Notes
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[1]
Représentation du corps établie en 1950 par le neurochirurgien Penfield, dans laquelle la taille des différentes parties du corps est proportionnelle à la surface qui leur est dévolue au niveau du cortex sensoriel.
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[2]
Il s’agit de Jean-Philippe Louvel, qui exerce à l’hôpital Sainte-Anne à Paris, que je remercie pour sa collaboration et pour les échanges fructueux que nous avons eus à propos de cette patiente.
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[3]
Ici le silence de la jambe n’a rien de ce silence du corps défini par Michel Fain comme « une perception continue de perceptions rassurantes » ni de ce « silence des organes » que Georges Canguilhem assimile à la notion de santé : il s’agit plutôt d’un silence de mort émanant d’un corps insensible parce que dénué de vitalité.
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[4]
Gabriel Burloux a pu repérer un autre élément assez constant de l’économie psychique de certains patients douloureux chroniques : la notion d’hyperactivité précédant l’événement traumatique générateur de la douleur chronique et jouant économiquement un rôle similaire à cette douleur. On notera que, chez Mme G... aussi, les zones corporelles devenues douloureuses (le pied et la jambe) étaient, avant le choc contre la porte vitrée, engagées dans une activité physique intense à travers la danse et la course à pied.
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[5]
« Comme caractère, je suis mon père. (...) Le féminin, ça m’emmerde », dit-elle un jour.
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[6]
J.-P. Vernant, 1996, à propos de l’Hadès, monde des morts dans la Grèce antique.
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[7]
Il s’agit du film de Ken Russell intitulé Tommy, dont la musique originale a été composée par « The Who », célèbre groupe de rock des années 1970. Après cette consultation, je me suis procuré le scénario de cette comédie musicale. J’ai ainsi appris que, dans ce film, l’individu qui traverse le miroir est un garçon devenu sourd, muet et aveugle (transposition de la désafférentation sensitive dans les registres visuel et auditif) après avoir assisté au meurtre de son beau-père ; que c’est sa mère qui le projette à travers le miroir ; et que c’est ainsi que se produit le miracle de sa guérison...
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[8]
« Le jour où j’ai embrassé la porte vitrée de ma chaîne hi-fi », dit-elle un jour en évoquant une fois de plus le traumatisme du pied.
“ Sentir – de quelle couleur cela peut-il être ? ”
1Le découpage neurologique du corps en territoires d’innervation distincts est loin d’être un simple décalque de la réalité anatomique. On sait par exemple qu’il n’existe aucun parallélisme entre la représentation cérébrale des différentes parties du corps et leur taille réelle. Le fameux homonculus de Penfield [1], dont l’aspect monstrueux découle d’une sur-représentation du pouce, des lèvres et de la langue par rapport au reste du corps, montre bien que le corps neurologique est une construction assez éloignée de l’image familière que nous nous faisons généralement du corps humain. Une des caractéristiques des cartographies multiples qui, à chaque niveau du système nerveux, participent à la construction d’une représentation neurologique du corps, réside dans le fait que leurs frontières sont mouvantes et que l’importance relative des différentes zones corporelles est susceptible de varier considérablement selon la façon dont le corps est sollicité dans un contexte physiologique donné. Du point de vue neurophysiologique, ce caractère sans cesse changeant des représentations du corps est sous-tendu par des mécanismes de modulation qui régissent, à l’intérieur d’un même étage et d’un étage à l’autre du système nerveux, l’architecture et le degré d’excitabilité des réseaux neuronaux impliqués dans l’élaboration de l’image corporelle.
2Certains syndromes neurologiques sont particulièrement révélateurs de ces mécanismes modulateurs susceptibles de faire varier, parfois jusqu’à l’absurde, les représentations du corps propre. Ainsi, les douleurs dites de « désafférentation » apparaissant après la lésion d’un nerf témoignent-elles du fait que la disparition de l’excitabilité normale des fibres nerveuses sensitives peut entraîner à distance une hyperexcitabilité des voies de la douleur. Le patient atteint d’un tel syndrome souffre alors paradoxalement à la fois d’une insensibilité (au chaud, au froid, au tact, à la piqûre) et d’une hypersensibilité douloureuse, parfois atroce, dans le territoire désafférenté. Les douleurs chroniques après amputation, ressenties dans une partie du corps qui en réalité n’existe plus, en sont l’illustration la plus parlante. Le membre absent continue alors d’être représenté au niveau du cortex sensoriel, mais sous une forme distordue, caractérisée par une excitation excessive qui s’est en quelque sorte affranchie de la réalité corporelle, donnant lieu à des hallucinations concernant la forme, le contour et la position du membre absent. Plusieurs travaux neurologiques ont montré que chez certains de ces patients l’illusion visuelle de la présence du membre amputé – obtenue artificiellement par la duplication en miroir du membre sain – pouvait soulager la douleur du membre fantôme et faire disparaître les hallucinations posturales qui lui sont associées (V. S. Ramachandran et W. Hirstein, 1998). Comme si, dans ces circonstances, la ré-afférentation virtuelle du membre absent dans le registre visuel permettait de rétablir un degré normal d’excitabilité au niveau de sa représentation corticale.
3Je voudrais essayer de montrer, à propos d’une patiente suivie dans le cadre d’une consultation de la douleur, comment ce tableau neurologique de l’ « anesthésie douloureuse » par désafférentation peut servir de modèle vis-à-vis d’une configuration psychopathologique très particulière, dans laquelle la douleur chronique coexiste paradoxalement avec une relative insensibilité au sein même de la zone corporelle douloureuse. Dans ce cas précis, la « désafférentation » douloureuse ne procéderait pas primitivement d’une lésion des fibres nerveuses, comme chez les patients neurologiquement atteints, mais d’une altération des représentations psychiques de certaines fonctions du corps propre, en particulier dans le registre sensoriel. Dans cette perspective, la démarche thérapeutique entreprise avec cette patiente pourrait être envisagée comme une tentative de ré-afférentation psychique des représentants corporels proscrits. Nous verrons que ce mouvement de restitution d’une représentation psychique du corps implique une « subversion libidinale » de certaines fonctions physiologiques (C. Dejours, 2001) qui passe par (ou qui bute sur) la nécessité de tisser, au niveau de la pensée, des liens entre les fonctions proscrites et un objet maternel qui, à l’image du bras ou de la jambe amputée, s’est manifesté comme douloureusement manquant.
4Lorsque je la vois pour la première fois, Mme G..., qui est âgée de 40 ans, souffre depuis deux ans d’une douleur du membre inférieur gauche consécutive à un traumatisme du pied. L’histoire de cette douleur est la suivante : la veille de Noël, alors qu’elle est chez elle et qu’elle marche dans l’obscurité de son salon – ce dont elle a l’habitude, car elle aime, dit-elle, se déplacer dans son appartement non éclairé – son pied gauche heurte violemment la porte vitrée de sa chaîne hi-fi. Elle constate d’abord un saignement puis une déformation importante du pied qui est « tordu », sans ressentir la moindre douleur, et décide de ne pas consulter de médecin. Elle rapporte qu’à ce moment-là elle avait l’impression que son pied gauche était « comme mort ». Cependant, au bout de cinq jours une douleur de plus en plus vive va apparaître, d’abord au niveau du pied gauche lui-même, puis au niveau de l’ensemble du membre inférieur gauche. Elle compare ces exacerbations douloureuses à « des traits de lumière », qui l’empêcheront de travailler pendant trois mois. Un examen radiologique permettra de poser le diagnostic d’entorse de la cheville. Par la suite, ces douleurs du membre inférieur gauche ne vont plus la quitter. Dès le début de cette première consultation, la patiente décrit l’indifférence et l’incompétence des différents médecins consultés jusqu’ici sur un ton agressif et un peu exalté. Son excitation à ce moment-là se traduit en particulier par un regard singulièrement intense et par des battements des paupières incessants qui me mettent mal à l’aise. Elle évoquera ensuite sa jambe gauche d’avant l’accident sur un mode revendicatif où la nostalgie semble ne s’exprimer qu’à travers l’agressivité. Avant, elle faisait de la danse tous les jours et pouvait lever cette jambe presque jusqu’à la verticale. Avant, ajoute-t-elle, « ma jambe était transparente ». Je me souviens que cet adjectif – dont nous verrons plus loin à quel point il occupe une place centrale dans les représentations psychiques du corps chez cette patiente – m’avait tout de suite frappé par son pouvoir de figuration presque poétique.
5Un peu plus tard, pendant que j’examine sa jambe gauche à la recherche d’une perte de sensibilité (susceptible de m’orienter vers une lésion nerveuse consécutive au traumatisme), la patiente signale qu’elle sent parfaitement le tact, le chaud, le froid et la piqûre et elle précise que la douleur ne se situe pas à la surface mais dans la profondeur du membre. Une fois l’examen terminé, à ma surprise, elle avance l’hypothèse selon laquelle elle aurait pu « fabriquer cette douleur elle-même dans sa tête ». Lorsque je lui demande ce qu’elle entend par là, elle répond qu’elle a été frappée par le fait que ce traumatisme du pied se soit produit peu de temps après deux décès, celui de sa grand-mère maternelle, puis celui de sa tante maternelle, survenus respectivement trois mois et un mois avant le choc contre la vitre. Elle cherche à préciser sa pensée et j’entends alors mot pour mot la chose suivante : « C’est tout de même curieux, trois mois plus tôt je perds ma grand-mère, puis je perds ma tante, puis je perds la vitre. » Frappé par l’usage du verbe perdre à propos de la vitre transparente, je comprends après coup qu’en réalité Mme G... a dit : « Je percute la vitre », mais que sa scansion, sa façon d’appuyer la première syllabe [per] au détriment de la seconde, m’avait induit en erreur.
6Cette « erreur » permet à mon avis une première approche de la problématique douloureuse de cette patiente. En effet, si l’on rapproche cette séquence « je perds ma grand-mère, je perds ma tante, je perds la vitre » de la notion de transparence de la jambe avant l’accident, on peut faire l’hypothèse que chez cette patiente la douleur chronique est figurée sous la forme d’une perte de la transparence d’une partie du corps, dont elle aurait subitement perdu la maîtrise à la fois visuelle (voir à travers la jambe transparente) et motrice (lever la jambe jusqu’à la verticale), et qui la ferait souffrir non pas au niveau de sa surface visible mais dans sa profondeur, inaccessible à la vue. Si l’on tient compte, en plus de ces éléments, de l’obscurité de son salon au moment du choc (obscurité qui n’est pas due au hasard puisque c’est une obscurité voulue), et de l’expression peu commune qu’elle utilise pour décrire les paroxysmes douloureux (« des traits de lumière »), on a l’impression que le tableau douloureux chronique de cette patiente pourrait s’articuler autour de couples d’opposés liés entre eux par la notion de perte, avec, d’un côté, la transparence, la lumière, la surface visible et, de l’autre côté, l’opacité, l’obscurité et la profondeur invisible du corps.
7La première consultation était restée entièrement centrée sur le symptôme douloureux. On notera que c’est seulement après ce temps d’investigation consacré exclusivement à la douleur, et en particulier après l’examen clinique de la sensibilité, que la patiente a spontanément livré une possible « interprétation » de sa douleur, dont l’origine traumatique semble liée à une série de deuils. Comme si, dans le cours de la consultation, les associations d’idées qui allaient fournir les éléments les plus précieux pour la compréhension des symptômes ne pouvaient se produire qu’une fois la zone douloureuse examinée et palpée, c’est-à-dire une fois que l’inscription corporelle de la douleur aura été considérée non seulement dans le registre du langage mais aussi directement au niveau du corps lui-même.
8La deuxième consultation confirmera cette nécessité pour la patiente d’évoquer longuement la douleur de sa jambe avant de pouvoir livrer des éléments de son histoire personnelle et familiale. Mme G... est la dernière enfant d’une fratrie de trois. Son enfance est marquée dès les premières années par une mère gravement dépressive, hospitalisée à plusieurs reprises pendant de longs mois, dont elle dit avoir craint en permanence le suicide (même si en fait aucune tentative de suicide n’a eu lieu). Une des caractéristiques principales du comportement de cette mère réside dans son imprévisibilité : souvent, sans motif apparent, elle était tout à coup prise d’une angoisse telle, que tout contact avec qui que ce soit (y compris sa fille) lui était impossible et qu’il lui fallait brusquement s’isoler. En même temps, cette mère, encore vivante aujourd’hui, est décrite comme s’étant beaucoup occupée d’elle, en particulier de son éducation ; elle l’a encouragée à se tourner vers l’extérieur, à faire de la danse et de l’athlétisme, tandis que la patiente avoue qu’elle serait plutôt volontiers restée à la maison toute sa vie avec ses parents « comme dans une bulle ». Le père était un ouvrier travailleur de nuit, un « forcené du travail » qui avait choisi, contre l’avis des médecins, de continuer d’exercer son métier malgré un infarctus du myocarde étendu et un cancer du poumon, dont il finit par mourir quand elle avait 24 ans. À propos de la maladie du père, l’élément important qui ressort du récit très ému de la patiente c’est qu’elle avait le sentiment qu’il était immortel, si bien que, même lorsque son état s’était terriblement détérioré, elle n’avait pas pu croire qu’il allait mourir. Elle évoque la mort de son père d’une façon qui rappelle étrangement la description du traumatisme de son pied gauche : « Dans un premier temps, dit-elle, je n’ai pas senti la coupure, je l’ai occultée. » Ensuite, l’absence de son père est devenue de plus en plus difficile à vivre et s’est associée à un sentiment d’irréalité de sa propre existence. J’apprends aussi au cours de cette deuxième consultation qu’étant enfant, elle avait terriblement peur des ivrognes et qu’elle se souvient avoir consciemment formé le souhait, à l’âge de 9 ans, de ne jamais « devenir folle » comme sa mère. Elle souffre d’une claustrophobie et surtout d’une phobie de l’obscurité qui a débuté dans l’enfance : le noir complet l’effraie, elle ne peut dormir sans un peu de lumière ; par contre, comme on l’a vu, elle se déplace volontiers dans son appartement non éclairé, parce qu’elle aime, dit-elle, « voir dans l’obscurité » lorsqu’elle n’est pas totale. Sa vie affective se limite à la famille et aux amis. Les relations amoureuses ne durent jamais ; la vie de couple lui apparaît comme une prison. J’apprends aussi ce jour-là deux choses concernant sa jambe avant l’accident : au cours de la maladie de son père, un an avant sa mort, est apparu chez elle un prurit des deux jambes avec des lésions de grattage, évoluant par poussées et persistant de façon continue ces derniers mois. D’autre part, trois mois avant la mort de son père, elle a été opérée d’une exostose du cinquième orteil du pied gauche. Elle se souvient que, après cette intervention, son pied gauche était là aussi « tordu ». Pour soulager la douleur consécutive à cette opération, elle avait utilisé la même pommade que celle que son père appliquait alors sur les cicatrices de sa pneumectomie.
9Dans les mois qui vont suivre, les consultations, espacées d’environ un mois et d’une durée comprise entre une heure et une heure et demie, se déroulent à peu près toujours de la même façon : une période d’une trentaine de minutes consacrée exclusivement au symptôme corporel douloureux, dont le récit, souvent assez répétitif et désaffecté au début, devient progressivement plus vivant et plus chargé d’émotion à mesure que l’entretien se poursuit ; puis un second temps où surviennent des associations avec des événements de sa vie et où l’expression de sa souffrance se situe plus clairement dans le registre psychique. Parallèlement, Mme G... consulte un psychomotricien auquel je l’ai adressé, qu’elle voit une fois par semaine pour des séances de relaxation [2]. Elle consulte aussi régulièrement sur sa propre initiative un ostéopathe, chargé de « remettre en place » les différentes parties du pied, et un psychiatre qu’elle a fini par contacter sur les conseils de son médecin généraliste tout en excluant a priori l’idée d’une psychothérapie. Plusieurs éléments de la problématique douloureuse, dont certains avaient déjà été esquissés lors des deux premières consultations, vont apparaître au cours du suivi.
10Un premier point a trait à ce que l’on peut repérer comme un surinvestissement massif de la zone douloureuse au détriment du reste du corps, qui semble sans commune mesure avec ce que l’on observe habituellement dans les douleurs chroniques d’origine neurologique d’intensité similaire. Ce déséquilibre de l’investissement corporel se manifeste de façon particulièrement nette lors d’une consultation au cours de laquelle Mme G... dit que, si elle devait dessiner son corps, « il n’y aurait pratiquement plus que la jambe, comme si le reste du corps avait complètement disparu ». Une autre manifestation de cette nouvelle répartition de l’investissement corporel apparaît lors des mobilisations passives effectuées par le psychomotricien au cours des séances de relaxation : la patiente décrit sa jambe gauche comme une « caisse de résonance » du reste du corps : les mouvements imprimés passivement à la jambe droite ou aux bras sont ressentis simultanément dans la jambe gauche. De même, elle se souvient que, dans les semaines qui ont suivi le traumatisme du pied contre la vitre, le moindre contact en un endroit du corps entraînait à distance une majoration de ses douleurs du pied. Ce surinvestissement de la zone douloureuse prend parfois une coloration nettement érotisée : « J’ai pris de ces décharges, toute la cuisse était prise », me dit-elle un jour avec un sourire évoquant la jouissance.
11L’analyse phénoménologique des symptômes permet aussi de dégager un deuxième point important qui concerne le défaut d’investissement de l’enveloppe corporelle et l’altération du sentiment de l’unité du corps propre. À plusieurs reprises, les os de la jambe gauche sont décrits comme « à vif, comme s’il n’y avait plus de peau, plus de protection » ou « comme s’ils étaient brisés, râpés et répandus sur le sol ». Pendant les crises douloureuses, la patiente sent que le pied, devenu de pierre, va se désagréger, se briser en morceaux, que les orteils vont se détacher du pied et tomber. Lors des séances de relaxation, elle a l’impression que le pouce du psychomotricien qui la touche ne se situe pas à la surface de son pied mais qu’il pénètre littéralement à l’intérieur du pied, dans sa profondeur. Parfois la douleur lui donne le sentiment que sa jambe va « exploser », ce qui évoque en outre l’idée d’une destructivité extrême, sur laquelle nous aurons à revenir plus loin. Ce défaut d’investissement de l’enveloppe corporelle et la défaillance de sa fonction contenante, qui font penser à la difficulté majeure qu’a cette patiente à quitter la « bulle » familiale et à habiter son propre espace psychique, rendent compte du fait que chez elle la douleur constitue très probablement un indice de l’existence et du caractère vivant de son corps. Les mots qu’elle utilise sont à cet égard significatifs : la jambe d’avant l’accident, dit-elle, était « sans couleur et sans odeur », ce qui évoque plus la matière inerte que la substance vivante. On se souvient aussi qu’immédiatement après le choc contre la vitre son pied était perçu « comme mort ». Une autre fois, elle dit « qu’il y a des morceaux de la jambe gauche qui sont silencieux [3], transparents » (encore cet adjectif !), « comme s’ils n’étaient pas là », et « d’autres morceaux » de cette même jambe qui sont au contraire « sensibles, douloureux » et qui « clignotent, comme un appel », représentants d’un être morcelé, vivant, mais uniquement en ses parties douloureuses, appelant désespérément à l’aide. Cette représentation psychique de la douleur comme condition du sentiment d’un corps vivant, par opposition à l’insensibilité, à l’anesthésie d’un corps mort, sera confirmée lors d’une consultation ultérieure au cours de laquelle Mme G... évoquera l’apparition de douleurs dentaires au moment de la mort de sa grand-mère maternelle : elle avait en effet noté que ces douleurs touchaient électivement des dents dévitalisées, « comme si elles étaient vivantes », ajoute-t-elle en expliquant son étonnement devant ce paradoxe. Un autre événement survenu quelques mois plus tard semble avoir la même signification : Mme G... raconte qu’en jetant une boîte de conserve à la poubelle, elle s’est blessée avec le couvercle au niveau de l’auriculaire de la main droite et que, curieusement, cette blessure lui a donné l’impression que seul ce doigt-là était normal, tandis que les quatre autres doigts de sa main étaient, là encore, « engourdis, comme morts ».
12Dès lors, le choc contre la vitre apparaît comme une tentative délibérée de redonner vie à une partie du corps vécue comme morte. Je ne fus donc pas surpris lorsque Mme G... m’apprit que, dix ans auparavant, elle avait « testé la sécurité de son mixeur » en y introduisant sa main, un matin où elle était « mal réveillée ». De façon significative, malgré le long temps d’immobilisation et de cicatrisation qui avait suivi cette automutilation, la violence de cet acte était totalement niée. Un autre événement du même type, survenu dans l’année qui suivit la mort du père, renvoie une fois de plus à la notion de transparence. Mme G... raconte qu’elle quittait ce jour-là son travail en courant à cause d’un rendez-vous. En face d’elle se trouvait une double porte vitrée à moitié ouverte dans l’ouverture de laquelle s’engageait un homme portant une cage en plexiglas, servant à protéger les statues dans les musées. Emportée par la vitesse de sa course, la patiente percuta de plein fouet la partie fermée de la porte qui vola en éclats. Outre l’insistance avec laquelle la notion de transparence se manifeste encore une fois, ce qui est très particulier dans le récit qu’elle fait de cet épisode c’est que le choc lui-même n’est pas décrit : la patiente dit en effet qu’elle a « traversé » la porte et il faut que je l’interroge à plusieurs reprises pour comprendre qu’elle l’a bien heurtée et que la porte en verre s’est même brisée sous l’effet du choc. De plus, elle dit bien qu’elle n’a ressenti aucune douleur à ce moment-là.
13Une autre dimension complémentaire de la douleur chez cette patiente concerne son lien avec une représentation d’autrui identifié comme source de souffrance et de persécution. Lorsque je souligne le fait que curieusement elle ne ressent pas de douleur lors des traumatismes qu’elle s’inflige elle-même, elle dit que ce qu’elle craint par-dessus tout ce n’est pas la douleur liée au choc mais plutôt la douleur que pourraient lui causer ceux qui tenteraient de la soigner, ceux qui s’aviseraient de manipuler de façon intempestive ou de « recoudre sans anesthésie » son corps blessé. Cette dimension persécutrice, manifestement liée à une terreur de la passivité et de la dépendance, infiltre par moments la plainte douloureuse elle-même : la douleur du membre inférieur est alors décrite comme « quelque chose qui monte du pied vers le dos », « qui dévore la jambe comme une gangrène », de sorte qu’il faudrait, dit-elle, non sans un léger sourire qui montre qu’elle n’est pas totalement dupe de l’excès de sa demande, lui « mettre quelque chose tout le long pour protéger la jambe de la malveillance extérieure ».
14L’identification à la figure maternelle transparaît aussi parfois derrière l’énoncé de la plainte douloureuse. L’image de la « mère folle », déjà présente probablement dans sa peur des clochards, semble trouver en effet sa place au cœur du symptôme douloureux actuel, dont la patiente m’explique un jour qu’il comprend, en fait, deux composantes distinctes : une douleur qu’elle qualifie de « mécanique », liée au fait que certains nerfs seraient coincés au niveau d’un « verrou » situé au niveau du pied ; et une douleur que, de façon significative, elle appelle « l’autre », dont elle dit qu’elle « n’en fait qu’à sa tête », qu’elle est « imprévisible et non maîtrisable », ce qui rappelle la façon dont elle avait qualifié auparavant les accès d’angoisse de sa mère. De cette douleur « folle », elle semble le plus souvent ne rien vouloir savoir : elle souhaite seulement qu’on la soulage de la part « mécanique » de sa douleur chronique.
15Tous ces éléments directement liés à la phénoménologie de la plainte montrent bien comment une méthode d’investigation centrée sur le symptôme douloureux et sur les détails de son inscription corporelle peut être une source d’informations précieuses sur le fonctionnement psychique d’une telle patiente. Reste à comprendre par quels mécanismes les registres psychiques et corporels tendent précisément à correspondre ici sous cette forme bien particulière qu’est la douleur chronique et en quoi ces mécanismes pourraient différer de ce que l’on observe dans d’autres types de manifestations psychosomatiques couramment observées en médecine.
16Pour examiner cette question, je pense qu’il est utile de partir de la physiologie de la douleur, et en particulier d’une des significations physiologiques essentielles de la douleur comme signal d’une lésion tissulaire. Cette notion de lésion est au centre de la définition de la douleur corporelle, dans la mesure où avoir mal quelque part signifie avoir le sentiment d’une lésion (constituée ou potentielle) au niveau de la partie du corps concernée. De là découle une représentation psychique de la douleur corporelle comme avertissement d’un danger de perdre une partie du corps, voire de perdre le corps tout entier. Cette représentation de la douleur coexiste avec la représentation psychique antithétique, selon laquelle avoir mal dans une partie du corps signifierait au contraire que la partie en question existe bien, qu’elle est bien vivante, qu’elle n’a pas été perdue (T. Szasz, 1957). La douleur corporelle peut par conséquent signifier tantôt la perte fantasmatique d’une partie du corps, tantôt au contraire l’affirmation de sa présence, affirmation qui peut évidemment servir une fonction défensive de lutte contre la perte fantasmatique. On peut postuler que l’intensité de ces représentations de la douleur est normalement atténuée grâce à la fonction de pare-excitation de la mère qui contribue à « dé-persécuter » l’enfant de sa douleur (G. Burloux, 2004). Cette fonction de dé-persécution – qui fait référence à la théorie de Piera Aulagnier selon laquelle « l’objet premier est le corps, et la haine primordiale est une haine du corps propre et de son fonctionnement » (P. Miller, 2001) – peut être aisément repérée dans la vie courante à travers le comportement habituel des mères vis-à-vis de la douleur de leur petit enfant. Dans le contexte d’un traumatisme physique même minime, le rôle consolateur de la mère inclut en effet souvent trois éléments fondamentaux : la localisation précise de la douleur sur le corps de l’enfant par la désignation et la dénomination de son siège ; la qualification de cette douleur comme agent persécuteur extérieur au corps de l’enfant, que la mère contribue à chasser ; et enfin le contact direct ou indirect entre le corps de la mère (souvent la bouche) et la zone atteinte chez son enfant, comme gage de son intégrité. Le fait que la sensation douloureuse semble être chez Mme G... la condition sine qua non de l’investissement d’une partie du corps qui, sinon, est vécue comme dévitalisée ou absente, traduit probablement la défaillance de cette fonction maternelle et témoignerait de l’échec du processus de « subversion libidinale » (C. Dejours, 2001) de la douleur physiologique, qui ne peut se développer que dans l’intersubjectivité de la relation à la mère. On pourrait même parler à propos de cette patiente d’une perversion de la fonction physiologique de la douleur, dans la mesure où la douleur chronique s’associe chez elle à un désaveu psychique de la sensation douloureuse physiologique, entendue comme indice d’un risque d’atteinte de l’intégrité corporelle. De fait, la douleur semble bien avoir perdu ici son rôle de signal d’alarme au moment des traumatismes physiques.
17La signification de la douleur corporelle en tant que menace de perte d’une partie du corps et l’idée essentielle selon laquelle le corps est considéré comme un objet (voire comme le premier objet) pour le Moi, permettent de comprendre le lien étroit qui unit la douleur et le deuil, ainsi que l’identité qui existe du point de vue économique – comme Freud l’a souligné à plusieurs reprises – entre « l’investissement en désirance de l’objet perdu dont on éprouve l’absence » et « l’investissement en douleur du corps blessé » (S. Freud, 1926). Dès lors, il apparaît que le pont privilégié entre douleur psychique et douleur corporelle repose sur une transformation d’un investissement de type objectal vers un investissement de type narcissique, qui implique un phénomène de substitution du corps propre à la place de l’objet perdu. Cette redistribution narcissique de la libido sous la forme d’une douleur chronique, qui s’inscrit chez Mme G... dans un contexte de défaillance généralisée des relations objectales – dont le deuil impossible du père, l’absence de relation amoureuse et la nécessaire fragmentation du lien transférentiel entre de nombreux soignants portent la marque – implique un certain niveau d’organisation du masochisme. En cela, le symptôme douloureux chronique, témoin du transfert sur le Moi corporel de l’excitation psychique liée à la perte de l’objet, est bien du côté de ce que Gabriel Burloux appelle « la vivance » de la douleur, qu’il oppose au processus de mortification du pare-excitation qui accompagne l’extinction pulsionnelle observée chez certains patients atteints de pathologies psychosomatiques graves (G. Burloux, 2004). Le fait que Mme G... ait été conduite pendant des années à léser activement la surface de son corps (lésions de grattage liées au prurit, automutilations, traumatismes à répétition) donne la mesure de l’intensité de la lutte qu’elle a dû mener contre ce processus de mortification. On peut faire l’hypothèse qu’avec le choc de son pied contre la porte vitrée, elle aurait enfin rencontré cette « exquise douleur » (J.-M. Porte, 1996) qu’elle cherchait depuis si longtemps, et qui assurerait dès lors de façon stable et permanente la même fonction que les automutilations répétées. « Paradoxale douleur ! – écrit Gabriel Burloux – issue d’une insuffisance du pare-excitation maternel créatrice de traumatophilie, elle devient elle-même pare-excitation par l’excitation constante qu’elle suscite. (...) Dans le nouveau système qui s’est installé, l’excitation c’est la douleur, et la décharge de l’excitation, c’est aussi la douleur » (G. Burloux, 2004, p. 178) [4].
18Reste à comprendre la nature de l’objet perdu chez cette patiente et les raisons pour lesquelles la souffrance liée à son absence prend chez elle la forme d’une douleur chronique masochiquement cultivée. De nombreux auteurs s’accordent pour penser que si l’éprouvé de la douleur corporelle s’avère nécessaire pour maintenir vivant l’objet perdu, c’est parce que la perte de cet objet est psychiquement irreprésentable, le patient se trouvant dans l’impossibilité de survivre psychiquement à une telle perte. À cet égard, il est significatif que la décompensation psychique de Mme G... se soit installée progressivement au moment de la maladie de son père, qui représentait probablement pour elle un substitut identificatoire à l’image maternelle défaillante [5], et que la douleur chronique liée au traumatisme du pied soit survenue – comme la patiente l’avait elle-même fait remarquer dès la première consultation – peu après deux décès du côté maternel. On peut donc penser que ces différents deuils ont tous ramené la patiente à la perte précoce d’une mère irreprésentable du fait de sa discontinuité. Un jour, j’ai cru sentir chez elle cette inconsistance de l’objet maternel interne, inapte à la « dé-persécuter » de sa douleur et à l’assurer de l’intégrité de son corps. Elle m’expliquait une fois de plus que c’était sa crainte de l’incompétence et de l’indifférence des médecins qui l’avait dissuadée de consulter aux urgences le jour où elle s’était blessé le pied gauche contre la vitre. Je lui dis à ce propos avec une certaine ironie qu’en fait il lui aurait fallu un médecin à domicile, sans me rendre compte sur le moment que cela revenait à lui dire que ce jour-là elle aurait eu besoin d’une mère. Elle répondit alors quelque chose de très enfantin qui m’a beaucoup touché : « J’aurais besoin d’un médecin qui n’habiterait pas chez moi, mais qui arriverait tout de suite, comme un génie, comme dans Aladin... » Un génie, autrement dit un objet magique, un être présent-absent, sans consistance corporelle, littéralement transparent, capable de traverser sans peine et sans douleur les portes vitrées et d’éclairer de sa lampe merveilleuse son corps à elle, « région désolée, séjour glacé, royaume des ombres, monde de l’oubli [6] ».
19Un autre motif inconscient susceptible de participer chez cette patiente au caractère non représentable de la perte de l’objet maternel pourrait être la défense radicale contre ses désirs destructeurs envers cet objet. De fait, la haine qu’elle exprime de façon très stéréotypée à chaque fois qu’elle évoque l’indifférence des médecins consultés après son traumatisme du pied semble viser à travers eux l’insuffisance de la mère, cependant que l’accès à une représentation de cette haine explosive, incarnée dans sa jambe douloureuse, apparaît comme barré, proscrit. Ce phénomène de proscription se révèle clairement à travers le récit d’une tentative de suicide effectuée à l’âge de 22 ans, récit qui, de façon significative, me fut livré par la patiente lors d’une consultation au cours de laquelle j’avais évoqué pour la première fois, après un an de suivi, le fait qu’elle aurait été en droit de ressentir de la colère à l’égard de sa mère lorsqu’elle était enfant : le jour de cette tentative de suicide, elle était au travail et venait d’avoir un conflit avec un collègue sur une question dont elle ne se souvenait plus mais qui, rétrospectivement, lui paraissait d’un intérêt secondaire. De façon tout à fait inhabituelle, elle avait exprimé ouvertement sa colère contre ce collègue. Puis, prise d’une impulsion incontrôlable, elle avait ingurgité tous les comprimés d’aspirine qui se trouvaient dans la boîte à pharmacie de l’entreprise. Pour la première fois, Mme G... exprima explicitement ce jour-là avec beaucoup d’émotion son sentiment d’une violence interne non maîtrisable et son intuition d’un lien entre cette destructivité et sa douleur chronique, mais sans que se dessine pour autant pour elle l’image de son destinataire. De fait, là encore, ce sont des objets matériels transparents qui, dans son discours, se substituèrent à la mère inconsciemment ha ïe : Mme G... évoqua son désir de « traverser l’écran de son ordinateur avec le poing pour qu’il explose » et raconta qu’un jour, dans un accès de colère, elle avait brisé une applique en verre sur son lieu de travail. Cela la conduisit à évoquer un fantasme récurrent de suicide par trans-fenestration (elle avait souvent désiré « traverser la fenêtre »), puis le souvenir d’une scène d’une comédie musicale qu’elle avait vue quand elle était adolescente et qui continuait toujours de la fasciner, scène au cours de laquelle un individu était violemment projeté à travers un miroir puis se retrouvait, de l’autre côté du miroir, dans une mer toute bleue, associée pour elle au bien-être absolu et à l’allégement de toutes ses souffrances [7]. On voit que nous ne sommes pas loin ici du suicide mélancolique dans la fusion avec l’objet maternel adoré et ha ï ; ce qui laisse penser qu’une des fonctions de la douleur corporelle chez cette patiente, comme chez d’autres patients douloureux chroniques, pourrait être précisément de servir de protection contre la décompensation sur le mode mélancolique : en maintenant un lien objectal narcissique avec un objet concrétisé dans le corps propre, et donc distinct du Moi, la douleur corporelle s’opposerait au processus d’incorporation de l’objet perdu qui caractérise la mélancolie et qui en fait toute la dangerosité.
20L’état douloureux chronique de Mme G... semble donc doté de deux facettes indissociables : comme le souligne Jacques Press, le vécu douloureux serait, d’une part, comme « un dernier rempart contre la perte de représentation de l’objet » (puisqu’il subsiste un objet douloureux, narcissique, incarné dans le corps propre) et en même temps ce vécu douloureux contribuerait, précisément du fait de son inscription corporelle, à « l’altération ou à la disparition de la représentation de l’objet investi en nostalgie » (J. Press, 1999). Autrement dit, la douleur, en « occupant une position médiane entre l’investissement narcissique et l’investissement d’objet » (J.-B. Pontalis, 1977, p. 261), viendrait fixer la blessure de la déception à un endroit du corps en même temps qu’elle dispenserait le patient de la penser, c’est-à-dire de la traiter psychiquement. C’est ce qui fait dire à Jean-François Daubech, dans une formule que je trouve très belle, que la douleur pourrait être « le gardien du deuil », de la même façon que le rêve serait le gardien du sommeil (J.-F. Daubech, 1993). Cet aspect bi-face de la douleur chronique apparaît bien dans le cas de notre patiente, chez laquelle le désir explicitement formulé de ne pas penser et de ne pas voir, symbolisé en particulier par l’obscurité de son appartement, s’associe à une symptomatologie corporelle condensant à l’extrême les potentialités objectales proscrites. Cette sur-condensation, qui donne à ce paysage corporel de la douleur chronique l’intensité d’une image de rêve, culmine dans la notion de transparence, associée à la fois au corps propre et à des objets extérieurs figurant la mère absente : jambe transparente dévitalisée d’avant l’accident, portes vitrées heurtées, brisées, traversées, embrassées [8], cage en plexiglas pour statue de pierre ; cercueils de verre où repose, telle Blanche Neige, une mère morte que la patiente tente désespérément de réanimer et de retrouver, par la violence et dans la douleur...
21Quels points communs y a-t-il entre une telle patiente, dont la symptomatologie douloureuse chronique appartient clairement au domaine de la psychopathologie, et les patients atteints d’une désafférentation sensitive secondaire à une lésion nerveuse évoqués plus haut ? En ce qui concerne les symptômes somatiques, il est frappant de constater que la douleur et l’insensibilité peuvent coexister d’une façon très similaire dans les deux cas, au point que chez Mme G... le diagnostic de lésion d’un nerf du dos du pied avait initialement été évoqué par les médecins consultés. De fait, dans le contexte d’une lésion d’origine neurologique la zone corporelle désafférentée peut également être décrite et vécue par les patients comme une matière inerte, dévitalisée, étrangère, coupée du reste du corps (O. Sacks, 1984 ; N. Danziger, 2002 ; X. Paqueron et al., 2003). Cette perception s’accompagne souvent d’un fort sentiment d’angoisse et du désir – parfois explicitement formulé – de mutiler le membre désafférenté, soit pour le sentir de nouveau vivant grâce à la douleur ainsi provoquée, soit pour actualiser dans la réalité le sentiment de sa perte. Ces données neurologiques suggèrent que le Moi corporel continue de s’étayer à l’âge adulte sur certaines fonctions physiologiques liées à l’innervation sensitive du corps propre. Elles témoignent aussi du fait que la perte des connexions qui relient, d’un étage à l’autre du système nerveux, les structures qui participent à une représentation neurologique du corps peut être à l’origine d’une excitation nerveuse incontrôlée qui échappe aux mécanismes physiologiques modulateurs et qui s’affranchit de la réalité sensorielle. De la même manière – bien qu’à un autre niveau – chez une patiente comme Mme G..., le désaveu des représentants psychiques d’une fonction physiologique comme celle de la douleur corporelle, secondaire à une altération des liens unissant cette fonction physiologique à un objet maternel irreprésentable, aboutit à une excitation anormale qui s’exprime précisément dans le registre de la fonction proscrite, sous la forme d’une douleur chronique rebelle. L’ « anesthésie douloureuse » qui s’installe au décours d’une lésion nerveuse n’est donc pas seulement une métaphore utile pour appréhender la symptomatologie d’une telle patiente : elle en est le modèle neurologique, de la même manière que ce sont les lois régissant l’excitabilité des réseaux de neurones qui permettent à Freud de modéliser les modalités d’écoulement de l’excitation dans l’appareil psychique (S. Freud, 1895).
22Dès lors, à l’image du traitement de la douleur du membre fantôme par ré-introduction de la représentation visuelle du membre amputé, l’approche thérapeutique avec cette patiente pourrait viser, tout en ménageant une symptomatologie douloureuse économiquement vitale, à reconstruire des liens entre les représentants psychiques des fonctions corporelles proscrites – douleur physiologique, « agir expressif de la colère » (C. Dejours, 2001) – et un objet maternel « fantôme », présent uniquement dans son absence. Une telle démarche implique avant tout l’écoute de l’inscription corporelle de la douleur dans ce qu’elle a de plus concret et de plus quotidien pour la patiente, l’accueil d’une plainte émanant prioritairement du corps, avec tous ses détails topographiques, ses nuances qualitatives, ses variations chronologiques. La tentative de relance d’un processus de « subversion libidinale » de la douleur physiologique esquissée avec cette patiente nécessite en effet de jouer et de rejouer sans cesse cet échange à propos du corps par lequel l’enfant s’assure auprès de sa mère de l’intégrité de la zone blessée. Avec Mme G..., je me suis aperçu que c’est préférentiellement dans le cours de cet échange, réitéré presque sur le même mode à chaque consultation, que sont advenues les associations d’idées permettant de tisser des liens avec une souffrance psychique jusque-là non représentable. Après coup, je me vois moi-même dans ces moments parfois très émouvants comme une surface réfléchissante et sensible orientée vers sa jambe douloureuse, comme un miroir où elle pouvait apercevoir, si elle le désirait, l’image vivante – et non plus purement fantomatique – de cette mère qui lui avait si tôt fait défaut.
23Sur quelle lampe merveilleuse dois-je compter pour espérer éclairer, un jour, le monde interne obscur, douloureux et violent de cette femme, pour que le génie transparent qu’elle appelle à son secours prenne enfin corps ? Ma lanterne, je le sais, c’est ma propre douleur, à laquelle, sans le savoir – mais peut-être l’a-t-elle senti ? – elle aura contribué à donner un lieu, un trajet, des contours ; c’est mon intime et précieuse blessure, dont elle a su animer les bords, à la frontière entre l’indifférence et la douleur, entre l’atone et le sensible, entre la transparence et la couleur...
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
- Burloux G. (2004), Le corps et sa douleur, Paris, Dunod, 252 p.
- Danziger N. (2002), La jambe gauche perdue puis retrouvée d’Oliver Sacks : phénoménologie d’une disparition, Psychanalyse et psychose, 2, 91-108.
- Daubech J.-F. (1993), Glossodynie, Nouvelle Revue de Psychanalyse, 47, 67-82.
- Dejours C. (2001), Le corps d’abord. Corps biologique, corps érotique et sens moral, Paris, Payot & Rivages, 215 p.
- Freud S. (1895), Esquisse d’une psychologie scientifique, in La naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 1956, 422 p.
- Freud S. (1926), Inhibition, symptôme, angoisse, Paris, PUF, 1999, 88 p.
- Miller P. (2001), Métabolisations psychiques du corps dans la théorie de Piera Aulagnier, Topique, 74, 29-42.
- Paqueron X., Leguen M., Rosenthal D., Coriat P., Willer J. C., Danziger N. (2003), The phenomenology of body image distortions induced by regional anaesthesia, Brain, 126, 702-712.
- Pontalis J.-B. (1977), Entre le rêve et la douleur, Paris, Gallimard, 272 p.
- Porte J.-M. (1996), Exquise douleur. De la douleur du corps dans l’économie psychosomatique, Revue française de Psychosomatique, 9, 143-151.
- Press J. (1999), À propos de l’article d’Anna Potamianou, Revue française de Psychosomatique, 15, 65-77.
- Ramachandran V. S. et Hirstein W. (1998), The perception of phantom limbs, Brain, 121, 1603-1630.
- Sacks O. (1984), A leg to stand on, Londres, Gerald Duckworth & Co Ltd, New York, Summit Books, trad franç. par C. Cler et A.-L. Hacker, Sur une jambe, Paris, Le Seuil, 1987, 190 p.
- Szasz T. (1957), Pain and pleasure, New York, Basic Book Publishers. Trad franç. par C. Fischer et M. Manin, Douleur et plaisir, Paris, Payot, 1986, 246 p.
- Vernant J.-P. (1996), Mythe et pensée chez les grecs. Études de psychologie historique, Paris, La Découverte, 428 p.
Mots-clés éditeurs : Excitation, Désafférentation, Automutilation, Image du corps, Douleur corporelle
Notes
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[1]
Représentation du corps établie en 1950 par le neurochirurgien Penfield, dans laquelle la taille des différentes parties du corps est proportionnelle à la surface qui leur est dévolue au niveau du cortex sensoriel.
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[2]
Il s’agit de Jean-Philippe Louvel, qui exerce à l’hôpital Sainte-Anne à Paris, que je remercie pour sa collaboration et pour les échanges fructueux que nous avons eus à propos de cette patiente.
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[3]
Ici le silence de la jambe n’a rien de ce silence du corps défini par Michel Fain comme « une perception continue de perceptions rassurantes » ni de ce « silence des organes » que Georges Canguilhem assimile à la notion de santé : il s’agit plutôt d’un silence de mort émanant d’un corps insensible parce que dénué de vitalité.
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[4]
Gabriel Burloux a pu repérer un autre élément assez constant de l’économie psychique de certains patients douloureux chroniques : la notion d’hyperactivité précédant l’événement traumatique générateur de la douleur chronique et jouant économiquement un rôle similaire à cette douleur. On notera que, chez Mme G... aussi, les zones corporelles devenues douloureuses (le pied et la jambe) étaient, avant le choc contre la porte vitrée, engagées dans une activité physique intense à travers la danse et la course à pied.
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[5]
« Comme caractère, je suis mon père. (...) Le féminin, ça m’emmerde », dit-elle un jour.
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[6]
J.-P. Vernant, 1996, à propos de l’Hadès, monde des morts dans la Grèce antique.
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[7]
Il s’agit du film de Ken Russell intitulé Tommy, dont la musique originale a été composée par « The Who », célèbre groupe de rock des années 1970. Après cette consultation, je me suis procuré le scénario de cette comédie musicale. J’ai ainsi appris que, dans ce film, l’individu qui traverse le miroir est un garçon devenu sourd, muet et aveugle (transposition de la désafférentation sensitive dans les registres visuel et auditif) après avoir assisté au meurtre de son beau-père ; que c’est sa mère qui le projette à travers le miroir ; et que c’est ainsi que se produit le miracle de sa guérison...
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[8]
« Le jour où j’ai embrassé la porte vitrée de ma chaîne hi-fi », dit-elle un jour en évoquant une fois de plus le traumatisme du pied.