Notes
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[1]
C’est le cas de la scansion dans la pratique lacanienne.
-
[2]
Mais ces associations, bien que pouvant servir les besoins de la résistance, incitent A. Green (2002) à avancer que « la résistance oblige au détour, mais celui-ci, en revanche, enrichit les possibilités d’association ! (...) la nouvelle trame laisse penser que des relations significatives existent entre n’importe quels éléments énoncés... ».
-
[3]
La mise en garde de Lacan (1966) contre les abus de cette technique a été peu respectée et lui-même n’a pu y échapper. Dans ses Écrits (p. 316), il avait avancé : « Sans aller jusqu’aux extrêmes où se porte cette technique, puisqu’ils seraient contraires à certaines des limitations que la nôtre s’impose, une application discrète de son principe dans l’analyse nous paraît beaucoup plus admissible que certains modes dits d’analyse des résistances, pour autant qu’elle ne comporte en elle-même aucun danger d’aliénation du sujet » (p. 316).
-
[4]
Ce « sens dialectique précis dans son application technique » a pourtant été généralisé et est devenu emblématique de la technique lacanienne.
-
[5]
L. Wolf, Le transfert dans la névrose obsessionnelle, in ORNICAR ? Digital (Revue électronique multilingue de psychanalyse publiée à Paris par J.-A. Miller).
-
[6]
F. Kruger, La séance analytique, in ORNICAR ? Digital (Revue électronique multilingue de psychanalyse publiée à Paris par J.-A. Miller).
-
[7]
Un peu à l’image des paradigmatiques « spéculations sur l’art de Dosto ïewski » (Lacan, Écrits, p. 315).
-
[8]
P. Naveau, La fin de la séance, in ORNICAR ? Digital (Revue électronique multilingue de psychanalyse publiée à Paris par J.-A. Miller), 2001.
-
[9]
Que ferait un analyste qui pratique la scansion quand il n’y a pas matière à scander ? Il va forcément arrêter la séance à un moment donné. Mais quand ? Avant ou après ? Avant ou après quoi, s’il n’y a pas de ligne de partage symbolique entre la séance et l’après-séance ?
-
[10]
Voyeurisme-exhibitionnisme et sadisme-masochisme.
-
[11]
L. Fainsilber, À propos des séances courtes de Lacan, in site internet de « L’interprétation analytique », association loi 1901.
-
[12]
« L’analyste ne s’autorise que de lui-même » est un autre slogan subversif qui faisait écho à la crise d’autorité des années 1960. Dans un récent dialogue avec D. Widlöcher (PSN, vol. 1, no 1, janvier-février 2003), J.-A. Miller dit de ce slogan qu’il « faisait écho à la crise de l’autorité [dont nous avons parlé], et qui visait en effet les tenants de l’orthodoxie, qui l’ont parfaitement compris, qui l’ont très mal pris, qui l’ont encore sur le cœur ». J’ajouterai par ailleurs que certains des analystes qui ont suivi Lacan l’ont en revanche parfaitement pris et l’ont très mal compris, pour rester dans l’esprit de la critique de Safouan qui soutient que ce slogan « – qui ne visait au fond qu’à interdire à l’analyste de se réfugier dans le semblant pour faire l’économie de son désir – a résonné comme une injonction maniaque à se passer de toute reconnaissance » (Safouan, 2001, p. 13).
-
[13]
Et dans les autres cas ?
-
[14]
Cette propension intrinsèque à l’autonomie de la technique et aux « effets secondaires » incontrôlables qu’elle peut susciter a pu conduire certaines analyses dans des impasses et des voies court-circuitant le processus.
-
[15]
Sachant que les disciples de Lacan n’ont pu échapper à ce piège identificatoire et imaginairement aliénant.
-
[16]
Nous dirons ici que les standards abolis de l’intérieur reviennent de l’extérieur sous forme de « dérégularisation uniformisée », en pointant avec Donnet « l’idée – le fantasme ? – que la séance à durée variable échapperait par définition, par essence, à l’institutionnalisation, au standard surmo ïsant, etc. ».
LA FIN DE LA SÉANCE : RÉFLEXIONS PRÉLIMINAIRES
1Les interrogations sur le temps de la séance, dans la figure spécifique de sa fin, continuent à susciter un intérêt particulier dans la réflexion sur la technique et la théorie de la technique. Dans le champ psychanalytique, la fin de la séance a été pensée et théorisée en référence à l’éthique du tiers institutionnel mais aussi à l’éthique de l’interprétation et à celle du désir et de ses aléas. Autour de la fin de la séance s’articulent différents enjeux comme ceux de la pertinence de l’interprétation en fin de séance, mais aussi de la fin de séance comme interprétation ou comme coupure. Ainsi en est-il des bien connues séances à durée variable dans la pratique lacanienne auxquelles je consacrerai une grande part de réflexion dans ce texte. Je partirai d’abord du moment de l’arrêt de la séance, où quelque chose de l’ordre d’une discontinuité spatio-temporelle s’impose : par le cadre, par l’analyste et par l’analysant.
21 / Par le cadre, où l’ordre institutionnel dans sa part symbolique – et non le pouvoir commandant qui fait loi – s’exprime.
32 / Par l’analyste, qui vient donner corps à la part « instituée » de la relation analytique et/ou à la part interprétative dans la dynamique transférentielle [1] (l’analyste navigue entre une place de garant de cet élément tiers qu’est le cadre – extrémité institutionnelle – et celle d’un pourvoyeur de sens, accentuée par l’écart possible, fût-il d’une ou de deux minutes par rapport au temps fixe et absolu de la fin de la séance ou la fin aléatoire de la séance dans la technique lacanienne – extrémité interprétative).
43 / Par l’analysant qui – hormis les acting-out de transfert où il pourrait quitter la séance avant la fin –, pressentant le moment de la fin de la séance, peut ralentir ses associations en vue d’une clôture, se taire complètement pour ne pas se voir interrompre le cours de ses pensées ou, en revanche, accélérer son flot verbal par une associativité inépuisable. Toujours est-il que, quelle que soit sa réaction, c’est par rapport à une rupture imminente qu’il se situe, rupture plus ou moins bien intégrée au fur et à mesure que le processus avance. Dans la scansion lacanienne, l’analysant ne pourra se situer, se réorganiser par rapport à une fin ponctuelle, toute interruption de séance étant supposée s’inscrire dans un sens ou, au contraire, rompre un trop-plein de sens. J’y reviendrai.
5Qu’est-ce qui fait donc une fin de séance ? Est-ce la qualité symbolique et institutionnelle qui lui donne sens, marquant la prise du couple analytique dans une dimension tierce qui vient apposer son effet symboliquement séparateur ? Ou est-ce la qualité interprétative de sa survenue et sa place dans le processus, doublée de la rupture imposée ? Ou peut-être les deux à différents degrés :
6— Comme c’est le cas chez les analystes pratiquant des séances à durée variable allant par exemple de vingt à trente minutes ou plus, cette marge d’une dizaine de minutes s’institutionnalisant graduellement pour devenir paradoxalement une marge fixe au cours de laquelle se joue le moment de suspension.
7— Ou celui de la pratique freudienne conventionnalisée – séances à durée fixe – dans laquelle l’analyste et l’analysant ne peuvent s’empêcher de jouir parfois d’une interprétation donnée au terme de la « dernière minute » de séance, donnant à l’analysant matière à élaboration hors séance.
8— Dans notre pratique, il semble que certaines interprétations de dernière minute quand les associations et la dynamique transférentielle le permettent, doublées de l’arrêt de la fin de la séance, produisent des effets économiquement stimulants. Mais il nous est difficile pour le moment d’estimer avec plus de précision les effets du rapport interprétation/arrêt à la fin de la séance, c’est-à-dire qu’il nous est malaisé de déterminer la corrélation entre une interprétation à effet « mutatif » (J. Strachey, 1934) – donnée en fin de séance – et l’acuité du travail psychique relancé par cette interprétation à la séance ou aux séances suivantes, en comparaison avec une interprétation faite durant la séance et son effet sur le travail psychique des séances qui suivent. Pour plus de rigueur, peut-être faut-il étudier l’articulation entre une interprétation de fin de séance plutôt réussie et les différents paramètres de l’interruption : effet traumatique de l’interruption, coupure vécue comme abandonnique, dimension plutôt castratrice de l’interruption, fin de séance venant servir un noyau résistanciel ou, en revanche, incitation à l’élaboration. Jusque-là, l’expérience nous montre qu’une interprétation réussie, concomitante de la fin de la séance, a presque le même effet économique sur les séances suivantes et la suite de la cure qu’une interprétation donnée durant la séance. Néanmoins, les interprétations de « dernière minute » auraient la particularité de ne pas être diluées par les associations ultérieures de l’analysant [2] – phénomène pourtant utilisable dans le processus associatif (Freud, 1937) – et la spécificité de hâter et de précipiter l’analysant dans ce solitaire désarroi qui nécessite un travail d’élaboration différent peut-être précocement appelé. Ce travail prématuré quoique stimulant dans certains cas de figure pourrait être dans d’autres au service d’une résistance qui risque de s’épaissir inutilement.
9— La différence entre une interprétation suivie de la fin de la séance et celle énoncée durant la séance dans ses effets sur l’analysant est que, dans le premier cas, l’analysant sortant serait stimulé dans ses associations sans la contribution de la parole, mais avec l’implication des représentants de mots comme reste acoustique (liés au préconscient et au langage) et des représentants de réalité (pour Freud, « idées et jugements qui représentent la réalité dans le Moi »). La contribution du Moi, de la réalité et de la conscience est présente dans ces types de représentants, ce qui, à un niveau progrédient, limite les possibilités de régression propices au déploiement de représentants originaires paradoxalement conduits par la parole elle-même. Après la séance, la chaîne associative qui était guidée par la parole qui se conduit elle-même sur le mode métonymique va devoir cesser pour donner libre cours à un fonctionnement psychique sur le mode de la réflexion et du jugement malgré le vacillement économique engendré par l’interprétation. L’analysant est ici convié à « travailler » ou se faire travailler seul, avec moins de libre associativité et plus d’ « élaborativité ». Dans l’interprétation suivie de la fin de la séance ou dans la scansion lacanienne à visée interprétative, il est invité à « jouer seul », reproduisant de ce fait le destin de la fin de l’analyse qui est celui du double mouvement se laisser passiver/élaborer ou aussi se laisser régresser/reconstruire. Le destin de fin d’analyse serait joué répétitivement dans une sorte de mini-fin d’analyse à chaque fin de séance : une sorte de fractale de la fin d’analyse (Pragier, Faure-Pragier, 1990). L’interprétation-dernière-minute appellerait par ailleurs chez l’analysant une mise en branle de processus secondaires visant à combler le trou, la béance d’une fin de séance chargée économiquement – un vacillement économique du système psychique appelant une construction plus ou moins urgente. Le paradigmatique énoncé « Quand je suis sorti(e) de chez vous la dernière fois... » vient montrer la capacité élaborative du patient aux prises avec sa solitaire aptitude analytique mais ne montre pas pour autant la pertinence de l’interprétation-dernière-minute ou de la scansion à visée interprétative face à l’interprétation-durant-la-séance, puisque les analysants expriment également et assez souvent pendant les séances suivantes leur sensibilité à l’égard d’une interprétation formulée durant une précédente séance. Cet enjeu ouvre naturellement le débat, tantôt passionné, tantôt raisonné de la question de la fin aléatoire ou de la fin conventionnalisée de la séance analytique.
LA DURÉE DE LA SÉANCE
10Dans la pratique freudienne, la séance est réglée par une discipline du début et de la fin, suivant un modèle de base qui engage une dimension tierce garante d’un début, d’une ouverture qui rompt le temps social et d’un instant qui fixe la fin de la séance. Ce bornage temporel supposé autonome pour celui qui en est le garant (l’analyste) vise en partie la prise en compte d’un temps d’élaboration psychique nécessaire pour le couple analytique et la réduction autant que faire se peut de l’activité – dans le sens de l’agir – « transférentielle » et contre-transférentielle de l’analyste. En deçà du temps de l’élaboration, il constitue la plate-forme d’une intégration narcissique précédant la parole dans une fonction subjectivante, comme le soutient J.-L. Donnet (1995) qui écrit, à ce propos : « Le cadre soutient le mouvement narcissique d’intégration, de subjectivation silencieuse qui œuvre en deçà et au-delà des proférations. Il est là pour que l’interprétation puisse être efficace et bénéfique, et parce qu’elle peut être futile ou maléfique » (p. 192). Dans cette optique, l’interprétation analytique procéderait d’un lien organique avec le holding, basse continue qui soutient le processus ; pour que la violence de l’interprétation puisse être éprouvée et élaborée, elle nécessite d’abord une sorte d’étayage intégrant servant d’assise aux bouleversements narcissiques inhérents aux mouvements psychiques. Se référant au playing winnicottien, Donnet soutient que le « jouer » trouve ses règles dans une solitude en présence de la mère, complice. Citant Piera Aulagnier, il avance que « la série associative exige qu’un temps lui soit laissé ; elle se lie à la présence de l’analyste, n’obéit jamais au hasard et au pur jeu de signifiants. L’analyste accepte d’éprouver son écoute au respect du discours qu’on lui offre, qui exige, plus qu’aucun autre, que lui soit laissé le temps de souffler, de s’arrêter, de divaguer, de reprendre, de comprendre, et ce dans chaque séance, sans sanction et sans prime » (p. 193). Mais comment ce « temps de souffler » pourrait-il être estimé, « mesuré » ? S’agit-il du temps/hors-temps de l’inconscient ? Ou d’un temps délibéré et intentionnellement découpé ou encore d’un temps symbolique qui, loin être réductible à l’intemporel de l’inconscient, serait régulé de sorte que ce dernier puisse s’y déployer ?
Le « temps » de l’inconscient et le temps de la séance
11Cette valeur structurale de l’écoute et de l’interprétation dans leur lien avec une durée fixe de la séance s’articule avec une certaine conception de la temporalité. Freud (1925) souligne l’intemporalité des processus inconscients mais cette intemporalité s’oppose à la représentation du temps qui, elle, relève de la discontinuité que le système préconscient-conscient entretient avec le monde extérieur et les actes de conscience. Pour lui, « ce mode de travail discontinu du système préconscient-conscient est au fondement de l’apparition de la représentation du temps » (p. 124). Dans « Le Moi et le Ça » (1923), il estimait que le Moi, « en vertu de sa relation au système de perception, instaure l’ordonnancement temporel des processus psychiques et soumet ceux-ci à l’épreuve de la réalité ». La métaphore d’une substance inconsistante qui durcit au contact de l’air servirait ici d’exemple. Ce « durcissement » temporise les représentations inconscientes en les soumettant à l’épreuve d’un temps qui se dé-roule, mais aussi d’un temps aux propriétés rétroactives (notion de l’après-coup) et anticipatrices.
12La séance à durée fixe participerait d’une conception de l’appareil psychique – et des conséquences techniques de la cure – qui tient compte de l’intégralité des systèmes de la première topique et du dynamisme qui les relie. Dans ce cas, le système inconscient dans son intemporalité n’est plus seul à statuer de la durée – flexible et « intemporelle » – de la séance et serait donc rejoint par la temporalité caractéristique des autres systèmes. La séance fixe joint de ce fait ce qui est de l’ordre du temporel (il faut du temps pour l’élaboration psychique) et ce qui est de l’ordre de l’atemporel pour aboutir à ce qui serait épinglé sous l’expression temporalité psychique qui n’est ni le temps de l’inconscient ni celui de l’horloge, mais celui de la régression, la fixation, l’anticipation et la rétroaction. La temporalité psychique serait donc le temps du sujet, l’intemporalité celle de l’inconscient, alors que la représentation du temps relèverait du travail du système préconscient-conscient. Le « temps de l’horloge », temps découpé et compartimenté de la séance fixe, constituerait dès lors ce temps délibérément et symboliquement institué qui permettrait d’accueillir les processus inconscients dans leur spécificité anachronique. Par conséquent, le temps de la séance ne peut être calqué sur celui de l’intemporalité de l’inconscient.
13L’on pourrait peut-être mieux comprendre la logique du temps à la base de la conceptualisation de la séance à durée variable et de la séance à durée fixe en pointant une distinction essentielle entre l’inconscient « freudien » et l’inconscient « lacanien », ce dernier étant déjà « structuré comme un langage », transparaissant comme tel dans le discours et véhiculé par la parole. Il est donc déjà structuré et l’acte de l’analyste consiste alors à introduire des coupures signifiantes selon une temporalité qui dépend des aléas de l’inconscient. En revanche, et dans la logique des séances à durée fixe, l’inconscient, selon le règne des processus primaires et tout en fonctionnant avec une organisation embryonnaire, procède d’un système de transformations avec une fluidité économique, une convertibilité et une circulation continue de représentations. Pour A. Green (1997), l’inconscient n’a pas la structure d’un discours : « Je ne crois pas que l’inconscient soit affaire de signifiants (...). L’inconscient est un système de transformations. De quelle manière transforme-t-il ? En représentant, en se représentant, en représentant pour un autre. » Cette fluidité du système de transformations engage donc dans la technique freudienne de la durée de la séance un temps circonscrit par des frontières et au cours duquel les transformations s’opèrent et les chaînes de représentations se relient et se délient : arrêts, coupures, froissements et fractures, ensemble de mouvements qui s’articulent à un temps de séance symbolique qui est plus du côté de la loi temporelle, d’un temps inscrit dans une loi symbolique dont le psychisme a à s’accommoder. Intemporel au départ, le contenu pulsionnel de l’inconscient se heurte à l’organisation contraignante – mais structurante – de la loi symbolique, agencée par des coupures dans le paradigme du début et de la fin de séance. Le propre de ce symbolique qui vient situer l’élaboration psychique dans une temporalité scandée par des débuts et des fins de séance est qu’il doit échapper le plus possible, une fois institué, et à l’analysant et à l’analyste. Je pense à la célèbre réponse de Freud (1909) à l’ « Homme aux rats » qui lui demandait de lui épargner les détails du supplice aux rats, voulant ainsi échapper aux impératifs de la règle fondamentale ; Freud avait alors répondu qu’il ne pouvait « le dispenser de choses dont il ne dispose pas » (p. 206). La fin de la séance « réglée » n’appartient donc – ou le moins possible –, une fois énoncée, à aucun des deux protagonistes de la situation analytique. Pour J.-L. Donnet (1995), « il est clair que la durée fixe “organise” la temporalité de la séance, qu’elle ne saurait être “neutre” et que le cadre “classique” ne peut donc être conçu maintenant que comme le meilleur compromis possible, visant l’optimisation, à valeur générale, des contradictions dans lesquelles se déploie le processus analytique... » (p. 200).
14Dans un article remarquable, M. H. Spero (1995) montre comment Lacan, dans sa pratique des séances à durée variable [3], s’attache à donner à la technique analytique la forme même des irrégularités des manifestations inconscientes, « structurées » comme discontinuité dans le Réel : « Le temps du sujet, dit Lacan, dans la mesure où il ne se révèle qu’à travers des irrégularités et des lapsus (1953-1955, liv. I), doit être le seul à arbitrer la durée du traitement et celle de chaque séance dans le traitement. » La durée fixe de la séance – et sa suspension prévisible – serait « indifférente à la trame du discours » (Lacan, 1966, p. 252) qui, lui, est imprévisible. Si l’on suit Lacan dans sa logique, la place de l’interprétation – à laquelle est promulguée la fonction d’introduire des coupures signifiantes chargées de favoriser de nouvelles associations – serait reléguée à une place secondaire, déplacée vers une « scansion agie » qui serait plus chargée interprétativement : « Car elle ne brise le discours que pour accoucher la parole » (Lacan, 1966, p. 316). On peut en dire autant de l’interprétation ! Mais pourquoi l’interprétation dans ce cas doit-elle être doublée d’un « agir », celui de l’interruption imprévisible de la séance ? Pour J.-L. Donnet (1995), « la logique freudienne ne voit aucune raison de lier ces discontinuités processuelles, ces scansions internes à une levée de la séance, c’est-à-dire à un télescopage du sens et de l’acte. Quoi qu’il arrive, la séance continue » (p. 195), sans nier que la fin de la séance puisse constituer un temps marquant, avec la complexité de ce qui se joue entre la séance et le hors-séance.
Le bouclier de l’obsessionnel
15Lacan (1966) poursuit son argumentation en s’inspirant de la dialectique hegelienne du maître et de l’esclave pour éclairer la clinique de la névrose obsessionnelle. L’analogie avec le couple analytique l’amène à s’aventurer dans une élaboration non développée par Hegel, et qui introduit la notion de mortalité, la mort du maître que l’esclave traque et attend avec patience : « Mais, puisqu’il sait qu’il est mortel [l’esclave], il sait aussi que le maître peut mourir. Dès lors, il peut accepter de travailler pour le maître et de renoncer à la jouissance entre-temps : et, dans l’incertitude du moment où arrivera la mort du maître, il attend » (p. 314). Le parallèle entre maître/esclave et analyste/obsessionnel amène Lacan à vouloir forcer, par le truchement de la scansion agie, le « bouclier de l’obsessionnel » qui est une manière avec laquelle certains patients donnent l’apparence d’une docile conformité aux règles analytiques, tout en calculant l’échéance (de la mort/fin de séance) pour l’articuler à leurs propres délais, voire à leurs échappatoires (p. 313). M. H. Spero (1995) évoque les « manières avec lesquelles les patients s’installent au cours de la thérapie, séduisent, et se cachent avec mauvaise foi du maître/analyste derrière l’apparence d’un “bon travail”, apparence que le patient peut même maintenir pendant de nombreuses “bonnes” séances de perlaboration. Lorsque cette dialectique pathologique reste intacte, inévitablement l’esclave cesse d’exécuter ses tâches réelles parce qu’il n’est plus dans ses travaux, il est déjà dans le moment anticipé de la mort du maître. De fait, l’esclave en arrive à s’identifier au maître, ce qui constitue une illusion et une aliénation, et ainsi il meurt des morts répétées » (p. 1136).
16Néanmoins, Spero se demande si le cadre temporel fixe ne met pas au jour ces tendances chez le patient, justement pour que le sens du temps chez lui puisse être examiné, et s’il y a une « contradiction à promulguer au rang de symboles des actes de ponctuation temporelle imprévisibles, dans un contexte où l’on essaie par ailleurs de convertir le désir en langage » (p. 1136). L’auteur s’attache alors à montrer par deux exemples cliniques la portée réorganisatrice de sa pratique des séances à durée fixe ; la recommandation de déjouer le patient qui passe le temps laisse penser d’après lui que Lacan n’était pas intéressé par ce qui se communique dans ces séances communément admises comme difficiles, en y survivant et en y réfléchissant. À noter que, pour des analystes comme J..A. Miller, la réflexion de l’analyste ainsi que les effets contre-transférentiels dans l’analyse et « l’attention portée par l’analyste à ses propres processus mentaux » lui est refusée dans la scansion, qui lui coupe « la voie du contre-transfert, où l’analyste pense, pense à lui-même, pense trop, s’embarrasse de sa pensée ». Selon Miller, pour les analystes de l’API, cette prise dans une relation imaginaire aliénante « rend d’autant plus indispensable la référence réitérée à une instance symbolique. À nos yeux, dit-il, la voie de l’identification imaginaire est pourtant sans issue » (débat Miller-Widlöcher, 2002).
17Roland Chemama (1998), tout en soutenant que Lacan ne nie pas l’importance de l’interrogation de l’analyste sur ses sentiments à l’égard de son patient pour qu’il puisse mieux se repérer dans la cure, estime que « le problème que pose la théorie du contre-transfert, c’est celui de la symétrie qu’elle établit entre analyste et patient, comme si tous deux étaient également engagés comme personnes, comme ego dans le déroulement de la psychanalyse » (p. 64). Cette affirmation pose le problème de l’extension donnée à la notion du moi chez Lacan comme instance imaginaire et comme leurre. Alors que ce qui est engagé chez l’analyste dans le contre-transfert et dans l’analyse de celui-ci n’est pas seulement son moi, son ego (dans le sens de l’instance freudienne), mais aussi la contribution des autres instances ainsi que leur au-delà : toute la procédure stratégique de la technique analytique freudienne réside dans la capacité interne chez l’analyste à « se couper » lui-même des conclusions trompeuses et imaginaires en y faisant intervenir un au-delà : celui du temps, qui permet que se déploient les voies imprévisibles des processus inconscients, et celui de la référence symbolique par laquelle l’analyste procède en sujet barré avec sa référence à l’Autre et non à l’autre de l’aliénation imaginaire.
18Cette condamnation de la pensée associative – de l’ « associativité partagée », selon l’expression de D. Widlöcher (Miller, Widlöcher, 2002) – traduirait une certaine logique de la scansion comme interruption d’une intention de signification ; alors que, pour A. Green (2000), l’adhésion à la technique de la scansion trouverait sa source dans « l’angoisse de l’analyste devant la communication de l’analysant suscitant un besoin d’agir pour interrompre l’expérience, soit parce qu’elle est à la fois blessante et incompréhensible, soit parce que l’interprétation ne se formule pas dans son esprit... » (p. 64). À propos de l’interruption de l’intention de signification, et dans son rapport du Congrès de Rome, Lacan (1953) exprime son désaccord avec toute objectivation de l’objet psychanalytique et toute prise de conscience à laquelle on peut attribuer le dénouement psychanalytique. Pour lui, on ne peut espérer être maître d’un phénomène du champ psychanalytique que si l’on renonce à toute domination de ce qui peut en être saisi comme objet ; donc renoncer à la compréhension par la prise de conscience et sacrifier de ce fait toute intention interprétative pour permettre une mise en route de l’inconscient par la seule parole qui porte en elle-même une surdétermination signifiante. Selon Lacan, « il ne s’agit pas de passer d’un étage inconscient, plongé dans l’obscur, à l’étage conscient, siège de clarté, par je ne sais quel mystérieux ascenseur. (...) Il s’agit en effet non pas de passage à la conscience, mais de passage à la parole... » (p. 206).
19Il serait toutefois intéressant de signaler que la scansion, pour l’analyste qui la pratique, procède d’une condamnation du même matériel associatif – celui de l’analyste – avec lequel le « freudien » opère ! C’est comme si, par ailleurs, l’associativité interne de l’analyste était assimilable à un ensemble d’assauts idéiques obsédants que seul un acte de coupure peut et doit empêcher, acte comparable à ces opérations défensives inconscientes caractéristiques de la structure obsessionnelle, comme l’isolation : il n’y a plus rien à comprendre, le seul dégagement possible étant l’acte de coupure face à « l’identification imaginaire sans issue ».
Les effets de la scansion : interprétation ou interruption d’une intention de signification, recours virtuel ou technique généralisée
« Au reste, nous ne sommes pas là pour défendre ce procédé, mais pour montrer qu’il a un sens dialectique précis dans son application technique [4]. »
20Des développements ultérieurs de la théorie de la technique de suspension de la séance, nous pouvons retenir d’une part la place centrale des effets interprétatifs de la scansion là où l’interprétation verbale serait inefficace – dans ce cas, l’interruption de la séance participerait de l’interprétation et serait au service des associations, de l’élaboration fantasmatique et de la remémoration – et d’autre part la suspension de la séance comme effet de coupure, comme point d’achoppement et comme fêlure. Cet effet de coupure que la scansion produit serait à l’image d’une discontinuité dans le réel. Pour L. Wolf [5], la scansion « creuse, en même temps, la division du sujet comme sujet de l’inconscient, et le confronte à son propre manque et au manque dans l’Autre ». Ici, l’arrêt de la séance n’est plus suspension mais coupure, métaphorisant la division du sujet et son accès au langage. C’est un acte qui porte sur la division première du sujet alors que la suspension interprétative porte sur un discours, un texte, un savoir. Pour F. Kruger [6], cette coupure « met en question la volonté narcissique du moi, en interrompant l’intention de signification, c’est-à-dire en portant justement sur la dissociation qu’il y a entre les énoncés et l’énonciation, sur le sujet et ses énoncés. Le névrosé souffre de la coupure parce qu’elle le confronte à la castration du “tout ce qui ne peut pas se dire” ». Dans le même article « Le transfert dans la névrose obsessionnelle », L. Wolf soutient que « la scansion suspensive marque un point d’arrêt dans le discours de l’analysant, interrompt le flot de l’association libre, empêche la cure de se ritualiser. Elle signifie à l’analysant que tout ne peut se dire ».
21Pour J.-L. Donnet (1995), cet effet de coupure appartiendrait au registre des techniques actives mais pourrait éventuellement être un recours dans certaines impasses : « Par exemple, dans certaines “perversions de transfert”, où l’analyste et son cadre se trouvent fétichisés, où l’interprétation est dévitalisée par le surcodage et le marquage “en miroir” de l’objet. En réintroduisant de l’agir, de l’événement, la scansion déjouerait le piège d’une symbolisation close, clivée, se déroulant dans le registre du “comme si”, d’un jeu trop réglé et, du coup, inerte » (p. 202).
22Il n’est pas rare de rencontrer dans la pratique des analysants chez lesquels le discours ritualisé et « désaffecté » prend le devant de la scène, avec ce jeu réglé, doublé de cette « volonté narcissique du Moi ». Dans notre pratique, cependant, ce genre de discours ne s’est pas montré rebelle à des interventions-coupures (verbales) qui, sans jouer sur la polysémie et l’énigme caractéristiques de l’interprétation classique – qui ne ferait que surcharger un discours déjà surcodé –, consistent en des interprétations directes de transfert (à la limite de la construction) comme : « En parlant de vous-même comme ayant été un excellent élève, on peut imaginer le souci et le soin que vous mettez à construire et à organiser vos pensées pour être un bon élève pour moi, et peut-être aussi la difficulté de concevoir que vous pourriez ne pas être aussi apprécié que jadis... »
23Ce genre d’interprétation-coupure aurait pour certains collègues le défaut d’être trop engageant pour le Moi de l’analyste/objet de transfert – en oubliant peut-être que, par l’interprétation, il se présente aussi comme le gardien du cadre analytique en étant cet Autre, et pas seulement l’autre de l’aliénation imaginaire – et serait suppléé dans leur pratique par la scansion agie qui produirait l’effet souhaité.
24Sur l’effet coupure de la scansion, je pense en l’occurrence à un analysant de structure obsessionnelle, avec des défenses mal organisées qui laissent émerger parfois avec force une pulsionnalité destructive, et qui me signifie avec grande simplicité la manière avec laquelle il se « scande lui-même » quand son intellectualisme et sa rationalité excessive le mènent dans des ressassements infinis : à un moment donné d’un discours rationalisé à l’extrême, avec des tournures et des références scientifisées d’un savoir hautement organisé et méthodique [7], il me dit, avant de se taire : « (...) le meilleur moyen est de m’arrêter de parler. » Se taisant pendant le reste de la séance, je reste là, témoignant de sa capacité à entrevoir son jeu, sa dissociation et sa division dans un silence chargé de cet effet de discontinuité structurante. Ce « moment anticipé de la mort du maître (...) en s’identifiant à lui comme mort... » (Lacan, 1966, p. 314), traduit par l’excessive rationalisation de l’analysant et l’élaboration démonstrative de sa « bonne volonté », est doublé chez lui d’une intuition inventive, celle de se confronter à une autre mort, ici plus structurante, qui est celle d’arrêter de parler temporairement en se coupant de lui-même. Un effet pratiquement similaire est parfois constaté après une interprétation de transfert « réussie » : un silence reconnaissant suit, imposé par l’analysant lui-même, une sorte de moment paisible qui vient doubler l’effet de coupure induit par l’interprétation.
25Dans son article « La fin de la séance », Pierre Naveau [8] montre l’efficacité de la scansion agie dans un des exemples (traité à l’occasion d’un contrôle) où l’analysante (gynécologue de profession), ayant effectivement eu ses menstruations au réveil d’un rêve où ses règles « coulaient abondamment », remarque que c’est elle qui fixe les règles au foyer et pas son mari, et elle se rend compte, après une colère favorisée par l’interruption de la séance par l’analyste, que c’est son analyste qui fixe les règles dans l’analyse.
26Dans cet exemple, l’analyste aurait favorisé et anticipé, dans une sorte de provocation active qu’est l’interruption de la séance, l’affect de colère de la patiente et le renvoi à la problématique du pouvoir de l’hystérique (qui met les règles ? Suis-je homme ou femme ?) et au sentiment de castration (traduit par le débordement par le sang des règles : même une gynécologue peut avoir ses règles et en être débordée : l’effet de coupure est inclus dans le rêve et restait à être signifié à la patiente par l’analyste). Analytiquement, l’analyste a pu amener la patiente – par un effet de castration symbolique – à parler de cette problématique qui aurait peut-être pu être traitée sans la scansion, puisque toutes les données étaient déjà présentes auparavant. Sauf que la scansion avait anticipé la mise en avant de l’objet transférentiel – l’analyste – se posant, par l’activité de l’interruption, comme la loi même, puisque c’est lui qui décide du moment de l’arrêt de la séance.
Un partage de pouvoir
27L’interruption provoquée suppose donc pour l’analysant que l’analyste sait pourquoi il interrompt la parole à ce moment précis, et qu’il le saura toujours et immanquablement à chaque fois qu’il suspend une séance, ce qui n’est pas forcément le cas – et on le sait bien – car la scansion n’a pas toujours et systématiquement un effet interprétatif ni un effet de coupure d’un langage obsessionnel surcodé [9]. Cette identification de l’analyste à la loi (symbolique) le conduirait donc à la place même qu’il tente désespérément de ne pas occuper : celle d’un sujet sachant à tous les coups. Donnet (1995), dans une note de bas de page, avance pertinemment à ce propos que « le désir d’effacer l’incidence surmo ïque pour ne se situer d’emblée que dans la loi symbolique aboutit souvent à retrouver le surmoi dans la loi symbolique, avec un gardien du cadre se prenant pour le garant de la loi » (p. 199).
28Cette position introduirait une « dissymétrie radicalisée et univoque entre un analyste actif et un patient qui seul pâtit » (Penot, 2001, p. 168). B. Penot, qui a centré son intérêt sur les conditions de la subjectivation et son avènement en rapport avec les premières transactions pulsionnelles entre la mère et le nourrisson, reprend la notion de circuit pulsionnel développée par Freud dans les couples d’opposés [10] (notion reprise par Lacan), pour insister sur les « nécessaires retournements-renversements qui caractérisent le progrès du destin pulsionnel ordinaire, et à travers lui du processus de subjectivation » (p. 168-169). C’est la manière par laquelle le sujet se fait lui-même objet dans le regard et l’action de l’autre. Dans la scansion agie, l’ « univocité » de la suspension de la séance venant d’un analyste actif constituerait une entrave à la place centrale de l’analyste comme objet de transfert et cause du désir du fait que l’analyste juxtapose sa position de sujet à la position que lui suppose l’analysant.
29Dans la même optique, Serge Viderman (1976) évoquait dans une intervention cette dissymétrie en termes de distribution du pouvoir, en avançant : « Quel que puisse être le bien-fondé de telles “variations” techniques, quelles qu’en puissent être les superstructures théoriques, même acceptables, même convaincantes et leur bonne foi au-dessus de tout soupçon, il reste qu’elles procèdent toutes d’une certaine idée qu’on s’est faite de la distribution du pouvoir dans le champ analytique et de la légitimité a priori des décisions de l’analyste. C’est l’investiture de l’analyste par lui-même, avec la bénédiction de l’analysant, d’un pouvoir qui n’a pas de limite théorique, puisqu’il procède d’un savoir que l’un lui suppose et l’autre s’arroge dans la plénitude d’une bonne conscience qui affirme et s’affirme qu’il n’abusera jamais de ce pouvoir et qu’il n’aura en vue – il en est convaincu – que le “bien” de l’analysant » (Épître aux zélotes, p. 149).
30Bien que l’on conçoive que le cadre « classique », tel que proposé par Freud, constitue un compromis à valeur optimale des conditions possibles d’un déploiement du processus analytique, on est tout aussi incertain de sa valeur idéale dans le champ de la technique psychanalytique. Aussi, Viderman estime que « rien n’a décidé de la tranche horaire impartie à l’analysant pour former le temps de sa séance que la volonté et la commodité de l’analyste ». Ainsi en est-il de la modification de la durée de la séance dite conventionnalisée qui, des 60 minutes freudiennes, est passée aux 50 minutes chez les Anglo-Saxons jusqu’aux 45 ou 40 minutes chez les Français. Mais toujours est-il que, en dépit de ces « contingences » de la durée et malgré la variante de « la volonté et la commodité » de l’analyste ou de la référence institutionnelle de laquelle il se soutient et les justifications théoriques desquelles il se réclame, il reste que la part de suggestion et de pouvoir qu’elle recèle, loin d’être neutralisée, demeure circonscrite et limitée dans la séance à durée fixe en raison de la référence symbolique tierce qui fixe le bornage du début et de la fin de la séance, et la référence institutionnelle qu’elle implique. Les différentes durées de la séance fixe et « conventionnalisée » ont certes un aspect plus ou moins aléatoire dans leur mise en place première mais la spécification préalable et fixe du temps aurait le mérite de réduire autant que faire se peut l’ « activité » de l’analyste dont le pouvoir pourrait s’emparer quel que soit le bien-fondé théorico-clinique des séances à durée variable.
Une séance ultracourte
31À l’opposé, ce pouvoir potentiel serait perçu par Liliane Fainsilber [11], psychanalyste et ancienne analysante de Lacan qui donne l’exemple d’une séance ultracourte dont elle a elle-même fait l’expérience, comme portant en lui-même une réversibilité dans laquelle même une brusque et brutale interruption de la séance peut s’inverser, questionnant de ce fait la propre castration de l’analyste comme cela se serait passé avec Lacan lui-même. Je rapporterai cette séance en entier, et « fidèlement mot pour mot », « en raison de sa brièveté » comme l’a fait Fainsilber. À peine allongée, comme si les mots lui manquaient, elle avait répété trois fois :
32« C’est que... C’est que... C’est que... »
33N’ayant su ce qu’elle aurait bien pu dire à la suite de ces points de suspension, rien d’autre ne lui venait à l’esprit, Lacan l’avait arrêtée aussitôt en suspendant la séance. « Interloquée par cette brusque interruption », elle s’apprêtait à franchir la porte de l’appartement quand Lacan vint la rejoindre et lui dit : « Voulez-vous rajouter autre chose ? » Sans hésitation, elle lui avait répondu par la négative.
34Dans l’après-coup et « contente de sa réponse », elle écrit : « Il n’y avait vraiment rien à rajouter quant au manque phallique (...) on ne pouvait imaginer plus rude et plus brutale approche du complexe de castration féminin ! » et que, avec la question posée par Lacan, « c’était sa castration à lui que Lacan avait aussi mise en jeu. S’était-il trompé en interrompant ainsi et aussi brutalement cette séance ? J’étais contente qu’il ait été capable de se poser cette question en même temps qu’il me la posait ».
35Cette séance ainsi que le commentaire qu’en fait Fainsilber m’inspirent une remarque : que Lacan se soit « trompé » et que par sa question il soit revenu sur sa précipitation en donnant la possibilité à son analysante de poursuivre, « mettant en jeu sa propre castration », n’est pas ce qui nous intéresse ici seulement. Une précipitation interprétative, une maladresse outrepassant les défenses ou une imprudence ne sont pas rares dans l’analyse, et il suffit que l’analyste y soit attentif, rendant alors possible un renversement où il accepte de s’éprouver dans son manque, donc comme vivant, acceptant de ne point être comblé par toute sorte de suffisance théorique et technique. Mais, si Fainsilber avait voulu continuer, quelle aurait été la suite ? La séance se serait-elle poursuivie après l’interruption et à la suite de la question de Lacan ? Dans ce cas, la suspension serait tombée comme acte et aurait perdu de sa valeur. Toutefois, la suite logique était la suivante : l’analysante avait opposé à la question de Lacan un « non » spontané, énoncé avec un certain plaisir (Vous m’arrêtez, maintenant c’est moi qui vous arrête dans votre remise en question éventuelle – dans la scansion, l’une des déclarations qu’on ne peut jamais prétendre signifier est : au nom de la loi, je vous arrête !), comme elle l’a bien signifié dans son texte : « Dans l’après-coup, j’avais été très contente d’avoir pu répondre à sa question par la négative » et elle continue – et c’est là où le vacillement économique survenu à l’arrêt de la séance aurait amené l’analysante/analyste à une solution théorisante qui montre chez elle une conviction dans l’après-coup de la valeur de la scansion : « Il n’y avait vraiment rien à rajouter quant au manque phallique. » Fainsilber s’était confortée et aurait conforté la théorie du manque d’objet qui constitue le socle de la théorie lacanienne par une construction dans l’après-coup, construction qui avait fait rentrer les choses dans l’ordre.
36Par cet exemple, l’auteur serait en train de démontrer l’existence d’un lien organique entre la scansion agie dans la pratique lacanienne et celle du manque d’objet que Lacan a eu le mérite de développer dans son séminaire sur La relation d’objet (Lacan, 1956-1957), comme le montre la suite du texte de Fainsilber sur les apologies de la scansion. Nous pensons toutefois que les différents paramètres du manque qu’un analyste doit pouvoir repérer chez l’analysant et chez lui-même – et que Penot (2001) a autrement exprimés par les nécessaires retournements-renversements qui caractérisent le progrès du destin pulsionnel ou « l’éthique de la passivation réciproque » (p. 169) – peuvent bien se passer de la technique de la scansion qui, elle, se soutiendrait d’autres éléments théoriques, comme ceux qui ont été évoqués plus haut à partir du « bouclier de l’obsessionnel » (Lacan), de la « perversion de transfert » (Donnet) ou d’autres cas de figure similaires et exceptionnels.
37La théorie du manque d’objet reste donc au cœur même de nos questionnements sur la distribution du pouvoir dans la séance analytique, comme s’essaient à le montrer les auteurs cités dans ce texte. Cependant, il est intéressant de constater que cette théorie (et son corollaire, l’analyste comme objet a) appelle un pendant qui a été épinglé chez Lacan sous le concept de désir de l’analyste. Dans la scansion agie, l’activité de l’analyste, activité suspensive risquant de se mouler à un pouvoir doté d’une univocité qui tiendrait de l’irréversible, prend en contrepartie chez les collègues lacaniens le sens même d’un propulseur de la cure, celui du désir du psychanalyste qui définit pour eux sa position éthique, désir libéré de l’institution qui règle le temps. Pour F. Kruger, « dans le champ de l’orientation lacanienne, l’institution se libère de cette responsabilité, pour la laisser aux mains de chaque analyste, lequel, selon son désir et son éthique, fait de chaque intervention une décision, la sienne ».
38L’analyste – objet a – qui assume sa castration, mais aussi son désir selon une éthique qui lui est propre, devient l’analyste qui aurait la capacité d’être en même temps objet et sujet du désir et deviendrait de surcroît l’analyste modèle qui pourra toujours pratiquer à la mesure des besoins de l’analyse et de l’avènement de la vérité inconsciente. Plus encore, le désir – dans l’exemple illustratif d’Antigone de Sophocle que Lacan a choisi de présenter dans son séminaire sur l’éthique – se soutient de son excès.
L’éthique du désir
39Dans le séminaire L’éthique de la psychanalyse (Lacan, 1959-1960), le désir indestructible d’Antigone devient emblématique de la force et du défi du bien – fondé sur le lien symbolique de sa fidélité à la tradition familiale et au nom légué par son père à son frère Polynice auquel Créon refuse une digne sépulture – contre le Bien de la cité et la raison d’État revendiqués par Créon. Antigone, qui obéit à sa propre loi, se présente comme autonomos (se donner à soi-même sa propre loi), dans une opposition qui la conduit tragiquement à une mort volontaire, mue par un pur désir (Guyomard, 1992). Pour Pierre.Christophe Cathelineau (1998), l’audace de Lacan est d’avoir montré, « contre les morales traditionnelles fondées sur le Bien, que le désir ne pouvait se soutenir que de son excès (...). Cet excès du désir est emblématique de l’épreuve que constitue pour un sujet la cure analytique, et la seule faute qu’il puisse commettre est à l’encontre de son désir : céder sur son désir ne peut que laisser le sujet désorienté » (p. 95). L’éthique du bien contre le mal devient celle du bien – nommé désir – contre le Bien, loi instaurée par la morale traditionnelle, l’institution et l’État. C’est dans la même perspective que P. Guyomard (2001), dans un article récent, proclame que « Lacan a largement contribué à donner du psychanalyste la figure d’un clinicien, d’un intellectuel et d’un homme d’action qui, à l’égal du révolutionnaire et du poète auxquels il aimait l’associer, agissait au nom de la vérité de l’inconscient, sur le lieu même d’une rupture créatrice avec les forces conservatrices, répressives et normalisantes de la société » (p. 326). Une autre manière d’invoquer la révolution du désir contre un ordre établi dans un contexte conservateur et normalisant.
40Cette théorie lacanienne du désir, venant rompre les amarres avec toute perspective identificatoire et idéalisante du Moi dans sa dimension imaginaire de leurre – puisque tout désir est soutenu par un objet à jamais introuvable –, serait venue signifier à l’analyste la stérilité de sa tâche s’il vient à se réfugier dans le semblant en faisant l’économie de son désir. À la fin de son séminaire sur l’éthique de la psychanalyse, Lacan lâche la sentence qui allait par la suite être fétichisée par ses successeurs après avoir subi une appropriation surmo ïque : « Je propose que la seule chose dont on puisse être coupable, au moins dans la perspective analytique, c’est d’avoir cédé sur son désir » (Lacan, 1959-1960).
41Selon Moustapha Safouan (2001), « cette assertion – faite pour voir “ce que ça donne pour des oreilles d’analystes” – a été vite transformée en un impératif, une sorte de onzième commandement : Tu ne céderas pas sur ton désir [12]. C’est dire à quel point l’éthique de la psychanalyse a été récupérée par le surmoi » (p. 155). Pour lui, la proposition de Lacan concerne plutôt « la certitude qu’on peut avoir quant à l’existence de la culpabilité là où le sujet cède sur son désir ». Mais de quel désir s’agit-il ?
42Dans un autre texte, Safouan (1983) soutient que « le désir de l’analyste, on ne saurait l’envisager autrement que comme une nouvelle formation de l’inconscient » ; une « formation » de l’analyste par laquelle il signifie son « désir de veiller à ce que soient levées les ambigu ïtés d’une alliance qui lui fut imposée, de par la constellation qui présida à sa naissance, avec telle valeur religieuse ou sociale ». Ce qui ne veut pas dire que « toute identification doit être récusée, ce qui ouvre la porte à toutes les trahisons ; mais qu’elle ne doit pas obnubiler le sens critique » (p. 63-64).
43Dans La jouissance du tragique, P. Guyomard (1992) met en garde contre la croyance à la toute-puissance du désir, occultant de ce fait sa dimension inconsciente. Il avance que « l’insistance, la répétition et l’indestructibilité du désir ne sont pas identiques à la toute-puissance imaginaire » (p. 17). Il distingue par ailleurs dans son texte le pur désir d’Antigone, alliage de mort et d’inceste, et le désir de l’analyste. Or le désir de l’analyste n’est pas un désir pur car le désir pur est désir incestueux comme le démontre la tragédie. Le désir de l’analyste s’affirme dans son désir d’analyser et « analyser et désirer ne sont pas identiques ». « Quelle forte et insistante alliance s’affirme dans le désir d’analyser ? » Ce désir d’analyser serait mû par le désir soutenu de voir, de comprendre et de susciter une compréhension, à l’image de l’expérience même de Freud dans son rapport premier avec l’hystérie (Cottet, 1982). Comme le dit très pertinemment Guyomard dans l’introduction de son ouvrage : « Il n’est pas si difficile de devenir analyste. Au sens – familier à tout jeune analyste, même s’il n’a pas fini sa propre formation – non pas d’un accomplissement mais d’une place à tenir qui ne fasse pas obstacle au travail des patients. (...) En revanche, il est beaucoup plus difficile de rester analyste. Non seulement au long d’une cure singulière ; mais, une fois passé l’enthousiasme et l’ouverture libérante de la fin de sa propre analyse, dans la durée d’une vie professionnelle » (p. 17). Donc « rester analyste » relèverait de ce désir premier qui ne s’éteint que pour se rallumer aussitôt, à l’image de la pulsion comme poussée continue et indestructible. Mais « comment désirer sans faire obstacle à la démarche de l’analysant ? » (p. 127). Cette interrogation résumerait à elle seule toute la problématique de l’analyse comme expérience unique, comme expérience originaire régie par le désir de l’analyste, un désir – sans lequel point d’analyse – servant de catalyseur à l’émergence du désir de l’analysant. Le désir comme éthique deviendrait alors le désir d’analyser sans faire obstacle au désir de l’analysant, comme éthique psychanalytique.
44Ce détour par la théorie du désir nous aiderait à réaliser ce qui, de l’éthique du désir dans le champ de la théorie lacanienne, donnerait à l’analyste dans la responsabilité de la direction de la cure celle de l’interruption décidée de la fin de la séance. Pour F. Kruger, cette interruption « s’inclut dans l’analyse comme une donnée de plus (...) qui dans la plupart des cas [13] pousse à parler », alors que, pour les analystes pratiquant la séance à durée fixe, cette « donnée de plus » constituerait un risque pour le processus. Car, quoique utilisable dans certains cas de figure (Donnet), elle ne peut être systématisée et généralisable en raison de sa propension intrinsèque à s’autonomiser quelles que soient les structures théoriques dont elle se réclame [14].
45Nous pouvons dire que Lacan, qui s’est « libéré » du poids de l’institution dans sa pratique de la scansion, a eu du mal à acquérir les moyens de limitation et d’encadrement de sa trouvaille malgré ses propres mises en garde (1966, p. 316), tel un physicien avec sa découverte aux potentialités incommensurables. L’analyste qui se libère de l’institution sur l’essentiel de la mise en place du cadre analytique se voit donc tenu d’épouser la forme et les besoins de chaque fin de séance, dans la création d’un nouveau cadre temporel à chaque fin de séance, ce qui relève de l’intenable : cela pourrait expliquer la propension actuelle de certains collègues qui pratiquent la scansion à une auto-institutionnalisation spontanée comme l’atteste la marge moyenne et pratiquement stable de la durée de la séance.
Le désaccord technique sur la durée de la séance : une pomme de discorde essentiellement théorique ?
46Peu d’analystes ont tenté par des exposés cliniques convaincants d’asseoir la validité de leur technique concernant la durée de la séance. Les analystes d’obédience lacanienne dénoncent le risque que courent les règles techniques rigoureuses de se transformer en obstacle pour le désir de l’analyste en se prêtant à l’imitation, l’identification et la standardisation, et les freudiens, les abus qui pourraient être causés par la pratique de la séance à durée variable – en la figure de la séance ultracourte – où l’analyste se libère de tout tiers symbolisant, en agissant selon son désir et sa propre éthique. La situation devient telle que, plus les justificatifs et les tentatives de théorisation s’accumulent, plus la conviction des uns et des autres dans leur pratique respective se raffermit et se consolide. Un terrain d’entente sans cesse se dérobe chaque fois qu’un lacanien brandit la critique de l’identification aveugle à l’institution et au maître déifié [15] et chaque fois qu’un freudien dit orthodoxe dénonce les pratiquants de la séance à durée variable souvent accusés de donner place aux effets imaginaires d’une séduction réciproque – sachant que le freudien sensé du nouveau millénaire a su profiter avec inventivité des remous et des dissensions du demi-siècle qui vient de s’écouler, et le lacanien raisonnable de la place fondamentale et incontournable de la part institutionnelle symbolique dans la pratique psychanalytique et la prise en compte d’une régularisation instituée ou tacite. Malheureusement, et souvent dans les critiques de l’une et de l’autre des techniques, le bébé est jeté avec l’eau du bain et, par souci d’argumentation et de preuves, les lacaniens pulsent à l’unisson leur désaccord avec les réglementations ipéistes, en particulier ce qui touche à la formation des analystes – sachant ou ne sachant pas assez sur les remises en question actuelles touchant la formation, surtout en France (Diatkine, 2001) – et les freudiens dénoncent la pratique des séances courtes, voire ultracourtes, des lacaniens, évitant de voir une certaine forme de conventionnalisation implicite se dessinant au travers de séances suffisamment longues qui permettent à un processus analytique de s’engager et de s’organiser.
47Mais le point d’achoppement a toujours été l’insuffisance de la clinique à rendre compte avec rigueur de la légitimité de l’utilisation des différentes techniques. Certes, tout auteur essaie de justifier la validité de sa technique par les résultats qu’il obtient, trouvant par exemple la fin heureuse d’une analyse à la mesure des scansions suspensives de ses séances. Malgré cela, nous estimons que seule la clinique, doublée du transfert sur l’analyse et la reconnaissance chez tout analyste d’une sorte d’Idéal du Moi analytique symbolique prêt à être sans cesse remodelé jusqu’à un certain degré, permet une théorisation solide toujours nouée à une pratique, celle de l’inconscient.
48Les collègues lacaniens que j’ai eu l’occasion de lire ou de rencontrer ont ceci de commun qu’ils montrent une certaine « aisance » dans le maniement de leur technique en se sentant suffisamment soustraits à des règles institutionnelles qu’ils jugent par trop rigides. En cela, nous estimons l’enseignement de Lacan – dans sa fonction « dé-régularisatrice » des standards – comme ayant apporté un nouveau souffle de réflexion analytique à un type d’institutionnalisation qui s’est rigidifié au décours de l’évolution du mouvement analytique et qui allait à l’encontre de l’esprit même de l’analyse. En revanche, et pour d’autres, cette « aisance », ne pouvant plus prendre la mesure de son autonomie, s’est moulée à un Moi idéal qui devait venir combler la béance occasionnée par l’autonomie intrinsèque d’une « liberté » excessive. Cette béance dans la trame des identifications allait enclencher dans un deuxième temps la recherche urgente d’un objet d’idéalisation narcissique de type charismatique – dans une personne, une théorie ou une technique. C’est dans cette optique que J. Dor, cité par Donnet (1995), parle de la technique des séances à durée variable comme d’un « nouveau standard » ; une sorte d’ « étendard » de Lacan contre les « standards » de l’API ! (p. 204-205) [16]. À la limite, nous serions enclin à penser que la scansion comme technique relevant d’un recours symbolique à un « originaire » lacanien visant à commémorer et à pérenniser, serait encore plus recevable que les seules théorisations de la clinique que les analystes s’acharnent à construire. Cela expliquerait aussi, chez les analystes de l’IPA, la difficulté théorique à expliciter par exemple la préférence des séances de 50 minutes à celles de 45 ou de 40 ou vice versa.
UN TERRAIN D’ENTENTE ?
« (...) et maintenant je fais un appel à tous les amants de l’heure exacte et de la fine choucroute. Marchons en masse sur le bourg, et restaurons l’ancien ordre de choses à Vondervotteimittiss en précipitant ce petit drôle du clocher. » (Edgar Allan Poe, 1839).
50« Il est vrai que beaucoup de psychanalystes s’accrochent au nombre fixe des minutes comme les esthéticiens au nombre d’or, les croyants aux rituels rassurants. Ils ne sauraient ou n’oseraient transgresser ce que les a ïeux leur ont légué. » (Serge Viderman, 1976).
« (...) tout indique que l’esprit de la psychanalyse a cessé de se satisfaire de la forme de la division, et aspire à celle de l’unité, retrouvée à un niveau supérieur. » (J.-A. Miller, 2002).51L’effet de coupure générateur de sens et d’associativité dans la technique de l’interprétation et de la ponctuation demeure ce par quoi les analystes opèrent, quels que soient les soubassements théoriques qui fondent leur pratique. Il est constaté en outre que les variables techniques utilisées, variables sous-tendues par des constructions ayant chacune sa cohérence interne, se voient révisées dans la pratique, au-delà de la ligne de partage rigoureusement définie par la fonction du cadre analytique et la technique de base préalablement mise en place. Ainsi en est-il par exemple des interprétations de dernière minute de séance, interprétations qui résonnent parfois autrement que les interprétations « classiques », ou bien de la levée de la séance (même dans la séance à durée fixe) – qui inévitablement implique l’acte et la coupure – aux alentours des 45 minutes en prenant en considération le discours de l’analysant, dès lors qu’une sonnerie réglée de réveil n’est pas utilisée pour annoncer la fin de la séance. L’instant de la levée de la séance dépend donc inévitablement de l’analyste, car c’est bien lui qui annonce la fin et, « ce faisant, il passe à l’acte ». Donnet (1995) estime que, en ce qui le concerne, il ne le fait pas avec une précision « chronométrique », ce qui implique qu’il tient compte, de manière limitée, de ce qui se passe. Il se demande donc s’il faut considérer qu’il y a mini-scansion agie dans ce cas. « Éventuellement oui. Mais pas obligatoirement » (p. 197), répond-il, en citant P. Aulagnier pour qui la levée de la séance serait comme ce qui, du pouvoir de l’analyste, s’inscrit dans le réel, en rappelant par ailleurs sa double fonction comme objet transférentiel et comme garant de la fonction analytique et du cadre.
52Pour leur part, nous l’avons vu plus haut, certains collègues lacaniens « conventionnalisent » spontanément leur pratique par des séances suffisamment longues, permettant à un processus analytique d’advenir, sans pour autant se relier à une pratique groupale dans ce sens. En cela, ils se distinguent des analystes pratiquant les séances courtes, ultracourtes ou mégacourtes, en considérant le facteur temps – facteur souvent critiqué par ailleurs par des analystes qui condamnent le rapport de la quantité (temps) à la qualité (associative) – dans son articulation à la parole et au silence. Nous estimons qu’un processus analytique ne peut faire l’économie d’un temps suffisamment long pour qu’adviennent les conditions de la subjectivation propre au changement. Quelle que soit la portée de la relativité du temps psychique, il ne peut que s’articuler au temps symbolique, au temps découpé artificiellement, au temps de la castration, temps qui a été traité de tous les noms et avec une note sarcastique par maints auteurs : « juridiction de l’horloge », « cloche de beffroi », « séance déterminée par le pendule », « logique du taximètre », « séances chronométrées », « terme fixé par le quartz de nos horloges implacables » « (...) s’accrochent au nombre fixe des minutes comme les esthéticiens au nombre d’or », « analystes lecteurs de montres », et la liste n’est pas exhaustive. Il est intéressant de constater que cette note sarcastique serait déterminée par l’héritage de ce regard qui depuis les temps anciens a toujours été posé sur les « maniaques » de l’espace et du temps mais surtout et somme toute, par un style bien propre entretenu avec passion et ferveur depuis le début de la polémique sur le temps de la séance.
53Nous terminerons par une citation de J. Nassif (1992) qui figure un troisième temps de la psychanalyse, poursuivant la réflexion et relançant l’interrogation là où elle n’a pas cessé de se poser : « Peut-être le troisième temps de la psychanalyse, tel qu’il se dessine dans l’après-coup du freudisme comme du lacanisme, permettra-t-il de réaborder cette question délicate, à partir d’une considération des nécessités de l’acte, et non en fonction soit de la lutte idéologique soit des conformités que suppose l’adhésion à une institution. »
54Mais pourquoi les nécessités de l’acte et le temps fixe qui enveloppe le discours de l’inconscient doivent-ils nécessairement s’exclure ? L’on pourrait retenir ici l’expression « nécessités de l’acte », mais dans le sens de la primauté de la parole comme acte, parole qui, même si elle semble inopérante comme interprétation dans certains cas de figure, n’en demeure pas moins interprétative dans ses effets après coup, ne fût-ce que par sa fonction de coupure significative dans le discours.
Bibliographie
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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Mots-clés éditeurs : Acte, Séance, Temps, Interprétation, Fin de la séance, Durée variable, Durée fixe, Coupure
Notes
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[1]
C’est le cas de la scansion dans la pratique lacanienne.
-
[2]
Mais ces associations, bien que pouvant servir les besoins de la résistance, incitent A. Green (2002) à avancer que « la résistance oblige au détour, mais celui-ci, en revanche, enrichit les possibilités d’association ! (...) la nouvelle trame laisse penser que des relations significatives existent entre n’importe quels éléments énoncés... ».
-
[3]
La mise en garde de Lacan (1966) contre les abus de cette technique a été peu respectée et lui-même n’a pu y échapper. Dans ses Écrits (p. 316), il avait avancé : « Sans aller jusqu’aux extrêmes où se porte cette technique, puisqu’ils seraient contraires à certaines des limitations que la nôtre s’impose, une application discrète de son principe dans l’analyse nous paraît beaucoup plus admissible que certains modes dits d’analyse des résistances, pour autant qu’elle ne comporte en elle-même aucun danger d’aliénation du sujet » (p. 316).
-
[4]
Ce « sens dialectique précis dans son application technique » a pourtant été généralisé et est devenu emblématique de la technique lacanienne.
-
[5]
L. Wolf, Le transfert dans la névrose obsessionnelle, in ORNICAR ? Digital (Revue électronique multilingue de psychanalyse publiée à Paris par J.-A. Miller).
-
[6]
F. Kruger, La séance analytique, in ORNICAR ? Digital (Revue électronique multilingue de psychanalyse publiée à Paris par J.-A. Miller).
-
[7]
Un peu à l’image des paradigmatiques « spéculations sur l’art de Dosto ïewski » (Lacan, Écrits, p. 315).
-
[8]
P. Naveau, La fin de la séance, in ORNICAR ? Digital (Revue électronique multilingue de psychanalyse publiée à Paris par J.-A. Miller), 2001.
-
[9]
Que ferait un analyste qui pratique la scansion quand il n’y a pas matière à scander ? Il va forcément arrêter la séance à un moment donné. Mais quand ? Avant ou après ? Avant ou après quoi, s’il n’y a pas de ligne de partage symbolique entre la séance et l’après-séance ?
-
[10]
Voyeurisme-exhibitionnisme et sadisme-masochisme.
-
[11]
L. Fainsilber, À propos des séances courtes de Lacan, in site internet de « L’interprétation analytique », association loi 1901.
-
[12]
« L’analyste ne s’autorise que de lui-même » est un autre slogan subversif qui faisait écho à la crise d’autorité des années 1960. Dans un récent dialogue avec D. Widlöcher (PSN, vol. 1, no 1, janvier-février 2003), J.-A. Miller dit de ce slogan qu’il « faisait écho à la crise de l’autorité [dont nous avons parlé], et qui visait en effet les tenants de l’orthodoxie, qui l’ont parfaitement compris, qui l’ont très mal pris, qui l’ont encore sur le cœur ». J’ajouterai par ailleurs que certains des analystes qui ont suivi Lacan l’ont en revanche parfaitement pris et l’ont très mal compris, pour rester dans l’esprit de la critique de Safouan qui soutient que ce slogan « – qui ne visait au fond qu’à interdire à l’analyste de se réfugier dans le semblant pour faire l’économie de son désir – a résonné comme une injonction maniaque à se passer de toute reconnaissance » (Safouan, 2001, p. 13).
-
[13]
Et dans les autres cas ?
-
[14]
Cette propension intrinsèque à l’autonomie de la technique et aux « effets secondaires » incontrôlables qu’elle peut susciter a pu conduire certaines analyses dans des impasses et des voies court-circuitant le processus.
-
[15]
Sachant que les disciples de Lacan n’ont pu échapper à ce piège identificatoire et imaginairement aliénant.
-
[16]
Nous dirons ici que les standards abolis de l’intérieur reviennent de l’extérieur sous forme de « dérégularisation uniformisée », en pointant avec Donnet « l’idée – le fantasme ? – que la séance à durée variable échapperait par définition, par essence, à l’institutionnalisation, au standard surmo ïsant, etc. ».