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Article de revue

Le tiers analytique : un attracteur substituable ?

Pages 847 à 859

Notes

  • [1]
    Voir sur ce point P. Denis, Un destin de l’excitation : l’exaltation. Du sentiment océanique à l’assèchement du Zuyderzee, Revue française de Psychanalyse, t. LXIX, no 1, 2005.
  • [2]
    Henri Gauthier dans son introduction à Séraphita.
  • [3]
    Voir également sur ce point P. Denis, Un destin de l’excitation : l’exaltation. Du sentiment océanique à l’assèchement du Zuyderzee, Revue française de Psychanalyse, t. LXIX, no 1, 2005.
  • [4]
    Dans Maître Cornélius.
English version

1Je souhaiterais défendre l’idée que le tiers analytique, à l’intérieur du cadre et des règles rigoureuses qui sont nôtres, est un attracteur qui organise une dynamique de dégagement de l’identification primaire. L’analyste n’incarne pas seulement l’attracteur œdipien paternel si bien nommé par M. Ody, il doit pouvoir et savoir se situer en tant qu’attracteur dans toutes les places de la triangulation œdipienne et hors de cette place, afin d’en relancer le mouvement. Car si l’œdipe manque rarement chez nos patients en analyse, c’est souvent sa complexe et conflictuelle dynamique de désir et d’identification qui s’est arrêtée. Pour soutenir ce point de vue, le nuancer et éventuellement le contredire, et aussi pour répondre au riche argument des rédacteurs de ce numéro, je vais donc résumer et illustrer en quelques points théorico-cliniques le chemin suivi par une patiente pour se dégager d’une identification primaire inconsciente à sa mère morte depuis très longtemps, pour finalement commencer de retrouver, quatre ans plus tard, sa mère vivante en elle. Un tel chemin de dégagement de l’identification primaire engage nécessairement massivement la fonction tierce, dont je voudrais souligner la diversité.

2Je suis de l’avis d’André Green lorsqu’il propose une théorie de la triangulation généralisée à tiers substituable. Dès lors, comment articuler ce principe général à notre travail analytique ? Quid du tiers substituable analytique ?

3La topique du transfert doit pouvoir couvrir toute la gamme des positions objectales. L’analyste doit pouvoir incarner dans le silence et la parole une quadruple position d’attracteur.

41 / Il incarne l’objet primaire ajusté dans le continuum hallucinatoire de transfert. L’analyste pense et ressent la même chose que son patient et si, à ce moment-là, il en dit quelque chose, le patient répond : « J’y pensais à l’instant ! »

52 / L’analyste est aussi le double narcissique nécessaire à l’élaboration de la réflexivité de l’analysant : le patient se voit dans l’analyste halluciné négativement. Notons que le dédoublement et la réflexivité impliquent déjà une séparation sujet-objet ; l’identification primaire maintenue le rend impossible. Nous sommes dans le registre de « l’autre semblable » (A. Green).

63 / L’analyste incarne « l’autre de l’objet », celui qui sépare mais aussi relie, le père dans la dynamique œdipienne, mais pas seulement lui [1] et si l’analyste interprète de cette position, le patient répondra, peut-être : « Je n’y avais jamais pensé ! »

74 / Enfin l’analyste est l’autre de tous les objets. En tant qu’autre de l’autre et... ainsi de suite, il est un attracteur substituable à tous les autres objets du patient et au sujet lui-même !

8Cette palette transférentielle est loin d’être acquise avec nombre de patients. Et ce sera le travail analytique qui en permettra l’élargissement et rendra possible la reprise de la dynamique œdipienne. Cela suppose que nous travaillons avec sensibilité et simplicité, mais hors de toute collusion avec le patient. « Vous n’êtes pas complaisant », me dit une analysante dont je suis le troisième analyste : elle sait de quoi elle parle. Cela ne m’empêche pas d’être « suffisamment – pas trop – chaleureux ». Car pour être un « attracteur », l’analyste doit éprouver pour comprendre et travailler à s’ajuster sans cesse à son patient dans les quatre positions objectales que je viens de décrire. L’énergie produite par l’attracteur est celle de l’affect partagé (C. Parat) dans le continuum hallucinatoire de transfert. L’hallucinatoire est tissé de la continuité sujet-objet, il alimente l’espoir insensé, toujours déçu et toujours renaissant chez nos patients, de retrouver en l’analyste un objet ajusté. L’hallucinatoire est le moteur de l’espoir analytique, l’énergie qui alimente l’investissement sans fin sur la parole. Chez certains patients cela va de soi, il nous suffit de réguler l’énergétique de cet espoir et de les aider à perlaborer la déception, chez d’autres il nous faut recréer et entretenir cet espoir, comme on veille sur une petite flamme infiniment fragile. La patiente que je vais évoquer fait partie de la seconde catégorie c’est ce qui fait la difficulté de travailler avec elle.

9Mais l’analyste ne doit pas seulement travailler à se laisser transformer par le patient pour l’accueillir en lui ; l’analyste « s’écoute-écoutant » (J.-L. Donnet), il a en lui un tiers observateur qui « surplombe » (J.-L. Donnet) la situation et tente de comprendre la bourrasque affective dans laquelle il est engagé. L’écoute analytique est constituée d’éprouver sans comprendre et d’éprouver pour comprendre, mais elle inclut aussi cette instance auto-observatrice qui constitue le tiers interne. L’écoute analytique obéit donc à une triple logique contradictoire que nous essayons tout de même de tenir ensemble en une forme de « dialogique » (E. Morin).

10L’analyste parce qu’il est un autre qui se maintient à distance égale de tous les objets du patient et au constant service de ce dernier, parce qu’il n’entrera jamais dans la vie du patient en dehors du cadre et des règles analytiques, parce qu’il « renonce » par avance à son patient, est toujours un tiers même quand il tient la place du patient (identification projective) ou celle de la mère dans le transfert. Le travail analytique est d’abord pour l’analyste une épreuve d’altérité.

11Je vais donc évoquer maintenant partiellement et à grands traits un chemin qui couvre quatre années de travail analytique, en face à face, à trois séances par semaine avec une patiente que j’ai surnommée Marie-Jeanne.

12Arrivée au soir de sa vie, Marie-Jeanne regarde en elle et c’est la mort psychique qu’elle y trouve : elle décide de faire une analyse avec une collègue estimée et chevronnée. J’ai supposé que Marie-Jeanne n’avait pas supporté le dispositif classique qui lui a sans doute fait vivre des états d’agonie invisibles et silencieux indétectables dans ce dispositif. Elle rompt alors, sans états d’âme avec son analyste. En souffrance, elle finit par demander conseil et aide auprès d’un collègue très expérimenté. C’est ainsi qu’ayant finalement confirmé sa décision de rupture auprès de son analyste, elle m’est un jour adressée par ce tiers. Tirant les conclusions de la mise en échec de ma collègue, je propose à Marie-Jeanne un face-à-face, elle accepte à condition que ce soit trois fois par semaine.

13Le face-à-face permet d’engager tous les registres objectaux à partir de la présence de l’analyste qui doit être absenté par le patient dans l’hallucination négative de l’analyste sur le modèle de « l’hallucination négative de la mère » selon Green. Il reprend donc la question de la construction de la « structure encadrante interne », au début, à partir de la perception de l’objet.

14L’engagement analytique de Marie-Jeanne est respectueux du cadre convenu, sincère, obstiné, cohérent, courageux dans ses efforts de mise en mot ; de ce point de vue c’est la patiente idéale : celle qui pousse son analyste à se dépasser lui aussi !

15Marie-Jeanne a tout réussi dans la vie, études, métier, mari, enfant... mais elle a longtemps été totalement frigide. Cette frigidité n’est pas un « symptôme » isolé, mais un indice de ses liens avec l’Éros freudien. Chez elle la destructivité était prévalente et c’était en fait son moi-corps tout entier dans ses liens avec l’affect et le sens émotionnel qui était frigide. Au début de notre travail analytique, l’a-sensé domine une vie psychique mortifiée et mortifiante. Marie-Jeanne se situe à l’opposé du chiasme hystérie - état limite avec des défenses de caractère importantes. Énergétiquement, cette patiente demande sans cesse à être « réanimée », on peut parler d’une dépression « blanche » ou « essentielle » dont une partie seulement relève d’un travail de deuil, le reste dépend des phénomènes hallucinatoires et négatifs pathologiques, structurellement dominants, qui la coupent du monde et l’empêchent de ressentir ses propres émotions et de leur donner sens.

16Marie-Jeanne a eu une mère sans contact. Une mère qui « n’était pas là, quand elle était là », une « mère-ailleurs » (A. Green) plutôt qu’une « mère morte » (A. Green), car il ne semble pas y avoir eu de forte dépression maternelle, une mère « mondaine » qui faisait de toute chose une affaire publique et non une affaire privée. Entre Marie-Jeanne et sa mère, il y a eu faillite de l’intime. Née à l’étranger, Marie-Jeanne a été très vite supplantée auprès de sa mère par l’arrivée de ses frères, en outre elle fut confiée à une nurse qui était une vieille fille rigide. C’est ainsi que, dès un an, elle est éloignée de sa mère et en souffrance de la « fonction » maternelle, puis à partir de l’école primaire elle est placée chez sa grand-mère maternelle en France, pour pouvoir faire de bonnes études. Elle ne reverra sa mère qu’aux vacances scolaires.

17Sa mère a mis Marie-Jeanne à sa place chez sa propre mère et elle s’est absentée, laissant la petite fille livrée à son identification primaire inconsciente, sans possibilité de s’en dégager, sans possibilité d’élaborer des identifications secondaires conscientes.

18Enfin, retrouvant sa mère, à l’adolescence, Marie-Jeanne assiste à son agonie et à sa mort. Pour couronner le tout, Marie-Jeanne est aujourd’hui porteuse de la même maladie mortelle qui a emporté sa mère. L’identification primaire se poursuit donc secondairement dans un fantasme mélancolique de maladie et de mort partagée.

19Marie-Jeanne parvient très vite à dire très justement que sa mère « c’est l’omniprésence d’une absence en elle qui la ronge de l’intérieur comme un acide ». J’ai alors le sentiment que Marie-Jeanne est assise sur un tabouret invisible et minuscule qui est sa mère et qu’elle la cherche désespérément partout. Elle tente de la retrouver dans d’intenses mouvements de régression mortifère, dans le silence et la mélancolie. De l’analyse de tout cet important mouvement qui ira au bout de sa logique de fantasme de mort partagée avec moi, pour finalement aboutir à un dégagement, je ne dirais rien, disons simplement qu’il obéit à la complexité de la logique de la haine dans tout travail de deuil. Il me faut dire aussi que la rémission de la maladie mortelle de Marie-Jeanne dans la troisième année d’analyse nous a bien aidés. Provisoirement ?

20Dès le début de l’analyse, un cycle s’installe. À chaque fois qu’elle retrouve les traces en elle de sa mère, à chaque fois que des souvenirs vivants reviennent, et ils reviennent à foison, Marie-Jeanne attaque et détruit ces retrouvailles. Ce cycle n’a cessé de se reproduire pendant des années et il a toutes les apparences d’une réaction thérapeutique négative, mais je l’ai finalement compris comme une tentative pour intriquer l’Éros à la destructivité par la destructivité. Du fait de l’analyse, Éros revient et affole le moi. Pour parer à l’excitation, Marie- Jeanne cherche à se mortifier : au lieu de faire revenir la vie dans la mort, ce qui est habituel, elle tente de faire revenir la mort dans la vie en une forme d’intrication pulsionnelle « à l’envers ».

21Cette destructivité fait donc limite entre sa mère et elle dans l’identification primaire et elle a de multiples visages. L’attaque caractérielle, la colère contre la mère et contre l’analyste, vise à arracher sa mère à elle-même et à la jeter au loin pour s’en dégager. Des défenses hallucinatoires et négatives, sont mobilisées presque à chaque séance dans un effondrement psychotisant. C’est ainsi qu’elle se fait disparaître elle-même dans l’insensibilisation de son moi-corps, et le vide de sa pensée, pour ne plus rien éprouver, ni haine ni amour pour sa mère, et... pour son analyste.

22Du travail analytique sur le cycle répétitif de cette destructivité, je ne dirais rien, il s’agit en effet d’un autre axe de réflexion qui nécessiterait un autre exposé [2]. Schématiquement, se dessinent ainsi deux voies : d’une part, une tentation mélancolique pour retrouver sa mère dans une mort fantasmée et réelle (la maladie partagée), d’autre part, une utilisation de la destructivité pour éviter de la retrouver dans la vie.

PREMIER DEGAGEMENT : JE SUIS LE PERE QUI LUI PREND SA MERE ET LA SEPARE D’ELLE.

23Au début, je suis confronté sur plusieurs mois aux retours de souvenirs vivants de ma patiente avec sa mère avant ses 7 ans et à leur destruction séance après séance. En mesurant les risques, je vais finir par lui dire qu’elle a l’impression que je fais comme son père, que je lui prends sa mère et que je la laisse seule anéantie. Cela va la dégager sur un mode caractériel, et lui permettre d’exprimer pleinement une colère jamais advenue : une « sainte colère ». Je suis ici dans une conception classique de la tiercéité, j’incarne un père castrateur qui la sépare de force de sa mère. On en voit le résultat : la colère. Cette « sainte » colère, je lui ferais le meilleur accueil et c’est une invitée permanente dans le voyage analytique de cette patiente. Il s’agit là d’un premier niveau nécessaire mais insuffisant de la tiercéité. Je sépare mais je ne relie pas.

DEUXIEME DEGAGEMENT : L’AFFLEUREMENT A LA CONSCIENCE DU FANTASME INCONSCIENT DE SCENE PRIMITIVE.

24Ce deuxième dégagement est aussi très classique, le surgissement répété tout au long de cette analyse, de la pensée de ses parents ensemble, la dégage de sa mère mais la laisse seule éperdue, en larmes, sans recours. Sauf à imaginer qu’en tant que « tiers analytique », je puisse accueillir le déplacement de son excitation et de son amour. Il s’agira ensuite de lui permettre de perlaborer la déception et la colère qui vont en résulter.

L’ANALYSTE ATTRACTEUR SECONDAIRE, L’ÉLAN VERS LE PÈRE

25Le père est un « attracteur œdipien », comme l’a si bien dit Michel Ody. Dans le cours de l’analyse, la perception que Marie-Jeanne a de son père se modifie : elle dit : « Est-ce que c’est moi qui ai changé ou lui qui a changé ? » La suite prouvera que c’est elle qui a changé. Par exemple, elle lui téléphone et elle dit qu’il a eu peur, lui le héros qui n’a peur de rien. Dans le scanner à l’hôpital, pour couvrir le bruit de la machine, il a chanté à tue-tête un choral. Elle lui demande : « Chante-le moi » et son père lui chante le choral au téléphone. Une intimité psychique, peut-être jamais advenue, est en train de naître, le père est à nouveau l’ « attracteur œdipien » qu’il fut dans sa petite enfance. Un mois plus tard, avec mon accord, un jour « exceptionnel » dit-elle (un jour férié où je travaille), elle m’amène en séance ce choral (avec un petit lecteur de CD, et une rallonge électrique !) pour me le faire entendre et le partager avec moi : Ah ! dirais-je, si la séance était musique et nos paroles chorale ! Elle accompagne le rythme avec sa voix et dit pour une fois lyrique : « L’élan c’est l’élan, la musique, même quand ça semble s’éteindre ça repart... pas moi ! » Nous pouvons ici parler de partage de l’affect reliant Marie-Jeanne, son père et moi dans le continuum hallucinatoire de la musique partagée. Mais cet élan pulsionnel vers le père la rapproche aussi de sa mère, ici le père sépare et relie : moi aussi. En effet, sur la pochette de la couverture du disque, un grand portrait de femme d’allure « rétro » lui évoque sa mère : c’est elle la « vedette ».

L’ANALYSTE ATTRACTEUR TERTIAIRE : LE TÉMOIN

26Un jour où Marie-Jeanne était perdue, perdue pour elle-même, dans un vécu silencieux qu’à divers indices j’avais perçu comme une agonie, je lui avais dis doucement : « Je suis là. » Sur le coup, elle m’avait rétorqué incrédule : « Si seulement ça pouvait être vrai ! » Ce « Je suis là » a fait de moi « le témoin », « le recours », je dirais : l’autre, de l’autre de l’objet. Maintenant, quand elle se sent absorbée par le passé et par sa mère elle dit : « Heureusement, je ne suis plus là-bas, je suis ici et vous y êtes. » Ce tiers analytique là est un lieu psychique où ma patiente se dégage de son passé douloureux et de toutes ses images parentales et grand-parentales. La menace d’une régression mortifère mélancolique et les projections massives s’estompent, nous sommes là ensemble, maintenant, dans mon cabinet, elle est en paix et en sécurité.

LE PASSAGE PAR LE TRANSFERT NÉGATIF

27Mon ajustement psychique dans le continuum hallucinatoire de transfert fait renaître chez Marie-Jeanne l’espoir des retrouvailles avec sa mère, avec une mère vivante et ajustée qu’elle pense n’avoir jamais connue et qui doit être retrouvée-recréée dans l’analyse à partir de ses traces psychiques inconscientes. Il en résulte inéluctablement de la déception et de la colère dans le transfert négatif. Elle croit que je me moque d’elle, comme sa mère se moquait d’elle, elle croit que j’en ai assez de l’entendre se plaindre (alors qu’elle ne se plaint jamais) et que je vais la « jeter », etc. Fantasmatiquement j’ai donc des torts. Parce que j’accepte ce transfert négatif et que nous tentons de le comprendre, parce que je reconnais aussi mes inéluctables maladresses, Marie-Jeanne va en arriver à penser que sa mère aussi pourrait reconnaître ses torts. Elle dit : « Si maman reconnaît ses torts, alors, je craque ! » Dès lors, dans la quatrième année d’analyse, elle se laisse, enfin, aller à ce qu’elle a toujours refusé : les bras de sa mère. Il va s’ensuivre un fantasme poursuivi dans un climat d’onirisme, au plus près du rêve, pendant plusieurs semaines : elle est dans les bras de sa mère et elle-même la tient dans ses bras dans ce qu’elle nomme poétiquement : « la petite ronde ».

LES BRAS DE LA MÈRE ET LE TIERS ANALYTIQUE

28Marie-Jeanne tente donc de faire la paix avec sa mère et cesse de détruire le moment de leurs retrouvailles, ce que je ne pensais pas possible. À une séance précédente, nous avions évoqué la « grand-ronde » (œdipienne), elle-même tenant ses parents par la main et ses parents se donnant eux-mêmes la main. Une ronde semblable à celle de son enfance mais, en exil chez sa grand-mère elle dansait toute seule.

29Dans cette séance, elle se demande : « La petite ronde, les bras de maman, c’est pas faux, mais c’est virtuel. » Elle ajoute : « C’est construit, ou c’est remémoré ? ça suppose de revenir à avant la bataille, mais je ne veux pas oublier qu’il y a eu bataille. » Mais finalement elle balaye ses doutes et elle dit : « C’est là, c’est actuel. » Et puis elle est tellement contente : « La petite ronde dans les bras de maman, je voudrais que ça continue toujours. » Elle se tait alors longtemps, très longtemps, trop longtemps, car je me souviens de ses effondrements à répétition dans le silence, alors je la relance d’un mot. Elle me regarde, nous sommes en face à face et elle me dit : « Je me demandais où vous étiez là-dedans. » C’est évidemment une magnifique question, vertigineuse pour moi !

30Je lui dis doucement dans un souffle : « En tout cas vous voyez : je suis là ! »

31Il n’y a pas à dire où je suis évidemment, en outre je n’en sais rien ! Je peux transférentiellement être à la fois dans ses bras, dans la petite ronde, en incarnant sa mère, ou représenter son père au-dehors de la petite ronde, mais en même temps je suis le témoin, le tiers analytique dont elle a tant besoin. Le témoin : l’autre de l’autre de l’objet, l’objet de la tiercéité comme dit Green.

32Elle me regarde très touchée, par ce rappel du « je suis là » et elle ajoute : « Je vois bien que, la petite ronde, il faut pas que j’y reste toute seule trop longtemps. »

33Paradoxe qui nous est familier, pour se sentir bien, seule dans les bras de sa mère, il ne faut pas qu’elle y reste toute seule ! Mais elle n’a pas encore envie de la grande ronde œdipienne. Ce qu’elle préfère, c’est être dans les bras de sa mère et que, moi, j’incarne ce tiers analytique qui est au-delà du père, car de son père elle doit aussi pouvoir s’en dégager. Pour pouvoir s’imaginer seule dans les bras de la mère, il est nécessaire qu’un tiers intrapsychique, ou intersubjectif (l’analyste), soit présent.

LA PETITE RONDE DES BRAS DE LA MÈRE, COMMENT EN SORTIR ET Y REVENIR ?

34Toujours dans le même climat onirique, Marie-Jeanne imagine. Elle est toute petite sans langage, elle vient d’échapper aux bras de sa mère pour aller courir et découvrir le monde. Elle court, explore la pièce, s’intéresse à un meuble, en actionne la clef, etc. Soudain, le fantasme s’interrompt : que va faire sa mère ? Et elle-même que va-t-elle faire ? C’est la panique, Marie-Jeanne est pétrifiée ! Je vais alors lui présentifier une évidence, un lieu commun, une banalité qu’elle pense pourtant n’avoir jamais vécue et qu’elle ne peut pas se représenter.

35Je lui dis : « Votre mère vous appelle, elle dit : Marie-Jeanne ! Et puis elle vous ouvre ses bras (j’ouvre mes bras vers ma patiente), et vous vous jetez dans ses bras. » Incrédule, Marie-Jeanne me répond : « Redites moi ça ? » Je lui redis la même chose et elle fond en larmes. C’est comme si, à distance, elle se jetait en larmes, en s’abandonnant dans mes bras de sa mère, pour y être, enfin, consolée. La problématique de l’élan impossible et de l’étreinte insupportable, centrale chez Marie-Jeanne, a trouvé une issue symbolique.

36Ici, je suis bien l’attracteur primaire, l’objet du continuum hallucinatoire, je lui donne au bon moment ce qu’elle désire sans savoir qu’elle le désire. Mais je suis aussi le tiers, un homme, qui tend les bras vers elle, la femme frigide qui a toujours détesté qu’on la touche et qu’on l’étreigne ! Elle dit que maintenant que je l’ai appelée par son nom, il y a du « jeu » : elle peut entrer et sortir de la petite ronde des bras de la mère et découvrir le monde. Car en même temps en dehors des séances elle est surprise par sa propre vie, le monde a une nouvelle saveur, elle fait des découvertes, elle s’étonne elle-même, il y a du « survenu », dit-elle.

37Il s’agit donc bien de retrouver la mère dans le dégagement de l’identification primaire à l’intérieur d’une dynamique œdipienne et de son dépassement.

LA RELATION CONTENANT-CONTENU ET LA « PLÉNITUDE BLANCHE » DU MONDE INTERNE

38Pour que toute cette fantasmatique, au plus près du rêve, autour des bras de sa mère puisse se déployer, je dois supposer que la qualité de l’objet interne de Marie-Jeanne s’est modifiée et continue à se modifier : il est moins mortifère. Mais comment concevoir ce lieu mythique de « l’un » comme dit Marie-Jeanne, ce lieu du bon objet introjecté comme disent les kleiniens, un lieu qui soit le contraire du maintien de la confusion sujet-objet dans l’identification primaire aliénante. Avant d’avancer ma proposition, il me faut d’abord faire un rappel théorique.

39J’en suis arrivé à penser que le « ça » freudien en tant que source énergétique était constitué essentiellement d’un potentiel hallucinatoire inorganisé, toujours là, quel que soit le destin psychique multiforme de cet hallucinatoire. Tel un soleil qui réchauffe, mais qui peut aussi brûler, le ça, en tant que source d’excitations, contient un potentiel de vie et d’autodestruction. En son émergence du ça, ce potentiel va prendre la forme d’un hallucinatoire positif de vie, de surgissement et de liaison et d’un hallucinatoire négatif de mort, d’entropie et de déliaison, que l’objet primaire, et plus tard l’analyste auront la tâche d’accueillir, d’organiser et donc d’intriquer.

40Chez Marie-Jeanne, je dois supposer que l’hallucinatoire négatif pathologique déliant insensibilisant a maintenant cessé de dominer sa vie psychique, et qu’il s’est transformé en un hallucinatoire négatif contenant, par intrication avec un hallucinatoire positif de vie. Je crois que ce sont les expériences répétées de continuum hallucinatoire positif avec moi en position d’attracteur primaire, qui ont permis l’introjection hallucinatoire des expériences analytiques partagées avec moi, en passant par des phènomènes d’acmés affectives.

41À l’acmé de la satisfaction hallucinatoire et positive, la valence de l’hallucinatoire s’est inversée, l’hallucinatoire positif en excès s’est négativé lui-même pour former un contenant. L’hallucinatoire négatif de mort déliant insensibilisant en provenance du ça, a changé de qualité, par intrication avec l’hallucinatoire positif de vie, il s’est mis au service du moi et est devenu contenant. L’hallucinatoire va, dès lors, s’autoréguler dans une relation homéostasique entre un contenant hallucinatoire et négatif et un contenu hallucinatoire et positif.

42Ces moments d’acmés affectives hallucinatoires et positives propices à l’introjection sont palpables lorsque Marie-Jeanne et moi-même pensons et ressentons la même chose en même temps dans le continuum hallucinatoire de transfert. Elle est alors incrédule : « Est-ce possible ? comment c’est possible ? », elle dit que ça ne lui est jamais arrivé ! J’ai dit tout haut ce qu’elle pensait tout bas, ou j’ai dit ce qu’elle attendait de moi sans qu’elle puisse se le formuler à elle-même. Sans compter ce moment important où en faisant parler sa mère, je l’appelle par son prénom, lui ouvre mes bras et « réalise » ainsi symboliquement un désir d’élan et d’étreinte absolument centraux, mais qu’elle ne pouvait pas imaginer. Pour qualifier l’affect du continuum hallucinatoire chez Marie-Jeanne, on pourrait parler d’une forme de « ravissement-effroi ». Au début de l’analyse, c’est la panique, le « frisson » d’effroi domine, quatre ans plus tard, c’est l’affect de subjectivation primaire qu’est le ravissement, ou la « jubilation » (Lacan), qui est prévalent. Je rappelle que Lacan faisait de la jubilation l’affect de « l’assomption du Je » dans son « stade du miroir ». Ces moments constituent des acmés énergétiques introjectives qui transforment l’hallucinatoire positif d’indistinction entre Marie-Jeanne et moi et aussi entre Marie-Jeanne et sa mère, en un hallucinatoire négatif limitant et contenant sur le modèle de l’hallucination négative de la mère selon Green. La répétition de ces phénomènes d’acmés affectives reconstruit donc la « structure encadrante interne » de ma patiente, ils permettent le dégagement de l’identification primaire en « absentant » l’objet qui devient un écran sur lequel les figurations vont pouvoir être endoperçues et mises en mots. La « dés-identification » primaire, si j’ose dire, est à l’œuvre.

43Nous pourrions, dès lors, avancer que l’objet primaire interne, infigurable, comme l’a toujours soutenu André Green, est constitué d’un contenant hallucinatoire et négatif qui absente cet objet (la conception greenienne de l’hallucination négative de la mère et de l’analyste) et d’un contenu hallucinatoire et positif, sorte de « précipité », au sens chimique, des sommes d’éprouvés du sujet autour de la qualité de la présence maternelle (et de l’analyste). Et ce serait la relation contenant-contenu (Bion) entre ces deux « qualités » pulsionnelles de l’hallucinatoire, positif « de vie » et négatif « de mort », autrement dit l’intrication pulsionnelle de l’hallucinatoire, qui pourrait produire la sensation homéostasique paradoxale d’une « plénitude blanche » du monde interne. Cette sensation interne résulte du travail de régulation homéostatique de l’hallucinatoire positif et négatif dans la relation contenant-contenu entre les enveloppes perceptives et endoperceptives, entre l’enveloppe corporelle et l’appareil à penser les pensées et à l’intérieur même de tous ces différents espaces psychiques (y compris l’enveloppe du rêve). C’est dire son importance [3].

44Cette matrice psychique énergétique de la relation contenant-contenu, c’est l’objet interne infigurable tel que nous le ressentons en tant qu’état de notre subjectivation. Cette matrice est éprouvée à l’articulation du psychisme et du soma, dans notre moi-corps en tant qu’habitat, là où la Force produit un Sens primaire émotionnel subjectivant. Dans les meilleurs cas, cette relation contenant-contenu donne au moi-corps dans lequel nous vivons sa qualité d’habitat auto-érotique neutralisé, d’énergie mobile mais stabilisée, contenue, tendue vers l’investissement significatif. Dans cette « plénitude blanche », le moi-corps produit une sécurité de base, un « socle » comme dit Marie-Jeanne, chez qui précisément, selon son dire, le socle manquait. À la place de ce socle, Marie-Jeanne ressentait la sensation d’un acide en elle qui la rongeait sans fin de l’intérieur. Cette sensation s’est modifiée chez Marie-Jeanne, un « socle de chair » s’est reconstitué et elle peut s’ouvrir à des mouvements d’investissements objectalisants qui la surprennent par leur nouvelle saveur affective, ce qu’elle appelle « le survenu ». Chez Marie-Jeanne au lieu d’une « plénitude blanche », l’hallucinatoire négatif de mort : c’est trop blanc ! dominait partout. La matrice psychique énergétique produite par la relation contenant-contenu était défaillante.

45La relation contenant-contenu n’est pas une pure abstraction. Outre le rapport sexuel (Marie-Jeanne a été longtemps totalement frigide), elle a ses « signifiants formels » comme aurait dit Didier Anzieu. En voici un exemple qui annonce et prépare l’arrivée de la « petite ronde ». Marie-Jeanne décrit un homme-sandwich ; selon qu’il est de face ou de dos, on voit, soit une image soit l’autre, l’une fait disparaître l’autre : c’est le clivage du moi. Maintenant elle met les deux images côte à côte du même côté et l’une peut « pénétrer » dans l’autre et s’en dégager, il en reste toujours « un bout » qui dépasse, l’espace image reste constant. Dans cette séance, elle a raconté un rêve heureux où ses deux grands-parents paternels séparés par la guerre se retrouvaient pour ne faire qu’un ! Cet « un » des grands-parents paternels réunis annonce en le « tercéisant » « l’un » de la petite ronde subjectivante dans les bras de sa mère. Son mari (autre tiers) est présent dans le rêve, or elle a eu une relation sexuelle plus satisfaisante que d’habitude le soir avant de faire ce rêve (relation contenant-contenu). Maintenant elle dit qu’elle « voit » les parties d’elle séparées, elle « voit » comment elle est double (clivée) elle peut « rapatrier » tout ça en elle ! À l’arrière-plan, les retrouvailles avec sa « mère-ailleurs » jusqu’ici toujours refusées commencent à être acceptées. Ai-je besoin de commenter la présence et les effets de la relation contenant-contenu ? Je me borne à souligner son « signifiant formel » le plus évident : l’interpénétration variable des deux images qui offrent désormais un espace figuratif quantitativement constant : un lieu pour vivre.

46Marie-Jeanne dispose maintenant d’un lieu psychique subjectivant énergétiquement régulé. La « dépression blanche » s’est estompée. Marie-Jeanne s’est dégagée de son identification primaire aliénante, elle a commencé de retrouver-recréer son objet maternel interne. Elle dispose d’un lieu psychique de « plénitude blanche ».

CONCLUSION

47On pourrait, avec Sá ra Botella, résumer le travail analytique avec Marie-Jeanne en soulignant qu’il obéit à une dialogique travail du deuil-travail de l’hallucinatoire. Travail du deuil de sa mère morte, travail de l’hallucinatoire quant aux pertes d’accomplissement (l’élan, l’étreinte, la faillite de l’intime...) [4].

48Pour qu’une telle patiente puisse se dégager d’une identification primaire mortifère, il est donc nécessaire que l’analyste soit à même de se positionner comme attracteur plus que comme frustrateur-interdicteur. On ne travaille pas sur une psyché à l’arrêt. L’analyste incarne un attracteur primaire maternel, secondaire paternel, et tertiaire l’autre de l’autre de l’autre, etc. Il est alors possible que la patiente « retrouve-recrée » sa mère, dans le dégagement de l’identification primaire, à l’intérieur d’une dynamique œdipienne et de son dépassement.

49Il faut des contenus à l’analyse, autrement dit des paroles pour dire des figurations mais aussi des contenants dynamiques et des processus de régulation de l’énergétique hallucinatoire en provenance du ça, dont la relation homéostatique contenant-contenu est sans doute une des figures importantes. Des patientes comme Marie-Jeanne dont la vie psychique est toujours menacée d’extinction nous y rendent, en tout cas, particulièrement sensibles. Le problème de la subjectivation est alors potentiellement résolu... sans théorie du sujet !

50L’existence d’un espace psychique où s’éprouve une « plénitude blanche » suppose bien une triangulation généralisée avec tiers substituable sur chacun des pôles du triangle et en dehors de ces pôles. Et cet attracteur substituable, c’est l’analyste qui le met en scène et l’incarne.


Mots-clés éditeurs : Hallucinatoire positif et négatif, Tiers analytique, Attracteur substituable, Matrice énergétique, Identification primaire, Relation contenant-contenu

https://doi.org/10.3917/rfp.693.0847

Notes

  • [1]
    Voir sur ce point P. Denis, Un destin de l’excitation : l’exaltation. Du sentiment océanique à l’assèchement du Zuyderzee, Revue française de Psychanalyse, t. LXIX, no 1, 2005.
  • [2]
    Henri Gauthier dans son introduction à Séraphita.
  • [3]
    Voir également sur ce point P. Denis, Un destin de l’excitation : l’exaltation. Du sentiment océanique à l’assèchement du Zuyderzee, Revue française de Psychanalyse, t. LXIX, no 1, 2005.
  • [4]
    Dans Maître Cornélius.

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