Notes
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[1]
Terme de « saisissement » qu’il dit lui-même avoir repris de Frobenius.
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[2]
M. de M’Uzan, Aperçus sur le processus de la création littéraire, in De l’art à la mort, Paris, Gallimard, 1997, pp. 3-27, et Revue française de Psychanalyse, t. XXIX, no 1, 1965.
-
[3]
P. Luquet, La parole troublée, Paris, PUF, « Le Fait psychanalytique », 1987. Et Les niveaux de pensée, Paris, PUF, 2002.
-
[4]
P.-J. Jouve, Aventure de Catherine Crachat, Hécate, Paris, Mercure de France, 1962. Et Aventure de Catherine Crachat, Vagadu, Paris, Mercure de France, 1963.
-
[5]
A. Jeanneau, Les sentiers du préconscient. Histoire d’une angoisse, Paris, PUF, « Le Fait psychanalytique », 1997.
-
[6]
S. Freud, Dosto ïewski et le parricide, in Résultats, idées, problèmes, t. II, Paris, PUF, 2002, pp. 161-179.
-
[7]
Perspective largement explorée après Freud, comme on sait, et dont nous citerons quelques manières originales de le faire : Anne Clancier, qui joint à d’intéressantes études en ce domaine celle d’un Raymond Queneau, lui-même déjà instruit et inspiré par la psychanalyse (Raymond Queneau et la psychanalyse, Paris, Éditions du limon, 1994). Thérèse Tremblais-Dupré, qui s’attache à une même problématique inconsciente, pour en déceler l’émergence à travers différents auteurs (La mère absente, Monaco, Éditions du Rocher, 2003).
-
[8]
J. Guillaumin, Le Moi sublimé. Psychanalyse de la créativité, Paris, Dunod, 1998, p. 41.
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[9]
A. Borer, Un sieur Rimbaud se disant négociant, Paris, Lacheval et Ritter, 1985, p. 65.
-
[10]
A. de Mijolla, La désertion du capitaine Rimbaud, Revue française de Psychanalyse, t. XXXIX, no 3, 1975, 427-458, et in Les visiteurs du Moi, Paris, Les Belles Lettres, « Confluents », 1981, pp. 35-80.
-
[11]
« Matin », dans Une Saison en enfer.
-
[12]
A. Borer, Un sieur Rimbaud..., op. cit., p. 401.
-
[13]
A. Hébert, La sagesse m’a rompu les bras, in Œuvre poétique, Québec-Paris, Boréal-Le Seuil, 1993.
-
[14]
R. Musil, L’Homme sans qualités, trad. P. Jaccottet, Paris, Le Seuil, 1957, t. II, p. 367.
-
[15]
Ibid., t. I, p. 323.
-
[16]
Ibid., t. I, p. 169-171.
-
[17]
W. Churchill, Mémoires sur la Deuxième Guerre mondiale, Paris, Plon, 1948-1954.
-
[18]
C. de Gaulle, Mémoires de guerre, t. III, Paris, Plon.
-
[19]
M. Blondel, L’action, Paris, PUF, 1973, p. 489.
-
[20]
A. Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, Paris, PUF, 1966.
-
[21]
P. Marty, Revue française de Psychanalyse, t. XXIX, no 1, 1965, p. 67.
-
[22]
A. Breton, La Lampe dans l’horloge, 1948.
-
[23]
G. Picon, in Préface à Victor Hugo, Œuvres poétiques, Paris, Gallimard, « La Pléiade », t. I, p. IX-XXX.
-
[24]
R. Caillois, La vie et l’œuvre de Saint-John Perse, Éd. Rombaldi, « Prix Nobel de littérature », 1965.
-
[25]
S. Freud, Passagèreté, in Œuvres complètes, vol. XIII, Paris, PUF, 1988, pp. 321-324.
-
[26]
Aragon, « Toi qui es la rose ô mystérieuse rose en ce temps de l’année », Elsa, Paris, Gallimard, 1965, pp. 90-93.
-
[27]
G. Flaubert, Madame Bovary, in Œuvres, t. I, Paris, Gallimard, « La Pléiade , 1951, p. 309.
-
[28]
J. Follain, Métaphysique, Exister, Paris, Gallimard, 2003, p. 28.
-
[29]
J. Follain, Jean Granel, cité par Henri Thomas, op. cit., préface, p. 11.
-
[30]
J. Follain, Parler seul, op. cit., p. 15.
-
[31]
J. Follain, L’amitié, op. cit., p. 20.
-
[32]
P. Valéry, Lettre de Madame Émilie Teste, in Œuvres, t. II, Paris, Gallimard, « La Pléiade », p. 31.
-
[33]
P. Valéry, Propos me concernant, in A. Berne-Joffroy, Présence de Valéry, Paris, Plon, 1944, p. 30.
-
[34]
Ibid., p. 54.
-
[35]
Ibid., p. 49.
-
[36]
P. Valéry, La Jeune Parque, Paris, Gallimard, 1968.
-
[37]
P. Ricœur, La structure, le mot, l’événement, Esprit, mai 1967, 801-821. Et La métaphore vive, Paris, Le Seuil, 1975.
-
[38]
A. Breton, L’Union libre, 1931.
-
[39]
M. Courant, Neige des jours, in L’éclat du jour qui meurt..., Paris, Art et lumière, 1988. Mis en musique, par ailleurs, par Éric Heidsieck, Les quatre éléments, Musiques démesurées, digital audio. Maurice Courant, immense poète de notre époque, fidèle à ses racines des Mauges et de l’Ouest atlantique, mais dont le message intérieur est appelé à se faire entendre au-delà même de ces horizons.
-
[40]
P. Valéry, Le cimetière marin, in Œuvres, t. I, Paris, Gallimard, « La Pléiade ».
-
[41]
J. Derrida, L’écriture et la différence, Paris, Le Seuil, « Points », 1979, p. 42.
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[42]
J. Chasseguet-Smirgel, L’idéal du moi et la sublimation dans le processus créateur, in Essai sur l’idéal du moi, in Revue française de Psychanalyse, t. XXXVII, no 5-6, 1973, 831-874.
-
[43]
A. Green, Le langage dans la psychanalyse, in Langages, Paris, Les Belles Lettres, 1984, p. 19-250.
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[44]
Alain, in Paul Valéry, La Jeune Parque, Paris, Gallimard, 1968, p. 51-57.
-
[45]
P. Valéry, Le cimetière marin, op. cit.
1Qu’en est-il de l’écriture à la maturité ? Interrogation qui se situe au croisement de ces deux questions : à savoir si les écrits du milieu de la vie diffèrent de ceux de la prime jeunesse ou si, par définition, écrire nécessiterait d’avoir franchi le seuil d’une certaine maturité. Et cette deuxième question prendra le pas sur la première.
2Car il arrive aussi bien que les deux questions se mêlent, quand dans une même écriture se partage au long d’une vie, et dans un reflet mutuel, ce qui se perd en un point et se ressaisit dans l’autre, de la vie pulsionnelle et des aspirations de l’être. Cela revient, pour notre sujet, à interroger le texte pour savoir à qui appartient plus qu’à l’autre, de la fièvre adolescente ou de la lucidité adulte, le pouvoir d’appréhender le lointain des inconnues ou de pénétrer dans le secret des choses. Ce qui s’inscrit dans cette même problématique générale des pulsions au milieu de la vie.
3Mais la question demeure entière, en cette affaire. Car ce n’est pas tant l’âge mûr qui va nous interroger qu’une notion de maturité, imprimant, certes, sa marque au beau milieu de l’existence, mais qui ne s’y réduit pas et l’a souvent précédé. Une notion encore imprécise qui, néanmoins, se resserre dans l’écriture jusqu’à peut-être la définir. Maturité de l’écriture plus qu’écrits de la maturité.
4Aussi bien n’est-ce pas le contenu même des écrits de cette période de la vie qui retiendront, ici même, notre attention, et dont on pourrait attendre, en effet, qu’ils expriment, dans l’affleurement fantasmatique, les bouleversements cachés, les conflits de la vie inconsciente, les remises en cause œdipiennes. Nous avons plus à apprendre, pour comprendre l’écriture, de ces temps de renoncement, de ce qu’ils indiquent de maîtrise et de retenue de l’élan, d’ambivalence reconnue plus que d’idéalisation, de finitude acceptée, de réserve et de lucidité ; en un mot, de tout ce qui, narcissiquement, est capable d’en rabattre, pour une ressaisie de l’économie pulsionnelle, à quoi oblige l’acte d’écrire, bien avant que les années et les aléas de la vie y contraignent l’individu.
5Il est clair que la problématique ainsi abordée n’est pas seulement celle du dire par rapport à l’action, laquelle réalise la pulsion au plus près du corps, mais en se privant du déploiement que la représentation acquiert dans la distance, et que la parole s’emploie si bien à reprendre, sans rien perdre du mouvement initial. Il s’agit, ici, de la composition qui retient cette parole, pour la soumettre par l’écrit à une forme qui, le plus souvent, ne s’offrait pas d’emblée. Et sans doute parce qu’elle réanime les inscriptions du non-dit pré-objectal, que l’écriture est seule à pouvoir traduire dans cette singulière et irremplaçable expression.
6Et nous verrons comment, dans un cas, la spontanéité risque de se perdre dans la dépense instantanée de ses propres forces ; et ce que, tout au contraire, la retenue contient de montée en puissance quand – de l’œuvre scientifique à la perfection poétique – la créativité et la sublimation se réunissent dans l’écriture pour y ressaisir l’indivisible qualité inspirée de l’examen de la chose et du travail des mots. La manière dont le renoncement y regagne au centuple ce qu’il a accepté de perdre sera l’objet de notre étude, et nous verrons successivement :
- comment le réaménagement des forces libidinales se tient au foyer de l’œuvre, où ce qui s’est replié ouvre l’accès à une connaissance d’un autre ordre et à un au-delà de soi-même ;
- que la fulgurance omnipotente de l’ardeur juvénile ne parvient à s’exprimer dans l’écrit qu’au prix d’une retenue dont la précocité devance ce que la capacité élaborative doit au travail des années ;
- que tout ce qui, du dehors, retient la main de l’écrivain lui désigne une réalité dont les contours détiennent les mystères de l’être et de l’impossible infini ;
- que l’écriture, réduite aux seules exigences de sa forme, reprend à la parole, plus originaire, plus charnelle et plus pure que la pensée, l’inspiration première où se sont rencontrés le sonore et l’invisible.
7Une problématique dont l’étude exigerait assurément une vaste perspective. Sachant, néanmoins, que toute érudition s’y montrerait pourtant dérisoirement insuffisante, dans l’espace de quelques pages, et par nature inadéquate à notre sujet, par un trop juvénile désir de savoir ; et pour ce qu’il y aurait aussi à perdre à vouloir trop en dire, quand il ne s’agit ici de rien d’autre que d’un furtif appel aux préférences de chacun.
8C’est d’ailleurs dans cette seule intention que les citations, empruntées aux quelques écrivains que nous avons choisi d’interroger parmi tant d’autres, soutiendront notre réflexion. Citation comme valeur d’échange et de rencontre, plus que de démonstration, par son pouvoir de lier le contexte initial au mouvement associatif de l’instant, éclairant les différences inconscientes qui se comprennent sans se confondre. Citation qui se tient, par ailleurs, dans le droit fil de notre étude, par sa manière de désigner l’écart de l’être à la chose, qui donne à la formule, où s’est logée l’inconnue, la précieuse et impérissable valeur d’avoir, un jour, été dite.
L’ŒUVRE COMME LIEU DU « SAISISSEMENT »
9C’est à Michel de M’Uzan que nous empruntons ce terme [1], pour ce que celui-ci nous montre comme significatif de l’acte d’écrire, « générateur d’un nouvel ordre ». Car c’est dans l’œuvre que se rassemblent imprégnations identificatrices et projections de toute sorte, pour établir, de « l’amplitude des mécanismes archa ïques » au « travail d’élaboration littéraire proprement dit », le dialogue avec le personnage intérieur dont la mouvance est médiatrice avec autrui [2].
10Peut-être conviendrait-il de rappeler, d’abord, que toute cette problématique ne trouve sa place ici que par sa manière d’affleurer quotidiennement dans les préoccupations du psychanalyste. Assurément lecteur, habitué des colloques, ce n’est pas sans raison non plus que l’un ou l’autre se révèle davantage enclin qu’en bien d’autres domaines à préciser par l’écrit le point de sa réflexion. On est certes en droit d’attendre qu’il en ait analysé les motivations profondes, sans que pour la meilleure part il s’en ressente dissuadé. Un phénomène qui n’a pourtant guère été interrogé que de manière fragmentaire et individuelle ; si ce n’est à travers l’intéressante proposition de Pierre Luquet, considérant que la situation transférentielle stimule en chacun « une théorie personnelle implicite », comme une sorte de fiction métapsychologique inconsciente, dont l’émergence plus élaborée au travers de ses travaux ne serait pas sans portée générale, mais dont la ressaisie viserait pour chacun à se mesurer finalement aux théories environnantes et à la pensée freudienne [3].
11Parlant de fiction, et puisque on n’a pas manqué, depuis quelque temps, de placer à sa juste place le « narratif » dans le processus analytique, un légitime souci de rigueur serait-il incompatible avec de libres développements imaginaires de cette situation analytique, à la façon d’un Pierre-Jean Jouve [4], ou de toute autre manière [5], qui élargirait les jeux d’ombre du préconscient, où se trament l’étoffe d’une séance et l’histoire d’une analyse ?
12Sans doute l’œuvre freudienne s’est-elle imposée comme un repère exigeant, sans qu’on ait toujours mesuré ce qu’elle découvrait d’horizon en proportion du repli nécessaire à la discipline scientifique. Ce qui ne manque pas de réintroduire notre question concernant les nouvelles libertés que nous vaudrait le double souci de comprendre et d’organiser.
13Chacun sait, en effet, comment Freud, parvenant à la quarantaine, semble résolument s’installer dans l’obligation de ne plus s’en tenir à l’inspiration de la généreuse hystérie. Accompagnée par le cortège des lettres, manuscrits, « Esquisse », qui en sont comme le contrepoint, sa réflexion mettait alors le rêve en chantier, jusqu’à l’établissement d’un modèle d’appareil psychique. Une œuvre était en marche. Tout ce qui, dans les mêmes temps, semblait dans sa vie marquer le pas pour une autre démarche, les exigences quotidiennes, les deuils significatifs, les malheurs de la guerre et la maladie, parut comme reversé au compte de plus important que lui.
14Au point que ni le recul de l’auto-analyse et les raisons du passé, ni l’implacable lucidité sur l’avenir ne diminuèrent cette passion intérieure à donner une autre vie à la sexualité, au conflit, à la défense, au travers d’une connaissance plus sûre des lois de leur équilibre. On sait comment la mort elle-même s’inscrivit dans cette affaire, sans avoir le dernier mot d’une théorie que l’on continue d’interroger dans le droit fil des plus vivantes questions. Et pas seulement parce que, placées au point essentiel de la problématique, aucune d’entre elles ne perd de son mystère à éclairer notre recherche. Pas seulement parce qu’elles prennent origine de la notion d’inconscient, par nature insaisissable ; toute science au bout d’elle-même perd son objet le plus sûr. La permanence de l’œuvre freudienne ne provient-elle pas de ce que l’auteur s’y était voué comme à cette part de lui-même qui lui échappait, à la pointe de la réflexion ?
15Les esprits les plus sûrs s’étonnent parfois que, pour fondatrice qu’elle ait été, la somme des écrits freudiens n’apparaisse pas dépassée par les développements issus de sa vérité même, et continue d’être interrogée par les penseurs les plus soucieux de modernité.
16Malgré la vigueur d’un style dont les germanistes apprécient mieux que d’autres l’équilibre et le mouvement, Freud n’avait pourtant, en aucun point, d’intention littéraire. Non qu’il ne cessât d’interroger les écrivains de tous pays, davantage que les philosophes. On dirait même qu’il les enviait. Et malgré que la psychanalyse lui en apprît plus que chacun d’eux ne pouvait savoir sur lui-même. Capable de convoquer en une même page Sophocle, Shakespeare et Dosto ïewski, pour illustrer les différentes expressions d’une même position œdipienne [6], il pouvait aussi bien s’approcher des motivations profondes, conflictuelles et narcissiques, participant aux origines d’une œuvre [7]. Mais, pressentant que la notion de sublimation elle-même s’arrêtait au seuil des mystères de la créativité, Freud reconnaissait à l’œuvre en général, à l’écrit littéraire en particulier, une privauté spécifique de parvenir à ce message fait d’ombre et de lumière qui échappe à la science et, par les moyens d’une même langue, accède à une expérience d’un autre ordre. Œuvre littéraire qu’il nous faut dès lors interroger, et à laquelle on pourrait appliquer ce que Jean Guillaumin dit plus largement de l’œuvre d’art : cette capacité d’échange entre le créateur et son destinataire inconnu, ce secret tout à la fois partagé, ignoré de l’un et l’autre, et différent pour chacun, cette « réserve de sens », comme « une épiphanie d’absence » [8].
« UN SIEUR RIMBAUD... » L’ÉCRITURE TRAVERSÉE
17À peine nous sommes-nous délibérément écartés du registre de l’œuvre scientifique que nous retrouvons nos deux questions initiales intimement mêlées, là où elles se croisent en effet, concernant la maturité en tant qu’âge de la vie, ou comme processus d’organisation pulsionnelle à travers le texte, l’une et l’autre problématiques poursuivant ensuite leur chemin au-delà de leur point d’intersection.
18Il s’agit, en effet, d’interroger en premier les écrits de jeunesse dans ce qu’ils expriment de radicale différence avec les productions qui, quelques années plus tard, s’inspirent des soucis d’un autre âge. Et voilà que nous y sommes confrontés à cette constatation : que les intensités juvéniles surgissant des profondeurs ne parviennent à s’exprimer durablement, et à prendre consistance, qu’en empruntant aux capacités de continence créatrice qu’on reconnaît plus généralement relever du recul et de l’expérience. Ce qui, plutôt qu’à rendre compte de deux manières dans l’écriture, dont chacune serait plus ou moins précisément datée, nous renvoie à la notion d’un processus élaboratif qui lui serait, dans tous les cas et à tout moment, nécessaire.
19« Un sieur Rimbaud, se disant négociant à Harar et à Aden, est arrivé hier à Massaouah... » [9] Tels sont les termes du Consul de France, dans une lettre du 5 août 1887. L’adolescent qui, en 1871, prend pied dans la plus pure liberté : « Je suis un piéton, rien de plus... », se traîne, vingt plus tard, douloureusement sur ses béquilles : « Ma vie est passée, je ne suis plus qu’un tronçon immobile. » La force qui de Londres à Bruxelles propulse le jeune révolté d’une fugue à l’autre, toute page enfin refermée, s’engouffre dans l’assoiffante aventure africaine. L’ardent dérèglement de tous les sens s’est anéanti dans la précipitation entropique d’une mort nécessaire.
20Ce n’est pas que les raisons de cette défusion pulsionnelle soient sans histoire. Alain de Mijolla nous a excellemment montré comment, avant même de s’enfoncer au cœur des terres chaque jour plus désertiques, poussé par l’inconsciente recherche de son capitaine de père, le jeune Rimbaud avait tenté de secouer le silence solidement gardé par la dureté de sa mère et chargé de trop lourds secrets. « Il va faire parler, écrit-il, celle qu’il surnommait “la bouche d’ombre” avec des mots inconnus, de vieux mots retrouvés (...). La phrase traditionnelle n’y résistera pas... » [10]
21Nos questions réapparaissent. Car peut-on plus tragiquement prendre mesure des intensités existentielles et de leurs exigences, qu’une exceptionnelle précocité poétique aura finalement déçues ? Dans cette brûlante aventure, le vocabulaire fût-il bousculé en tout sens pour rendre gorge de ses limites, les mots n’y suffiront pas. Le langage dans sa violence ne rencontrera pas cette pure matière poétique secrètement attendue. Les Illuminations auraient pu laisser espérer l’apaisement d’une sérénité parvenue à la transparence. Mais le silence seul pourra s’en faire l’accomplissement.
22« Tâchez de raconter ma chute et mon sommeil. » [11] N’a-t-on pas évoqué cette poésie immédiate dont l’action à bout de forces semble ici détenir le pouvoir ? Et, comme l’écrit Alain Borer : « La manipulation très concrète des balles de café ou le transport des peaux formeraient la matière poétique brute. » [12]
23Serait-ce à dire que l’écriture échoue à contenir le plus vif de ce qui nous fait être ? Et quand les mots parviennent à retenir dans leur espace le mouvement qui anime l’être et le tend tout entier vers autre chose que l’instant, quelle diminution, quelle mesure l’écrit aura-t-il exigé pour le dire ?
La sagesse m’a rompu les bras, brisé les osC’était une très vieille femme envieuse (Anne Hébert) [13].
25Si l’illumination n’est que l’explosion du langage, dont l’éclair n’est suivi que de l’obscurité, par quel artifice, ou par quel savoir-faire, l’écrivain parvient-il à domestiquer le feu, et celui-ci manquera-t-il pour autant de chaleur, ou contient-il en son foyer le secret d’autres lumières ?
26On devine que le problème se cache dans le jeu de la rencontre ou de l’opposition entre décharge et narcissisme, selon les capacités ou le manque d’un objet interne qui sait reconnaître ou attendre, à la distance de l’hallucination de la satisfaction ou en lien avec son objet. Gardons-nous d’en trop savoir sur l’ambition qui se resserre dans les contraintes de l’écriture, reprenant tout à son compte pour se donner sans compter, irréductiblement singulière sans jamais pouvoir être seule. Mais l’interrogation demeure concernant ce qui de la jeune intrépidité se prête à l’alchimie du langage, qui offre à travers sa loi une nouvelle liberté. Car, si la violence pulsionnelle s’y entretient sans s’éteindre ni le traverser jusqu’à l’oubli, demandons-nous si l’étonnante maturation n’emprunte pas alors à une maturité précoce. Pour en rester à cet âge propice aux surprises, Bonjour tristesse ne contient-il pas déjà l’interrogation qui suit de peu : Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous ?
27Il y faudra, dans tous les cas, que l’intériorité et le contact avec le monde se fondent en une même expérience, que le sens et le sensible se reconnaissent sans partage. Car c’est lorsque le regard s’attarde sur lui-même que le narcissisme s’obscurcit et, brisant tout élan, s’égare dans ses propres contours. On en connaît les dérives, dans leurs variétés sociales, quand l’inspiration se soumet au conformisme et au succès. Et aussi bien l’intransigeance rimbaldienne qui mit un terme aux écrits secoués par l’ouragan intérieur, cette rupture n’était pas si pure ni sans relation avec le refus des éditeurs et une légitime vexation, qui provoqua autodafés et table rase.
28Mais, en deçà de ces extrémités, le narcissisme peut tenter péniblement de prendre mesure de la vie, en se coulant dans les pages d’un récit qui ne réussit pas toujours à prendre le tour particulier qui lui donnerait l’étincelle.
29Dans cette parfois longue distance qui va du journal aux mémoires, quelle hésitation ou quel besoin de retour se tiennent ainsi entre l’économie des intensités adolescentes et les possibilités offertes par la vie adulte ? On dirait que tout peut s’y perdre. « Par l’analyse, je me suis annulé », disait Amiel. Encore faudrait-il comprendre pour quelle raison on en parle encore quelquefois. Sauf à être le récit d’une tragédie universelle, telle que le journal d’Anne Franck en a laissé le témoignage aux survivants, la vie trop ordinaire de l’adolescent tente de s’inscrire dans les pages de son cahier quotidien. Avant l’oubli ou l’attendrissement à venir, le secret n’a parfois pas d’autre souhait que de vouloir être découvert, dans une incertitude entre les regrets de l’enfance et la fervente intention de dépasser les adultes.
30C’est qu’il faudrait une robuste expérience et une solide réflexion, pour atteindre à la vigilante attitude qui retiendrait la vie au bord de ce qui la précipite « immanquablement dans les deux ou trois douzaines de moules à cake qui constituent la réalité », disait Robert Musil [14], cette forme définitive où se perd souvent la jeunesse en croyant parvenir au meilleur de soi-même. Pour rester « l’homme sans qualités », et n’engager de ses forces pas davantage que ce qu’il faut « pour la normalisation indispensable des vis et des crayons » [15], le jeune Ulrich se conforme à « l’utopie de la vie exacte ». Nous savons bien que la position n’est pas tenable, mais on reconnaîtra déjà que c’est à la seule puissance d’écrivain de Robert Musil que nous devons de comprendre cette fragile instabilité cryoscopique de la fraîcheur disponible :
« Dans leur jeunesse, la vie était encore devant eux comme un matin inépuisable, de toutes parts débordante de possibilités et de vide, et à midi déjà voici quelque chose devant vous qui est en droit d’être désormais votre vie (...). Mais le plus étrange est encore que la plupart des hommes ne s’en aperçoivent pas ; ils adoptent l’homme qui est venu à eux (...). Quelqu’un, n’importe qui invente un beau geste, nouveau, intérieur ou extérieur... Comment appeler cela ? Une attitude vitale ? une forme dans laquelle l’être intérieur se répand comme le gaz dans un ballon de verre ? Une expression de l’impression ? Une technique de l’être ? Ce peut être une nouvelle taille de moustache ou une nouvelle pensée (...). Alors, les idées n’auront guère que trente ans de plus, mais elles seront apaisées, légèrement empâtées, elles auront fait leur temps. » [16]
32Pensées d’adulte, en effet. Et dont on pourrait suivre le devenir et l’inégale fortune chez l’écrivain « engagé » ou l’homme politique en mal de littérature. Mais qu’en est-il du regard porté par l’homme d’action ou de combat se retournant sur son passé ? Pour valeureux que soient parfois les hauts faits de son histoire, le récit de ses mémoires n’en donnera souvent qu’un exposé sans autre présence, dont l’intérêt tiendra à la seule exactitude. Mais il arrive aussi que le recul et l’expérience confèrent à la passion initiale, jugée à travers son devenir, comme une nouvelle perspective, une intériorité partagée avec le lecteur, un renouveau de l’inspiration première, trempée par les déceptions et les succès, « formatée » par la réalité, mais plus parlante que les faits en délivrant son message. C’est, pour une même période, la différence essentielle entre le Mémorial de Sainte-Hélène et le romantisme des Mémoires d’outre-tombe ; ou ce que, plus près de nous, la Seconde Guerre mondiale démarquait des deux manières d’en rendre compte par des acteurs d’égale grandeur : architecture documentaire de vaste ampleur, qui valait le prix Nobel à son auteur [17]. Et dans un tout autre registre, méditation sur les faits, regard porté sur les hommes, sans que tout soit accompli. « Vieil homme, recru d’épreuves... » [18], qui néanmoins attendait encore l’événement.
33Peut-on pourtant considérer que cette dure réalité n’a pas été davantage que ce détour obligé ? Ou ne doit-on pas, plutôt, porter au crédit d’une maturité élaborative, aux résonances profondes et communicatives, ce pouvoir d’élever cette réalité au-dessus d’elle-même par le pouvoir du langage ?
« VOULOIR INFINIMENT... » LE SECRET DES LIMITES
34« Vouloir infiniment sans vouloir l’infini. » [19] Alternative désappointée à la révolte, ou possible plénitude offerte à la condition humaine ? S’il doit s’en tenir au monde qu’il appréhende à sa manière, comment l’écrivain pourra-t-il jamais nous en dire autre chose ? À moins que, dans ses limites, l’objet ne contienne le principe même de l’a-dimensionnel. Car ce n’est que dans l’algèbre d’une équation métapsychologique impersonnelle que l’objet apparaît comme le « joker » interchangeable de l’équilibre pulsionnel. Depuis la haute époque de la position dépressive, où tout espoir risquait de se déchirer dans un partage définitif, l’objet renvoie à chacun le reflet de son être. Histoire tenant au regard de la mère, qui apporte l’amour et confère l’identité en inscrivant dans ses limites les inconnues de l’enfant, dont elle n’avait qu’une idée, l’infini se transfigurant en absolu de son être. Et puisque, néanmoins, les choses se dérobent à un dévoilement total, à jamais biaisées par les catégories exiguës de l’esprit, ne serait-il pas suffisant d’élever « le monde comme représentation » à une volonté dont Schopenhauer disait que « chaque acte de volonté est tout ce qu’il peut être » [20] ?
35Au beau milieu de sa vie, l’homme sait cela, sans toujours y réfléchir, aimant ce monde où il est, non pour la seule raison qu’il faudra un jour le quitter, mais parce que, loin de s’y sentir reclus, on peut y atteindre à l’infini de soi-même. Et qu’on peut le faire parler.
36Les hommes de langage s’y emploient, en conséquence, avec l’élan et l’obstination qui ne doivent qu’à leur singulière créativité de conduire les mots très loin de la taxinomie où le savoir voulait les enfermer. Faut-il rappeler, en préalable, ce que la création littéraire doit au « jeu des motions sensori-motrices », disait Pierre Marty, précédant « une manipulation des fantasmes représentatifs » qui n’est que secondaire [21] ? Les mots et les choses, en conséquence, ne tirent les mille façons de se rencontrer que d’un vouloir de l’auteur qui lui est propre et tout à la fois universel.
37C’est pour tous, en effet, que le poète recherche le mot rare où se fond la matière précieuse de l’objet. Mais l’ambition peut aussi bien vouloir embrasser l’univers, comme d’une parole qui, sans intention de la définir, serait coextensive à la nature. Et pour n’y avoir pas reconnu l’exploration de « la surréalité contenue dans la réalité même », pour le dire comme André Breton [22], d’aucuns reprochent, au contraire, à cette admiration pour les immensités de s’en suffire et de s’y conformer. Incompréhension, sans doute, du « Victor Hugo, hélas ! », ignorant ce que la parole du poète épouse sans épuiser de la forme du monde. Car le visible, chez Hugo, « n’est que l’ombre portée de l’invisible », disait Gaëtan Picon. Les images ne sont alors que les débris de la forme, « nous le voyons tracer autour de son objet un cercle qui l’isole, tourner autour de sa proie... ». Et quand le visible reste à distance, les mots ne sont plus que la voix, la clameur du lointain, la rumeur de l’univers. « La vraie puissance est ici l’impuissance de dire », restant à la hauteur de la démesure de l’être [23].
38Comme il est étonnant que dans une autre tonalité, mais sur les mêmes hauteurs, la voix séculaire, venue du fond de l’histoire, se fasse entendre tout différemment par d’amples et grandioses énumérations, d’où s’élève, dans l’œuvre poétique d’un Saint-John Perse, le chant d’une terre ancestrale qui demeure en tout point la nôtre. Moisson de hauts faits, noblesse des institutions disant le droit et la coutume, tout en gardant le pouvoir d’exprimer la simplicité des cœurs. Une savante nomenclature constitue le vocabulaire qui désigne, à travers les âges, les actes de métier ou l’art de la navigation, au milieu d’une charnelle efflorescence botanique et planétaire. « La prestigieuse récolte, écrira Roger Caillois, rassemblée en tout âge et latitude, isole en haut lieu des émotions humaines choisies parmi les plus frustes et les plus solennelles (...). Elle les place dans une lumière surnaturelle. » [24]
39Plus modeste que cette impérissable gloire, l’éphémère des êtres qui nous environnent n’est pas moins porteur d’une valeur qui nous intrigue par sa fragilité même.
40« S’il existe une fleur qui ne fleurit qu’une seule nuit, sa floraison ne nous en paraît pas moins magnifique », dit Freud en évoquant la fugitivité. Et l’on sait que la renaissance des saisons, dont il illustrait sa réflexion, précédait, dans le même texte, de nouvelles considérations sur cette disponibilité de la libido à dépasser un deuil dont la persistance restait pour lui une énigme [25]. Inconstance de l’objet, dont l’inscription littéraire se tient entre l’inquiétude et l’appel, et dans le secret espoir de le sauver à jamais. Aragon nous dit magnifiquement « cette interminable attente de la rose » :
Et si la rose cette annéeParce qu’il n’y a pas eu suffisamment de neige ou trop de glaceSi la rose dans sa profondeur atteinte éteinte étaitAbsente cette année ou comment appeler celaSi ç’était fini de la rose [26]...
42Au tournant de son existence, l’individu prend conscience d’un temps devenu mesurable, mais qu’il relance dans la durée par une reprise narcissique qui dépasse la résignation, en conférant au destin le sens de l’accomplissement, dont la fin manquerait à la plénitude de l’être. La vie prend alors la parole, et l’écrivain s’en fait le plus sûr messager. Tout ce qui est ne le devient qu’à prendre forme, empruntant à la notion aristotélicienne son pouvoir animateur et cette vivante tension vers une incessante action qui s’impose comme une nécessaire réalisation de son être.
43On y verra se renouveler le sens d’une répétition qui préside à la vie tout autant qu’à la mort, en pérennisant ce que la forme inscrit à jamais dans l’être et le devenir. Ce qui a été sera. Un passé dont le psychanalyste sait bien qu’il n’est pas qu’un encombrant fauteur de troubles, et dont on ne pourrait faire l’économie dans un exclusif hic et nunc, sans amputer le sujet de l’unité de sa personne. La personne dont, en effet, on ne manque pas de redire qu’elle est unique, mais qu’elle n’en demeure pas moins riche de tout ce qu’elle n’est pas. Hormis quelques philosophies qui voudraient l’effacer et néanmoins la sous-entendent, et par-delà les malheurs dévastateurs de tous les temps, l’éthique et la morale l’ont installée comme une raison première. Au point que le Dieu d’Abraham fut avant tout un Dieu-personne. On sait à quelle histoire collective et individuelle Freud en attribuait l’origine, et après lui le sens qu’on donna pareillement au dogme chrétien d’un seul Dieu en trois personnes. S’y tenir ou en dire plus appartient ensuite à chacun.
44Car notre route ne doit pas s’éloigner des questions de l’écriture, où nous rencontrons, en ce point, le romancier. Et nous y voyons que ses personnages n’auront survécu que pour avoir été précisément inscrits dans un univers périssable. Madame Bovary, unique et innombrable, franchit le temps pour gagner les cœurs, en raison même de son histoire, inscrite, plus exactement enfermée, dans la campagne normande du XIXe siècle. C’est de là-bas que ses espoirs et ses misères d’une autre époque mettent en mouvement les imagos propres à chacun des milliers de lecteurs, qui doivent au métier de l’auteur et à cinq années de travail de participer au souffle de son créateur, « Madame Bovary, c’est moi. » Le roman, plus que tout autre genre littéraire offert à la médiocrité, dont l’étendue est plus que jamais consternante, mais qui sous la plume inspirée éclaire les profondeurs par la moindre modulation apportée à la ligne du récit. Flaubert toujours, et pour seulement dire qu’une première Madame Bovary n’avait que peu compté et disparu sans laisser de regrets : « Et le lendemain, tandis que Charles avait le dos tourné pour fermer le rideau de la fenêtre, elle dit : “Ah ! mon Dieu !”, poussa un soupir et s’évanouit. Elle était morte ! Quel étonnement ! » [27]
45Mais par quelle voie le roman va-t-il nous atteindre, quand le réalisme s’enfonce au-delà du masochisme réveillé par les affres du malheur, quand la pire des exactitudes soutient l’intérêt du lecteur ? Tout clivage objectal pris en compte qui sauvera la meilleure part, suffit-il d’imaginer un retour à quelque « moi idéal purifié », qui se conforterait à établir l’horreur dans la réalité ? Et quelle maîtrise ne faudra-t-il pas pour donner un tour vivace à ce qu’on entend, de nos jours, par « Nouveau Roman » – « le roman d’un roman qui ne se fait pas », disait Sartre ?
46L’écrivain a poussé quelquefois la recherche plus loin, s’élevant jusqu’à l’existence trouvant sa raison en elle-même, fût-ce au prix de la « nausée ». L’être de l’étant, diraient les philosophes, qui peine à se faire connaître par-delà la nature des choses, pour nous dire plus que ce qu’elles sont. Certains poètes n’en ont pas craint l’aventure. Et, tout près de nous encore, Jean Follain propose à notre regard des images de toujours qui sortent de l’instant pour traverser le temps,
48et faire du poème un lieu de délivrance. L’être, « ce vagabond hirsute, a-t-on dit, (...) qui traîne après lui la philosophie, fille sublime et épuisée » [29], la poésie de Jean Follain le réanime, l’éclair d’un instant :
tandis que chaises, table, armoires’embrasent d’un soleil de gloire [30],
50ou qu’après le départ de l’ami,
Il n’est plus resté que les chosescouleur de lilas et de fer [31].
52Est-ce à dire qu’au bout du voyage les choses finalement nous échappent ? Que nous en dira le langage, quand il fait mine, à son tour, de jouer un tout autre jeu, moins inspiré par l’inattendu de la spontanéité juvénile que par le métier que devrait l’écrivain à sa maturité ?
« C’EST UN TRÉSOR SCELLÉ... ». DE LA MÉTAPHORE À LA MÉTRIQUE
53« C’est un trésor scellé que sa tête, et je ne sais s’il a un cœur. » [32] C’est de M. Teste qu’il s’agit, ce personnage imaginaire et qui ne serait que pensée. Première question ainsi posée sur la pensée et qui, poussée plus loin, nous conduira à nous demander si l’écriture ne risquerait pas de se refermer sur elle-même, en allant vers plus d’abstraction, ou à se complaire dans son propre mouvement.
54Notons d’abord, parlant de Paul Valéry, que c’est le processus le plus pur de la pensée que tentait d’appréhender celui que le siècle passé n’a pas moins manqué de considérer comme un poète incontesté. « Ce qui est n’a rien à dire », écrivait-il [33]. La pensée, ainsi, perdrait tout d’elle-même au travers de ce qu’elle pense ; telle cette active liaison inconsciente qui, pour Freud, se retient au bord de la représentation et court de l’une à l’autre.
55« Je confesse, écrit Valéry, que je donnerais bien des romans et des histoires pour un paragraphe de noble architecture. » [34] Autre repère qui, situant la poésie dans l’indécision du processus et du sens, de la pensée et de la chose, introduit à sa façon l’éternel problème du langage et de la pensée. Entre l’un et l’autre s’établit ce travail de « dresser l’animal Langage, et de le mener là où il n’a pas coutume d’aller » [35].
56Et ce ne sera pas pour une nouvelle et insensible grammaire, mais pour un surplus de vie, dû au message réanimé par les combinaisons verbales. La Jeune Parque [36] s’offre au lecteur dans sa plus noble émotion, avant même qu’il puisse en comprendre la subtile origine, dans l’éveil d’une conscience qui naît de l’absence de ce qui était, et vit du désir qu’elle refuse pour mieux le saisir.
57La pensée, ici, s’insinue d’une façon toute particulière, pour donner au symbole sa vraie puissance poétique. Car le symbole se tient aux deux extrémités de l’âme, du sensible à la connaissance, du rudimentaire contre-investissement du refoulement primaire à l’abstraction signifiante des lettres du corps chimique ou du signe algébrique. Sur le versant instinctuel, le déplacement pulsionnel peut souffler sans le savoir sur le secret des choses. Le sens est en effervescence, sans pour autant se faire connaître. Théosophie, kabbale, paganisme ensorcelé entretiennent la vie de messages inconnus.
58À l’autre bout, du côté de la connaissance, le langage le plus abstrait garde ses attaches motrices sans rupture avec le corps. Mais il y a entre les deux un jeu qui vient prendre sa place à travers la métaphore. Celle-ci, on le sait, prend sa source au plus concret de l’ « acte primitif », selon le terme freudien, pour accéder à la fonction de la plus subtile signifiance. La pensée et la composition y apporteront cette discrète complicité entre « l’identité de pensée et l’identité de perception », l’infime écart et l’intime parenté entre la force du processus primaire et les nuances de l’organisation secondaire.
59Là se tient, en effet, l’étincelle poétique, née de la rencontre à jour frisant de la lettre et du sens. On dirait que l’effet poétique surgit de l’équilibre instable entre la libération et la retenue de la polysémie, quand « le langage est en fête », dirait Paul Ricœur, et que la « métaphore vive » comble en même temps le narcissisme par la maîtrise créatrice [37]. Cette proximité peut se tenir dans le court espace d’une situation :
60Ma femme aux yeux d’eau pour boire en prison,
61métaphore saisie parmi d’autres dans un poème d’André Breton [38]. Ce dialogue entre les mots peut aussi bien se tenir dans la limpidité et la transparence des reflets réciproques, tels que Maurice Courant les éclaire dans toute leur force poétique :
Neige des jours ; neige des nuits ;Neige profonde comme un puits,Au fond de ma mémoire obscure ;Neige de l’âme que je suis [39]...
63Mais l’instable amalgame se fait plus intime, quand il se situe dans le double sens d’un même mot. Et pour ne citer qu’une seule ligne du Cimetière marin :
64Pères profonds, têtes inhabitées...,
65la profondeur de quelques mètres sous terre s’enfonce dans le silence de la sagesse antique et de l’ancêtre qui se tait. Crâne vide shakespearien des têtes inhabitées, pleines du vertige métaphysique, on voit comment le poème qui se tient entre ciel et mer mêle à l’image fascinante la pensée qui ne s’y confond pas [40].
66Mais ce n’est pas assez, cependant, pour définir le message secret de ce jeu symbolique des alliages et des alliances, où se rencontrent le contenu séculaire des mots et l’âme vivante de la parole. Il faudrait rendre compte de ce que Jacques Derrida indique comme « l’implication infinie ». Cette force qui ne laisse plus à la forme aucun répit, cette « équivocité pure et infinie », pour continuer à « faire signe encore et à différer » [41].
67Dans cette manière de se déprendre de la plénitude immédiate sans rien en perdre, de voir sans halluciner et de penser sans abstraction, nul ne peut vraiment savoir comment l’inspiration peut interroger le secret dont le poème détient les clés. Ce qui n’exclut pas qu’on puisse en situer quelques points essentiels, ou en désigner le mouvement, en termes psychanalytiques. Janine Chasseguet-Smirgel a solidement argumenté comment l’émotion esthétique réside dans cet écart entre l’économie de moyens et l’affleurement des processus primaires, et pourvu que la sublimation pulsionnelle puisse ainsi être offerte au partage ; à la différence d’une idéalisation outrancière refermée sur son imposture, manquant alors de retrouver la réalité au travers des identifications surmo ïques. Conditions imposées au plaisir esthétique qui ne prétendent pas le définir [42].
68Le langage ainsi maîtrisé par quelque maturité œuvrant obscurément dans le jeu de l’équilibre pulsionnel, fût-ce au prix d’un dur labeur, ouvrira à qui sait trouver le libre accès à l’indicible. Mais comment peut-il se faire créateur, quand il soumet aux règles de son expression les contours de son dire ? Il nous reste à examiner comment la poésie peut naître si merveilleusement de la seule contrainte syllabique, en se coulant dans le nombre et dans la métrique du vers.
69Pour tenir ce trop vaste problème dans les dimensions de notre sujet, partons de cette notation que, jadis plus qu’aujourd’hui, survenait quelquefois, avant même l’adolescence, ce bref moment d’exaltation où le plaisir d’écrire se glissait dans les formes de l’alexandrin, pour dire tout et n’importe quoi. Latence ou adolescence ? Capacité de se soumettre à l’analité de la composition, parvenue à son terme dans la versification, ou premier ébranlement émotif du rythme intérieur érotisé, du battement et de la scansion ? C’est, en effet, par une heureuse alchimie de ces deux mouvements qu’en pleine maturité, l’art poétique réunit dans les vers l’élan pulsionnel et l’élévation de l’âme, la marche et la pensée.
70Pour en discourir plus largement, il faudrait en appeler à cette « fonction poétique » qu’André Green installait comme inhérente à tout langage, dans son étude « Le langage dans la psychanalyse » [43]. Le plus enfantin des phonèmes y est considéré comme déjà signe et bien davantage qu’un son, se faisant sens parmi « les sens ». Comme si, dans la plus kinesthésique des verbalisations, le poète réanimait cette capacité des mots de communiquer avec les inconnues d’un inconscient sans langage. On peut ainsi considérer que, dans ce retour matriciel, la formule poétique ramasserait ses pouvoirs de multiplier les renvois signifiants où se reflètent les mots et les choses, le sensible et l’intelligible, l’émotion singulière et l’intention de dire, l’intense présence d’autrui dans le silence de la négativité.
71Le philosophe Alain nous le dit à sa manière, dans son commentaire de La Jeune Parque. Notant d’abord que ce qui manque aux vers libres, « c’est qu’ils permettent trop » : « Mais c’est alors que le poète reconnaît que le mètre le plus régulier est le meilleur témoin de l’homme et que la difficulté de faire beau sous cette règle signifie quelque chose de plus qu’une règle ; car c’est le pas même de l’homme et la sonorité de l’homme. Le poète alors comprend que c’est raison d’obéir à la rime (“La raison veut que le poète préfère la rime à la raison”, Autres Rhumbs, p. 142).
72« (...) On pourrait se risquer à dire que le premier jugement est de poète, et par cette méthode de découvrir qui consiste à préparer un lit pour nos pensées, un lit de rythmes et de sonorités, une suite de places pour des mots qui ne sont pas encore » [44].
73Pourrait-on mieux dire, s’il fallait conclure sur cette question des écrits de la maturité, que la contrainte n’est pas résignation, ni la mesure limitation ? Tout nous a montré, au contraire, que ce travail du milieu de la vie vise à découvrir des perspectives inattendues.
74L’âme exposée aux torches du solstice [45],
75le regard de la maturité s’y tient sur les hauteurs actives, courageuses et sereines du midi de l’existence.
Mots-clés éditeurs : Milieu de la vie, Écrits, Littérature, Vie pulsionnelle, Maturité, Poésie, Pulsions
Notes
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[1]
Terme de « saisissement » qu’il dit lui-même avoir repris de Frobenius.
-
[2]
M. de M’Uzan, Aperçus sur le processus de la création littéraire, in De l’art à la mort, Paris, Gallimard, 1997, pp. 3-27, et Revue française de Psychanalyse, t. XXIX, no 1, 1965.
-
[3]
P. Luquet, La parole troublée, Paris, PUF, « Le Fait psychanalytique », 1987. Et Les niveaux de pensée, Paris, PUF, 2002.
-
[4]
P.-J. Jouve, Aventure de Catherine Crachat, Hécate, Paris, Mercure de France, 1962. Et Aventure de Catherine Crachat, Vagadu, Paris, Mercure de France, 1963.
-
[5]
A. Jeanneau, Les sentiers du préconscient. Histoire d’une angoisse, Paris, PUF, « Le Fait psychanalytique », 1997.
-
[6]
S. Freud, Dosto ïewski et le parricide, in Résultats, idées, problèmes, t. II, Paris, PUF, 2002, pp. 161-179.
-
[7]
Perspective largement explorée après Freud, comme on sait, et dont nous citerons quelques manières originales de le faire : Anne Clancier, qui joint à d’intéressantes études en ce domaine celle d’un Raymond Queneau, lui-même déjà instruit et inspiré par la psychanalyse (Raymond Queneau et la psychanalyse, Paris, Éditions du limon, 1994). Thérèse Tremblais-Dupré, qui s’attache à une même problématique inconsciente, pour en déceler l’émergence à travers différents auteurs (La mère absente, Monaco, Éditions du Rocher, 2003).
-
[8]
J. Guillaumin, Le Moi sublimé. Psychanalyse de la créativité, Paris, Dunod, 1998, p. 41.
-
[9]
A. Borer, Un sieur Rimbaud se disant négociant, Paris, Lacheval et Ritter, 1985, p. 65.
-
[10]
A. de Mijolla, La désertion du capitaine Rimbaud, Revue française de Psychanalyse, t. XXXIX, no 3, 1975, 427-458, et in Les visiteurs du Moi, Paris, Les Belles Lettres, « Confluents », 1981, pp. 35-80.
-
[11]
« Matin », dans Une Saison en enfer.
-
[12]
A. Borer, Un sieur Rimbaud..., op. cit., p. 401.
-
[13]
A. Hébert, La sagesse m’a rompu les bras, in Œuvre poétique, Québec-Paris, Boréal-Le Seuil, 1993.
-
[14]
R. Musil, L’Homme sans qualités, trad. P. Jaccottet, Paris, Le Seuil, 1957, t. II, p. 367.
-
[15]
Ibid., t. I, p. 323.
-
[16]
Ibid., t. I, p. 169-171.
-
[17]
W. Churchill, Mémoires sur la Deuxième Guerre mondiale, Paris, Plon, 1948-1954.
-
[18]
C. de Gaulle, Mémoires de guerre, t. III, Paris, Plon.
-
[19]
M. Blondel, L’action, Paris, PUF, 1973, p. 489.
-
[20]
A. Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, Paris, PUF, 1966.
-
[21]
P. Marty, Revue française de Psychanalyse, t. XXIX, no 1, 1965, p. 67.
-
[22]
A. Breton, La Lampe dans l’horloge, 1948.
-
[23]
G. Picon, in Préface à Victor Hugo, Œuvres poétiques, Paris, Gallimard, « La Pléiade », t. I, p. IX-XXX.
-
[24]
R. Caillois, La vie et l’œuvre de Saint-John Perse, Éd. Rombaldi, « Prix Nobel de littérature », 1965.
-
[25]
S. Freud, Passagèreté, in Œuvres complètes, vol. XIII, Paris, PUF, 1988, pp. 321-324.
-
[26]
Aragon, « Toi qui es la rose ô mystérieuse rose en ce temps de l’année », Elsa, Paris, Gallimard, 1965, pp. 90-93.
-
[27]
G. Flaubert, Madame Bovary, in Œuvres, t. I, Paris, Gallimard, « La Pléiade , 1951, p. 309.
-
[28]
J. Follain, Métaphysique, Exister, Paris, Gallimard, 2003, p. 28.
-
[29]
J. Follain, Jean Granel, cité par Henri Thomas, op. cit., préface, p. 11.
-
[30]
J. Follain, Parler seul, op. cit., p. 15.
-
[31]
J. Follain, L’amitié, op. cit., p. 20.
-
[32]
P. Valéry, Lettre de Madame Émilie Teste, in Œuvres, t. II, Paris, Gallimard, « La Pléiade », p. 31.
-
[33]
P. Valéry, Propos me concernant, in A. Berne-Joffroy, Présence de Valéry, Paris, Plon, 1944, p. 30.
-
[34]
Ibid., p. 54.
-
[35]
Ibid., p. 49.
-
[36]
P. Valéry, La Jeune Parque, Paris, Gallimard, 1968.
-
[37]
P. Ricœur, La structure, le mot, l’événement, Esprit, mai 1967, 801-821. Et La métaphore vive, Paris, Le Seuil, 1975.
-
[38]
A. Breton, L’Union libre, 1931.
-
[39]
M. Courant, Neige des jours, in L’éclat du jour qui meurt..., Paris, Art et lumière, 1988. Mis en musique, par ailleurs, par Éric Heidsieck, Les quatre éléments, Musiques démesurées, digital audio. Maurice Courant, immense poète de notre époque, fidèle à ses racines des Mauges et de l’Ouest atlantique, mais dont le message intérieur est appelé à se faire entendre au-delà même de ces horizons.
-
[40]
P. Valéry, Le cimetière marin, in Œuvres, t. I, Paris, Gallimard, « La Pléiade ».
-
[41]
J. Derrida, L’écriture et la différence, Paris, Le Seuil, « Points », 1979, p. 42.
-
[42]
J. Chasseguet-Smirgel, L’idéal du moi et la sublimation dans le processus créateur, in Essai sur l’idéal du moi, in Revue française de Psychanalyse, t. XXXVII, no 5-6, 1973, 831-874.
-
[43]
A. Green, Le langage dans la psychanalyse, in Langages, Paris, Les Belles Lettres, 1984, p. 19-250.
-
[44]
Alain, in Paul Valéry, La Jeune Parque, Paris, Gallimard, 1968, p. 51-57.
-
[45]
P. Valéry, Le cimetière marin, op. cit.