Couverture de RFP_702

Article de revue

Le contre-transfert de l'analyste sur le processus psychanalytique

Pages 385 à 404

Notes

  • [1]
    La version originale de cette contribution a été présentée à la Société freudienne de New York, le 6 octobre 2001.
  • [2]
    En allemand dans le texte original. (N.d.T.)
  • [3]
    Conte indien dont la morale dit que l’on discute parfois sans savoir ce que l’autre veut dire et que l’on peut parler sans fin d’un éléphant qu’aucun de ceux qui prennent part à la discussion n’a jamais vu. (N.d.T.)
  • [4]
    Comme toujours avec les rêves, l’analyse pourrait être menée plus loin et d’autres aspects interprétés ; je me suis ici limité à ceux présentant un intérêt pour cet article.
English version

1Quand les analystes parlent du contre-transfert et écrivent sur celui-ci, nous entendons généralement qu’ils traitent du contre-transfert à l’égard du patient. Je voudrais affirmer ici qu’il y a contre-transfert non seulement sur des patients, mais aussi sur le processus psychanalytique lui-même, ces deux types de contre-transfert n’étant pas séparés car il ne peut bien entendu y avoir de processus sans un patient. Mais outre les réactions que des patients provoquent chez leur analyste, la question se pose également de savoir d’abord ce que cela signifie pour un analyste de s’engager dans ce travail. Nous savons quelles motivations profondes amènent quelqu’un à suivre une formation psychanalytique. Aussi, la réalité du travail psychanalytique et la nature de l’engagement qu’il comporte continuent de provoquer de fortes réactions intérieures chez tous les analystes tout au long de leur carrière.

LES DIFFÉRENTS ASPECTS DU PROCESSUS ANALYTIQUE

2Parler du « processus de la psychanalyse » pose déjà problème : même la signification de l’idée est objet de controverse. La littérature assez importante sur le concept est relativement récente. Peu de textes s’intéressent plus particulièrement au processus analytique avant la fin des années 1970 ; en revanche un grand nombre d’articles y sont consacrés dans les années 1980 et 1990. L’absence de consensus est frappante. Abrams (1987) dit qu’il est « difficile d’imaginer un terme plus chargé d’ambigu ïté, plus controversé, et auquel une plus grande diversité d’usage serait attachée ». Une sorte d’Angst [2] conceptuelle parcourt bon nombre de ces articles, un désir de saisir le processus psychanalytique en le fixant dans une définition claire et spécifique. Le processus analytique est-il quelque chose qui se produit, par exemple, chez l’analyste, ou chez le patient, ou chez les deux, ou encore entre eux ? Abrams (1987) donne des exemples d’auteurs qui soutiennent tous ces points de vue différents. Le processus analytique a-t-il une signification en dehors de la technique clinique elle-même ? La réponse est non pour Arlow et Brenner (1990) et oui pour Weinshel (1984). Plusieurs articles s’intéressent à la description des aspects observables d’une analyse qui indiquent si un processus analytique a lieu ou pas (par ex. Weinshel, 1990, citant Compton). Weinshel (1984, p. 64) associe le souci des définitions et des critères – particulièrement évident dans la littérature nord-américaine – à la décision de l’Association psychanalytique américaine de considérer l’aptitude à mener un processus psychanalytique comme une condition pour être « membre titulaire ». Le désir de rendre le concept opérationnel se manifeste en particulier chez ceux intéressés par les méthodologies de recherches empiriques (Vaughan et Roose, 1995). La diversité des points de vue persiste, comme le montre la récente étude de la littérature d’Ornstein (2004, p. 17) qui y a trouvé

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« tout un éventail de façons de voir la nature du processus psychanalytique. À une extrémité... il y a une insistance sur l’importance du processus et la possibilité de le définir... et à l’autre, une insistance sur l’affirmation que le processus analytique n’existe pas en dehors de ce que l’analyste fait afin d’amener le changement désiré ou la “guérison” ».

4Au Congrès francophone de mai 2004 à Milan, Dominique Scarfone a souligné que, dans les traductions françaises de Freud, différents mots allemands avec des nuances différentes, tels que Verfahren, Vorgang et Prozess, sont tous traduits par le seul mot de « processus ». Le mot anglais process est employé de la même façon. La plupart des discussions sur le processus analytique le traitent de façon unitaire, comme une seule entité dont on peut se demander si elle existe ou pas, de quelle nature elle est, comment la définir et ainsi de suite. Mais le commentaire de Scarfone met en garde contre cette façon de voir les choses. L’idée d’un processus peut comporter diverses connotations et l’on comprend mieux le processus analytique dès lors qu’on le conçoit comme composé de différentes facettes. Quand Arlow et Brenner (1990) insistent pour dire que le concept est dépourvu de signification au-delà des interventions de l’analyste, ils semblent employer « processus » dans le sens d’une procédure ou d’une méthode avec laquelle on effectue quelque chose. On parle de la même façon d’un processus de fabrication ou d’un processus computationel. En psychanalyse, on se sert de ce mot différemment et habituellement pour décrire ce qui se passe dans l’esprit de quelqu’un. Le transfert, le refoulement, la projection et l’internalisation sont autant de « processus psychiques ». Les auteurs dont parle l’étude d’Ornstein, qui affirment que le processus analytique est ce qu’un patient vit en analyse, emploient peut-être ce terme pour désigner des processus psychiques évolutifs que la psychanalyse provoque chez le patient. Tant les procédures de la psychanalyse que les processus intrapsychiques qu’elle suscite constituent des parties également essentielles d’un même tout. Mais débattre pour savoir lequel est « vraiment » le processus analytique rappelle l’histoire des aveugles et de l’éléphant [3].

5Le concept de « processus » analytique pose un problème en cela qu’il risque peut-être de paraître impersonnel. Je traiterai plus loin de la façon dont la notion de « matériel » analytique abolit la réciprocité de la relation entre le patient et l’analyste. Considérer que le « processus » analytique désigne simplement une procédure qu’il faut mener à bien, ou quelque chose que le patient éprouve, peut avoir un effet tout aussi dépersonnalisant. Une expression telle celle d’ « expérience » analytique semblerait préférable. L’expérience peut toutefois être statique. Une fois terminée, une expérience ne mène pas nécessairement à quelque chose de nouveau. L’idée de « processus » vaut d’être retenue pour ses connotations de mouvement, d’évolution et de développement qui font partie de l’essence même de la psychanalyse. Mais l’efficacité thérapeutique du processus ne dépend pas du fait qu’il soit vivant d’un point de vue expérientiel, comme l’aspect du processus analytique exploré dans cet article le montre.

UN PROCESSUS À LA FOIS MYSTÉRIEUX ET FAMILIER

6Le début d’une analyse donne aussi bien à l’analyste qu’au patient le sentiment de s’embarquer dans quelque chose. Imaginons-nous entreprendre de traverser l’Atlantique en bateau à voile, ou de nous consacrer à l’étude d’une langue et de sa culture. Il ne s’agit pas alors de commencer simplement à faire quelque chose mais de s’engager dans une entreprise qui nous dépasse largement. Nous amenons avec nous ce que nous connaissons déjà de la navigation à voile ou des langues. Mais le processus dans lequel nous nous sommes lancés implique de nous engager dans une relation avec l’océan ou une langue qui comportera des revendications. Nous ne savons pas encore ce qui nous sera demandé, si les demandes seront modérées ou extrêmes. L’océan à traverser ou la langue à apprendre nous mettra à l’épreuve, nous défiera, et nous nous engageons vis-à-vis de tout ce que la relation à ceux-ci se révélera impliquer. Nous avons au fil des ans été amené à beaucoup apprendre sur ce que cela signifie de nous « embarquer » dans notre pratique d’analystes. Pourtant, malgré toute cette familiarité, nous savons également que cela dépasse notre compréhension. Le processus psychanalytique nous met face à la conjonction du familier et du mystérieux.

7Cette perception du processus analytique comme quelque chose ayant sa vie indépendante et une direction qui lui est propre, quelque chose que ni le patient ni l’analyste ne peuvent contrôler ou prévoir, a son origine chez Freud (1913 [2005, p. 171]).

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« À coup sûr, le médecin est capable de beaucoup, mais il ne peut déterminer avec précision ce qu’il arrivera à faire. Il engage un processus, celui de la résolution des refoulements existants, il peut le surveiller, le promouvoir, écarter du chemin des obstacles, il peut aussi à coup sûr y gâcher beaucoup de choses. Mais dans l’ensemble le processus, une fois engagé, va son propre chemin et ne se laisse prescrire ni son orientation ni la succession des points qu’il aborde. Il en va donc du pouvoir de l’analyste sur les manifestations de la maladie à peu près comme de la puissance masculine. L’homme le plus vigoureux peut certes engendrer un enfant tout entier, mais il ne peut faire naître dans l’organisme féminin seulement une tête, un bras ou une jambe ; il ne peut même décider du sexe de l’enfant. Il ne fait d’ailleurs là qu’engager un processus hautement embrouillé et déterminé par d’anciens événements, qui prend fin avec le détachement de l’enfant d’avec sa mère. »

9Il y a sans doute beaucoup à dire sur l’analogie choisie par Freud, mais avec l’image de la conception, de la grossesse et de la naissance, il évoque certainement un processus à la fois immédiatement familier et mystérieux. Bollas (1999, p. 5 et s.) suggère également que la situation analytique a quelque chose d’inconsciemment familier. Il décrit l’expérience de l’analysant comme celle de se trouver à l’intérieur d’un processus guidé en majeure partie par l’intelligence de quelqu’un d’autre pour qui l’activité de l’analysant est toutefois également essentielle. Ce processus contient l’analysant d’une façon qui lui permet de découvrir ce que cela signifie de croître. On peut décrire d’autres situations humaines de la même manière et Bollas remonte ainsi au début de la vie. Le fœtus est contenu et se développe dans un environnement organisé par les processus physiologiques de la mère, mais dans lequel les processus propres au fœtus jouent également un rôle essentiel. Après la naissance, le nourrisson découvre l’existence dans un monde organisé par quelqu’un d’autre mais il n’en occupe pas pour autant ce monde passivement. Les nourrissons se rendent compte qu’ils sont contenus par une compréhension dépassant la leur, dans un processus où « les modifications que cet autre suscite dans [leurs] états psychosomatiques [...] contribuent au sentiment qu’il s’agit là d’une situation amenant des transformations : une situation qui modifie fréquemment l’expérience de soi » (Bollas, 1999, p. 6).

10L’arrivée d’une troisième figure apporte un nouvel ensemble de processus. « La logique de la structure familiale », selon Bollas, s’empare de l’enfant qui grandit et continue de se développer dans un monde dont l’organisation le dépasse mais auquel il se sait appartenir et contribuer tout autant que les mystérieux autres organisateurs peuvent le faire. Un enfant n’ « a » pas simplement un complexe d’Œdipe : il habite le complexe extérieurement et intérieurement. De la même manière, dire qu’un patient « fait » un transfert sur un analyste est un raccourci un peu rapide pour désigner l’expérience du monde transférentiel dans lequel il vit.

LES ASPECTS CONSCIENTS ET INCONSCIENTS DU RÔLE DE L’ANALYSTE

11Si ces situations développementales ont, de par leur nature sous-jacente, quelque chose de commun avec la situation analytique, cela suscite alors des questions cruciales quant au rôle de l’analyste. Les mères et les couples parentaux sont responsables des environnements développementaux de leurs enfants mais ne les commandent en aucune façon. Ils sont eux-mêmes soumis aux processus de ces situations. Par exemple, une femme sait qu’elle est enceinte mais elle ne contrôle pas cet état et ne fait pas consciemment l’expérience de toute la complexité du processus à l’œuvre en elle-même. Dans quelle mesure le processus que nous qualifions de psychanalytique opère-t-il également à un niveau inconscient aussi bien chez l’analyste que chez le patient ? Bien entendu, l’analyste se rend compte qu’il y participe, comme une femme sait qu’elle est enceinte et comme les parents savent qu’ils sont parents. La question qui se pose alors est celle de savoir quelle conscience l’analyste peut avoir des mécanismes du processus et des éléments complexes qui vont le constituer.

12Ces pensées se rattachent à ce que nous avons précédemment évoqué, à savoir qu’au début d’une analyse, un analyste ne fait pas que commencer quelque chose qu’il sait faire mais se lance dans quelque chose qui dépasse son savoir. La psychanalyse reste bien entendu quelque chose que l’analyste fait consciemment. L’analyste écoute, suit l’affect de la séance, relie le matériel du patient à des idées théoriques, dit certaines choses et observe comment le patient y réagit. À l’arrière-plan, il fait de plus attention, par exemple, de commencer et terminer les séances à l’heure, d’être clair à propos des dispositions financières ou d’éviter un contact inapproprié en dehors de la situation analytique. Tout cela, c’est « faire » de la psychanalyse. Tous ces éléments font partie du processus analytique auquel l’analyste prête attention.

13À côté de tout cela, l’analyste a besoin de son esprit inconscient. La psychanalyse est empreinte de la nécessité de soutenir une tension créatrice entre des aspects apparemment opposés (Parsons, 2000). Un exemple en est la tension entre ces aspects jumeaux du processus analytique : d’une part la compétence organisée qui opère à un niveau rationnel et, d’autre part, la nécessité pour l’analyste de rester ouvert à l’activité non rationnelle de son propre inconscient. Ferenczi exprime cela de la façon suivante :

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« La technique thérapeutique pose donc au médecin des exigences qui semblent se contredire radicalement. Elle lui demande de laisser libre cours à ses associations et à ses fantasmes, de laisser faire son propre inconscient ; Freud nous a en effet appris que c’est pour nous la seule manière de saisir intuitivement les manifestations de l’inconscient [...] Il faut d’autre part que le médecin soumette à un examen méthodique le matériel livré par le patient comme par lui-même et seul ce travail intellectuel doit le guider ensuite dans ses propos et ses actions [...] Cependant, cette oscillation permanente entre le libre jeu de l’imagination et l’examen critique demande au médecin ce qui n’est exigé dans nul autre domaine de la thérapeutique : une liberté et une mobilité des investissements psychiques exemptes de toute inhibition » (1919 [1970, p. 337]).

15Ferenczi évoque très clairement la tension entre opposés, bien que je mettrais en question sa référence à l’indulgence de l’inconscient de l’analyste. Freud semble plus proche de la vérité quand il écrit que l’analyste « se comporte [...] de la façon la plus appropriée s’il s’abandonne lui-même [...] à sa propre activité d’esprit inconsciente » (1923 [1991, p. 187]). Peu d’analystes ne seraient pas d’accord pour considérer que l’analyse de l’inconscient du patient dépend de l’accès que l’analyste a à son propre inconscient. Mais qu’est-ce que cela veut dire précisément ? Nous pouvons peut-être supposer que Freud parlait du préconscient de l’analyste, de cette zone de l’esprit qui, non contenue dans la conscience, est inconsciente d’un point de vue descriptif, mais dont les contenus peuvent revenir à la conscience sans conflit. Il est vrai que le travail de l’analyste dépend pour une part considérable d’une libre circulation entre conscient et inconscient. Les points de vue diffèrent sur la façon dont la théorie, par exemple, est en rapport avec la pratique clinique, mais il est en revanche entendu que les analystes gardent leurs théories à un niveau préconscient (Parsons, 2000, pp. 54-55). Quand Freud (1912 [1953, p. 63]) recommande à l’analyste de « se fier à sa “mémoire inconsciente” », il parle également de souvenirs accessibles dans leur préconscient. C’est toutefois dans le même passage qu’il introduit l’idée d’une « attention en égal suspens » de l’analyste dont il dit qu’elle « trouve son pendant [...] dans la règle imposée à l’analysé de ne rien omettre de ce qui lui vient à l’esprit en renonçant à toute critique et à tout choix » (ibid., p. 62). Cette équivalence a peut-être acquis une sorte de familiarité routinière. Mais quand Freud parle de l’analyste comme devant s’abandonner lui-même à sa propre activité d’esprit inconsciente, le verbe « s’abandonner » implique qu’il y a conflit. Considérer que l’attention librement flottante a pour l’analyste la même fonction que l’association libre pour le patient comporte des implications radicales. La fonction de l’association libre est de donner accès à des zones inconscientes de l’esprit du patient face à la résistance. La situation analytique exige des patients qu’ils s’en remettent à leur inconscient en faisant confiance à l’analyste pour qu’il veille sur eux face à tout ce à quoi cela peut mener. L’analyse consiste alors à observer comment les angoisses des patients les empêchent de faire cela. Dire, comme Freud, que les analystes ont besoin de leur propre processus d’association libre en contrepartie de celui du patient, c’est reconnaître que la psychanalyse met l’analyste comme le patient face à la même exigence redoutable : celle de se livrer à tout ce qu’ils trouvent en eux-mêmes. Nous pouvons considérer notre désir d’être analyste comme allant de soi et supposer que, lorsque nos patients sont allongés sur le divan, nous voulons les analyser. Mais cela nous demande de nous décacheter sans condition à nous-mêmes et nous ne le faisons pas sans une forte ambivalence.

LE CONTRE-TRANSFERT (ET LA RÉSISTANCE CONTRE-TRANSFÉRENTIELLE) AU PROCESSUS ANALYTIQUE

16L’écoute librement associative éveille nécessairement des résonances au-delà de l’esprit préconscient de l’analyste et amène des souvenirs, des pensées et des sentiments chargés de conflit et d’anxiété. Cela lui demande un travail psychique et cela fait partie de son travail d’analyste d’en être capable. Ces conflits et résistances ne sont pas seulement une question secondaire, exigeant une auto-analyse seulement pour éviter des erreurs contre-transférentielles au sens classique. Apparaissant en rapport avec le couple patient-analyste, ils sont un élément nécessaire dans le mouvement en avant du processus. Si l’analyste ne réveille pas à travers son écoute un matériel qui lui est propre, exigeant un travail analytique en lui-même, il se défend alors d’une certaine façon contre le pouvoir du patient de perturber son équilibre et, ainsi, contre la signification de la rencontre analytique. Nous ne pouvons qu’éviter de reconnaître cela, comme Brenman Pick (1985, p. 158) l’a souligné, en affirmant que la fonction analytique s’accomplit dans une zone sans conflit et autonome du moi. Un point de vue clinique de ce type a en effet parfois été défendu, et la tentation de revenir inconsciemment à cette position plus confortable continue, me semble-t-il, d’exister.

17La tendance à un tel retour se révèle dans un élément de terminologie analytique employé de façon tellement automatique qu’il peut passer inaperçu. Les analystes parlent habituellement du « matériel » du patient, matériel étant un terme passif qui désigne la matière avec laquelle nous avons une activité. « Matériel d’artiste », lit-on dans la vitrine de certains magasins. Ancrée dans cet élément du vocabulaire analytique, il y a la conception de l’analyse en tant qu’activité appartenant à l’analyste, tandis que la tâche du patient consiste à fournir la matière qui permet à l’analyste d’analyser. Je vois dans la façon tellement automatique dont les analystes emploient ce terme une défense inconsciente, un symptôme d’une résistance contre-transférentielle universelle au fait que le processus analytique mobilise des conflits et une anxiété inconscients chez l’analyste, non pas seulement parfois ou avec certains patients, mais de par sa nature même.

18Pourquoi une résistance au contre-transfert ? La rencontre analytique est transférentielle dans les deux sens, et McLaughlin (1981) a affirmé que le concept de contre-transfert est redondant car il ne désigne rien d’autre que le transfert de l’analyste. Il était partisan d’abandonner complètement le terme non seulement parce qu’il déforme notre perception de la situation analytique, mais mène aussi les analystes à séparer dans leur propre esprit leur expérience de la situation analytique du reste de leur vie et de leur développement psychiques. Je considère ce dernier point comme particulièrement important et je partage en général le point de vue de McLaughlin. Je conserve néanmoins le terme de « contre-transfert » pour une raison particulière. Le concept de contre-transfert se trouve fortement associé au passage historique d’une perspective limitée, où l’on n’y voyait qu’un obstacle venant de l’inconscient de l’analyste, à une conception plus large qui permettait d’y voir également une source de compréhension, provenant peut-être d’une communication inconsciente de la part du patient. Reconnaître le contre-transfert suscite l’auto-analyse ; ce qui, en conséquence, permet à un analyste, d’une part, de percevoir les distorsions que son transfert introduit peut-être et, d’autre part, de découvrir une nouvelle signification inconsciente dans la façon dont il vit la relation analytique. Je parle de « contre-transfert sur le processus psychanalytique » de façon à les appliquer tous deux non pas seulement à ce qui se passe avec un patient, mais aussi à la relation de l’analyste au processus de la psychanalyse lui-même. À ce propos, Levine (1994, p. 68) dit ceci :

19« Je voudrais examiner une caractéristique apparemment paradoxale du contre-transfert rarement soulignée dans notre littérature. Schafer (non publié) affirme que dans l’acte de faire une analyse, chaque thérapeute suit inévitablement un ou plusieurs contre-transferts fondamentaux, généralisés, complexes qui “opèrent plus ou moins dans chaque rencontre clinique” et “ont influencé – s’ils ne l’ont déterminé – le choix d’une carrière thérapeutique.” Je voudrais ajouter que les mêmes conflits infantiles qui donnent lieu à ces contre-transferts fondamentaux et délimitent les zones de handicaps potentiels d’un analyste servent en même temps de source pour les capacités d’intuition et forces analytiques propres à cet analyste. Reich (1951) avait peut-être quelque chose de similaire à l’esprit en affirmant que « le contre-transfert est une condition nécessaire de l’analyse. S’il n’existe pas, le talent et l’intérêt nécessaire manquent ».

20Ces réflexions éclairent l’importance du propos de McLaughlin selon lequel les analystes ne devraient pas séparer leur activité psychique d’analyste de leur développement psychique personnel en général.

21Notre emploi du terme « matériel » étant tellement généralisé, je l’ai appelé résistance contre-transférentielle « universelle ». Certains aspects du processus analytique suscitent inévitablement une réaction contre-transférentielle, même si les questions mobilisées sont personnelles à chaque analyste et spécifiques à chaque patient. La fin de l’analyse en est un exemple évident. Une relation analytique implique un engagement émotionnel intense et est en même temps vouée à se terminer – ce qui comporte nécessairement de fortes résonances transférentielles pour tout analyste. Quelle qu’ait été la motivation ayant amené un analyste au travail analytique, le fait que l’on n’ait plus besoin de lui exige une perlaboration. Les analystes sont des objets transformationnels pour leurs patients qui s’en servent sur le plan analytique de toutes les façons qu’ils le peuvent ; leurs interprétations constituent une autre sorte d’objet que les patients utilisent également et qu’ils abandonnent dès lors qu’elles ne servent plus à rien (Bollas, 1987, pp. 13, 29 ; 1989, pp. 93-113). Tout cela comporte des associations contre-transférentielles sur ceux qui ont été des objets transformationnels dans la propre vie des analystes et sur la façon dont ce qu’ils proposaient était reçu dans d’autres situations émotionnellement chargées. Donnons un autre exemple : le mythe jadis dominant de l’analyse terminée ayant disparu, les analystes ont dû se rendre compte que ce qu’ils font ne représente qu’un élément à un stade particulier de l’histoire psychique d’un patient tout au long de sa vie. Klauber (1981, p. XVI) écrit que la psychanalyse est un long processus dans lequel ce qui se passe après que le patient a quitté le cabinet de consultation du psychanalyste pour la dernière fois est plus important que ce qui se passe pendant l’analyse.

22Ne pas être capable de savoir, après tout cet engagement, ce que nous avons finalement changé met notre foi dans le processus analytique à l’épreuve et résonne parfois de sentiments profonds quant à l’importance que nous avons vraiment dans la vie de ceux qui comptent le plus pour nous.

23Comme Smith (1993) l’a fait remarquer dans un article précieux et sensible présentant des exemples de son propre travail, les exposés traitant précisément du contre-transfert sont assez rares. Dans un autre texte (2001), cet auteur étudie le rôle que des identifications complexes avec ses formateurs à la psychanalyse ont joué dans son développement continu en tant qu’analyste. Le long exposé de McLaughlin (2005) sur l’interrelation entre son identité personnelle et son identité analytique en donne un autre exemple notable. Freud lui-même en donne des aperçus intéressants. Son article sur les souvenirs-couverture (Freud, 1899) était autobiographique (Jones, 1954, pp. 27-28). Freud l’analyste propose à Freud le patient l’interprétation selon laquelle le souvenir d’un jeu d’enfant contient la représentation déplacée d’une impulsion érotique adolescente. Freud le patient demande pourquoi ce devrait être une scène de l’enfance qui dissimule un tel désir, et Freud l’analyste répond :

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« Peut-être justement pour l’amour de l’inoffensif. Pouvez-vous imaginer que quelque chose soit plus fortement opposé aux si mauvais desseins d’agression sexuelle que des activités d’enfants ? Il y a au demeurant des raisons plus générales qui sont déterminantes pour le fait que des pensées et des souhaits refoulés s’esquivent dans les souvenirs d’enfance, car vous pouvez mettre le comportement très régulièrement en évidence chez des personnes hystériques » (1899 [1989, pp. 270-271]).

25L’interaction entre l’auto-analyse de Freud et son travail clinique se faisait dans les deux sens. Anzieu (1975) a pu relier l’analyse que Freud fait lui-même de ce souvenir non seulement à d’importants développements dans ses idées sur la sexualité, mais aussi aux sentiments de Freud à l’égard de sa femme. Freud confirme la relation réciproque entre son auto-analyse et son travail avec des patients quand il écrit à Fliess : « Mon auto-analyse reste toujours en plan. J’en ai maintenant compris la raison. Je ne puis m’analyser moi-même qu’en me servant de connaissances objectivement acquises [...] » (Freud, 1954 [1956, lettre 75, pp. 207-208]).

26L’interdépendance entre son soi personnel et son soi analytique est particulière frappante dans le cas de M. E..., que Freud mentionne fréquemment dans ses lettres à Fliess. Ce patient était important pour lui non seulement parce que ses souvenirs les plus anciens semblaient très bien confirmer ses idées, mais aussi pour une raison plus personnelle.

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« [...] et tu sais aussi quelle importance a pour moi ce malade persévérant. [...] Nous avons découvert une scène remontant à l’époque primitive (avant ses 22 mois) qui, profondément ensevelie sous tous les fantasmes, satisfait à toutes nos exigences [...]. J’ose à peine y croire vraiment. Tout ce qui se passe comme si Schliemann avait de nouveau mis à jour cette ville de Troie que l’on croyait imaginaire. Par ailleurs, ce patient se porte effrontément bien. Par un détour surprenant [de son analyse], il a réussi à me démontrer à moi-même la réalité de ma doctrine et cela en me fournissant l’explication (qui m’avait jusqu’à ce jour échappé) de ma propre phobie des trains... » (ibid., lettre 126, p. 272)

28Trois mois plus tard, beaucoup de choses étaient arrivées.

29De tous les cas, celui de E... me semblait le plus favorable, aussi est-ce de lui que me vient le plus grand choc. Au moment où je croyais tenir la solution, elle m’échappe, et je me vois contraint de tout changer pour tout reconstruire, ce qui fait s’évanouir les hypothèses envisagées jusqu’alors. Je n’ai pas supporté la dépression qui a suivi et j’ai rapidement découvert qu’il me serait impossible de poursuivre un travail réellement difficile dans un état de mauvaise humeur et au milieu des doutes qui m’assaillent. Lorsque je ne suis ni bien disposé, ni maître de moi, chacun de mes malades devient pour moi un esprit malfaisant. J’ai vraiment cru que j’allais devoir succomber, mais je me suis tiré d’affaire en renonçant à tout travail mental conscient pour continuer à tâtonner aveuglément au milieu des énigmes. Depuis lors, je travaille peut-être avec plus d’habileté qu’auparavant mais sans savoir très bien ce que je fais (ibid., lettre 130, p. 277).

30Freud découvre ainsi que l’analyste doit développer une attention librement flottante. L’épisode confirme que ce type d’attention est une question d’ouverture de l’analyste, quand cela est nécessaire, à son propre trouble. En écrivant « chacun de mes malades devient pour moi un esprit malfaisant », il révèle un intense transfert négatif, non pas sur des patients individuels mais sur le processus analytique, en réalité sur le fait d’être un analyste. La perlaboration de cette relation perturbée au processus a toutefois amené un progrès marquant dans sa compréhension de celui-ci. Anzieu (1975) souligne un autre aspect important de l’histoire. L’analyse de M. E... se terminait au même moment où l’amitié de Freud avec Fliess devenait tendue et prenait fin. Selon Anzieu, la compréhension accrue du transfert à laquelle Freud était arrivé avec M. E... et qui lui permettait d’arriver à une fin satisfaisante de la cure était liée à sa capacité de se libérer des aspects transférentiels de sa relation à Fliess et d’y mettre fin.

31Les exemples dans les articles de Smith (1993, 2001), évoqués plus haut, montrent comment le travail de cet analyste avec ses patients évolue, non pas seulement avec le développement de sa compréhension théorique, mais aussi avec celui de son appréciation de ce que le travail analytique signifie pour lui personnellement. J’ai dit précédemment que la psychanalyse exige autant des analystes que de leurs patients qu’ils se livrent à tout ce qu’ils trouvent en eux-mêmes. Smith a également proposé l’idée que l’écoute psychanalytique est, de par sa nature même, conflictuelle. Elle facilite la compréhension et provoque en même temps des résistances chez l’analyste ; et c’est l’utilisation créative de ce conflit qui rend possible le travail de l’analyste. Smith (1999, p. 107) affirme hardiment que « les conflits de l’analyste – ou ses névroses, si vous préférez – constituent l’instrument de l’écoute ».

DEUX EXEMPLES CLINIQUES

32Deux expériences qui me sont propres – celle du rêve d’un ex-patient et ma réaction à quelque chose qui s’est produit au cours d’une séance – m’ont amené à réfléchir à ma relation au processus analytique. Cela a été nécessaire pour moi à la fois personnellement et en tant qu’analyste, mais aussi pour ma compréhension de ces patients particuliers. Mon propos est ici de montrer la réciprocité nécessaire entre ces trois composantes.

33J’ai fait le rêve suivant. Je me trouvais sur le trottoir devant mon cabinet de consultation quand une femme – une de mes anciennes patientes – au volant d’un gros camion s’arrêta à côté de moi. Quelque temps auparavant, j’avais déménagé à la fois mon domicile et mon cabinet dans un autre quartier de Londres. Dans le rêve, je me tenais devant mon nouveau cabinet et cette femme était une vraie patiente qui avait terminé son analyse avant que je ne déménage. Elle me demandait comment il était possible de déménager un fauteuil particulier qui se trouvait dans mon cabinet de consultation. C’était un grand fauteuil rond en plastique, confortable et enveloppant. Je n’avais jamais eu un fauteuil de ce genre. Il n’existait que dans la réalité du rêve. Je lui disais que c’était un fauteuil gonflant et que l’on pouvait donc le dégonfler ; après quoi il devenait facile de le transporter jusqu’à mon nouveau cabinet et de le regonfler. Elle riait et disait : « C’est une affaire d’acheter quelque chose comme ça. » Elle se réjouissait de l’idée qu’il y ait en fait tant d’espace à l’intérieur de ce fauteuil qui semblait plein. Le rêve s’est terminé là et je me suis réveillé avec le sentiment aigu de me trouver dans la maison de mon enfance.

34D’avoir été enfant unique m’avait donné une capacité à être seul – une solitude en dehors de laquelle il me fallait découvrir la richesse du contact émotionnel avec les autres. Sans doute comme tous les analystes, je vois en partie ce qui m’a amené à faire ce métier et je pense qu’une signification du fauteuil dans le rêve est qu’il a trait à la fois à ma confiance et à mes angoisses liées au fait d’être le type d’analyste que je suis. Cette patiente me voit comme grand et enveloppant et (c’est ce que je me dis dans mon rêve) elle se réjouit de découvrir que son contact avec moi se fonde sur un espace inattendu en moi. Son analyse était « une affaire ». Il y a toutefois une inquiétude quant au fait que cet espace pourrait se transformer en vide et une capacité gonflée se dégonfler. Si j’ai la capacité d’aider mes patients à découvrir ce que les relations émotionnelles peuvent signifier pour eux, cette capacité analytique dépend du fait que je continue de découvrir personnellement ce que ces relations signifient et de ne jamais considérer cela comme allant de soi. Mon déménagement a été un bouleversement, tant pratiquement qu’émotionnellement, et le rêve reflète mon inquiétude, dans tout ce remue-ménage, de rester bien en contact non seulement avec mon identité personnelle et analytique, mais aussi avec mes capacités émotionnelles. Outre qu’il exprime cela comme une inquiétude, le rêve travaille à m’aider à continuer de développer cette identité et ces capacités. Ce travail est nécessaire aussi bien pour moi que pour mes patients et les deux aspects ne peuvent être séparés, comme le cas de Freud et M. E... le montre.

35Le rêve a également à voir avec l’analyse de cette femme en particulier, qui a tiré un profit considérable de sa cure de sept ans, à raison de cinq séances hebdomadaires. Celle-ci lui a d’abord révélé un vide intérieur terrifiant mais qui lui a finalement apporté une remarquable capacité d’expérience émotionnelle et une grande créativité. Le gros camion me semble représenter le sentiment d’elle-même vraiment solide et plein qu’elle a pu développer à travers son analyse. Mais il semblait étrange que cette femme conduise un camion. Le camion représentait-il quelque chose de trop lourd qu’elle devrait traîner partout avec elle ? Elle est restée en contact avec moi depuis qu’elle a terminé son analyse et m’a donné des nouvelles de ses projets en rapport avec sa nouvelle créativité. Elle nourrit une profonde reconnaissance envers son analyse et est manifestement heureuse de me le dire. Cela m’intéresse de savoir ce qu’elle fait, et j’ai toujours répondu à ses nouvelles. Mais les lettres qu’elle m’envoie de temps en temps ont une certaine intensité – de par les détails qu’elle donne et une façon d’évoquer son analyse – qui m’amène à me demander si elle n’aurait pas le désir de continuer son analyse, voire même le fantasme que son analyse continue en fait. Peut-être a-t-elle des difficultés à perlaborer la séparation car des questions transférentielles n’ont pas été tout à fait résolues au cours de son analyse. Et mon implication contre-transférentielle non seulement à son égard, mais aussi vis-à-vis du processus analytique difficile et intéressant que nous avons partagé, n’a-t-elle pas rendu pour moi plus difficile de l’aider à résoudre ces questions, quelles qu’elles aient été ? Je ne le sais pas. Mais compte tenu de la réussite de l’analyse et de la satisfaction que cette femme tire de me faire savoir combien elle reste précieuse pour elle, vaudrait-il mieux – malgré la perte que ce serait pour elle comme pour moi – qu’elle se libère de cette expérience de façon à ne plus avoir besoin de rester en contact avec moi [4] ?

36J’évoquerai maintenant un patient d’une trentaine d’années, allongé sur le divan et me racontant l’histoire d’un épisode émotionnellement important de sa vie. Tout en parlant, il agitait son bras d’une façon démonstrative et assurée comme s’il voulait me convaincre. En fait, il y avait là quelque chose de plus contraignant : je me trouvais en présence d’un récit que je devais comprendre comme il voulait que je le comprenne. Me vint à l’esprit la façon dont je parlais moi-même avec les mains. Je me rends parfois compte que je fais beaucoup de gestes au moment où j’interprète, bien que le patient ne puisse pas me voir. Je me demandai ensuite si je donnais cette impression, c’est-à-dire d’essayer en faisant cela de forcer un patient à accepter mon interprétation, de la même façon que ce patient me semblait vouloir maîtriser mon esprit. Cette pensée me déconcertait. Quelle importance cela a-t-il pour moi que mes patients soient d’accord avec ma façon de les comprendre ? Si je suis en cela davantage investi que je ne le pense, alors mon contre-transfert sur le processus de la cure fait peut-être gravement obstacle à la qualité analytique de mon travail. Je remarquai que je devais contrôler mes propres réactions à celles des patients à ce que je dis. Je pensai en outre que la force de ma réaction à la question que je me posais sur ma façon de me servir de mes mains reprenait probablement quelque chose du patient. Son besoin inconscient de me contrôler et l’anxiété résidant derrière cela étaient peut-être plus forts que je ne les avais estimés jusque-là.

37En continuant de réfléchir après la séance, le mot « récit » ramena quelque chose de ma propre analyse. Me rendant compte une fois que je continuais, comme cela m’arrivait parfois, d’une façon implacable et que l’on ne peut arrêter, j’avais dit « Oh, je pense m’être lancé dans un nouveau récit du roi Marc », évoquant là un célèbre monologue dans l’opéra Tristan et Iseult de Wagner. Ce n’est pas avec plaisir que je repense à l’état d’esprit dans lequel j’avais dit cela – une sorte d’autodérision entendue empreinte d’une bonne dose d’arrogance intellectuelle. L’association me prévenait que si j’étais encore vulnérable au désir d’être roi dans mon cabinet de consultation, comme j’avais manifestement voulu être roi dans celui de mon analyste, alors ce patient pourrait avoir une façon particulière de me coincer là-dedans, me poussant à m’engager dans une sorte de joute intellectuelle avec lui pour ma propre satisfaction. Bien que cela m’ait mis sur mes gardes à mon propre égard, il y avait là encore quelque chose de lié au patient. La profession de cet homme l’amène à prendre régulièrement la parole en public d’une manière combative. Il prend en fait part à des joutes oratoires. Il vient d’une famille nombreuse dans laquelle il se sentait submergé, et sa propre interprétation du choix de cette profession était que cela l’aidait à « trouver une voix ». Il lui est difficile de m’entendre interpréter les aspects plus agressifs de son besoin de dominer un adversaire et d’exercer un contrôle sur les esprits de son auditoire.

38L’auto-analyse évoquée ici fonctionnait sur trois plans : pour mon propre compte, pour approfondir la nature de ma relation à mon travail en tant qu’analyste, et pour parvenir à une meilleure compréhension de ces patients-ci. Comme je l’ai dit, c’est la façon dont ces différents plans sont liés que je voudrais souligner ici. Plus le patient est perturbé, plus cela devient une gageure pour un analyste de briser le sceau de son contre-transfert sur le processus et de permettre à ces interrelations de se dévoiler. Les écrits d’un analyste comme Searles (1979), par exemple, révèlent le courage que cela demande.

LA QUALITÉ DE LA PRÉSENCE DE L’ANALYSTE : LES INTERVENTIONS CONSCIENTES ET EN PARTIE CONSCIENTES

39Je tiens à souligner qu’il ne s’agit pas, dans les exemples que je viens de donner, de trouver une interprétation. Les descriptions de la façon dont un analyste se sert de ses réactions à un patient afin de mieux comprendre l’interaction analytique montrent souvent quelque chose qui est interprété et ne pouvait auparavant être verbalisé. Mais je m’intéresse ici tout particulièrement à la qualité de l’engagement, aussi bien à l’égard du processus analytique qu’avec le patient, dont émanent les interventions d’un analyste – bien entendu guidées par le point de vue théorique de celui-ci. Mais les interventions analytiques ne découlent pas seulement des théories d’un analyste. Elles expriment implicitement comment les analystes se servent individuellement de leurs théories, c’est-à-dire le rôle que celles-ci jouent dans la propre économie psychique d’un analyste. Cette relation interne à l’activité dans laquelle nous sommes engagés avec le patient – notre relation au processus analytique – constitue un élément essentiel de la qualité de notre engagement. C’est ce que Nacht (1962, 1963) a appelé l’ « attitude intérieure profonde » de l’analyste.

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« Je pense que l’importance d’un dénominateur commun dont la valeur intégrale peut complètement modifier le résultat final compte parmi les problèmes essentiels en jeu dans le cours du traitement. Je parle maintenant de la personne de l’analyste dans la mesure où il représente et incarne une certaine attitude intérieure profonde dans la situation analytique. Cette attitude intérieure profonde constitue, à mon avis, un facteur décisif et c’est pourquoi j’ai souvent maintenu que ce qu’est l’analyste compte davantage que ce qu’il dit... La relation fondamentale du patient à l’analyste résulte de ce que son inconscient perçoit de l’inconscient du médecin, peut-être même davantage que des interprétations qui lui sont proposées » (Nacht, 1962, p. 207).

41Nacht semble accorder une plus grande importance à la qualité de la présence de l’analyste qu’aux interprétations qu’il ou elle fait. Mais on ne peut séparer les deux. La façon dont un patient ressent une interprétation dépend bien entendu de son propre état d’esprit, mais aussi de la vraie qualité, à un niveau inconscient, de la présence de l’analyste. Nacht souligne que ce n’est pas quelque chose que l’analyste peut décider d’adopter : il s’agit là de l’authenticité de son être. Au Congrès de l’API de 1936, Glover (1937, p. 131) affirmait : « L’attitude, la vraie attitude inconsciente de l’analyste à l’égard de ses patients est une condition de l’efficacité de l’interprétation. » Notons que Glover dit « patients » au pluriel. Comme dans les commentaires de Freud sur sa crise tandis qu’il analyse M. E..., c’est la relation de l’analyste au fait d’être un analyste dont parle Glover.

42De l’engagement réciproque avec le patient et le processus peut souvent résulter une interprétation, au sens d’une perception plus ou moins précisément formulée du fonctionnement psychique du patient. Mais pas toujours. Comme Parat l’a exprimé de façon frappante :

43

« Nos meilleures interventions ne s’appuient pas sur un savoir, ni même souvent sur une élaboration, mais sur un perçu, un ressenti, et s’expriment dans une communication directe qui court-circuite le conscient, le travail psychanalytique s’apparente alors de façon très proche à la création artistique. Pour se prêter au cheminement de l’autre, en identification, il suffit souvent de donner forme verbale au mouvement intérieur qu’il a suscité, de l’accompagner (souvent en le précédant) sur les ondes qu’il a ébranlées. La résonance éveillée par certains mots qui s’isolent spontanément de leur contexte manifeste et que nous saisissons, la perception du double sens de certaines expressions, ouvrent en nous, vers notre monde inconscient une voie, une brèche, dont nous ne savons pas tout de suite où elle mène (car elle mène où l’autre a besoin d’aller), l’allusion, l’équivoque, l’ambigu, tracent un passage vers un inconnu indicible, non encore défini, dans une démarche bien proche du vécu de la création naissante. » (Parat, 1976, pp. 559-560).

44Les interventions qui touchent vraiment les patients sont celles qui émanent d’un travail psychique impliquant l’inconscient de l’analyste. C’est pourquoi le processus analytique semble à la fois familier et mystérieux. Ce travail psychique peut se cristalliser plus ou moins dans l’esprit conscient de l’analyste. Si les pensées s’articulent elles-mêmes assez distinctement, le résultat apparaît sous la forme d’une interprétation. Si le travail psychique n’émerge que partiellement dans la conscience, les analystes peuvent alors se trouver dire quelque chose sans tout à fait comprendre pourquoi, mais avec un sentiment d’authenticité et l’idée qu’il faut le dire. Bollas (1992, pp. 101-133) décrit comment les analystes se servent de leurs propres associations incomplètes – à condition que celles-ci émergent d’une écoute tournée vers l’exploration de soi et l’association libre – pour faciliter le même type d’exploration chez le patient. En revanche, si le travail psychique de l’analyste n’atteint pas du tout la conscience, il peut ne pas y avoir d’intervention, bien que le patient pressente toujours la qualité de l’engagement de l’analyste. Ou bien, un de ces moments peut arriver où les patients disent à leur analyste qu’un de ses commentaires – un commentaire que l’analyste ne considère pas comme particulièrement important et dont il se souvient parfois à peine – lui a été profondément utile. Parfois, l’analyste « capte de la sorte l’inconscient du patient avec son propre inconscient » (Freud, 1923 [1991, p. 188]) sans qu’il ne s’en rende compte.

L’IMPORTANCE DE LA DISPONIBILITÉ SYMBOLIQUE ET ÉMOTIONNELLE DE L’ANALYSTE

45Je ne m’intéresse pas tout particulièrement au contre-transfert de l’analyste sur le processus de la cure, et sur ce qui se passe dans l’esprit de l’analyste comme dans celui du patient à la frontière entre conscience et inconscient, afin de démocratiser la situation analytique et de tendre à mettre les participants sur un pied d’égalité. La relation psychanalytique n’est pas symétrique. Bien entendu, l’analyste est un vrai objet pour le patient et la dyade analytique une relation interpersonnelle. Mais elle est également une relation entre deux mondes intérieurs et l’analyste doit rester un objet symbolique, ouvert à l’imagination et à la projection. Tout ce qui réduit la disponibilité d’un analyste en tant qu’objet de ce type limite également sa disponibilité en tant qu’objet analytique. Aussi, prendre le mot « esprit » en un sens trop étroit restreindrait ce que cela signifie de dire que les analystes écoutent leur propre esprit inconscient. Afin d’être les objets analytiques, potentiellement transformationnels, dont leurs patients ont besoin, les analystes doivent être attentifs et réceptifs à ce que le processus analytique fait naître en eux à tous les niveaux de leur être – non seulement sur les plans intellectuel et émotionnel, mais aussi dans leur corps (Milner, 1969, p. XXX ; Searles, 1979, pp. 153-154). Une fonction de la conscience librement associative tournée vers l’intérieur, sur laquelle j’ai attiré l’attention, est d’aider les analystes à s’ouvrir davantage et à devenir plus sensible aux réverbérations du processus dans lequel ils sont engagés dans la totalité de leur soi.

46Je n’entends pas par là idéaliser le trouble chez l’analyste, comme s’il s’agissait de quelque chose vers quoi il faudrait aller. Les analystes ne doivent non plus être en train de travailler au plus profond d’eux-mêmes à chaque instant d’une analyse. Il importe en revanche que l’analyste soit sensible au niveau de travail émotionnel que le moment exige. Dans l’art martial chinois du T’ai Chi Chuan, la pratique « des mains qui poussent » est un exercice de sensibilité à l’énergie de quelqu’un d’autre. Les deux personnes se tiennent l’une en face de l’autre. L’une avance en appuyant de ses mains sur le bras de l’autre afin de déplacer son centre de gravité. L’autre recule, cédant à la pression de son partenaire, mais sans perdre le contact avec ses mains ; il doit assouplir son corps de façon à ce que celui qui pousse ne puisse prendre appui sur lui mais offrir juste assez de contact pour sentir le mouvement de son énergie. Il appuie à son tour sur le bras, essayant de sentir son centre, et pousse contre celui-ci tandis que l’autre cède et s’assouplit afin de l’empêcher de le trouver. Il doit maintenant sentir où son énergie est dirigée, comme il le faisait quand l’autre poussait. Quant à lui, il ne doit pas être déséquilibré par le mouvement dans lequel l’autre cède. Et ils continuent ainsi à tour de rôle. Cette description un peu lourde donne une fausse impression de la subtilité et de la fluidité de l’échange. L’expérience peut étonnamment rappeler l’exploration à laquelle se livre la psychanalyse en cela qu’elle illustre physiquement comment les analystes essaient de rester dans un état de réactivité souple de façon à pouvoir être là, à la rencontre du patient, quel que soit le niveau auquel celui-ci a besoin de trouver quelqu’un à sa rencontre. La disponibilité émotionnelle de l’analyste est essentielle. Il s’agit parfois d’une disponibilité à se laisser perturber par le processus, comme Freud l’a été dans le cas de M. E... Quelle que soit la situation avec des patients particuliers, le processus analytique provoque de par sa nature même, à des degrés variables, conflit et anxiété chez l’analyste. La qualité de l’engagement d’un analyste à l’égard de son propre contre-transfert sur ce processus détermine la qualité de son engagement à l’égard du patient. Si l’analyste découvre que de s’engager dans les conflits et anxiétés provoqués chez lui revigore sa propre liberté et souplesse et anime le flux dynamique de sa psyché, alors son engagement à l’égard du patient sera thérapeutique.

47(Traduit de l’anglais par Anne-Lise Hacker.)

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : Contre-transfert, Processus psychanalytique, Auto-analyse

https://doi.org/10.3917/rfp.702.0385

Notes

  • [1]
    La version originale de cette contribution a été présentée à la Société freudienne de New York, le 6 octobre 2001.
  • [2]
    En allemand dans le texte original. (N.d.T.)
  • [3]
    Conte indien dont la morale dit que l’on discute parfois sans savoir ce que l’autre veut dire et que l’on peut parler sans fin d’un éléphant qu’aucun de ceux qui prennent part à la discussion n’a jamais vu. (N.d.T.)
  • [4]
    Comme toujours avec les rêves, l’analyse pourrait être menée plus loin et d’autres aspects interprétés ; je me suis ici limité à ceux présentant un intérêt pour cet article.
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