Notes
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[1]
René Kaës, La polyphonie du rêve : l’expérience onirique commune et partagée, Paris, Dunod, 2002.
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[2]
S. Freud (1900), L’interprétation des rêves, Paris, PUF, 1967.
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[3]
A. Green, De l’ « Esquisse » à L’interprétation des rêves : coupure et clôture », Nouvelle Revue de Psychanalyse, 1972.
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[4]
S. Ferenczi (1913), « À qui raconte-t-on ses rêves ? », in Psychanalyse 2, Paris, Payot.
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[5]
R. Kaës, Le groupe et le sujet du groupe, Paris, Dunod, 1993.
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[6]
R. Kaës, Les théories psychanalytiques du groupe, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1999.
1L’étude du rêve se situe à l’origine de la construction métapsychologie du fonctionnement psychique inconscient. En 1900 [2], dans le décours de son auto-analyse, Freud fonde la psychanalyse en formulant une représentation d’un espace psychique clos, conçu sur le modèle du rêve ; le rêve est “ égo ïste ”, à la fois gardien du sommeil et source de satisfaction des désirs infantiles d’un sujet-rêveur conçu comme solipsiste. L’espace onirique clos freudien était une nécessité épistémologique, afin de cerner et isoler l’inconscient pour en découvrir les propriétés, en parfaite homologie avec l’invention du dispositif de la cure [3]. Pour Freud, le rêve est une affaire strictement privée !
2Pourtant, dès 1913, Ferenczi [4] (cité par Kaës) se demandait déjà : « À qui raconte-t-on ses rêves ? », et répondait : « Les psychanalystes savent depuis longtemps qu’on se sent poussé inconsciemment à raconter ses rêves à la personne même que leur contenu latent concerne. » Dans cette réflexion, le rêve n’est déjà plus replié égo ïstement sur lui-même, il s’inscrit dans une réalité intersubjective. L’adresse et le destinataire de ce même rêve font désormais partie du travail du rêve ; il concerne donc aussi l’analyste, objet du transfert de son analysant.
3Un siècle après L’interprétation des rêves de Freud, René Kaës nous livre un ouvrage important, intitulé La polyphonie du rêve. Fidèle à sa vocation de psychanalyste et de chercheur rigoureux, humaniste et cultivé, il nous invite à explorer la dimension intersubjective et interpsychique du rêve.
4Bion est l’auteur qui, de façon décisive, a fait basculer la conception du rêve du côté des conditions intersubjectives de l’activité onirique. Pour rêver, il faut d’abord intérioriser, dans le lien à l’objet primaire, un contenant et une capacité de transformation psychique. « Rêver exige la précession d’un rêveur dont l’activité onirique est requise pour que se forme chez un autre la capacité de rêver. » Pour R. Kaës, le rêve d’un sujet singulier est toujours « traversé » par les rêves d’autres sujets ; s’il est bien le sujet de son inconscient, il s’est aussi constitué aux « points de nouage des voix, des paroles des autres » (objets primaires, objets du groupe d’appartenance, objets de culture). Cela implique donc l’ouverture de l’espace onirique du sujet vers l’espace onirique de l’objet.
5L’ouvrage s’attache à en démontrer les effets transformateurs pour la pratique et la théorie psychanalytiques, y compris celles de la cure type.
6R. Kaës organise dès lors son livre autour de trois hypothèses :
- 1 / l’hypothèse d’un espace onirique commun et partagé, à l’articulation des espaces intra- et interpsychique ;
- 2 / l’hypothèse d’un second ombilic, intersubjectif, du rêve, décentré du premier ombilic décrit par Freud, pour qui « le rêve repose sur l’inconnu », au plus profond de l’inconscient du sujet rêveur, chevillé dans son expérience corporelle et pulsionnelle ;
- 3 / la notion de polyphonie du rêve, qui peut se résumer en une double question :
7— Lorsqu’un sujet élabore un rêve : qui pense, qui éprouve et qui rêve dans le rêve ? De quelles voix et de quel désir de l’autre est-il le porteur et le représentant ? Comment le travail du rêve est-il commandité par « l’autre à l’intérieur de soi » ? La clinique du transgénérationnel et du traumatisme en est éclairée.
8— Lorsqu’un sujet élabore (puis éventuellement raconte) son rêve, pourquoi le raconte-t-il, et à qui ce rêve et ce récit du rêve sont-ils destinés ? Le rêve n’est pas qu’une auto-interprétation, il est aussi un récit organisé pour un autre. Cela ouvre sur la question de son adresse (transférentielle), mais aussi sur le travail secondaire de mise en récit du rêve, et son inscription dans le langage et la culture.
9R. Kaës souligne combien un tel décentrage dans la conception du rêve, jusqu’ici solipsiste, a soulevé des résistances en lui... et dans la pensée analytique en général, dès lors que certaines des idées originaires de la psychanalyse sont ainsi bousculées. C’est sans doute pourquoi l’auteur ressent le besoin d’étayer sa thèse autant sur la clinique des rêves (dans la cure et dans les groupes) que sur des exemples de la littérature universelle, qui a depuis bien longtemps appréhendé comment « tout rêve est traversé par les signes et les rêves de désir d’un autre », à l’écoute de la polyphonie des rêves.
10Les éléments cliniques et théoriques qui fondent ces hypothèses se déploient au long d’une dizaine de chapitres, que je synthétiserai brièvement.
11Revenant d’abord à Freud, R. Kaës analyse de près les conceptions successives de l’appareil psychique dans la métapsychologie freudienne, avant d’en élargir les perspectives. Il démontre que, si la topique intrapsychique freudienne est clôturée, cela n’implique pas que cet espace soit clos ; bien au contraire, il s’ouvre, dès l’origine du sujet, sur trois espaces : corporel (pulsionnel) / intersubjectif / socioculturel. L’inconscient est donc « polytopique » et hétérogène ; chacune de ces dimensions originaires de la réalité psychique nous apparaissent plus ou moins nettement selon les dispositifs psychanalytiques – individuels ou groupaux.
12Le sujet tentera toujours – par le rêve – de retrouver l’espace onirique commun et le « contrat narcissique » (Aulagnier) qu’il a partagé avec sa mère dans les temps originaires : « Cet espace est la matrice commune de la vie psychique : la mère y inscrit l’infans dans son propre narcissisme et ses projections imaginaires, elle le fonde dans sa propre psyché et dans l’espace psychique familial. » À partir de ce « berceau psychique et onirique » originaire qui fonde les identifications primaires, l’auteur explore les spécificités d’un espace onirique familial, dans sa dimension de partage et de transmission des charges traumatiques précoces, individuellement inélaborables, mais aussi dans sa dimension incestuelle et de désir de fusion. « L’enfant ne peut rêver ce que ses parents n’ont pu transformer et rêver... » « Mais partager le même espace onirique n’est pas innocent. » Rêver est alors autant la réalisation de ce désir régressif que sa symbolisation.
13Cet « espace onirique commun et partagé » est ensuite investigué par l’auteur, à partir de la clinique différentielle des rêves dans différents dispositifs analytiques individuels, familiaux et groupaux.
14Ainsi, un chapitre examine spécifiquement les rêves de contre-transfert dans les cures types à partir des « rêves de séances » de l’analysant et de l’analyste, qu’il situe dans un espace onirique partagé, au sein du champ transféro-contre-transférentiel. Les identifications (introjective et projective) y tiennent un rôle essentiel. J’invite le lecteur à découvrir la remarquable analyse qu’en fait R. Kaës, à partir d’un récit de cure, où l’auteur repère un « pacte dénégatif » inconscient entre les deux protagonistes de la cure, s’étayant sur un rêve de séance de sa patiente, qui fait étrangement écho, dans son contenu, à un rêve de l’analyste... fait la veille du récit du rêve de la patiente en séance ! « Le travail de l’analyste porte alors sur l’organisation psychique inconsciente, sur la psyché commune, développée dans le couple analytique : le rêve en est la symbolisation. » L’auteur conceptualise ensuite les topiques psychiques de l’analysant et de l’analyste – et leurs zones de recouvrement – au sein de la cure type. R. Kaës se risque dès lors à repenser le lien entre transfert, rêve, transmission de pensée et télépathie, évoqués par Freud. Il évoquera plus loin la question des rêves prémonitoires.
15La clinique psychanalytique de groupe élargit encore les perspectives du rêve. Partant de sa théorisation [5] sur la réalité psychique groupale, irréductible à la somme des réalités psychiques de chacun du groupe – ainsi que sur l’articulation dynamique entre réalité intrapsychique et intersubjective au sein des groupes –, R. Kaës explore une série de rêves élaborés et racontés par des sujets placés en situation de groupe analytique. Cette clinique du « rêve en groupe » montre comment un même rêve participe à la fois d’une activité onirique propre au rêveur et dans le même temps d’une activité onirique pour l’ensemble des sujets du groupe, témoignant de cet espace psychique « commun et partagé ». Le groupe est la « deuxième fabrique du rêve... un remarquable activateur de l’activité onirique ». L’expérience groupale permet cette étonnante découverte : le rêveur est donc à la fois sujet de son propre inconscient et sujet « porte-rêve » pour le groupe. Ce double statut rend compte du fondement intersubjectif de l’espace onirique individuel et du fondement onirique du lien intersubjectif. En découle aussi la nécessaire « double écoute » de ces deux dimensions par l’analyste.
16Dans un aller-retour fructueux et cohérent avec sa thèse, R. Kaës revient ensuite vers l’intrapsychique, en explorant les « rêves de groupe » dans les cures, rêves « typiques » dans lesquels les pensées du rêve figurent un regroupement de plusieurs personnages en relation. Le groupement de plusieurs personnages est utilisé comme un moyen de figuration des différentes pensées du rêve, et de leur conflictualité éventuelle. R. Kaës reprend alors ses théorisations – essentielles – sur les « groupes internes » qui structurent le fonctionnement intrapsychique [6]. Ainsi les imagos, les pulsions, les fantasmes originaires, les complexes, les instances, l’image du corps propre, le réseau des identifications et des relations d’objets – et leurs rapports conflictuels – sont-ils comme des groupes à l’intérieur de soi. Les rêves de groupe figurent de façon exemplaire nos groupes internes, particulièrement les fantasmes originaires, au service de la censure et de la représentation. La représentation onirique d’un groupe figure aussi la violence des pulsions et l’intensité des affects, tout en en diffractant les charges économiques sur plusieurs objets du rêve. L’analogie avec les mécanismes et les défenses à l’œuvre dans les groupes analytiques est ici remarquable !
17Une note de lecture ne peut rendre pleinement toute la finesse clinique et la rigueur théorique de l’ouvrage et de son auteur. Ce travail essentiel se situe au cœur des questions métapsychologiques que nous pose la psychanalyse contemporaine, en intégrant, de façon convaincante et authentiquement psychanalytique, les fondements intrapsychiques et intersubjectifs du « sujet de l’inconscient ». En découle une conception du rêve moins « égo ïste », en tant que « l’une des matières premières de l’intersubjectivité ». Nous sommes ainsi proches d’une potentielle « troisième topique », indispensable pour articuler la réalité intrapsychique inconsciente du sujet et la place du lien intersubjectif avec l’objet – dynamique dont on sait l’importance pour la compréhension des pathologies du lien et du narcissisme.
18En cela, il est remarquable que, cent ans après Freud, ce soit par l’étude des rêves que R. Kaës nous ait conviés sur ce chemin fructueux.
Notes
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[1]
René Kaës, La polyphonie du rêve : l’expérience onirique commune et partagée, Paris, Dunod, 2002.
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[2]
S. Freud (1900), L’interprétation des rêves, Paris, PUF, 1967.
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[3]
A. Green, De l’ « Esquisse » à L’interprétation des rêves : coupure et clôture », Nouvelle Revue de Psychanalyse, 1972.
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[4]
S. Ferenczi (1913), « À qui raconte-t-on ses rêves ? », in Psychanalyse 2, Paris, Payot.
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[5]
R. Kaës, Le groupe et le sujet du groupe, Paris, Dunod, 1993.
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[6]
R. Kaës, Les théories psychanalytiques du groupe, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1999.