Notes
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[1]
Notamment dans mon rapport au Congrès des psychanalystes de langue française de 1999, La passion du sujet, in RFP, LXIII, no 5, 1541, et La passion du sujet freudien, Ramonville-Saint-Agne, Érès, 2001, chap. 8.
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[2]
B. Penot, Contribution à l’étude des dépressions infantiles, in La Psychiatrie de l’enfant, t. XVI, fasc. 2, Paris, PUF, 1973, p. 301-380.
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[3]
Voir Fethi Ben Slama, La psychanalyse à l’épreuve de l’islam, Paris, Aubier, 2002. Le terme islamisme (équivalent de christianisme, juda ïsme) opère un amalgame abusif entre l’islam et sa dérive terroriste.
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[4]
C’est sans doute une raison du fait que le mouvement psychanalytique n’est encore guère parvenu à conceptualiser la subjectivation ; cette difficulté prolonge le renoncement de Freud à conceptualiser le destin sublimatoire dans sa Métapsychologie (1915), faute d’avoir alors conçu l’au-delà du principe de plaisir.
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[5]
Il serait grand temps de dépasser les apories léguées par Freud au sujet d’une pulsionnalité dite de mort (ou de destruction) – voir le débat récent sur le site de la SPP.
1Jean-Louis Baldacci a placé son rapport sur la sublimation dans la perspective d’un “ dès le début ” tout à fait frappant. C’est une vision qui m’est chère [1]. Le nouveau-né humain dans sa première année, si tout se passe bien, instaure en effet avec son partenaire parental des échanges, tout à fait asymétriques bien sûr, mais qu’on peut dire sublimatoires en ceci qu’ils dépassent l’érotique du corps à corps pour utiliser des objets transitionnels cocréés. À cette forme première de sublimation prend directement part ce qu’on semble tenir à continuer d’appeler l’ “ objet ” maternel en dépit de l’univocité chosifiante véhiculée par ce terme...
2Il me semble pourtant plus adéquat de parler d’un partenaire premier (un Nebenmensch, un « prochain », dit Freud dans son « Esquisse »). Avec celui-ci s’effectue donc très tôt cette cofabrication d’objets partiels extérieurs au corps (du bébé et de la mère). Cela participe bel et bien de la définition de la « solution sublimatoire » en tant que destin pulsionnel – procurant une satisfaction pulsionnelle, mutuelle, partielle et sans décharge sexuelle proprement dite.
3Je pense donc important de considérer que la formation des objets transitionnels constitue la forme première habituelle de l’activité sublimatoire. On voit aussitôt que celle-ci ne résulte pas d’un renoncement particulier et encore moins d’un refoulement, mais qu’elle constitue surtout un « destin » pulsionnel ayant l’avantage d’être non seulement d’emblée accessible, dès ce jeune âge, mais de plus apprécié, encouragé, valorisé et partagé par le proto-partenaire parental. On sait la fonction capitale des signes de satisfaction de cet Autre parental réel pour guider et affermir l’expérience naissante du tout petit.
4Un peu plus tard, d’autres objets de médiation seront mis à profit – notamment l’activité de dessiner et de peindre qui prend habituellement une grande place dans les échanges libidinaux de la troisième année de la vie, avec souvent les caractéristiques d’une création artistique véritable. Sa nature sublimatoire est alors très manifeste, servant de vecteur à une bonne part des énergies pulsionnelles. Ce caractère s’avère même bien plus marqué qu’il ne le sera quelques années plus tard, à la période de latence où le dessin va se soumettre au réalisme mo ïque et perdre à la fois en charge libidinale directe et en créativité.
5C’est une illustration du fait que le phénomène « latence », s’il intervient comme condition décisive du développement intellectuel, ne tend pas pour autant par lui-même à favoriser l’activité sublimatoire proprement dite.
6Il sera intéressant d’observer ensuite, à l’adolescence, le destin des activités sublimatoires premières : d’évaluer ce qui aura pu s’en maintenir, ce qui aura résisté au changement de régime pulsionnel pubertaire. Ce sera l’occasion de mieux différencier les sublimations véritables de certaines formations réactionnelles ou intellectuelles principalement défensives du moi.
7Il apparaît aussi que les sublimations postpubertaires et de l’âge adulte vont se positionner différemment de celles du jeune âge. Elles viennent désormais prendre place conjointement à des réalisations et satisfactions érotiques génitales devenues possibles. Ici prend toute sa portée l’interrogation de Jeanine Chasseguet concernant la fréquence des suicides chez des adultes qui subliment beaucoup – question qui met en évidence la limite de la valeur substitutive de la réalisation sublimatoire. Celle-ci ne peut en effet pallier que de façon relative au défaut de satisfaction sexuelle et d’accomplissement amoureux – étant donné le potentiel régénérateur et vitalisant propre à celles-ci, jusque dans le troisième âge. C’est ainsi qu’avec la seule sublimation, bien des Virginia Woolf ont dépéri...
UN RENONCEMENT TRÈS RELATIF
8Concevoir à l’activité sublimatoire un départ précoce, sous une forme transitionnelle, est une perspective qui ne vient pas contredire le propos d’Évelyne Séchaud mais plutôt l’éclairer autrement. Le rapport d’Évelyne Sechaud met en effet l’accent sur la dynamique de deuil qui conditionne les sublimations adultes ; or concevoir un état premier transitionnel des sublimations permet, me semble-t-il, de mieux comprendre l’aptitude particulière de celles-ci à servir de recours à ceux qui souffrent de la perte d’un protagoniste important de leur vie – tout particulièrement de la mort prématurée de leur mère.
9Au cours d’un travail déjà ancien sur le devenir des dépressions de l’enfance [2], j’avais été frappé de découvrir dans une étude fort complète menée par un Anglais, James Brown, cette notion qu’une majorité d’écrivains anglais de la fin du XIXe et du début du XXe siècle avaient perdu leur mère ou leurs deux parents de bonne heure.
10On peut alors considérer le recours à l’activité sublimatoire comme une manière de poursuivre et même de développer quelque chose qui fut transitionnel – et va le rester en un sens – avec cet Autre parental physiquement disparu. Cela témoigne donc d’un renoncement très relatif ; bien plutôt d’un processus complexe et subtil, au sens aussi de subtiliser quelque chose !... Je pense analogiquement au cas de ceux qui, ayant « perdu » une foi religieuse jusqu’alors vivace, vont consacrer le restant de leur vie à des activités humanitaires. La place prise par de telles sublimations après un deuil majeur semble implicitement sous-tendue par une logique implicite semblable au fameux « Je suis athée, Dieu merci ! » – ou plutôt quelque chose comme : « J’arrive à me satisfaire seul, merci maman ! »
11Ce maintien en filigrane d’un Autre physiquement perdu, protagoniste virtuel indéfini de l’activité sublimatoire, rejoint peut-être ce que Jean Guillaumin tenait à préciser en parlant d’une dimension « transcendantale » de la sublimation – encore faut-il bien préciser que cet Autre perdu-conservé n’a en soi rien de métaphysique...
LA MÈRE « OBJET » ?
12Cette perspective d’un départ précoce transitionnel des sublimations reconnaît donc au partenaire parental premier, notamment maternel, un rôle décisif dans leur fabrication et leur développement. Dans son exposé sur « sublimation et travail de culture », Julia Kristeva a fort bien mis l’accent sur le rôle primordial de la mère comme agent transmetteur de culture – à commencer, bien sûr, par la langue dite maternelle.
13Mais il apparaît aujourd’hui particulièrement patent qu’une telle reconnaissance ne manque pas de susciter une résistance farouche, surtout masculine. Nous en avons, je crois, un exemple presque aveuglant dans ce qui est en train de s’imposer aujourd’hui comme le problème politique le plus aigu de notre planète : la violence dite islamiste. Sous le masque d’un fondamentalisme religieux, il s’agit en fait d’une nouvelle forme de totalitarisme qui s’avère malheureusement tout à fait « moderne » en ceci que ses ressorts sont essentiellement fétichiques ; ses effets terriblement mobilisateurs tendent notamment à maintenir un déni forcené du rôle de la femme en tant que sujet transmetteur de culture.
14On sait pourtant que l’islam doit son existence au rôle décisif d’une femme, Khadija, la première épouse (nettement plus âgée) du Prophète. Un peu comme Diotime l’a fait pour Socrate, c’est elle qui sut rassurer Mahomet en authentifiant ses apparitions hallucinatoires comme non diaboliques ainsi que lui-même l’avait d’abord craint [3].
15Mais le déni d’une telle dette s’instaura du vivant même du Prophète : celui-ci changea radicalement de posture après la mort de Khadija en décidant d’avoir plusieurs jeunes épouses, évidemment bien davantage dans un statut d’ « objets » sexuels...
16Toujours est-il que la réaction très violente que nous voyons se développer aujourd’hui au travers d’intégrismes totalisants – pas seulement musulman mais aussi évangéliste par exemple aux États-Unis – pourrait bien être symptomatique d’un seuil critique du processus de civilisation. En quoi cela concerne-t-il la psychanalyse ? Julia Kristeva a fort bien montré que les chances mêmes de survie – en tout cas, d’audience – de la psychanalyse au XXIe siècle vont dépendre de son aptitude à fournir des réponses à cette crise de civilisation que traverse l’humanité (conjointement à la disqualification du politique).
17Freud s’est efforcé pour sa part de conceptualiser les terribles menaces qui pesaient sur les années 1930. Mais le fait qu’aujourd’hui encore bien des psychanalystes s’en tiennent à parler, à la suite de Freud, en termes d’objet maternel fait douter de leur capacité à contribuer à l’avancement de ce qui se joue aujourd’hui d’essentiel autour de l’idée qu’on peut se faire de la genèse première d’un sujet humain. L’intensité même du symptôme terroriste pose, à vrai dire, la question de savoir si l’humanité est ou non capable de renoncer à cantonner la femme (et la mère) dans un rôle manifeste d’objet (fût-il d’inspiration) pour mieux reconnaître et supporter son rôle majeur et décisif de sujet transmetteur – fonction qui a souvent besoin d’être transférée sur l’analyste dans la cure.
PERSPECTIVES SUR LA SUBJECTIVATION
18Cela amène à mettre davantage en évidence comment sublimation et subjectivation tendent à s’éclairer mutuellement. L’une et l’autre constituent des phénomènes essentiellement dynamiques – ce qui a comme corollaire qu’elles fonctionnent l’une comme l’autre dans une foncière ambigu ïté [4]. Ainsi, lorsque Sylvie Faure observe que la sublimation présente l’avantage de conférer une certaine autonomie, une indépendance par rapport à l’objet (perdu) de satisfaction, cela doit être relativisé eu égard au maintien subreptice, comme je le remarquais plus haut, du lien transitionnel (réel) avec le partenaire disparu.
19Le processus de subjectivation relève intrinsèquement d’une dynamique tout aussi paradoxale. Je ne peux ici qu’indiquer de façon très sommaire que si subjectiver, c’est certes s’approprier – se reconnaître agent (pulsionnel) de sa propre vie –, c’est aussi, dans le même temps, se reconnaître assujetti. Ainsi par exemple dans le processus de la cure analytique, subjectiver son transfert va certes consister pour l’analysant à se l’approprier en personne propre, à en faire son affaire, mais en même temps à se reconnaître déterminé par lui, assumer en somme d’être assujetti à certains rapports signifiants repérés comme décisifs dans son histoire. J’ajouterai encore que la subjectivation (comme la sublimation) tend nécessairement à s’effectuer dans la prise en compte du rapport à la mort.
20Cela m’amène à souligner pour conclure que non seulement sublimation et subjectivation ne peuvent être conceptualisées que dans l’au-delà du principe de plaisir, mais encore que l’une et l’autre constituent une manière de surfer en quelque sorte entre vie et mort [5]. Il a été beaucoup question dans ce congrès de la dimension possiblement mortifère de l’activité sublimatoire. C’est aussi vrai de la subjectivation vraie qui se situe intrinsèquement dans la prise en compte du manque et de la mort ; c’est ce qui l’oppose le plus manifestement aux illusions narcissiques.
Mots-clés éditeurs : Objet (maternel), Subjectivation, Sublimation, Objet transitionnel, Autre
Notes
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[1]
Notamment dans mon rapport au Congrès des psychanalystes de langue française de 1999, La passion du sujet, in RFP, LXIII, no 5, 1541, et La passion du sujet freudien, Ramonville-Saint-Agne, Érès, 2001, chap. 8.
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[2]
B. Penot, Contribution à l’étude des dépressions infantiles, in La Psychiatrie de l’enfant, t. XVI, fasc. 2, Paris, PUF, 1973, p. 301-380.
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[3]
Voir Fethi Ben Slama, La psychanalyse à l’épreuve de l’islam, Paris, Aubier, 2002. Le terme islamisme (équivalent de christianisme, juda ïsme) opère un amalgame abusif entre l’islam et sa dérive terroriste.
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[4]
C’est sans doute une raison du fait que le mouvement psychanalytique n’est encore guère parvenu à conceptualiser la subjectivation ; cette difficulté prolonge le renoncement de Freud à conceptualiser le destin sublimatoire dans sa Métapsychologie (1915), faute d’avoir alors conçu l’au-delà du principe de plaisir.
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[5]
Il serait grand temps de dépasser les apories léguées par Freud au sujet d’une pulsionnalité dite de mort (ou de destruction) – voir le débat récent sur le site de la SPP.