Couverture de RFP_704

Article de revue

Revue des revues

Pages 1171 à 1186

Notes

  • [1]
    Cet article a été partiellement publié dans le no 107 de Carnet Psy.
  • [2]
    La goutte d’eau, in Revue française de Psychosomatique, no 12, 1997.
  • [3]
    Fragments d’une analyse d’hystérie (Dora), Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1973.
  • [4]
    J.-M. Masson (1984), Le réel escamoté, Paris, Aubier.
  • [5]
    M. de M’Uzan, Aux confins de l’identité, Paris, NRF-Gallimard, 2005.
  • [6]
    R. Rosenblum, Peut-on mourir de dire ? Sarah Kofman, Primo Levi, Revue française de psychanalyse, t. LXIV, no 1, 2000.
  • [7]
    C. Couvreur, Expériences traumatiques, expériences analytiques, Revue française de psychanalyse, t. LXVI, no 3, 2002.
  • [8]
    S. Steward, Trauma et réalité psychique, Revue française de psychanalyse, t. LV, no 3, 1991.
  • [9]
    La RFP a publié en 2005, dans les nos 3 et 4, les quatre articles introductifs à ce Congrès (de T. Bokanowski, J. M. Herzog, R. Hartke et M. Viñar), auxquels le lecteur intéressé pourra se reporter.
English version

REVUE FRANÇAISE DE PSYCHOSOMATIQUE, no 28, « Controverses sur le stress », 2005 [1].

1Ces controverses sur le stress, publiées dans ce numéro de la Revue française de Psychosomatique avec la participation de deux anthropologues et des psychanalystes psychosomaticiens de l’IPSO et de la Société psychanalytique de Paris, ouvrent une réflexion complexe sur ce terme, aujourd’hui banalisé. Elles viennent opérer une classification dans un vocabulaire fourre-tout et font en ce sens œuvre scientifique.

2Dans son avant-propos, Gérard Szwec remarque que, « dès le début, le mot désigne aussi bien la réaction sur l’individu que l’agent extérieur qui a déclenché cet effet : le stress est produit par le stress... Il finit par désigner indistinctement toutes sortes de phénomènes corporels engageant l’aspect psychologique, sans discrimination : angoisse, excitation, dépression, mal-être, souffrance psychique, troubles fonctionnels ou maladies organiques ». Dans une dérive scientiste, la notion freudienne de névrose traumatique, liée aux notions de pulsion de mort et de compulsion de répétition, tend à être remplacée par la notion de stress post-traumatique, décrit sous le sigle PTSD (Post-Traumatic Stress Disorder) dans le DSM-III, nouvelle classification des troubles psychiques parue en 1980 sous l’égide de l’American Psychiatric Association. Cette notion allie les deux termes de « stress » et de « traumatisme », supprime la notion de névrose, garde celle de symptôme dans une acception simplifiée, balayant ainsi son sens psychanalytique de « formation de compromis ».

3Gérard Szwec cite un article de Michel Fain qui sera repris par plusieurs auteurs de cet ouvrage [2]. En 1997, Michel Fain avait pris la métaphore de la goutte d’eau pour montrer que le stress se manifeste juste avant que ne défaillent les défenses psychiques. Il écrivait : « La tension pré-explosive a reçu le nom de stress, terme anglais intraduisible en français, qui maintient sa parenté avec le terme distress. » Lors de sa première consultation, une patiente incriminait d’abord le stress, dû à son métier et à ses obligations familiales, dans le déclenchement de coliques néphrétiques survenant juste avant les vacances. Le travail analytique a pu ramener ce vécu à des causes internes en mettant en évidence sa liaison avec un violent conflit œdipien qui se trouvait précisément réactivé à l’occasion de ces vacances, chez sa mère. Nous sommes au cœur du problème : quand l’accent porté sur la cause externe efface la réalité psychique, c’est tout l’intrapsychique inconscient qui se trouve éliminé. Le stress prend de ce fait son épanouissement dans le champ psychosociologique et politique, alors que les psychanalystes continuent de s’interroger sur le fonctionnement mental des patients, leur façon singulière d’investir le monde et de se défendre de ses attaques. L’approche psychodynamique du traumatisme est ainsi distinguée de l’approche neurobiologique du stress.

4Allan Young, professeur d’anthropologie à l’Université McGill de Montréal, a noté que ce ne sont pas les textes freudiens qui ont servi de base à la notion consacrée de PTSD mais l’ouvrage d’Abraham Kardiner, Les névroses traumatiques de guerre, qui relie la compulsion de répétition au courant principal de la neurophysiologie et de la logique évolutionniste de Walter Canon (1911). C’est la guerre du Vietnam qui a servi de plate-forme pour l’introduction de ce terme dans le DSM-III. Les recherches menées après les attaques terroristes du 11 septembre 2001 sur l’impact des images télévisées ont élargi la notion de PTSD en introduisant le PTSD virtuel et partiel. Young s’intéresse aussi à la mesure de la résilience, capacité à restaurer l’équilibre menacé, qui peut s’en trouver accrue.

5Diran Donabédian évoque également les désorganisations à distance de l’événement chez des enfants arméniens, après le séisme du 7 décembre 1988. Il nous relate une approche psychothérapique de groupe, mise en place avec l’aide de Pierre Marty et de thérapeutes arméniens. Selon les structures, les enfants présenteront un silence symptomatique, un déni de l’événement, des somatisations, et le travail du moi pourra ou non organiser une névrose traumatique dans le but de transformer, par la répétition, l’angoisse-détresse en angoisse-signal d’alarme, nécessaire à tout travail d’élaboration psychique. Je ne peux qu’évoquer ici les contributions cliniques de cet article, qui sont à lire avec attention.

6Félicie Nayrou nous relate la cure d’un patient qui avait déclenché une première crise de rectocolite hémorragique, après avoir vécu une situation de très grave danger dans l’impuissance et la terreur. Il lui avait d’emblée déclaré : « C’est le stress de cette nuit-là qui a causé ma maladie. » Après des rêves-cauchemars répétitifs, un rêve transférentiel va permettre à l’analyste de rapporter le vécu de stress à la terreur du patient devant l’objet primaire, et à l’échec du contre-investissement de sa pulsionnalité œdipienne. Le mouvement associatif se trouve relancé avec un travail de transformation du vécu traumatique de perte de maîtrise en vécu de danger fantasmatique. Le patient pourra alors élaborer son angoisse d’abandon et de séparation. Il énoncera sa propre conception de la relation du stress avec l’angoisse : « Il faut que je me mette la pression... J’ai besoin de stress pour sécréter des hormones... pour éviter l’angoisse » (pour éviter l’angoisse automatique devant une scène primitive insupportable, pense l’analyste). S’amorce ainsi un travail de co-construction de représentations relatives au stress, qui amène les protagonistes à distinguer le bon stress, celui d’une suractivité resexualisée porteuse de fantasmes, et le mauvais stress, celui qui avait laissé le patient sous le choc et engendré la désorganisation somatique. Cette cocréation donnera son titre à cette communication.

7« Du stress à l’angoisse », titre Béatrice Le François pour nous tracer les aléas de l’évolution de la mentalisation chez une patiente qui se qualifiait elle-même de « petit soldat ». L’interprétation du transfert agressif et du renversement de la passivité va amener un rêve d’angoisse et d’abandon, où le réveil n’est plus l’angoisse traumatique signant le cauchemar, mais un sentiment de soulagement. Un travail de réorganisation narcissique va permettre au moi de surmonter les excitations qui jusque-là le débordaient.

8« Le stress ne serait-il qu’un terme empreint de modernité face à celui d’angoisse désormais désuet ? », interroge Jean-Michel Porte, qui note l’analogie lexicale latine entre les deux termes, augustus (serré) et stringere (étreindre). Il dénonce le sens actuel de « stress » comme anti-analytique, par le fait qu’il présuppose une libre circulation psyché-soma de l’excitation et évacue ainsi la notion de travail de représentation psychique de la pulsion. Il nous propose une analyse critique de la présentation de Béatrice Le François : il se demande si le stress par surmenage du « petit soldat », qui cherche à éliminer l’angoisse et à contre-investir la dépression, n’aurait pas partie liée avec le déni de la haine primitive, ce que peuvent dénier aussi certaines formes de psychothérapie. Il souligne que, dès 1905 [3], Freud avait spécifié la psychanalyse par l’interprétation de l’agressivité, nous léguant ainsi « une méthode thérapeutique qui n’a pas fini de révéler son caractère non socialement correct ».

9Une passionnante interview de Paulette Letarte, psychanalyste, ayant travaillé comme biologiste de 1954 à 1957 chez Hans Selye, l’inventeur du terme en 1936, ouvre ce numéro. Elle nous précise que les références de Selye étaient purement neuroendocriniennes. La notion de stress au tout début désignait un cortège de réactions endogènes, issu de l’étude sur le rat d’une série de réactions métaboliques à un facteur exogène non spécifique. La réponse du rat se déroulait en trois étapes : la réaction d’alarme liée à la surprise (Fright, Flight, Fight), accompagnée d’un cortège de réactions neurovégétatives ; le syndrome général d’adaptation ou syndrome de survie, visant à restaurer d’urgence l’homéostasie ; la période terminale d’épuisement quand l’organisation des défenses est débordée. Le rat étant un animal intelligent, la phase d’épuisement n’arrive qu’avec des stimuli aléatoires qu’il ne peut anticiper, ou s’il est confronté à une situation paradoxale, incompréhensible.

10Paulette Letarte souligne que la notion de stress a connu un glissement sémantique de l’intérieur vers l’extérieur, chez Selye lui-même.

11Avec leurs questions pertinentes, Gérard Szwec et Philippe Jaeger tentent des rapprochements entre les idées de Selye sur l’anticipation et la notion de défense psychique du type préparation par l’angoisse chez l’humain.

12Paulette Letarte nous fait part de son itinéraire vers la psychanalyse grâce à son intérêt pour les schizophrènes et nous dit rester vigilante sur l’éventuelle composante organique de la psychose. Elle souligne qu’un psychotique peut présenter une grande résistance face à des événements traumatiques, du fait de la barrière qu’il peut ériger contre l’affect traumatique. Elle nous raconte à ce sujet une étonnante consultation avec un aphasique au jargon incompréhensible, jusqu’à ce qu’elle se saisisse du mot Negift qu’elle interprète comme « Négatif » qui signifie « Non » en langage militaire ; elle peut alors enchaîner un dialogue avec le patient qui sort de son aphasie à la faveur d’un aveu déguisé – « je ne ferais de mal à personne » –, qui lui permet de lever le secret jamais dévoilé sur la torture qu’il avait pratiquée en Algérie et l’avait laissé traumatisé. Je laisse au lecteur la surprise de découvrir la menée de cet entretien.

13Richard Rechtman, psychiatre et anthropologue, rédacteur en chef de la revue L’Évolution psychiatrique, remarque qu’avec le PTSD la dimension pathologique tend à être mise de côté au profit de l’affirmation qu’il s’agit d’ « une réponse normale à une situation normale ». Il note l’appauvrissement de la langue et de la pensée qui découle de la pluralité des usages du terme de « traumatisme », et porte son regard sur les mutations sociales et les usages sociaux du traumatisme qui ont contribué à transformer la figure du traumatisé en victime, puis en témoin, au cours des cinquante dernières années. Il se penche plus particulièrement sur le mouvement féministe américain des années 1960, qui, dénonçant les abus sexuels, faisait à la psychanalyse le procès de laisser la réalité de côté au profit du fantasme. C’est ainsi qu’avec le PTSD, les architectes du DSM-III allaient s’emparer de cette requête politique des féministes et de l’ensemble des défenseurs de la cause des victimes pour affirmer que « l’événement était le seul agent des troubles post-traumatiques ». La découverte du sexuel infantile se voyait sacrifiée sur l’autel de la nouvelle raison traumatique. Cette thèse sera reprise par les mouvements de protection de l’enfance maltraitée et se trouvera renforcée avec la parution du livre à scandale de J.-M. Masson [4], linguiste de formation, qui affirmait que Freud avait renoncé en 1897, « par lâcheté », sous la pression de la société viennoise, à sa théorie de la séduction sexuelle subie dans l’enfance comme facteur étiologique des troubles psychiques, pour se retrancher derrière l’hypothèse de la séduction fantasmatique.

14Dans une note de lecture, Jean-Jacques Pailler nous signale l’existence, depuis cinq ans, d’une revue trimestrielle consacrée au stress : la Revue francophone du stress et du trauma, dont les rédacteurs en chef sont français, suisses et belges, et dont le comité de rédaction compte aussi un Canadien. La psychanalyse y est convoquée pour rendre compte des processus de mentalisation et inscrire le trauma dans l’histoire psychosexuelle de l’individu, ce qui réduit d’autant la place laissée au stress. L’auteur compare le travail de ces cliniciens à celui des psychosomaticiens de l’IPSO.

15Avec son intitulé humoristique, « Pot de fleurs et poil de chat », Michel de M’Uzan nous propose de confronter le stress et la réaction immunitaire. S’ils appartiennent tous deux à l’ordre biologique au sens large, « la fameuse chute du pot de fleurs juste à côté de la tête est aux antipodes de la rencontre avec du poil de chat ! ». Il note que, du côté du stress, nous avons de l’indéterminé, de l’élémentaire, du non-spécifique, coiffés par la violence, où l’état de détresse envahit le sujet qui n’a pas eu l’angoisse-signal à sa disposition. Le sujet est incapable, sur le moment du moins, de faire entrer l’événement dans une histoire. Soutenant que dans ce cas la libido n’est pas engagée, l’auteur inscrit le stress dans le champ de l’identitaire, celui de la survie de l’être, qui fait l’objet de ses recherches actuelles sur l’extension de la métapsychologie freudienne [5]. C’est ce en quoi le stress intéresse le psychanalyste qu’est M. de M’Uzan. À l’opposé, du côté de la réponse immunitaire, il relève la spécificité de l’agression et de la réponse immunitaire ; le rôle de la mémoire est ici essentiel, couplé avec la faculté de reconnaissance. Il nous propose un rapprochement entre le mouvement de pensée qui a présidé à cette confrontation stress/défense immunitaire, et sa théorisation antérieure sur les obligations identitaires requises pour la formulation de l’interprétation (qui se comporterait comme un antigène) : suffisamment dérangeante pour créer le vacillement identitaire, suffisamment « homogène au moi » pour être accueillie.

16Rachel Rosenblum poursuit ici ses interrogations sur le danger de dire [6], du tout-dire de la cure analytique, qu’elle distingue bien du dire post-traumatique que sollicite la pratique du débriefing (Mitchel). Elle nous rappelle les interrogations de Ferenczi, et nous pose d’importantes questions cliniques : Comment garantir les conditions favorables à la répétition du traumatisme dans la cure ? Comment éviter qu’un trauma, resté enkysté pendant de longues années, soudain réveillé du fait d’un événement extérieur ou du travail analytique, ne donne lieu à un retour d’affects intolérables, à une honte ou culpabilité inintégrables, qui peuvent précipiter la personne dans la mort ou dans la folie ? Quelles stratégies, de cadre et d’écoute (interprétative ou silencieuse), quand le patient a jusque-là fait preuve d’une certaine résilience, inventé des solutions de compromis ou effectué des clivages opérants ? Elle nous parle de sa clinique, et de celles d’autres collègues, C. Couvreur [7], S. Steward [8]. Elle prend aussi l’exemple de F. Stangl, qui accepte d’être interviewé dans sa prison par la journaliste G. Sereny et lui parle pour la première fois, pendant plusieurs semaines, de ce qu’il a vécu comme Kommandant à Sobibor, puis à Treblinka. S’engage ainsi un processus de subjectivation, qui l’amènera à dire, un jour : « Je n’ai jamais fait de mal à personne volontairement moi-même... mais j’étais là... J’ai ma part de culpabilité... ma faute... Ce n’est que dans ces conversations. » À la faveur de cette dénégation (notons la parenté avec la consultation de P. Letarte rapportée plus haut), s’opère une levée du refoulement, ou du clivage. Mais ce sera le dernier entretien : F. Stangl meurt le lendemain, d’une crise cardiaque.

17Lucien Hounkpatin, psychanalyste et directeur du Centre Georges-Devereux, nous présente son expérience de prise en charge du trauma à partir d’un dispositif thérapeutique de groupe de parole dans le contexte du Burundi, sur le modèle des consultations d’ethnopsychiatrie créé par T. Nathan, respectant les systèmes de pensée du pays, où l’articulation entre l’histoire individuelle et collective est fondamentale. Il nous relate la prise en charge d’une jeune fille mutique, survivante du génocide, qui tombe malade dix ans après que sa mère a été assassinée. L’article détaille l’élaboration des hypothèses étiologiques et la tentative de construire une prescription en harmonie avec le monde de la patiente par les thérapeutes et l’ensemble des participants.

18Je terminerai par le cas clinique très émouvant de Marie Sirjacq. « C’était un reflux gastro-œsophagien consécutif au stress qui aurait expliqué les pleurs du bébé dès la naissance, puis il y eut la découverte d’une tumeur près des cervicales, puis une récidive à 18 mois, et la menace toujours présente... », raconte la mère, avec inquiétude et douleur, devant sa petite fille de 3 ans et demi, qui paraît aller bien et ne présente aucune séquelle motrice. Sa gaîté et sa vivacité suscitent chez l’analyste « une calme confiance » qui va la préserver des angoisses maternelles. Que voulait dire la mère en parlant de stress ? « Derrière le stress, le débordement du préconscient », répond Marie Sirjack en donnant ce titre à son article. Elle interroge aussi la notion de douleur, corporelle et psychique, l’effraction du pare-excitations, et ce qui a pu être lié par la co-excitation libidinale pour constituer le masochisme érogène primaire. L’histoire de la mère se tisse à celle de la fille, tandis que s’élabore dans le transfert la séparation de leurs aménagements psychiques. Quand un bruit extérieur de sirène vient réactualiser un vécu traumatique chez la mère et bloquer sa capacité de penser, la petite fille se bouche les oreilles devant la réaction de sa mère qui interrompt son jeu, mais, en appui sur le préconscient de l’analyste, elle reste sur la ligne élaborative de sa pensée rêvante, en essayant de ramener sa mère sur le terrain du jeu. Grâce à l’élaboration du sadisme et de l’analité, s’organisent les auto-érotismes et la conflictualité œdipienne, mais des somatisations régressives surviennent quand la pesée traumatique de l’histoire médicale reprend de la vigueur.

19R. Debray souligne tout l’intérêt de ce travail clinique pour penser la notion de stress. Elle précise bien la différence entre stress et état traumatique : le stress est toujours lié à des facteurs externes, repérables comme tels et quantifiables. De ce fait, la notion de stress n’appartient pas, pour elle, à la psychanalyse, où seule compte la réalité psychique avec la variabilité individuelle considérable de l’économie psychosomatique de chacun. Je lui laisserai la conclusion de ce numéro, dont j’ai tenté de restituer la richesse :

20

« L’appareil psychique est là pour digérer les traumatismes quels qu’ils soient et je rappelle que, si la vie c’est le conflit, cela implique aussi que ce sont les traumatismes. Sans doute est-ce moins inquiétant pour le grand public de désigner le stress comme fauteur de troubles : tout comme dans les aménagements phobiques de bonne qualité, le danger serait alors fixé sur des éléments externes repérables... »

21Marie-Françoise Laval-Hygonenq
8, place de la Bastille
75011 Paris

PSICOANALISIS, Revue de l’Association psychanalytique de Buenos Aires, vol. XXVI, 1 et 2, « Trauma : nouveaux développements en psychanalyse », 2005.

22Ces deux numéros de la revue de l’Association argentine sont réunis dans un gros volume dédié au XLIVe Congrès psychanalytique international, qui a eu lieu à Rio de Janeiro en juillet 2005 et dont le thème était le trauma [9].

23Un premier article signé par Berta Mantykow de Sola rend un hommage ému à l’une des fondatrices de l’Association psychanalytique de Buenos Aires disparue en 2005, Maria Adela Pozzi de Rios. L’auteur retrace son parcours psychanalytique et l’importance de ses apports cliniques et scientifiques ainsi que des qualités humaines qui ont laissé des sillons profonds dans le milieu analytique argentin. Un article de cet auteur nous est présenté, où Maria Adela Pozzi de Rios nous raconte un cas d’hystérie chez un homme jeune présentant des symptômes conversifs qui affectaient la moitié de son corps. La réflexion sur cet exemple clinique permet à l’auteur d’aborder, à travers l’interprétation de plusieurs rêves du patient, le cheminement inconscient aboutissant au « faux lien entre le désir infantile et le corps fantasmé ». L’auteur nous propose de comprendre le symptôme conversif comme un rêve dont l’écran serait le corps propre, évoquant le travail de Freud sur le cas Dora, qui, elle nous le rappelle, devait s’appeler à l’origine « Rêves et hystérie ». L’imaginaire joue, nous explique l’auteur, un rôle privilégié dans la structuration du symptôme conversif suivant les lois de la symbolisation en processus primaire, comme dans le rêve. À travers les symptômes conversifs du patient, l’analyste peut aussi déduire le développement de la conflictualité œdipienne qui va se jouer sur le plan transférentiel dès les premiers contacts. La particularité et l’intérêt de ce travail se trouve non seulement dans la manière dont il nous est exposé, nous permettant de suivre le travail analytique interprétatif de manière très exhaustive, mais dans le fait que le patient montre, à travers le matériel analytique, des aspects de sa personnalité qui ont comme référence symbolique la partie du corps qui ne se trouve pas affectée par la symptomatologie conversive. L’auteur tente de manière exemplaire une articulation des idées freudiennes avec les notions avancées par M. Klein sur les imagos libidinales ou destructrices qui affectent les fantaisies sur le corps et qui sont déduites de ses théories sur la position schizo-parano ïde, en rapport avec des représentations non intégrées du corps, et la position dépressive en rapport avec des représentations plus intégrées et réalistes. L’auteur nous montre que les parties du corps qui ne sont pas affectées par les symptômes conversifs sont également pleines de signification, qu’il existe un lien argumentaire (comme dans le récit d’un rêve) qui relie les deux parties du corps (affectée et non affectée), et arrive également à la conclusion que la partie non affectée du corps symbolise les aspects les plus intégrés de la personnalité.

24Nous trouvons ensuite le rapport de Thierry Bokanowski, qui nous propose une différenciation du concept de traumatisme en trois notions distinctes. Le traumatisme renvoie à la théorie de la séduction et au sexuel, et préside au fonctionnement psychonévrotique, noyau de la névrose infantile et du déploiement de la névrose de transfert. L’auteur nous rappelle que l’articulation de la représentation de l’événement traumatique par la vie pulsionnelle organise et structure les fantasmes originaires de séduction, castration et scène primitive. Toutefois, la rencontre brutale entre le fantasme inconscient et la réalité externe peut donner au traumatisme une dimension désorganisatrice, provoquant un « collapsus topique » (C. Janin) qui crée une barrière entre la motion pulsionnelle et les formations préconscientes et inconscientes. Le traumatique, qui désigne l’aspect économique résultant de l’absence de préparation préalable et d’un déficit de pare-excitation, est typique dans les névroses traumatiques où la répétition de la terreur devient une forme de lutte contre cette même terreur. Le trauma définit « l’action négative et désorganisatrice de l’action traumatique », qui attaque la liaison pulsionnelle et négative, les formations psychiques, ce qui donnera lieu à des « zones psychiquement mortes à l’intérieur du moi ».

25Le trauma est lié à la difficulté de l’objet externe à contenir et lier la décharge pulsionnelle du bébé à un âge très précoce, provoquant chez lui un état de terreur. Les traumas primaires occasionnés par les échecs dans l’établissement des premiers liens avec l’objet maternel sont des états de détresse psychique caractérisée par la non-inscription d’un événement potentiellement représentable et symbolisable.

26À travers un exemple clinique, l’auteur nous montre l’intrication entre la notion de traumatisme et celle de trauma, et l’action « intense de l’aspect destructeur du travail du négatif » (Green).

27Raul Hartke insiste, dans son article « La situation traumatique de base dans la relation analytique », sur l’importance essentielle de l’aspect économique du trauma. Sur le plan théorique, il tente de rester fidèle aux éléments fondamentaux de la notion freudienne originale, tout en évitant de confondre la notion de traumatisme avec l’ensemble des situations pathogènes, ce qui l’amène à explorer l’événement traumatique dans sa dimension intrapsychique. Mais il refuse une position « solipsiste » trop centrée sur le sujet, considérant, comme de nombreux auteurs (Winnicott, Bion, Green), que « le sujet n’existe pas sans la participation d’un autre ou d’autres ». L’auteur analyse la question de la situation traumatique à partir des notions développées par Bion, selon lesquelles « la notion de protection contre les stimuli, au niveau pulsionnel, correspond à la présence d’un objet contenant interne qui résulte de l’introjection d’un objet contenant extérieur ».

28Hartke considère la situation analytique comme la seule source valable, le seul locus d’observation et d’expérience dans la recherche psychanalytique. Rejoignant les formulations de W. Baranger et sa théorie du champ analytique, ainsi que l’idée de « tiers analytique intersubjectif » de Ogden (1994), cette situation analytique est pour lui constituée par deux subjectivités, avec leurs propres structures psychiques et leurs histoires individuelles, donnant lieu à une expérience partagée qui devient quelque chose d’autre que la simple addition de deux psychismes individuels. Dans cette perspective, l’analyste doit utiliser un « point de vue binoculaire » comme observateur participant (Bion, Meltzer).

29Pour R. Hartke, la situation traumatique dans la relation analytique provient d’un événement qui provoque « une certaine magnitude ou qualité d’émotions qui dépassent la capacité de contenance de la dyade patient/analyste impliquée ». Cela entraîne chez l’un des protagonistes, ou bien chez les deux simultanément, une zone de « démentalisation », sorte de dérèglement dans le système de représentations qui constitue le psychisme, et requiert, après coup, un travail analytique portant sur cette perturbation et un changement au niveau de la relation thérapeutique, de manière positive ou négative. Cette expérience de démentalisation implique le passage d’une angoisse liée à l’objet (correspondant à la notion de traumatisme dans la définition de T. Bokanowski), à une autre où il n’y a pas de représentation psychique (rejoignant la définition de trauma de T. Bokanowski) et qui est en rapport avec la notion de « terreur sans nom » décrite par Bion (1962).

30Les situations de démentalisation apparaissent généralement, selon l’auteur, comme assez « macroscopiques » pour être détectées avec une certaine facilité, et ce malgré les efforts déployés par l’analysant et l’analyste pour les masquer défensivement. Malgré cela, des formes plus « microscopiques » peuvent se manifester, ce qui correspond aux « microfractures » décrites par A. Ferro (2002).

31L’auteur décrit de tels moments traumatiques de la relation transférentielle dans trois cas cliniques. Je retiendrai celui d’un patient qui reprend son analyse après la période d’interruption des vacances d’été. Il dit qu’il ne peut plus écouter, parce qu’il ressent un bourdonnement intérieur de plus en plus intense. Il se sent devenir complètement sourd, et il exprime sa peur de devenir fou. À partir de là, il apporte en séance un petit poste de radio qu’il menace d’allumer pour, dit-il, réduire le bourdonnement, et aussi parce que le peu qu’il arrive à entendre de son analyste ne l’intéresse pas. Les différentes interprétations tentées par l’analyste, en rapport à l’angoisse de séparation des vacances, ne modifient pas la situation. Jusqu’au moment où l’analyste prend conscience que, pendant que le patient se plaint ou qu’il reste en silence, il a des réminiscences d’agréables moments passés avec sa famille au bord de la mer et qu’il se réjouit de ces souvenirs comme s’il y retournait. En même temps, il ressent la présence du patient comme un obstacle, en ayant la sensation de travailler « en pilote automatique ». À partir de ces vécus contre-transférentiels, il dit au patient qu’il pense que « ses sentiments les plus importants par rapport aux vacances n’étaient pas, en réalité, d’avoir été laissé seul mais plutôt d’avoir la sensation que l’analyste n’était pas rentré complètement et qu’il ne syntonisait pas avec lui ». Après un moment de silence empreint d’émotion, le patient dit, tout en touchant son poste de radio : « Vous voyez comment les choses fonctionnent aujourd’hui ! Il y a quelques années, j’avais un autre poste radio qui syntonisait de manière mécanique, de telle sorte qu’on ne pouvait pas toujours localiser et retenir la fréquence souhaitée. Par conséquence, il y avait des interférences. Celui-ci a une technologie plus avancée : la syntonie est électronique, automatique, de sorte que l’on peut localiser la fréquence de manière approximative et l’appareil cherche le point exact. Il syntonise parfaitement ! » Le patient et l’analyste restent en silence, avec le sentiment de s’être écoutés l’un l’autre. L’analyste ajoute seulement : « Quand il n’y a pas d’interférences, n’importe quelle communication devient plus efficace. »

32James M. Herzog nous emmène dans un long voyage, voyage analytique, avec une petite fille surdouée, qu’il décide d’accompagner dans le jeu qu’elle propose, à 10 000 m d’altitude dans un avion à destination incertaine. À travers les turbulences du vol, les incertitudes, les exigences d’un discours parfois apparenté aux énigmes du sphinx, à travers différentes langues (tantôt l’espagnol, tantôt l’allemand ou l’anglais, ou encore le yiddish), à travers la musique (« Bruckner est comme un pont avec ma famille, Mahler c’est sur toi et moi », dira Carlotta), en serrant et desserrant les ceintures de sécurité, Carlotta guide son analyste, qu’elle appelle Solamente ( « seulement » ), en espagnol, à travers les espaces et les temps télescopés de son « jardin intérieur ».

33Herzog nous fait partager son propre parcours intérieur dans ce voyage, ses doutes, ses confusions et l’entrecroisement avec ses propres associations. Le sentiment de ne pas comprendre, qu’il accepte, se laissant guider par sa petite patiente comme Dante par sa Béatrice. Carlotta lui répète, parfois : « Solamente, as-tu oublié que ceci n’est qu’un jeu ? », mais lui rappelle d’autres fois son besoin de sa présence comme une corde de vie : « Que tu sois dans ce vol m’effraie, mais si tu n’y étais pas nous nous serions écrasés depuis longtemps. » L’histoire familiale et ses dimensions traumatiques se déploie peu à peu au fil des séances, le destin tragique de deux générations en Allemagne pendant la guerre et dans l’Argentine des années 1970.

34L’auteur nous propose un vertex de réflexion qui lui permet de penser la situation transférentielle en définissant la notion d’ « objet traumatique », qu’il décrit comme une « relation qui peut être l’axe d’un trauma important, généralisé et catastrophique ». Celle-ci apparaît « quand le patient se sent très perturbé par l’analyste, quand le transfert est plein d’expériences affectives douloureuses et problématiques, et qu’en même temps il se dégage le sentiment que la seule manière de soulager cette situation insupportable est de continuer et approfondir le contact avec l’analyste ».

35Le voyage se poursuit en traversant des paysages d’horreur, du camp de concentration de Dachau aux circuits de la mort des geôliers argentins. Petit à petit, la brume se dissipe, les espaces et les temps se dégagent, laissant à découvert le secret familial d’un inceste à l’origine du symptôme de Carlotta, celui qui a déclenché le début de son analyse.

36Ce voyage de plusieurs années touche à sa fin, le transfert se dissout, le voyage a été possible du fait que l’analyste s’est montré « capable de bouger à côté de la patiente, mais aussi d’une manière séparée et respectueuse, sans oublier que nous jouions pour qu’elle récupère sa vie ». Il nous précise : « J’ai écouté la musique qu’elle composa et qu’elle joua. C’est elle qui orchestra la mélodie et établit le rythme. Je l’accompagnai, je crois, d’une manière paternelle, suffisamment bonne pour moduler et organiser les pulsions et fantaisies agressives, afin que le jeu puisse se développer et que Carlotta soit en condition d’être maître de son corps et de sa pensée. » Son récit, merveilleux cadeau, émouvant et profond, nous fait vivre avec intensité la dimension bouleversante, déchirante et belle, de notre métier de psychanalyste.

37Carlotta le dit mieux que personne : « Dieu merci, nous avons pu jouer et savoir à qui était ce corps [le corps du symptôme] et quelle était la finalité, c’est-à-dire ma finalité. Peux-tu comprendre ce que je veux dire ? J’ai maintenant ma propre finalité, pas celle du passé ni celle de ma mère. Je vis pour moi, Solamente, pour moi. J’étais presque exclue, écrasée, morte ! Mais aujourd’hui je suis beaucoup plus vivante. Muchas gracias. Ich danke dir, comme on le dit dans la vieille et aimée langue allemande. En quoi parlons-nous ici ? Dans une langue spéciale, Solamente, nous ne parlons que de la pensée et de notre jeu. Celle-ci est notre langue. »

38Nous ne pouvons ajouter à cela qu’un grand merci à Carlotta et à son analyste Herzog pour cette exceptionnelle leçon de psychanalyse.

39Marcelo Viñar, dans son article « Spécificité de la torture comme trauma », aborde ces moments saisissants de la clinique psychanalytique, où les concepts théoriques qui permettent de penser l’intrusion massive de la violence extérieure et son effet dévastateur sur le tissu psychique trouvent leurs limites, devant l’inexprimable et l’irreprésentable de l’horreur. Pour lui, « la torture institutionnalisée fait éclater la trame sociale qui nous constitue en tant qu’humains » : la rationalité irréfutable et destructrice d’un pouvoir constitué par nos semblables provoque une angoisse spécifique et indicible, qui reste ineffaçable pour la plupart des survivants.

40L’auteur prend le parti de contester une position exclusivement clinique qui fonderait, selon lui, une victimologie aliénante pour celui qui a été torturé : « La torture n’est pas une maladie de celui qui a été torturé, mais un mal endémique de la civilisation. » En conséquence, il pense que

41

« parler de la torture n’est donc pas parler des victimes affectées, de leurs stigmates et de leurs séquelles, mais utiliser leur témoignage et leur humanité pour dénoncer un ordre où le “vivre-ensemble” fonde son existence et sa survie sur la destruction du semblable. On ne peut écouter un torturé et ébaucher une compréhension de sa personne que si l’on ose prendre en considération l’ordre oppresseur qui l’a détruit ; pas seulement pour panser ses blessures, mais pour le restituer dans un ordre humain et dans sa condition de semblable ».

42L’auteur souligne l’énorme défi à l’écoute psychanalytique que constitue cette situation traumatique, lorsqu’une intentionnalité calculée vise notre destruction, et rappelle l’idée de Freud pour qui « la catastrophe naturelle génère de la solidarité, alors que la catastrophe politique provoquée par un autre être humain induit la haine et la rancœur sans fin ». Sur ce point, nous nous posons la question de savoir si le véritable défi ne serait pas de pouvoir écouter les victimes de la violence totalitaire, au-delà de la haine et la rancœur, au lieu de s’identifier à elles ? De plus, si la contestation à la fois politique et éthique de la barbarie totalitaire est, bien sûr, légitime, n’y a-t-il pas un danger de confusion, d’un mélange de plusieurs discours, pouvant rendre problématique l’écoute spécifique de la souffrance d’une personne dans sa singularité et créer des impasses sur le plan transférentiel ? Mais il est vrai qu’à l’inverse une position de neutralité trop rigide pourrait constituer chez l’analyste une carapace défensive risquant de laisser le patient seul face à une angoisse indicible, abandonné devant l’évocation de l’horreur, comme le sont trop souvent les victimes face à l’indifférence de leurs semblables.

43M. Viñar aborde par ailleurs la question du difficile passage de l’expérience traumatique, avec son « avalanche d’épouvante et d’horreur », à sa configuration en tant que récit, en tant qu’expérience représentable pour être racontée à un tiers : « Comment actualiser ce lieu psychique, frange de folie, qui articule le registre de la perception et de l’hallucination, de l’expérience éveillée avec celle qui relève du rêve ? » Des auteurs comme J. Semprun, P. Levy, P. Steinberg ou M. de Certeau ont abordé cette problématique issue de leur propre traversée au cœur de l’horreur. Marcelo Viñar évoque longuement leurs réflexions sur la difficulté à raconter, à réactualiser l’intolérable angoisse de ces moments où la souffrance n’a pas de limite et où l’être psychique est confronté à sa propre dissolution. L’auteur nous rappelle que « la victoire du bourreau, c’est de créer ce lieu d’horreur dont l’invocation ou la convocation deviennent impossibles ». Il se demande si cette rupture entre l’expérience vécue et son récit n’est pas constitutive de l’expérience traumatique dans son rapport à l’irreprésentable : « La plus grande angoisse, ce n’est pas la perte de l’objet, mais l’absence de sa représentation. » Il s’agit de trouver les mots mais également une partie du moi capable de les porter. Comme J. Semprun le dit de manière très précise dans son livre L’écriture ou la vie : « J’ai besoin d’un moi, un moi de la narration qui ait été alimenté par ce que j’ai vécu, mais qui aille au-delà, qui soit capable d’y insérer l’imaginaire, la fiction. Une fiction aussi éclairante que la vérité et qui aiderait à faire que la réalité semblerait réelle et la vérité vraisemblable. »

44Il évoque aussi la croyance habituelle, chez les victimes, de l’impossibilité à faire entendre et partager leur expérience vécue, ce que l’auteur considère comme « un camouflet à la vocation de psychanalyste ». Il cite P. Steinberg : « Ceux qui m’attendaient se sont bouché les oreilles... Ceux qui ont eu la possibilité de m’entendre m’ont fui... Le précipice était infranchissable. J’en ai tiré les conclusions pertinentes et je me suis tu. » À ce propos, on pourrait se demander si cette conviction d’inéluctable surdité chez l’auditeur ne résulterait pas, dans certains cas, d’un mécanisme d’identification projective révélant peut-être le besoin de devenir soi-même sourd à sa propre souffrance, et de construire par rapport à celle-ci une barrière défensive « infranchissable ».

45Du point de vue thérapeutique, M. Viñar évoque un travail de « repersonnalisation » : « Quand l’on est en dehors de soi, il est nécessaire de se ré-habiter. » Pour éviter l’envahissement total par le trauma, il faudra retrouver une temporalité psychique permettant la nécessaire discrimination entre passé et présent. Finalement, malgré son souci bien compréhensible de dénoncer la barbarie subie, l’auteur en vient à évoquer R. Roussillon, qui postule qu’il ne s’agit pas de « lire le trauma » comme cause déclenchante, mais de comprendre « la manière dont chaque sujet enregistre ce trauma, l’inscrit et le signifie, en trouvant ainsi la singularité de sa réponse ».

46Lilia E. Bordone de Semeniuk nous propose un intéressant article centré sur l’analyse des protagonistes de deux romans d’Imre Kertész, prix Nobel de littérature en 2002 : être sans destin et Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas. L’auteur explique le fonctionnement des deux personnages, qui ont tous deux vécu l’expérience traumatique des camps d’extermination, en émettant l’hypothèse qu’une perturbation de la symbolisation chez l’un et l’utilisation adéquate des symboles chez l’autre sont remplacées par la décharge comme moyen principal pour trouver un équilibre. Selon l’auteur, l’appauvrissement consécutif de l’appareil psychique et la défaillance des processus de liaison alourdissent l’expérience traumatique, laquelle est redoublée par l’expérience ultérieure avec des objets externes incapables de calmer les anxiétés persécutrices et de diminuer la méchanceté des objets internalisés.

47Chez l’un des personnages du premier roman, la quête de liberté comme valeur suprême correspond à une affirmation contre l’assujettissement à l’objet interne/externe, vécu comme source d’esclavage et de soumission. L’intégration dans l’ « existant » équivaudrait pour lui à une intégration de la passivité risquant d’endommager des aspects vitaux de son psychisme. Le personnage tente de trouver un équilibre dans une sorte d’addiction à l’écriture, comme forme de décharge et de fuite devant la soumission passive à un surmoi sévère et sadique.

48Dans l’autre roman, au contraire, le protagoniste semble fonctionner dans une sorte de soumission et d’obéissance inerte face à la brutalité et l’autoritarisme extrême, qu’il tentera de justifier comme une projection de sa propre soumission à un surmoi tyrannique.

49L’analyse passionnante de ces personnages amène Bordone de Simeniuk à s’interroger sur le travail d’écriture de Kertész, se demandant s’il est possible de créer une littérature abordant ce sujet sans qu’elle contienne la décharge et la vengeance que suppose le témoignage de l’horreur subie.

50Dans son article « Viol et trauma », Diana Cantis-Carlino nous propose une intéressante réflexion sur le thème des violences sexuelles subies par des femmes.

51Selon l’auteur, dans le viol, le désir/jouissance du violeur impliquerait l’exercice d’un auto-érotisme anobjectal sadique, lié conceptuellement à la notion de narcissisme de mort d’A. Green, exercé avec violence sur l’autre positionnée en objet de jouissance et ainsi dépossédée de sa condition de sujet.

52Cantis-Carlino considère le viol comme une expérience limite entre la vie et la mort, qui fait émerger un vécu d’angoisse archa ïque d’annihilation provoquant une terreur paralysante et une détresse extrême.

53L’auteur cite W. Baranger, pour qui « la situation traumatique en tant que terreur débouche sur une inondation désymbolisante du moi, lequel devient incapable de gérer la réactivation de l’état primitif de détresse ». Elle cite également Meltzer qui pense, de son côté, que la terreur est une anxiété parano ïde paralysante, impossible à fuir car mettant en jeu inconsciemment des objets morts/vivants, comme dans le mythe du vampire, devenus réels dans l’expérience du viol. En même temps qu’il vampirise la libido de sa victime, pour s’en nourrir et continuer à vivre, le violeur se défait de ses propres contenus dégradés et persécuteurs qu’il évacue et inocule dans l’objet de sa jouissance.

54L’auteur relate la supervision de l’analyse d’une femme qui consulte après avoir subi un viol. À travers les séances, nous pouvons suivre la reconstruction par la patiente des détails de son expérience traumatique. Elle racontera, par exemple, que, pendant le viol, elle a vu des fleurs de couleur et que, à cet instant, elle a pensé à offrir un bouquet à une professeure qui portait le même nom qu’une ancienne camarade morte tragiquement dans un accident quelques années auparavant. Le viol ayant eu lieu lors d’une nuit d’hiver, la thérapeute et son superviseur élaborent l’hypothèse d’un vécu hallucinatoire chez la patiente vivant une situation pouvant provoquer une mort tragique comme celle de sa camarade. Cela sera plus tard confirmé par la patiente. Cantis-Carlino pense que, face à la coercition extrême du viol, l’univers des fantaisies de la patiente avec les liens significatifs de sa propre histoire étaient pour elle les seuls biens propres qui pouvaient être sauvés de l’attaque sexuelle. Pendant l’analyse, la patiente arrivera à trouver des significations à la situation du « trauma pur » et à son pouvoir désorganisateur pour l’activité psychique, en créant de la « substance psychique » et en développant un plus grand espace de contact avec son intériorité en tant qu’espace de symbolisation.

55Dans ce même numéro, nous trouvons également une série d’articles courts qui passent en revue le concept de trauma selon les différents auteurs psychanalytiques. Une véritable panoplie s’offre à nous (19 auteurs en tout), qui nous permet de suivre et comparer les divers développements théoriques du concept de trauma à travers le prisme conceptuel des différents courants de pensée, pendant plus d’un siècle d’élaboration. Enfin, une série de conférences réalisées au siège de la Société psychanalytique de Buenos Aires closent cet excellent numéro, très riche aussi bien sur le plan théorique que sur le plan clinique.

56Juan Gennaro
7, rue du Champ-d’Épreuves
91100 Corbeil-Essonnes

Notes

  • [1]
    Cet article a été partiellement publié dans le no 107 de Carnet Psy.
  • [2]
    La goutte d’eau, in Revue française de Psychosomatique, no 12, 1997.
  • [3]
    Fragments d’une analyse d’hystérie (Dora), Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1973.
  • [4]
    J.-M. Masson (1984), Le réel escamoté, Paris, Aubier.
  • [5]
    M. de M’Uzan, Aux confins de l’identité, Paris, NRF-Gallimard, 2005.
  • [6]
    R. Rosenblum, Peut-on mourir de dire ? Sarah Kofman, Primo Levi, Revue française de psychanalyse, t. LXIV, no 1, 2000.
  • [7]
    C. Couvreur, Expériences traumatiques, expériences analytiques, Revue française de psychanalyse, t. LXVI, no 3, 2002.
  • [8]
    S. Steward, Trauma et réalité psychique, Revue française de psychanalyse, t. LV, no 3, 1991.
  • [9]
    La RFP a publié en 2005, dans les nos 3 et 4, les quatre articles introductifs à ce Congrès (de T. Bokanowski, J. M. Herzog, R. Hartke et M. Viñar), auxquels le lecteur intéressé pourra se reporter.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.89

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions