations qui sont établies au-delà des écrans d’une conservation sûre du self et de l’objet sans trop mettre en question l’équilibre du patient [15] (et provoquer ainsi un clivage ou une réaction thérapeutique négative). Une dernière tâche aussi importante consiste en ceci que nous devons donner un sens à la concrétude du matériel du patient afin de stimuler les processus de symbolisation, ce qui en soi pourrait se révéler être essentiellement une liaison avec la libido. Il y a là matière à réflexion.
51Nous, analystes, devons marcher sur un fil et il nous arrive de tomber bien des fois dans l’abîme. C’est le sentiment que le patient redoute et que nous redoutons aussi. Nous pouvons toutefois apprendre à nous trouver parfois dans l’obscurité et à remonter de nouveau à la lumière. Savoir comment nos patients luttent pour survivre dans l’absence peut nous aider à survivre dans l’analyse et finalement rendre la vie supportable, puis même agréable.
52(Traduit de l’anglais par Anne-Lise Hacker.)
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Mots-clés éditeurs : Pulsion de conservation, Auto-conservation, Conservation de l'objet, Théorie des pulsions, Trauma, Pulsion de mort
Date de mise en ligne : 01/10/2007
https://doi.org/10.3917/rfp.712.0555Notes
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[1]
Un autre facteur a été développé (2002) : celui de la quantité de structures régulatrices en jeu dans un processus psychique ; nous ne sommes donc pas surpris que les états régressifs donnent davantage lieu à de l’agressivité que les états bien structurés.
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[2]
De façon intéressante, la pulsion de mort, bien que rejetée par la majorité des analystes, a toujours gardé une aura qui a ensorcelé nos esprits pendant des dizaines d’années. Melanie Klein et ses disciples se sont emparés de la notion freudienne d’une pulsion de mort pour leur conception particulière d’une agressivité primaire qui produit l’angoisse de l’anéantissement ; néanmoins, l’activité pulsionnelle et donc l’idée d’une pulsion de mort se situent davantage à l’arrière-plan abstrait, un peu éloigné, de leur pensée théorique. Bion a largement exploré la sphère de la mort psychique et développé un langage complexe pour parler de ses processus qu’il ne rattache pas à une pulsion de mort, mais à une force négative ou destructrice. L’école française (Green, Rosenberg, Guillaumin et d’autres) a pensé de différentes façons et plus directement comment l’activité d’une pulsion de mort et le négatif (Green) pouvaient avoir un impact sur la vie mentale dans les pathologies sévères. Tous pensent, avec Freud, que la pulsion de mort se manifeste de façon agressive. Seul Bergeret (1995) pose l’existence d’une « violence fondamentale » comme un instinct naturel de survie qui correspond à la pulsion d’autoconservation de Freud, non pas à une pulsion de mort ou destructrice. Dans de nombreuses autres contributions, le concept d’une pulsion de mort est considéré comme ayant une valeur plutôt spéculative ou philosophique que clinique. Ikonen et Rechardt ont développé un point de vue différent ; alors qu’ils voient la pulsion de mort comme l’origine de l’agressivité (Rechardt, 1986), ils redéfinissent son but comme une tendance pacifiante, un effort pour la « paix, sous une forme ou une autre » (1993 a, 1993 b, p. 84).
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[3]
Green a suggéré une idée similaire eu égard aux pulsions en général (bien qu’il tienne à la fonction autodestructrice de la pulsion de mort et ne pense pas à une relation entre pulsion de mort et pulsion d’autoconservation). Il affirme : « ... même si on pose les pulsions comme des entités premières, fondamentales, c’est-à-dire originaires, il faut néanmoins admettre que l’objet est le révélateur des pulsions. Il ne les crée pas – et sans doute peut-on dire qu’il est créé par elle au moins en partie mais il est la condition de leur venue à l’existence » (1993, p. 117).
-
[4]
J’ai appelé ces traces mnésiques, qui relient les microstructures des systèmes d’énergies pulsionnelles, perceptuel et moteur, unités E-P-M (2001). Kernberg appelle les « unités de self et les représentations d’objet (et les dispositions de l’affect qui les relient) les composantes fondamentales sur lesquelles reposent les développements ultérieurs des représentations internalisées de l’objet et du self, puis, plus tard, toute la structure tripartite (Moi, Surmoi, Ça) » (1980, 17).
-
[5]
J’ai suggéré que les organes intérieurs étaient la source des pulsions de vie et de mort et je les ai appelés zones biogènes (2001), par analogie avec les zones érogènes. Cela nous permet, comme cet article le montrera, de résoudre un autre problème qui est de désigner les sources, la pression, le but et l’objet de la pulsion de mort.
-
[6]
Dans la mythologie grecque, le Léthé est le fleuve de l’oubli. (N.d.T.).
-
[7]
Green a proposé de concevoir le « narcissisme primaire » comme une structure constituée par les pulsions de vie et les pulsions de mort, montrant ainsi deux visages, comme Janus, l’un tourné vers la vie, l’autre vers la mort. Ce dernier, le narcissisme « négatif » ou « narcissisme primaire absolu, veut le repos mimétique de la mort » (1983, p. 278).
-
[8]
Freud reconnaît la fonction réparatrice des rêves qui répète le trauma : « Ces rêves cherchent à procéder au rattrapage, sous développement d’angoisse, de la maîtrise du stimulus, elle dont le manque est devenu la cause de la névrose traumatique » (1920 [1996, p. 303]). Mais il n’attribue pas ce travail du rêve aux pulsions de conservation.
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[9]
L’investissement libidinal de l’effraction traumatique aurait pour résultat une sexualisation du trauma, ce qui, en fait, est peut-être une conséquence de cela mais certainement pas la seule.
-
[10]
Nous pouvons penser ici aux observations bien connues de Spitz (1945) et Spitz et Wolf (1946) sur des nourrissons amenés dans des hospices pour enfants trouvés après que leurs mères se furent occupées d’eux les trois à six premiers mois de leur vie, période au cours de laquelle ils s’étaient développés normalement. La perte de leur mère et le manque de soins individuels dans ces hospices amenèrent chez ces nourrissons le développement des symptômes suivants : d’abord, ils réagissaient en pleurant davantage, puis se repliaient, regardant fixement dans le vide, les yeux grands ouverts et sans expression, le visage détourné, figé, immobile, un air absent, comme hébété ; ils développaient « une curieuse répugnance à toucher les objets », perdaient du poids, devenaient insomniaques et, finalement, présentaient un tableau de « catatonie de stupeur » (Spitz et Wolf, 1946). Chez ces nourrissons, le taux de mortalité passait de 31,7 % au cours de leur première année de vie à 75 % à la fin de leur seconde année (Spitz, 1942). Winnicott (1971 [1975]) souligne que, quand ces nourrissons souffrent de séparations insupportables et donc traumatiques, la mère n’est pas seulement « morte » mais la mort envahit toute la structure et tout le sens de la réalité : alors « ... la seule chose réelle est la lacune, c’est-à-dire la mort, l’absence ou l’amnésie (...). L’amnésie est réelle, alors que ce qui est oublié a perdu sa réalité » (p. 35).
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[11]
Bion décrit cette force comme un pouvoir « violent, avide, envieux, cruel, meurtrier et prédateur, sans respect aucun envers la vérité, les personnes ou les choses. Il est, dirions-nous, ce que Pirandello a appelé un “personnage en quête d’auteur”. Dans la mesure où il a trouvé son “auteur”, il se révèle être une conscience totalement immorale. Cette force est dominée par l’intention envieuse de posséder tout ce que possèdent les objets existants, y compris leur existence même » (1965 [1982, p. 118]). Voilà sans doute une description précise des états mentaux de ces patients. Toutefois, la caractérisation du mal rend difficile de voir autre chose qu’un processus destructeur et malin, bien que Bion saisisse également cette « quête d’auteur » et de l’ « existence elle-même ». Je considère, pour ma part, que, bien que cette quête du self mort soit désespérée, sauvage et non civilisée (avide, cruelle, meurtrière), il ne s’agit pas là de destruction mais de survie.
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[12]
Le problème de la porte ouverte ou fermée semble symboliser la relation entre un self et un objet étouffés et un self et un objet bien conservés. Cf. Schmidt-Hellerau (2005 c).
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[13]
Il y a beaucoup de points communs avec ce sur quoi Green a attiré l’attention dans « La mère morte » (1983).
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[14]
L’expression employée en anglais est at stake, stake voulant aussi dire « bûcher » (N.d.T.).
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[15]
La suggestion de Coen (2003, 2005) de se servir du jeu (avec la prudence nécessaire) comme technique pour engager des patients distants semble aller dans cette direction.Toutefois, du fait que ces patients ne montrent longtemps leurs états d’esprit – ou, plutôt, ont besoin de démontrer –, il me semble que le « jeu » ne devient possible qu’à des stades ultérieurs de ce type de traitement.
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[*]
Une version abrégée de cet exposé a été présentée le 21 octobre 2004 à la Société psychanalytique finlandaise, à Helsinki, le 29 juillet 2005 au 44wwwwexxxx Congrès de l’CCCCAPIDDDD sur le trauma, à Rio de Janeiro, et le 24 septembre 2005 à la Société psychanalytique de Baltimore-Washington. La première publication de cet article était en langue anglaise : « Surviving in absence. On the preservative and death drives and their clinical utility », in The Psychoanalytic Quaterly, vol. 75, nwwwwoxxxx 5, 2006, 1057-1095