Notes
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[1]
Résultats, idées problèmes, 1911, Paris, PUF, « Bibliothèque de psychanalyse », p. 136-137, n. 2. À propos des problèmes soulevés par la satisfaction hallucinatoire, Freud remarque qu’on peut lui objecter qu’une organisation qui fonctionnerait en étant entièrement soumise au principe de plaisir ne pourrait pas se maintenir en vie, ne fût-ce qu’un instant. Il ajoute cependant que le nourrisson est bien près de réaliser un tel système psychique, à condition d’y ajouter les soins maternels.
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[2]
« Agonie » vient du latin ecclésiastique et signifie essentiellement « la dernière lutte de la nature avec la mort » (Le Robert). Le sens ancien désignait aussi une angoisse de l’âme, que l’on peut considérer comme proche de l’angoisse de mort. Agony est plus proche du sens grec de « lutte » et, au sens figuré, d’ « angoisse ». L’exemple (Harraps) « to be in the death agony » montre la différence avec le sens français usuel.
Ô ma jeunesse abandonnée
Comme une guirlande fanée
Voici que s’en vient la saison
Des regrets et de la raison.
1La notion de « milieu de la vie », bien qu’elle soit passée dans le langage de la psychanalyse depuis le travail d’Elliott Jaques, laisse perplexe. Comment définir le milieu si l’on ne connaît que le début ? Guillaume Apollinaire, cité plus haut, en était à la fin, alors même qu’il définissait si clairement le milieu, le tournant de la vie, un des tournants du moins et sans doute pas le plus significatif : il l’est moins que l’adolescence, la sénescence, ou même l’entrée dans la période de latence, qui s’en rapproche cependant le plus par bien des côtés, notamment par l’importance de la mise en suspens de la satisfaction pulsionnelle directe.
2Notons que bien souvent l’analyste se situe lui-même en ce temps, dans le cours de sa propre analyse et surtout de sa pratique. Le support du transfert est donc généralement une personne au milieu de sa vie, dans une conception extensive du milieu, le contre-transfert se joue en cette même personne. Ce qui n’est certainement pas sans conséquence sur les formes que peut prendre l’expression de l’Œdipe.
3Mais qu’en est-il des pulsions ? Certes on peut avancer que l’inconscient est intemporel, et que l’enfant, le bébé et ses expériences non dites en forment l’originaire, du moins une part de l’originaire. Les changements, voire les catastrophes pulsionnelles du milieu de la vie, seraient alors essentiellement sous l’influence du moi et du surmoi. Mais on se souvient que, en tout cas dans la deuxième topique, le ça, l’inconscient, les pulsions restent ouverts aux informations du moi et plus encore du surmoi-idéal du moi. Ce qui n’empêche pas Freud d’affirmer le caractère inaltérable de l’inconscient, du moins de son noyau. Nous ne pouvons que remarquer cette incertitude topique, qui ne témoigne peut-être que des limites floues des provinces psychiques, ainsi que Freud les nomme.
4Quoi qu’il en soit, la crise pulsionnelle est un fait clinique, un fait de vie plus généralement. Son sens, à suivre Freud, est passablement ambigu au premier abord. On ne peut que tenter de le suivre dans « Analyse avec fin et analyse sans fin ». Écrit en 1937, le sens de ce texte consiste, entre autres, en un retour sur le passé de l’analyse, une poursuite, au-delà de la mort, de l’analyse définitivement inachevée de Ferenczi, une prise en compte nouvelle de la pulsion originaire de mort, mais aussi, c’est ce qui nous retiendra, une évaluation des forces en présence dans le conflit psychique qui concerne tout particulièrement le moi et la pulsion.
5Il s’agit, schématiquement, d’apporter au moi un accroissement de la force d’appoint analytique qui lui permettra d’assurer le domptage souhaitable de la pulsion, sa maîtrise. Domptage et maîtrise cependant doivent tenir compte du travail des défenses du moi et surtout du refoulement et modifier leur caractère rigide, archa ïque et inefficace. Il n’est fait aucune allusion dans le texte au conflit pulsionnel de l’âge adulte, sinon au temps de la ménopause, temps de renforcement de certaines pulsions et peut-être d’abaissement des forces du moi. Tout cela aboutit à un risque de rupture des digues établies par le refoulement, même si elles ont été éventuellement renforcées et renouvelées au cours d’une analyse antérieure. La ménopause est, dans ce contexte, conçue comme événement traumatique d’origine interne, essentiellement du fait de l’augmentation de la force pulsionnelle qui cherche dès lors des satisfactions par des voies inadéquates. L’événement ainsi évoqué ne concerne donc que les femmes au mi-temps de leur vie sexuelle, mais il est pourtant comparé aux bouleversements contemporains de la puberté, dans l’un et l’autre sexes.
6Les bases qu’offre « Analyse sans fin... » pour l’élaboration des modifications pulsionnelles au cours de la vie sont assez étroites. Cependant il faut encore souligner l’importance accordée au rôle des fixations libidinales infantiles et à leur ténacité, à la résistance qu’elles opposent au moi et à l’analyse. Elles peuvent être du même ordre que la fameuse résistance du ça, que Freud ne reconnaît pas sans réticence. Il s’agit de la résistance ou, plutôt, du caractère fixé et figé, de l’épuisement de la réceptivité, en raison de l’entropie psychique que l’on observe chez les personnes très âgées. Tous ces termes sont à retenir, mais Freud remarque que cela s’observe chez des personnes encore juvéniles. Nous pouvons entendre qu’elles sont au milieu de leur vie. Il évoque « des caractères d’ordre temporel, des modifications d’un rythme de développement de la vie psychique non encore évalué ». Mais, au-delà de ces prudences de langage se référant de façon imprécise à des conditions sans doute biologiques, il s’appuie sur conscience de culpabilité et besoin de punition, s’opposant au processus de « guérison ». Comme dans « Le moi et le ça », il souligne dans l’efficacité de ces processus les manifestations de la pulsion de mort qui, sans être limitée dans une des « provinces psychiques », pèse surtout dans l’instance du surmoi, où on la remarque le plus nettement.
7Plus encore, il insiste sur le fait que les questions du conflit psychique et de l’activité de la pulsion de destruction ne se cantonnent pas à certaines organisations psychiques (en l’occurrence, essentiellement le masochisme), mais qu’elles se posent à propos de faits nombreux de la vie psychique normale. Selon un mode de pensée qui lui est familier, il déplace le problème sur l’opposition de l’homme primitif et du civilisé, le premier étant censé donner libre cours à ses pulsions d’agression et de destruction tandis que le second intériorise en conflit psychique l’équivalent des combats du primitif. Nous pouvons, sans forcer le sens du texte, étendre l’opposition à celle du bébé et de l’homme mûr, mais il importe surtout de retenir la remarque fondamentale suivante : « Seule l’action conjuguée et antinomique des deux pulsions originaires, Éros et pulsion de mort, explique la bigarrure des manifestations de la vie, aucune de ces pulsions n’intervenant jamais seule. »
8La bigarrure (Buntheit) sera essentiellement l’objet de notre réflexion sur les conflits et changements un peu artificiellement réunis autour du milieu de la vie, ou encore de la maturité. On pourrait aussi parler de force de l’âge, en admettant que la force ici annoncerait son propre déclin.
LA BIGARRURE DES PHÉNOMÈNES VITAUX, PULSIONS ET NOSTALGIE, LEUR PLACE DANS LA CURE
9On peut considérer, Freud le fait, que la pulsion est par essence régrédiente, qu’elle vise toujours à rétablir un état antérieur. Toute la question réside dans le choix de la voie : Éros ou destruction, pulsion de vie ou pulsion de mort, ou plutôt dans la prédominance qui sera donnée à l’une ou à l’autre, ce qui en déterminera partiellement le trajet et notamment sa longueur ou durée. Nous devons cependant rappeler que cette conception régressive de la pulsion s’applique aisément aux pulsions d’autoconservation et, à partir de là, aux pulsions de destruction et de mort dont le but est de retrouver l’état inanimé originel, que ce soit par la voie la plus brève ou la plus longue. La question est nettement plus ardue pour ce qui concerne les pulsions sexuelles et, par extension, de vie, soit l’Éros. La difficulté est sinon résolue, du moins déplacée, par le recours à la distinction entre les pulsions au service du moi et les pulsions sexuelles qui, au service de l’espèce, auraient comme perspective ultime la fin de l’espèce elle-même. Quoi qu’il en soit, nous pouvons admettre que les pulsions sexuelles ont pour but, plus individuel et plus immédiat, le retour à l’objet maternel primaire dont cependant, selon ce que Freud rappelle dans « L’inquiétante étrangeté », une formation accomplie serait représentée par la mort, précisément sous la forme du fantasme d’être enterré vivant. Nous reprendrons cela en relation avec la question des fixations traumatiques.
LA NOSTALGIE
10Dans cette perspective, nous envisagerons d’abord le problème posé par la nostalgie, qui reste une notion floue, peut-être en raison du sens différent qu’elle prend dans les contextes allemand et français. Qu’elle soit un désir de retour à l’origine, c’est-à-dire à l’objet premier de la pulsion, à la mère originaire, telle par exemple que Courbet la représente avec humour et crudité, cela ne fait pas de doute, mais la douleur impliquée par ce retour pose par contre beaucoup de questions et fait soupçonner une intrication serrée avec la pulsion de mort. Dire les choses ainsi n’avance d’ailleurs en rien la réflexion mais pose globalement les termes du problème. Comme on le sait, plusieurs mots en allemand traduisent notre nostalgie, à commencer par le mot français lui-même, mais Freud ne l’emploie pas, à ma connaissance. Par contre, Sehnsucht est relativement courant dans son œuvre et ouvre à une extension possible du terme « nostalgie ».
11Sehnsucht est aujourd’hui le plus souvent traduit par « désirance » ou « désir ardent », que signifie déjà le terme de Sehnen. Quant à Sucht, il indique le désir ou besoin irrépressible, sur le mode de l’addiction, ou de la passion dévorante – de dévorer ou d’être dévoré. C’est à peu près ce qu’éprouverait Vénus « tout entière à sa proie attachée ». On voit donc la redondance désignant dans le même mot la violence du désir, désir nostalgique, orienté vers le passé. Soulignons que Freud parle surtout de Vatersehnsucht et qu’il s’agit de la nostalgie du père originaire idéalisé. Pourtant il souligne dans L’avenir d’une illusion que la mère en est d’abord l’objet en tant que premier « pare-angoisse » et qu’elle est rapidement supplantée dans ce rôle par le père.
12Heimweh n’est que cité dans le dicton Liebe ist Heimweh (l’amour est nostalgie). Ce mot désigne la souffrance d’être loin de la maison, désir lancinant presque morbide, de tonalité dépressive ou, plutôt, d’endeuillement. Un objet a en effet été perdu qui représente avec plus ou moins d’intensité l’objet primordial, comme tous les termes dérivés de Heim (rappelons seulement heimlich ou, surtout, unheimlich). L’aspiration douloureuse au retour à la maison porte la tonalité unheimlich. La nostalgie est ainsi du côté de l’étrange retrouvaille réelle ou fantasmatique, suivant les cas, d’un objet méconnu. L’objet de cette sorte de nostalgie est l’objet mère, incestueux, nécessairement perdu. Le désir, certes ardent, est de le retrouver à tout prix ou d’en rester inconsolable, d’où la relation avec le fantasme de retourner à l’origine de la vie, figurée par la mort ou, plus précisément, la peur d’être enterré vivant.
13Le désir ardent est celui qui a été éprouvé dans l’enfance, mais alors l’objet n’était pas tout à fait perdu. Il était au contraire réellement et fantasmatiquement présent, alimentant sans cesse le conflit œdipien, qui semble disparaître dans le calme de l’âge de latence. Il semble seulement, car, rappelons-le, « latent » signifie « caché, secret », tout autant que mis en repos ou en phase d’attente. Il fait retour avec force, toute la force de l’Éros, à l’adolescence, il alimente les réalisations érotiques et sublimées du jeune adulte puis semble se muer en une sorte de nostalgie à la saison des regrets et de la raison. Et des dédains, dit aussi Apollinaire. En effet, il existe alors un risque d’être dédaigné par l’objet, ou de le dédaigner comme le fait le renard de la fable, bien souvent en le trouvant trop vert !
14Dédains et dépression, mélancolie, au sens banal sinon au sens freudien, encore que cela mérite d’être discuté, soulignent la souffrance narcissique et évoquent la présence de la pulsion de mort, comme nous l’avons dit plus haut, sous-jacente à la tentative de déliaison que signifient regrets et surtout dédains. L’ensemble paraît pourtant régi par l’Éros car la violence des sentiments, le bruit de la vie en témoignent, mais la douleur, l’attachement indéfectible à l’objet, qui reste unique, sans rien de contingent, désignent le caractère narcissique de l’objet de nostalgie. Suivant la formule de Rank, citée dans Deuil et mélancolie, l’objet narcissique de la mélancolie implique « une forte fixation à l’objet d’amour, mais d’autre part et de façon contradictoire, une faible résistance de l’investissement d’objet », et cela vaut pour l’objet narcissique en général. L’objet de nostalgie est particulièrement fixe et la fixation en cause est héritée de l’attachement à la mère, Mutterbindung, lien originaire qui comporte identification et choix d’objet primaires. C’est dire aussi que la nostalgie est essentiellement érotique et constitue, lorsque la note de regret dépressif ne domine pas, la source des investissements du sujet, que ce soit au cours du développement et aussi, peut-être surtout, lors de la crise de la maturité.
15Le renforcement pulsionnel survient alors dans un climat de retournement narcissique et nostalgique : la force de l’âge n’est pas nécessairement l’âge de la plus grande force du moi, si nous pouvons reprendre cette notion surannée. Les satisfactions pulsionnelles directes, qu’elles suivent ou non le modèle du fameux « démon de midi », ne sont pas soutenues par le même élan vital que chez l’adulte jeune, encore en formation. C’est effectivement, quelles que soient les particularités de chacun et de chacune, le temps de la mesure, des réalisations – bref, le temps des accomplissements sublimatoires, soutenus fantasmatiquement par le retour aux investissements érotiques des origines.
16Mais la nostalgie, rappelons-le, est étymologiquement douleur et retour. L’oppression angoissée la caractérise, directement en rapport avec la recherche de l’objet primordial perdu. Investi par le premier lien d’enfance, il est indéfiniment recherché, ce qui se traduit par une régression poignante, de tonalité dépressive. Le cœur se serre dans la poitrine, comme serré par une poigne. Il est trop gros soudain pour le petit corps d’enfant dans lequel nous régressons. Nous retrouvons l’enfance, l’origine des liens et des liens originaires, et de leur rupture lors des séparations, qui reprennent la perte du premier pare-angoisse. Ce sont des modèles qui persisteront au travers des métamorphoses, entretenant le désir de conserver le noyau ternaire de la cellule familiale, famille réduite à trois, si nombreuse qu’elle puisse être en fait. Au-delà se retrouve l’originaire trauma de la naissance, la rupture de l’être à deux, mais la nostalgie à proprement parler est déjà marquée cliniquement par l’Œdipe, bien qu’il soit apparemment nié dans le fantasme de retour à la vie intra-utérine.
17Soulignons encore à propos de la douleur que Freud fait précisément de la douleur nostalgique le pivot possible du passage de l’investissement narcissique à l’investissement objectal (Freud, 1926 d), au terme d’une étude comparative complexe de la douleur corporelle et de la douleur psychique que nous ne pouvons reprendre ici. Nous retiendrons seulement que l’investissement en nostalgie (Sehnsuchtsbesetzung) se caractérise par sa continuité, son intensité, mais aussi par l’impossibilité de l’inhiber, ce qui peut aboutir à la détresse psychique.
18Cependant il existe un en-deçà de la nostalgie, lorsque domine dans la bigarrure vitale ce qui relève de la pulsion, originaire, de mort, ou en tout cas de la déliaison, voire de l’absence de lien. Cela nous amène à soulever la question de l’indifférence. Freud lui donne, dans « L’inconscient » (1915 e), un statut dans le couple d’opposés amour-indifférence qui « reflète la polarité moi-monde extérieur ». Sans reprendre le terme même d’ « indifférence », il y revient à propos précisément de l’indifférenciation d’un trou d’avec un autre. L’adage « cynique » (au sens du philosophe grec) qu’il cite est appliqué au schizophrène, qui serait donc cynique, ou semblable au cynique, car il ne l’est le plus souvent ni au sens philosophique, ni au sens pervers. Cette indifférenciation, par défaut ou par labilité de l’investissement, traduit l’échec ou le refus d’investissement d’objet tandis que se rétablit « un état anobjectal primitif de narcissisme ». Certes le nouveau-né n’est à l’origine ni cynique ni schizophrène, mais en quelque sorte « indifférent », tant que la haine ne lui a pas permis de reconnaître l’étranger, futur objet – en fait, déjà objet. Avant la haine fondatrice était l’indifférence, la jouissance anobjectale, narcissique primaire. Ce qui ne se conçoit que si l’on est, soi-même à soi-même, l’objet et le sujet de sa jouissance, ce qui signifie que l’on n’est ni l’un ni l’autre mais simplement le lieu indéterminé d’une jouissance. Le « je suis le sein » que Freud prête plaisamment au nourrisson désignerait un moment où l’être précéderait l’avoir, où le je se donnerait à lui-même la jouissance sans autre objet que lui-même.
19En fait, il a déjà décrit cet auto-érotisme, triomphe virtuel du principe de plaisir, dans « Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques » [1]. Il y décrivait en effet un auto-érotisme de mort, pourrait-on dire, qui entraînerait la mort dans l’instant même où il se réaliserait car la jouissance virtuelle serait telle qu’aucune réalité extérieure ne pourrait prendre sens, aucun objet. Le « Je suis le sein » de 1938 reprend l’éphémère triomphe narcissique de 1911, en en faisant le moment mythique de non-séparation du sujet et de l’objet, en signifiant la nostalgie fondamentale : dans la régression ou la perte d’objet, nous retomberons dans l’être, qu’il soit originaire ou mythiquement final.
20Le cynique, quant à lui, n’a jamais connu ce moment. Pour lui, la réalité est survenue trop vite. L’objet n’ayant pas reçu d’investissement suffisant, il se réduit au minimum d’existence, ce qui le rend totalement interchangeable au prix de rester partiel. Ainsi, il se limite à remplir une fonction, à satisfaire un désir. Un autre peut en prendre la place sans conflit ni douleur. Le cynique schizophrène est en fait bien différent : pour lui aucun trou n’est investi, mais le mot est investi. Dès lors, les objets les plus étranges, bizarres, se succèdent dans une apparente équation symbolique, qui n’est que jeu de mots remplaçant la chose, maternelle, sur qui l’investissement a échoué.
21Arrivés en ce point, nous pouvons nous demander en quoi nous sommes concernés, dans la question des pulsions au milieu de la vie, par ces archa ïsmes. Sans doute les extrêmes d’indifférence que nous avons évoqués ne sont-ils pas alors en cause, mais ils le sont davantage lors des perturbations de la relation à l’objet apparaissant essentiellement sous les formes diverses du fétichisme qui peuvent se manifester ou resurgir en ce temps. Nous pouvons considérer qu’elles témoignent du défaut du travail de deuil de l’objet primaire et, avant cela, du manque de l’investissement nécessaire à la constitution de la nostalgie, conséquence du défaut d’attachement à l’objet, au sens encore du Mutterbindung.
LE PARADOXE DU FÉTICHE, TÉMOIN DE L’OBJET DE NOSTALGIE ET LIMITE DE SON INVESTISSEMENT
22Dans le cas d’une fétichisation, on peut penser que l’objet perdu ne le serait pas totalement. Un objet quelconque en tiendrait lieu et éviterait que l’on puisse souffrir de la perte, s’en endeuiller. Ainsi est évité un processus qui aboutit à souffrir et, à partir de là, à penser les liens à l’objet. La pensée en effet est une économie du moindre coût, du moindre investissement, c’est une antipassion, l’art du déplacement. Tu ne m’aimes plus, ne serait-ce que parce que tu es mort, et dans la douleur même un nouvel objet déjà « fait signe », comme le dit Freud. La pensée perçoit le signe, éventuellement le crée, au-delà de la douleur ; la pensée défait le lien, sans le perdre, du moins sans perdre le pouvoir de le refaire. En ce sens, la pensée est « analyse » car elle défait les liens, ou les relativise, les dépassionne.
23Le fétiche, témoin concret d’une pensée fétichique, fixe au contraire l’affect et la représentation. Il les condense et les fige, il peut alors prendre l’allure d’un objet transitionnel, mais on s’aperçoit bientôt qu’il n’ouvre à aucune transition, même s’il se constitue avec l’aide d’un autre objet, ou d’un autre comme objet. Le moi comporte ici ce défaut fondamental : le manque à être, qui est de ne pouvoir aimer, et du même coup de ne pouvoir s’identifier, car l’identification n’est possible que dans l’endeuillement de la perte. L’échec du deuil a pour cause ou corollaire l’inconsistance ou l’évanescence de l’objet, la part de la nostalgie s’efface alors. Pourtant, nous le verrons, la nostalgie se développe à partir d’un fragment matériel, qui peut apparaître comme fétiche. Le développement du désir douloureux s’appuie le plus souvent sur un témoin, un vestige de l’objet perdu dont la fonction est aussi de centrer l’investissement nostalgique, éventuellement passionnel.
24Dans la plupart des cas, l’échec de l’investissement est lié, plus ou moins directement, à des situations traumatiques. C’est ce que nous pouvons rencontrer chez l’analysant en voie de maturation, quel que soit, à vrai dire, son âge : ce qui importe, c’est qu’il ait, ou puisse trouver, suffisamment de distance avec les excitations brutes, ou même les affects, de la situation initiale pour qu’une élaboration soit possible. Dans le cas contraire, l’objet fétichique ou une pensée fétichisée risquent d’immobiliser les affects douloureux dès l’origine. Il n’y a dans ce cas ni deuil ni nostalgie, mais un secteur plus ou moins large qui reste à l’écart de la pensée et de la vie affective.
25Un clou chasse l’autre, dit-on pour souligner l’absence, ou le défaut, de capacité de nostalgie, ce qui peut paraître compléter l’aphorisme cynique « Un trou est un trou » déjà cité. Lorsqu’un objet d’amour est remplacé sans conflit apparent par un autre, la douleur de la nostalgie manque, le deuil est manqué, et dans ce cas l’objet n’en était pas un, l’objectalisation était ratée. On voit que le clou du dicton ne symbolise nullement le pénis, il le désymbolise au contraire et le réduit à une matière durcie, fécalisée bien sûr, échangeable et méconnaissable, bien que le sens, puisqu’il est évident pour l’observateur, ne soit pas détruit. Il constitue l’équivalent d’un fétiche témoignant, à titre de vestige, d’un début de vie affective et sexuelle momifiée, réduite à l’état de monument psychique, susceptible pourtant de reprendre un développement.
NOTE CLINIQUE
26Il en était ainsi chez un adulte encore jeune qui, lorsque je l’ai rencontré, souffrait d’une anxiété permanente avec des exacerbations d’angoisse diffuse difficilement tolérables qu’il réussissait cependant à cacher à son entourage. Son enfance, son adolescence ont été marquées par des traumatismes de divers ordres. Ses productions fantasmatiques se limitaient pratiquement à des symptômes phobiques, si on peut les considérer comme tels. Symptômes imprécis où dominait l’angoisse sociale dont les avatars occupaient le plus long des séances.
27Peu à peu de nouveaux éléments apparaissaient, le souvenir d’impressions, de fantasmes, d’images, de rêves peut-être, qui étaient rapportés comme des moments délirants au cours d’états fébriles de l’enfance du patient, car il lui était difficile d’admettre qu’un fantasme ne soit pas lié à un désordre organique. Il s’imaginait alors pendant au bout d’un long cordon élastique qui se distendait progressivement, qui allait finir par se rompre, figurant à la fois le lien avec la mère et sa rupture imminente. Cette figuration, qui datait d’un temps où le jeu de l’élastique n’existait pas, donnait l’idée d’un jeu de la bobine où le corps tiendrait lieu de bobine tout en même temps que de ficelle. Les modalités de ses phobies avaient montré le lien entre l’angoisse de séparation et des angoisses plus corporelles que sexuelles, associées à la peur de l’écrasement ou de la volatisation du corps dans le crash de l’avion ou de l’ascenseur qu’il s’obligeait à prendre, ou encore de la dissolution de son corps dans la mer lorsqu’il risquait de perdre pied. L’angoisse, donc, renvoyait à une peur de perte de consistance, de liquéfaction même, de l’ensemble du corps et non, bien sûr, du seul pénis. C’était un fantasme angoissé de retour dépersonnalisant dans le corps de la mère, dont l’imminence était figurée par le cordon : son élasticité permettait aussi bien la chute jusqu’au sol qu’un retour violent vers le haut, qui me semblait représenter le retour à la mère, sublime, des origines. On pourrait voir là une figuration du retour angoissant au corps de la mère, dans l’origine utérine ou dans la mort, qui définit la nostalgie. En tout cas, l’angoisse de castration ne jouait pas son rôle de sauvegarde narcissique : pour lui, il n’était pas vraiment possible de perdre ou de risquer de perdre la partie pour sauver le tout, ce qui ne devint accessible qu’au moment de l’essai de fétichisation qu’il a pu élaborer ultérieurement. Dans le même registre de signification, les phobies ne pouvaient réellement prendre forme et, de ce fait, ne limitaient pas l’angoisse à une représentation.
28Lorsqu’il eut environ 10 ans, le risque de perdre sa mère devint très réel, car elle fut atteinte d’une maladie qui était alors habituellement mortelle. On l’envoya en pension. Cet éloignement, vécu comme un rejet, l’angoisse pesante lorsqu’il était chez lui et plus encore en pension, entretenait en lui une détresse dont son désarroi au cours de l’analyse permettait de se faire une idée, sans doute affaiblie. À cette époque, il se masturbait l’anus, notamment avec un clou, et aussi avec d’autres objets, ce qui entraînait douleurs violentes et saignements. Cela apparaissait, dans ce qu’il pouvait en dire, comme une mesure antidépressive, une sauvegarde masochiste d’urgence dans une situation dont il parlait comme d’une détresse sans recours, et cela d’autant plus qu’il ne savait pas vraiment à quel point sa mère lui manquait.
29Un autre scénario s’y ajouta quelque temps plus tard. Sa ressemblance formelle avec le fantasme inaugural de « L’Homme aux rats » était remarquable : pendant une période d’angoisse intense, il avait volé les ciseaux d’une enseignante et pour les lui rendre il n’imaginait rien d’autre que convoquer son père et cette femme, remettre les ciseaux au père pour qu’il les restitue à la femme.
30Le scénario, qui dans la réalité s’est limité au vol, montre pourtant l’ébauche d’un déplacement dans une triangulation avec permutation, à l’intérieur d’un cercle œdipien fermé. C’est ce qu’il aurait effectivement désiré, mais, premier né, il avait eu plusieurs frères et sœurs...
31La nostalgie est évidente au premier abord : enfant, il était très attaché à sa mère, dans la période que nous avons rapportée, son désarroi dans la situation où il en était séparé et craignait de la perdre définitivement en témoignait. Mais s’agissait-il de nostalgie, au sens d’une douleur dans la séparation, d’un désir sans limite de retrouver l’objet maternel perdu, en même temps que la dépendance absolue qu’il suscite ? Sans doute, encore faut-il remarquer qu’il ignorait l’intensité de sa douleur, qu’il était pour ainsi dire en deçà de la douleur. Probablement il s’agissait d’une excitation diffuse, d’un malaise non limité dans une « personne » – une dépersonnalisation, donc –, car on peut supposer qu’il avait régressé à partir d’une organisation psychique déjà suffisante, ce qui lui a permis dans la suite de se retrouver, quel qu’ait été le prix de cette retrouvaille.
32L’angoisse de séparation et la dépersonnalisation le laissaient sans recours, tandis que l’excitation érogène de l’anus, par des actes plus automutilateurs que masturbatoires, et la douleur qui la limitait, lui permettaient de ne pas se perdre. Son moi se limitait à l’anus douloureux, sur le modèle évoqué par Freud à propos de douleurs dentaires : « Son âme se resserre au trou étroit de la molaire. » L’avantage de la douleur provoquée était d’être localisée et, de cette façon, figurable.
33Dans le même temps de déréliction, il trouvait un objet, le clou, et par cet intermédiaire il retrouvait son père, puis la mère œdipienne : ultérieurement l’échange des ciseaux volés met en scène une triangulation perdue et retrouvée. On peut penser que, dans ce parcours, la nostalgie a pris sens.
34Cet abrégé d’une cure soulève quantité d’interrogations. Dans cette situation à la fois post-traumatique et traumatique actuelle, caractérisée aussi par une prédominance de la pulsion de mort dans la bigarrure pulsionnelle qui nous apparaît, je me limiterai à souligner la complexité d’un moment maturatif. En fait, il s’agit de pouvoir organiser les conditions d’un fonctionnement en après-coup, ce qui correspond au décollement, pour ainsi dire, d’une actualité sidérante, pour établir les conditions d’une pensée. Retrouver la mère par un investissement anal douloureux, retrouver l’Œdipe dans un scénario mi-réel mi-fantasmatique nous montre l’ébauche du passage de l’excitation pulsionnelle à la figuration – en l’occurrence, à une mise en acte d’auto-érotisme sadique d’abord, puis à une mise en scène qui reste agie et pas seulement fantasmatique, et dès lors à la possibilité d’un fonctionnement psychique, grâce à l’intermédiaire d’un objet fétiche. À partir de là, une mise en représentation survient qui ouvre l’accès à l’économie de la pensée. Rappelons que la figuration (Darstellung) ne se limite pas à représenter de façon visuelle, mais aussi par tous les procédés possibles et notamment l’agir. Dans le même temps, l’autosadisme initial évolue vers une position masochiste, objectale. Cependant dans ce parcours la nostalgie – l’attachement nostalgique à la mère – prend sens autour de son objet originaire. En effet, la mère retrouvée après la séparation était dévalorisée au point que l’attachement qu’il éprouvait pour elle auparavant était méconnu, sinon dénié.
FIXATIONS ET NOSTALGIE
35Comme toute fixation d’une position libidinale, la fixation nostalgique est en rapport avec un ou plusieurs traumatismes d’origine externe ou interne, mais le plus souvent mixte, subi précocément au cours de l’évolution psycho-sexuelle. Le plus originaire d’entre eux reste le paradigmatique trauma de la naissance dont la reviviscence la plus habituelle, si l’on peut dire, apparaît sous la forme de l’angoisse de mort.
36À ce propos, on se souvient que Freud, alors même qu’il vient de donner toute son extension au concept de pulsion de mort, condamne l’extension que l’on donne à l’angoisse de mort : « La proposition résonnante : toute angoisse est en réalité angoisse de mort, cette proposition comporte à peine un sens » (Freud, 1923 b). Son sens se limiterait à la situation où le moi se dépouille de son investissement narcissique, donc s’abandonne lui-même, sur l’injonction du surmoi. L’exemple donné en est la mélancolie où le surmoi abandonne le moi qui se laisse mourir. « C’est d’ailleurs encore la même situation qui se trouvait au fondement du premier grand état d’angoisse, celui de la naissance, et de l’angoisse-nostalgie infantile (Sehnsucht-Angst), celle de la séparation d’avec la mère protectrice. » Nous pouvons rapprocher cette angoisse de mort de ce que Winnicott et Bion ont proposé respectivement sous les termes d’agony [2] ou de « terreur sans nom ». Mais Freud laisse ouverte la voie de l’angoisse-nostalgie infantile, c’est-à-dire aussi du désir, et il suppose le surmoi paternel déjà présent, serait-ce sous une forme terrifiante. Il n’envisage pas les suites destructrices immédiates chez l’enfant et, nous l’avons vu, réunit les troubles qui en découlent sous l’entité globale de mélancolie, ce qui ne correspond évidemment pas aux réalités cliniques dont traitent Winnicott et Bion. Il reste que les fixations traumatiques, sur le modèle de la fixation au trauma de la naissance, cause de désaide, de détresse mais aussi de désir nostalgique, se retrouvent, voire se réaniment lorsque le milieu de la vie est critique. Il en est ainsi quelles que soient la nature et l’intensité de la crise, comme nous l’avons vu plus haut.
POSITION NOSTALGIQUE ET OBJET DE LA NOSTALGIE
37Le temps de la maturité ou du milieu de la vie est aussi le temps des renoncements tout autant que des accomplissements. Ils impliquent des changements, voire des bouleversements pulsionnels, lorsque l’involution est encore loin et que la jeunesse semble déjà s’effacer ou n’être plus qu’une illusion. En ce temps, une retrouvaille du passé constitue aussi une illusion. Elle définit la position nostalgique dans son regret du temps de l’enfance et la nécessité ressentie de le retrouver.
38La position nostalgique s’oppose à la position dépressive en ceci qu’elle ne comporte pas de culpabilité : le sujet n’est pas coupable de la perte d’un objet, l’objet étant lui-même, en deçà d’un objet narcissique. L’objet primaire, d’ailleurs, est toujours là. Il paraît reviviscent dans un fantasme-délire tel que celui d’Hanold : comme le montre Michel Neyraut (1967), sa nostalgie suscite deux objets, la morte Gradiva et la vivante oubliée Zoe Bertgang. Ce sont les mêmes (la femme qui avance) et une autre encore car Hanold est orphelin. D’une façon générale, l’enfant dans l’adulte nostalgique fait renaître ses objets narcissiques et idéaux aussi bien sur de nouveaux objets que sur d’anciens nouvellement réinvestis. En tous les cas, ils ne font que refléter l’enfant idéal du narcissisme triomphant, entouré de ses objets nécessaires.
39La position nostalgique est ouverte aux illusions, au jeu entre illusion et désillusion, aux mirages où apparaissent sans cesse, dans les images idéalisées du passé renaissant, le couple mère-bébé et la menace des séparations catastrophiques. L’objet retrouvé, nouvel amour, nouvelle ambition, réveille la poussée pulsionnelle et l’insupportable frustration qu’elle annonce.
40Proust, le plus illustre des nostalgiques, n’a jamais cessé de retrouver le temps perdu mais il évoque dans les dernières pages du Temps retrouvé (qui étaient peut-être les premières de l’œuvre) l’intemporalité de la pulsion et ses tortures délicieuses :
« Si c’était cette notion du temps évaporé, des années passées non séparées de nous, que j’avais maintenant l’intention de mettre si fort en relief, c’est qu’à ce moment même, dans l’hôtel du prince de Guermantes, ce bruit des pas de mes parents reconduisant M. Swann, ce tintement rebondissant, ferrugineux, intarissable, criard et frais de la petite sonnette qui m’annonçait qu’enfin M. Swann était parti et que maman allait monter, je les entendis eux-mêmes, eux situés pourtant si loin dans le passé... Je fus effrayé de penser que c’était bien cette sonnette qui tintait encore en moi, sans que je pusse rien changer aux criaillements de son grelot, puisque... pour bien l’écouter, je dus m’efforcer de ne plus entendre le son des conversations que les masques tenaient autour de moi. »
42On ne saurait mieux rendre le sens de la position nostalgique et de ses rapports avec le temps « incorporé » qui contient les objets et les liens du passé. Mais que sont les objets nostalgiques, en effet ? Rien ou peu de chose en apparence : les masques qui tiennent conversation, la sonnette. Les masques, à quoi se réduisent les invités des Guermantes, ont été précisés quelques pages auparavant : l’erreur serait grave, dit Proust, qui serait de « mettre des traits dans le visage d’une passante, alors qu’à la place du nez, des joues et du menton, il ne devrait y avoir qu’un espace vide sur lequel jouerait tout au plus le reflet de nos désirs ». Tel est matériellement l’objet apparent de la nostalgie : un miroir où passe le seul objet qui vaille, la mère (et l’ombre d’un père). L’objet apparent est la contingence même, il va du pavé inégal à la sonnette en passant par la madeleine, ou les visages interchangeables de Gilberte, de sa mère et de sa fille, qui pourraient évoquer une parthénogenèse surprenante de la nostalgie. Elles témoignent plutôt de la nécessité de rendre l’objet immortel, toujours juvénile.
43L’objet véritable est au contraire d’une fixité remarquable, figé dans ces divers états ou reflets dans une figure étrange du temps : « J’éprouvais un sentiment de fatigue et d’effroi à sentir que tout ce temps... avait été vécu, pensé, sécrété par moi, qu’il était ma vie, qu’il était moi-même, mais encore que j’avais à toute minute à le maintenir attaché à moi, qu’il me supportait moi, juché à son sommet vertigineux, que je ne pouvais me mouvoir sans le déplacer. » Tout cela au temps qui aurait dû être celui du milieu de la vie pour l’écrivain.
44L’objet de la nostalgie proustienne a peu à voir, semble-t-il, avec l’objet fétiche de notre note clinique. La violence du trauma, le développement des capacités de représentation, la nature même de l’attachement à la mère sont très différents. Mais dans les deux cas l’objet est double, comme nous l’avons vu : objet métallique ou masque miroir, d’une part ; objet maternel à peine déguisé, d’autre part. L’Œdipe est ébauché sans être pour ainsi dire fonctionnel. Nous rejoignons Paul Denis (1997) pour souligner l’importance des mécanismes de déni qui différencient fondamentalement, pour ce qui concerne le traitement psychique, la nostalgie du deuil. L’objet apparent de la nostalgie dénie la disparition ou la perte de l’objet primaire ; c’est en quoi, en effet, il se rapproche d’un fétiche, ou se confond avec lui. Rappelons que le déni-clivage, dont témoigne le fétiche, nie la castration, mais tout aussi bien le deuil. Le clivage est ici, et il ne peut en être autrement, un clivage du moi, qui détermine le clivage de l’objet.
45Ainsi, telle que nous l’envisageons, la nostalgie a peu à voir avec le Vatersehnsucht qui en est en fait l’issue œdipienne. Ainsi que le remarque Michel Neyraut, l’Œdipe est une vocation tardive pour le nostalgique. Du moins dans l’analyse, car spontanément nous pouvons ajouter que la nostalgie est en fait la négation de la vocation œdipienne, quel qu’en soient les conséquences.
NOSTALGIE, SÉDUCTION ET CONTRE-TRANSFERT
46La position – ou, si l’on préfère : la fixation nostalgique, – joue de diverses manières dans la relation analytique.
47Il arrive en effet qu’un analyste subisse une séduction qui réveille sa nostalgie des beautés originaires. Il est alors, d’une part, victime d’un contre-transfert idéalisant induit par le patient ou la patiente qui se trouve en accord avec sa nostalgie, les particularités insuffisamment analysées de son Œdipe originaire. D’autre part, l’analysant, l’enfant ambigu qu’il reste en dépit du temps passé, triompherait alors, pour son plus grand dommage, redevenant, malgré lui, malgré elle, le moi-idéal de l’analyste, avec toutes les projections primaires que cela implique, sans être reconnu comme l’enfant malheureux ou frustré qu’il est. Il ou elle serait en effet majesté au prix de ne pas être reconnu comme bébé. Il ou elle, dans tous les cas, car le premier dommage qu’il subit est que sa réalité sexuelle et bisexuelle se trouve profondément déniée. Le contre-transfert est alors le plus habituellement parental, sur le mode du couple combiné. L’analyste devient lui-même le moi-idéal de son patient, il assume non le rôle qui lui est imparti provisoirement mais la réalité de cette instance originelle telle que la décrit Freud : « Si l’on considère l’attitude de parents tendres envers leurs enfants, l’on est obligé d’y reconnaître la reviviscence et la reproduction de leur propre narcissisme qu’ils ont depuis longtemps abandonné » (Freud, 1914 c). Telle peut être la situation d’analystes « tendres » (au sens où était excessivement tendre la mère de Léonard). L’affaire ne s’arrête pas là : « Il apparaît que le narcissisme est déplacé sur ce nouveau moi-idéal qui se trouve comme le moi infantile, en possession de toutes les perfections... Ce qu’il projette devant lui comme son idéal est le substitut du narcissisme perdu de son enfance ; en ce temps-là il était lui-même son propre idéal. » Je condense ici et rapproche des éléments de l’élaboration du moi-idéal en ayant à l’esprit que c’est seulement dans les pages citées que l’on peut trouver plus qu’une ébauche d’un moi-idéal différentiable d’un idéal du moi. Ce moi-idéal est remarquable par sa mobilité topique : on le projette devant soi par exemple, ce qui survient dans le cas de l’analyste séduit qui le projette ainsi sur le patient, ce qui est l’autre face de la projection habituelle exercée par le patient vers, sur ou dans l’analyste, dans toutes les formes du transfert qui ne co ïncident pas avec le transfert sur l’analyse. De ce point de vue, on peut envisager que le passage à l’acte sexuel, pour incestueux qu’il soit dans la réalité psychique, est une tentative, vouée à l’échec, d’affirmer la permanence de la différenciation sexuelle.
48Dans beaucoup d’autres cas, la séduction de l’analyste se limite à l’accord esthétique qui existe ou se crée avec l’analysant. Sous une forme encore très érotique, cela correspond à la situation évoquée par Freud dans « L’amour de transfert » (Freud, 1915 a). Rappelons que « le charme incomparable qui émane d’une noble créature confessant sa passion peut faire oublier à un homme, tenté par une belle aventure, les lois de la technique et le devoir médical ». Même s’il n’est pas oublieux à ce point, la tendresse ou l’inclination qu’il éprouve élargissent considérablement son point aveugle, qui l’empêche autant de reconnaître les transferts négatifs que les transferts d’amour et la dépendance infantiles. Dans le même temps, il méconnaît la puissance de son désir nostalgique : « être ou avoir » retombent l’un dans l’autre – en l’occurrence, être ou avoir l’enfant merveilleux ou la mère, et en tous ces cas réaliser le moi-idéal en soi ou en l’autre.
49Ailleurs, l’enfant chez l’adulte est confondu avec un savant par l’analyste qui semble préférer la théorie, voire la philosophie de la science analytique, aux relations à l’objet primaire. De la même façon, la « noble créature » est préférée à une petite fille charmant l’entourage pour masquer sa peur ou sa terreur, et jouant l’amante idéale et juvénile pour celui qui oublie que les séductions s’adressent à l’autre « inoubliable » de la lettre 52.
50Tous ces troubles contre-transférentiels ne sont sans doute pas spécifiques du midi de la vie d’un analyste, mais constituent justement en référence à cette lettre à Fliess le négatif d’une définition de la maturité de l’analyste. Est-ce là cette sorte de « sainteté » qui consiste à « sacrifier dans l’intérêt d’une plus grande communauté une partie de leur liberté sexuelle perverse » ? Sans doute puisqu’il doit s’abstenir, dans sa fonction, de rechercher tout autant des satisfactions narcissiques qu’objectales, et se contenter des satisfactions sublimatoires. Mais cela ne peut qu’éveiller diverses nostalgies.
Mots-clés éditeurs : Fétiche, Fixations traumatiques, Pulsions, Nostalgie
Notes
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[1]
Résultats, idées problèmes, 1911, Paris, PUF, « Bibliothèque de psychanalyse », p. 136-137, n. 2. À propos des problèmes soulevés par la satisfaction hallucinatoire, Freud remarque qu’on peut lui objecter qu’une organisation qui fonctionnerait en étant entièrement soumise au principe de plaisir ne pourrait pas se maintenir en vie, ne fût-ce qu’un instant. Il ajoute cependant que le nourrisson est bien près de réaliser un tel système psychique, à condition d’y ajouter les soins maternels.
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[2]
« Agonie » vient du latin ecclésiastique et signifie essentiellement « la dernière lutte de la nature avec la mort » (Le Robert). Le sens ancien désignait aussi une angoisse de l’âme, que l’on peut considérer comme proche de l’angoisse de mort. Agony est plus proche du sens grec de « lutte » et, au sens figuré, d’ « angoisse ». L’exemple (Harraps) « to be in the death agony » montre la différence avec le sens français usuel.