Notes
-
[1]
S. Freud (1905), Trois essais sur la théorie sexuelle, in OC, t. VI.
-
[2]
S. Freud (1922), Le moi et le ça, OC, t. XVI.
-
[3]
É. Sechaud cite là D. Widlöcher, Amour primaire et sexualité infantile, in Sexualité infantile et attachement, Paris, Gallimard, 2000.
-
[4]
Voir M. Ody, Quelques réflexions et illustrations à propos du trajet des sublimations, RFP, t. LXII, no 4, 1998.
-
[5]
C. Janin, Les sublimations et leur destin, RFP, t. LXII, no 4, 1998.
-
[6]
E. Chervet, Règle fondamentale et conflit psychique, in Le conflit psychique, Paris, PUF, « Débats de psychanalyse », 2005.
-
[7]
S. Freud (1990), Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci.
-
[8]
A. Green, La sublimation, in Le travail du négatif, Paris, Éd. de Minuit, 1993.
1Les deux rapports conservent les contradictions qui persistent dans l’œuvre de Freud à propos de la sublimation, qu’ils l’envisagent en termes de destin pulsionnel ou vis-à-vis de l’objet.
2La sublimation du point de vue du changement de but de la pulsion est surtout décrite par Freud dans la période préparatoire à la découverte du narcissisme. Alors, elle est le destin d’un « contingent pulsionnel inapte à la satisfaction » [1], destin déterminé avant le refoulement secondaire. De ce point de vue, elle procéderait « directement » du traumatique, en serait une issue première possible, immédiate, une élaboration qui ne passerait pas par le défilé de la névrose infantile. Une valeur métaphorique de ce terme « direct » employé par Freud se retrouve dans l’acception chimique du terme « sublimation », passage direct de l’état solide à l’état gazeux, sautant l’étape de l’état liquide. Mais, à rester dans cette logique, la sexualité infantile, état intermédiaire entre le traumatique et l’élaboration secondaire, serait court-circuitée, ce qui supposerait des modes de liaison de la pulsion à des contenus qui puissent rester investis sans rapport à l’inconscient refoulé...
3D’autre part, selon des textes postérieurs, « la sublimation ne se produit-elle pas toujours par l’intermédiaire du moi » [2] ; le travail de sublimation qui permet à une création d’aboutir ne peut qu’utiliser les matériaux de cette sexualité infantile [3], lesquels ont subi le refoulement et donné lieu à l’organisation du fantasme inconscient [4], et ce même dans les cas où ce matériau est « pauvre », manquant d’épaisseur, laissant large place aux occurrences traumatiques. Il est vrai que, lorsque Freud évoque ce passage obligé par le moi, il envisage non la question des contenus et des auto-érotismes, mais celle de la transformation de la libido objectale en libido narcissique dans le processus identificatoire.
4Ces deux aspects de la sublimation se retrouvent dans les champs cliniques proposés par les rapporteurs. J.-L. Baldacci évoque la sublimation rendue nécessaire par l’état traumatique suscité en début de cure par la règle fondamentale. Son exemple décrit l’investissement « direct » d’un objet perçu, objet attestant pour le patient une sublimation « déjà là » de l’analyste, en rapport avec ce vécu traumatique ( « Le sang et l’histoire » ), et renvoyant de plus à un autre objet « déjà sublimé » de son ami homosexuel. Ainsi, le patient refait presque instantanément le chemin parcouru par l’enfant que décrivait C. Janin en 1998 à Deauville, déplaçant son investissement, à partir de sa quête passionnelle d’être investi par l’adulte, vers un intérêt intense pour les objets « déjà sublimés » que celui-ci investit [5] (les critères de beauté des maisons).
5La sublimation dans la cure, inférée de l’usage d’une parole riche des doubles sens de la sexualité infantile, mise en œuvre comme acte de culture, parcourt les deux rapports. L’accent mis sur l’acte de parole par J.-L. Baldacci met en exergue une valence progrédiente de la cure, qui suppose d’arracher le discours intérieur à l’auto-érotisme, pour l’adresser à un objet dont il est posé qu’il se dérobera comme objet de satisfaction.
6Tout au long de l’histoire de la patiente d’É. Sechaud, malgré une intense répression pendant longtemps de la part de la patiente, se noue un échange où l’identification hystérique fonctionne, mettant en jeu le contact de l’analyste avec sa propre sexualité infantile, qui permet, par les résonances partagées du signifiant « attendre », de dire les traces ravivées, en négatif d’abord dans le sanctuaire de ses sublimations, de celle de la patiente.
7Une contradiction analogue se retrouve si l’on envisage la sublimation quant à l’objet et au lien de la sublimation au processus identificatoire. Je n’en retiendrai qu’un aspect.
8J.-L. Baldacci déploie l’idée de la surestimation sexuelle de l’objet, aliénante à celui-ci, mais étape préparatoire à la constitution de l’idéal du moi lors de la résolution du complexe d’Œdipe. Il établit un lien avec les conceptualisations anglo-saxonnes des atteintes primitives de l’organisation du narcissisme, et de l’envahissement du sujet par l’objet que réalise l’échec de cette organisation subjective première. Se rejoignent alors la question des identifications secondaires et celle de l’identification narcissique première, et il m’a semblé voir là un frayage vers la pertinence du terme de « désexualisation » pour qualifier ce processus, envisagé comme un meurtre du père sexuel (ou sexuellement surestimé) dans Totem et tabou. C’est alors la libido homosexuelle qui opère la conjonction idéalisation/sublimation.
9Qu’est-ce alors qui spécifie la sublimation par rapport au processus identificatoire auquel elle est liée ? « Dès le début » vise-t-il l’objet primaire, le père primitif ou l’objet œdipien ?
10Un fragment clinique m’a semblé illustrer ces questions.
11Un patient développe peu après l’installation de son analyse, à la manière d’un transfert latéral sur la scène conjugale, une jalousie très régressive, inquiétante dans sa toute-puissance infantile d’exigence d’être le seul objet pour sa femme. Les séances manifestent un clivage entre cette position d’acceptation, voire de précipitation dans un envahissement par l’objet, et une position névrotique banale.
12Or ce patient [6] est venu pour une addiction à la pornographie qu’il relie à son incapacité sublimatoire, depuis l’adolescence. Les figures de la surestimation de l’objet sont quadruples :
- Une représentation de contrainte, s’imposant dès qu’il veut parler pour le lui interdire, exprime des injonctions sadiques d’allure surmo ïque.
- Sur les réseaux pornographiques, il évoque sa quête masochiste à l’égard d’hommes puissants (se faire humilier et pénétrer) sans passage à l’acte autre que la masturbation.
- La jalousie envers sa femme en représente un avatar passionnel, du côté de l’objet maternel.
- Enfin, des survenues hallucinatoires sur le divan en sont la forme la plus intense : il voit du rouge, il est inondé de sang, l’objet maternel est convoqué explicitement.
13Les séances se déroulent alors en deux temps : arrivé dans une détresse persécutoire, vis-à-vis de laquelle je ne peux intervenir que pour en attester la réalité du ressenti, peu à peu il se restaure et, à un moment donné, bascule dans un fonctionnement associatif névrotique où la nuance, le tiers, l’identification à l’autre existent. Mon écoute peut alors se détendre, et je cherche par quelle voie je pourrais penser, pour les lui restituer, l’origine interne et la « responsabilité » de sa position fantasmatique. Par défaut, je pointe ce qui va dans le sens d’une restauration de son espace propre, d’un confort interne.
14Trois lignées évolutives suivent, progressivement, à mesure que la question de cet espace propre devient pour lui un enjeu de son traitement. D’abord, une « investigation » en direction du traumatisme historique de sa part sous forme d’un questionnement fiévreux et angoissé à propos d’une éventuelle séduction sexuelle. Revient, alors, non un événement de cet ordre, mais le souvenir brûlant et peu à peu arraché au doute sur son existence, du visage de « Raphaëlle », amour idéalisé de la pré-adolescence qui a « disparu » sans qu’il retrouve comment, qui le bouleverse et se précise peu à peu comme perfection inaccessible et lumineuse. Cette inaccessibilité et cette fixité évoquant certaines qualités d’un fétiche et la parenté de celui-ci avec l’idéalisation, permettront de l’interpréter comme formation contre-investissante de la coulée de sang maternelle, devenue coulée de lave, en lui, lorsqu’elle pourra être datée de sa neuve puberté. Raphaëlle disparaîtra alors de ses associations...
15Ensuite, la reconnaissance de son désir de cet espace propre, de le protéger et de le faire exister, le désir « qu’on lui foute la paix », plutôt que de s’offrir à être ouvert aux quatre vents et excité jusqu’à l’inconscience, comme la sexualisation des réseaux le laisse entendre.
16Enfin, d’abord sur le mode d’une irruption onirique brutale alors qu’il se repose éveillé, puis sous forme de cauchemar, puis de rêve répétitif, la vision de « sa femme qui jouit avec un autre. Il la regarde. Ça le rend fou. »
17C’est à partir du rêve que je pourrai intervenir différemment, pour noter la dimension subjective, active de ses représentations, sans courir le risque d’être assimilée aux accusations et aux mises en doute de sa subjectivité qui l’assaillent. Il admettra avec étonnement, et un certain plaisir, l’idée qu’il a bien fait ce rêve, lui-même...
18Je remarque, à cette époque, à quel point se juxtaposent dans les séances sa revendication quant à son insatisfaction dans la scène conjugale et sa plainte à propos du désir inextinguible de pénétration par un homme. La mise en tension parallèle des deux thèmes me paraît tenter de mettre en latence (de refouler ?) sans y parvenir un même élément.
19C’est à ce moment que s’insère la séance suivante : à la fin de la séance de la veille, lui vient brutalement le souvenir d’une bribe de poème : « Homme libre, toujours tu chériras la mer », qu’il ne poursuit pas. Je note le plaisir qu’il a eu à dire ce vers aimé, une possession à lui puisqu’il l’a retenu.
20Le lendemain, d’emblée, revient un autre poème, qu’il déclamera cette fois en entier, par cœur, très vite pour atténuer la honte qu’il éprouve à le dévoiler. C’est le poème préféré de sa jeunesse, du temps où il en écrivait beaucoup, et dont il s’est assez bercé pour le savoir encore sans hésitation. Il s’agit d’un long texte aux thèmes libertaires évoquant les années 1970, d’allure adolescente, mais dont le style est daté de quelque dix ans avant sa génération propre, attestant son étayage sur des aînés encore porteurs des objets de ses parents (communistes) tout en s’y opposant.
21Dans cette séance, il ne s’attardera pas sur le poème, dont l’exposition suffit à dire la reconnaissance comme sien qui est l’objet actuel du traitement. Mais le mouvement associatif qui suit directement amène un contenu nouveau. Il reprend, dans un entrecroisement serré qui laisse entendre un effritement de l’isolation entre les deux registres, l’évocation des deux thèmes habituels. À propos de son désir d’être pénétré par un homme, il dit : « Je m’endors avec, je me réveille avec », puis se plaint de se répéter sans trouver d’issue à propos de son insatisfaction envers son épouse. Je lui dis : « Alors ce que vous lui reprochez serait-ce qu’elle n’est pas en mesure, elle, de vous satisfaire en cela ? »
22Je ne suis, moi, pas très satisfaite de cette intervention, au plus près de l’image érotique.... Mais il me semble que le fait de m’être contentée de souligner la contigu ïté associative, laissant implicite la figuration de la mère au pénis qui, bien sûr, m’évoque diverses références théoriques, lui permettra de faire lui-même une mise en lien, un travail de pensée. Serait-ce cette présence en latence, à peine, de mon objet théorique, pour suggérer le fantasme au sein de la « réalité » dont il parle, qui lui en permet une saisie réflexive ?
23Après un temps d’arrêt, il signale que l’idée lui est venue parfois que c’est « cela » qu’il cherche au fond, aussi, dans les réseaux homosexuels. L’image de sa mère au pénis lui est parfois apparue. Malgré son réalisme, elle inaugure un symbolisme corporel qui limite l’excitation, réalise une certaine désexualisation. Elle manifeste cependant une butée sur la « théorie de la mère au pénis » [7] qui rend compte du sentiment qu’éprouve ce patient d’un destin sans issue...
24La reconnaissance qu’il s’agit d’une figuration rattachée à la mère ouvrira une possibilité interprétative jusqu’alors interdite, tandis que l’image elle-même sera mise en latence. Après cette séance, son intérêt pour sa vie imaginaire et une capacité d’être seul s’installeront plus nettement. Cependant, après chaque séance où il pourra construire du sens, explorer cette sublimation des théories sexuelles infantiles qu’est la cure, la séance suivante sera occupée à un dénigrement féroce de son fonctionnement mental, jusqu’à l’annulation en argument du chaudron (« Je n’ai rien à dire, je suis nul, d’ailleurs je n’ai rien à faire ici... ») par laquelle s’exprime la destructivité en différé, compréhensible alors en termes de culpabilité inconsciente, dont l’interprétation ne prétendra pas la lever, mais en limiter les effets.
25Le passage chez ce patient par la jalousie lie l’état traumatique à cet objet complexe que figure l’image de l’objet dans un lien de désir à un autre objet, déjà plus scène primitive, pas encore objet tiers. La quête homosexuelle tente de différencier cet objet sans faire le deuil d’en être possédé. Dans la cure pourra être réinvestie une symbolisation corporelle, qui permet une désexualisation, à la faveur d’un double étayage, sur ses propres objets de sublimation du passé, construits sur ceux de son père, et sur ceux suggérés par le mouvement de pensée de l’analyste « contenant » des objets théoriques investis à plusieurs niveaux.
26Plus généralement, la sublimation « au début » ne serait-elle pas un investissement « direct » de l’objet de l’objet sous une forme désexualisée, en particulier celle des « objets de sublimation » [8] de celui-ci faisant office de symbole de l’autre de l’autre ? Cela réaliserait un étayage de la pulsion sur le « déjà-symbolisé » de l’objet.
27On pourrait alors rendre compte de la différenciation des réalisations sublimatoires selon que ce « déjà-symbolisé » est celui du père (les beaux vêtements, le luxe du père de Léonard), ou celui transmis mystérieusement par les traces codées du fantasme maternel dans les soins de celle-ci, risquant la clôture de la « théorie du pénis de la mère », selon la qualité de désexualisation du côté de la mère ou la manière dont l’enfant s’empare de la rêverie de celle-ci.
Mots-clés éditeurs : Symbolisation, Désexualisation, Sublimation
Notes
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[1]
S. Freud (1905), Trois essais sur la théorie sexuelle, in OC, t. VI.
-
[2]
S. Freud (1922), Le moi et le ça, OC, t. XVI.
-
[3]
É. Sechaud cite là D. Widlöcher, Amour primaire et sexualité infantile, in Sexualité infantile et attachement, Paris, Gallimard, 2000.
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[4]
Voir M. Ody, Quelques réflexions et illustrations à propos du trajet des sublimations, RFP, t. LXII, no 4, 1998.
-
[5]
C. Janin, Les sublimations et leur destin, RFP, t. LXII, no 4, 1998.
-
[6]
E. Chervet, Règle fondamentale et conflit psychique, in Le conflit psychique, Paris, PUF, « Débats de psychanalyse », 2005.
-
[7]
S. Freud (1990), Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci.
-
[8]
A. Green, La sublimation, in Le travail du négatif, Paris, Éd. de Minuit, 1993.