1C’est au médecin-philosophe-physicien allemand G. T. Fechner que Freud a emprunté le terme physiologique d’ “ excitation ”, lui conférant ainsi une nouvelle dimension dont les développements métapsychologiques s’avéreront rapidement fondamentaux. Dès les Études sur l’hystérie en 1895, Freud et Breuer développent leur conception de l’abréaction qui laisse apparaître déjà la notion d’ “ excitations pathogènes ” à décharger. C’est à la fin de cette même année que Freud rédige l’ “ Esquisse d’une psychologie scientifique ” ; l’étude de l’excitation est au tout premier plan au côté du “ principe d’inertie ” et de la fonction régulatrice et apaisante de la décharge.
2Pour Platon, la recherche de la satisfaction du corps était vaine et l’excitation, mère de l’illusion. Seule l’âme pouvait calmer le corps grâce à une démarche vertueuse fondée sur le recueillement qui conduit à la sagesse. Dans cette démarche ascétique, il s’agissait de tenter d’abolir la tension et de transcender les contraires ; il faut s’élever, se purifier et réduire les différences...
3Depuis l’arc réflexe, la décharge est associée à l’excitation, mais la décharge n’est pas le seul moyen d’accéder à la satisfaction : par exemple, l’augmentation de la tension permet le nécessaire prélude à toute satisfaction et elle doit être investie en elle-même – plaisir préliminaire, masochisme minimal indispensable – afin d’assurer l’attente de la satisfaction hallucinatoire comme l’investissement de la représentation objectale qui constituent le désir. Les comportements auto-érotiques visent à obtenir une satisfaction sexuelle, une décharge d’excitation, sans la participation d’une autre personne. Du fait du développement psychosexuel depuis l’enfance, les conduites auto-érotiques sont susceptibles de concerner de nombreuses parties du corps tout comme l’activité intellectuelle.
4Comment rendre compte du fait que ce qui excite peut aussi calmer ? Freud, dans les Trois essais sur la théorie de la sexualité s’en étonnait déjà : « Cela nous paraît quelque peu étrange, dans la mesure où il semble que, pour être suspendue, la stimulation en exige une autre, appliquée au même endroit. » Les procédés auto-calmants, décrits par C. Smadja et G. Szwec, ont également la particularité d’être auto-excitants (« Les auto-calmants ou le destin inachevé du sadomasochisme », C. Smadja, Revue française de Psychosomatique, no 8, Psychosomatique et modèles théoriques II).
5À cette dimension quantitative, économique, s’associent des aspects qualitatifs orientés par les sensations de plaisir/déplaisir. Dès lors, l’intervention de l’objet externe s’avère nécessaire à la réalisation de l’ « expérience de satisfaction » qui peut prendre le masque de la souffrance, selon la nature de la réponse objectale. La dialectique du quantitatif et du qualitatif rejoint la réflexion de J.-F. Lyotard (« Emma », Nouvelle Revue de Psychanalyse, no 39, Excitations) qui considère que l’articulation de la force et du sens constitue une articulation épistémologique fondamentale dans laquelle le pulsionnel donne délégation à la représentation pour le représenter dans le psychisme, spécifique à la psychanalyse, qui la distingue des sciences et la rapproche de l’art de la médecine.
6L’excitation paraît être d’origine externe ou interne. Le pare-excitation représente un des éléments constitutifs d’une barrière dynamique complexe située entre le dehors et le dedans et qui protège des excitations externes. Quant à l’excitation interne, elle est traitée par le « travail psychique » dans le jeu pulsionnel. En tant que représentant psychique de l’excitation interne corporelle, la pulsion apparaît comme un concept limite entre le psychique et le somatique ; à moins qu’elle ne soit un « ... concept de l’interface entre le soma et la psyché, concept d’un “transfert” premier des biologiques somatiques en psychologie psychique... » (R. Roussillon, Le plaisir et la répétition, Dunod, 2001) ?
7En 1915, dans « Le refoulement », Freud distingue deux composantes constitutives de la pulsion (en tant que représentant psychique de l’excitation interne) : la représentation proprement dite (représentant - représentation) et la charge énergétique qu’est le « quantum d’affect ». Seul le représentant-représentation est soumis au refoulement. Le destin de ces deux composantes peut donc différer, comme en témoigne l’écart entre le registre de la répression et celui du refoulement. Le jeu des liaisons et des déliaisons entre la représentation et le quantum d’affect rend compte de l’essentiel de la vie psychique et se retrouve dans la dynamique de la cure. La référence à la notion de pulsion conduit également à rappeler la nécessité de différencier la source, la poussée, le but... et de faire sa place à l’objet, même si Freud le considère comme assez contingent.
8En 1894 ( « Les psychonévroses de défense » ), Freud propose une première ébauche de la pulsion sexuelle. Sa reconnaissance théorique rapide, confirmée en 1895, permet de rendre compte des mécanismes en jeu dans la névrose d’angoisse ( « qu’il est justifié de séparer de la neurasthénie un certain complexe symptomatique sous le nom de névrose d’angoisse » ). La pulsion sexuelle est le fruit de la transformation de l’énergie des processus sexuels organiques en énergie sexuelle psychique : c’est la libido. La pulsion sexuelle se décompose en pulsions partielles dont les sources correspondent aux diverses zones corporelles érogènes. L’investissement d’une zone érogène par la pulsion libidinale est source d’excitation. Cette excitation sera bien plus perceptible dans l’investissement des objets partiels qui permettent d’atteindre le but – la satisfaction – sans les inhibitions qui accompagnent l’investissement de l’objet total. Les perversions polymorphes de l’enfance et les perversions sexuelles de l’adulte y démontrent leur efficacité et leur caractère de fixité, mais aussi leur valeur défensive.
9Dans la voie vers la satisfaction objectale ou narcissique et dans leurs combinaisons, l’excitation va aussi permettre de connaître la joie et l’exaltation en leur conférant une intensité très importante, dissolvant les limites du moi et alimentant également des possibles expériences mystiques et le sentiment océanique.
10L’articulation de l’excitation avec la pulsion doit rappeler la place de la co-excitation libidinale. Elle rend compte d’au moins trois mécanismes : de l’étayage de la fonction sexuelle sur une fonction physiologique, de l’émergence d’une excitation sexuelle au cours d’une activité non sexuelle, de la liaison de la douleur avec l’excitation au niveau de l’organe – dont la reprise psychique est le masochisme érogène dans la seconde théorie des pulsions.
11Face à la démesure toujours possible de l’excitation, du quantitatif, le psychisme a inventé le « contre-investissement ». Il permet le « transfert d’énergie » de l’investissement d’une représentation « inconciliable » vers une représentation plus ou moins proche, moins conflictualisée ou affectée de manière moins pénible. La phobie reste l’exemple princeps et historique dans le champ de la psychanalyse au côté d’autres symptômes. Il maintient le refoulement de la représentation conflictuelle – d’où sa valeur fonctionnelle d’interface entre l’inconscient et le préconscient – mais au prix d’une énergie considérable. Cela a cependant un prix car ce système du contre-investissement « s’épuise à immobiliser de l’énergie pour tenter de contrer les retours excitants du refoulé » (J. Cournut, L’ordinaire de la passion, p. 175, PUF, 1991).
12La question de l’excitation interroge également certaines propositions théorico-cliniques, comme pour R. Angelergues : « Il n’est pas d’excitation interne qui ne soit aussi induite du dehors ; il n’est pas davantage d’excitation qui ne prenne forme dans l’intérieur. Le sujet s’approprie qualitativement et quantitativement l’excitation qui a été conçue à deux. Nous retrouvons là tout entier le paradoxe du psychisme » (« Brouillon d’un essai psychiatrique sur la question de l’excitation », Cahier du Centre de psychanalyse et de psychothérapie, no 6, ASM13).
13Comme l’excitation, la pulsion ne cesse d’interroger la place des racines biologiques dans la psyché humaine. De nombreux auteurs considèrent que la place du corps biologique est indispensable dans la théorie du développement psycho-sexuel. D’autres récusent le rôle d’un processus biologique et se réfèrent au langage (fondements structuralistes) ou au relationnel, à l’interpersonnel, considérant alors le sujet comme constitué exclusivement par les relations qu’il a entretenues avec son entourage. Dans le même axe de réflexion, qu’en est-il de nos jours du « fourvoiement biologisant de la sexualité chez Freud » tel que J. Laplanche l’énonce en 1993 ? Tout comme son concept des « signifiants énigmatiques » qui postule que les « objets-sources de la pulsion » sont implantés au-dehors du psychisme naissant de l’enfant ?
14Ce rapide survol de la séquence qui va de l’excitation à la représentation, via la pulsion, ouvre à d’autres développements : la vie fantasmatique, garante de la mentalisation, illustre la nécessaire articulation de la symbolisation et de la figuration – et de la figurabilité – dans ce travail de représentation.
15La question de l’excitation s’envisage aussi selon les modalités différentes de lutte contre la dépression : c’est le registre maniaque. Si, avec Melanie Klein, on considère la position dépressive comme une étape universelle, la défense par l’excitation, dans la manie, peut devenir une défense psychotique contre le pouvoir mortifère du surmoi. La manie implique bien plus le Moi idéal dans sa composante narcissique que l’Idéal du moi.
16En 1935 Winnicott se démarque de Melanie Klein par une attention particulière aux problématiques identitaires et dépressives qui annoncent la suite de son œuvre. Il définit la défense maniaque comme une fuite vers la réalité externe manipulée de manière omnipotente pour dénier la réalité interne. Il se sépare de Melanie Klein en considérant que les fantasmes sont des efforts pour affronter la réalité interne – et ne sont pas, comme chez Klein, la réalité interne, elle-même. Le fantasme est « personnel et organisé et relié historiquement aux expériences physiques, excitations plaisirs et douleurs de la petite enfance ». (De la pédiatrie à la psychanalyse, p. 16, Petite Bibliothèque Payot, 1983). Défense anti-dépressive où la sexualisation jouerait un rôle assez secondaire, la défense maniaque est aussi une composante de la vie ; Winnicott la montre à l’œuvre, par exemple, dans le plaisir pris au spectacle d’un music-hall. On doit aussi à Winnicott d’avoir décrit la défense maniaque de l’enfant contre la dépression de l’objet.
17L’excitation chez l’enfant, dans son expression symptomatique, est un motif fréquent de consultation en pédopsychiatrie. L’excitation déborde souvent les capacités du moi de l’enfant, qu’elle soit d’origine endogène ou exogène, et peut devenir traumatique. Les potentialités traumatiques sont d’autant plus manifestes qu’elles rencontrent un appareil psychique inachevé et fragile. Si les conséquences sont diverses au plan de l’expression symptomatique, les atteintes du fonctionnement psychique le sont également : on redoute surtout les effets d’inorganisation avec des instances psychiques insuffisamment constituées et mal différenciées. Il s’y associe une fragilisation du pare-excitation et une altération des capacités de représentations. L’ensemble conduit à une incapacité à réguler les excitations qui restent non liées. Il se crée un cercle vicieux où le quantitatif continue à déborder, accentuant la déliaison pulsionnelle : la démentalisation ouvre à la seule issue de la décharge qu’elle soit dans le corps ou dans le comportement. C’est d’ailleurs à partir d’observations cliniques approfondies que, très tôt, les psychosomaticiens ont décrit des inorganisations psychiques de cette nature chez certains patients souffrants d’affections somatiques. Dès les années 1960, Michel Fain s’intéresse particulièrement au traumatisme et souligne le facteur économique en jeu dans les premières descriptions du fonctionnement opératoire. Il met l’accent sur la fonction pare-excitante de la mère. C’est à partir de ces fondements théoriques qu’il aborde, avec Léon Kreisler et Michel Soulé, la clinique psychosomatique et les troubles fonctionnels du très jeune enfant.
18La civilisation semble évoluer vers une relative désymbolisation dont témoigne l’évolution des patients, moins névrosés, aux prises avec des problématiques narcissiques ou dépressives. La culture semble avide de plus d’excitation, de musiques plus rapides, de communications plus percutantes, d’images toujours plus violentes, dans une véritable traumatophilie. Cette évolution s’accompagne d’un recours accru aux toxicomanies et aux addictions diverses. La psychanalyse a-t-elle une responsabilité dans l’affaiblissement du surmoi culturel ? Si l’excitation participe à la folie érotique dont André Green souligne qu’elle est inhérente à la sexualité humaine, elle alimente aussi la violence des mouvements psychiques projectifs des états-limites qu’il s’est attaché à étudier, avec les difficultés contre-transférentielles qu’ils suscitent.
19Comment l’analyste va-t-il utiliser le cadre pour pallier aux carences internes du pare-excitation ? En l’aménageant ou en s’impliquant contre-transférentiellement d’une manière différente : la technique interprétative doit-elle être modifiée comme le propose Winnicott dans sa conception de la régression dans la cure ou faut-il privilégier la contenance, au sens de Bion, face à l’excitation ? Souvent ne faut-il pas, au contraire, tenir fermement le cadre « classique » sans se laisser duper par des manœuvres qui viseraient à masquer la conflictualité à l’œuvre dans le transfert ?
20Que fait l’analyste de sa propre excitation, lui qui se laisse parfois, comme l’avoue déjà Freud, dévorer par le travail ? Comment joue-t-elle dans le surgissement – adéquat ou intempestif – de l’interprétation ? Elle alimente en tout cas de sa vérité pulsionnelle le fantasme de séduction à l’œuvre dans toute cure et le risque de son agissement...
21Jacques Angelergues
François Kamel
Denys Ribas