1Le très remarquable travail de Jorge Canestri, bien que n’étant pas orienté vers la psychosomatique, ne peut manquer de stimuler une interrogation profonde et très nécessaire sur le fonctionnement de nos théories dans ce domaine. Accent mis sur le modèle quantique, sur les transformations d’état liées au passage du niveau micro au niveau macro ; critique, pour leur génétisme, du modèle meltzérien comme de la vision kleinienne classique de la succession des positions schizoparano ïde et dépressive ; modélisation du processus comme “ partant de ”, mais n’ayant pas de trajectoire ni de finalité prédéterminée et pouvant tout au plus prendre sens et forme dans l’après-coup : autant de points de vue que je partage largement et qui nous obligent à questionner les bases du modèle psychosomatique de Pierre Marty.
2Quelles sont en effet les caractéristiques du modèle martyien ? C’est d’abord un modèle strictement génétique, un stade succédant à l’autre et l’englobant dans le cours de l’Évolution. C’est ensuite et de manière liée un modèle linéaire : mouvements évolutifs et contre-évolutifs sont envisagés selon un axe développemental. C’est aussi un modèle objectivant : il s’agit de réparer le Préconscient, « pièce endommagée de l’appareil psychique ». Enfin, c’est un modèle qui tend à rechercher une justification sur le mode scientifique des sciences dites dures. En témoignent les tentatives de mener des protocoles de recherche de type cancérologique.
3Dans ce qui suit, je tenterai d’aborder les choses sous deux angles : d’une part, celui du modèle psychosomatique lui-même et du processus de théorisation chez l’analyste ; de l’autre, celui des relations entre théorie du modèle et processus en psychosomatique.
MODÈLE PSYCHOSOMATIQUE ET PROCESSUS THÉORISANT CHEZ L’ANALYSTE
4S’il est vrai, comme l’écrit le rapporteur, que la matière « choisit » un état plutôt qu’un autre face à l’instrument qui la mesure, la réciproque est également valable : la matière modèle l’instrument qui la mesure et le conduit à choisir une forme de préférence à une autre. Cela est particulièrement flagrant dans le domaine psychosomatique et rend, pour une part, compte de l’aspect objectivant et « médical » du modèle martyien : l’ « instrument » – à savoir, l’investigateur et le théoricien qu’était Marty est tiré vers un modèle, le modèle médical, en relation avec son objet d’observation, l’individu porteur d’une maladie somatique. Du coup, la question vient à l’esprit : la succession qu’il décrit : la désorganisation mentale suivie d’une désorganisation somatique est-elle elle aussi un artefact ? Or je crois que le travail de Canestri permet de se poser la question différemment, de la reformuler selon les deux axes que je viens de mentionner.
5Car il faut se garder de simplifier un état de choses complexe. Mettons-nous un instant dans la position d’un « méta-observateur », d’un observateur qui cherche à rendre compte de la façon dont le théoricien crée ses théories. On est alors fondé à considérer le modèle martyien comme un modèle newtonien, délimitant un champ d’observation : il y a un sujet dans lequel se déroule un processus que ledit observateur enregistre comme s’il était une « chose en soi ».
6Le paradoxe est que cette façon de faire est à la fois certainement fausse, source potentielle d’erreurs sérieuses, et qu’elle est indispensable à l’établissement des premiers états ou fondements de la théorie. Traduit en termes cliniques : la notion de désorganisation contre-évolutive, pour prendre cet exemple, est à la fois géniale et critiquable. Géniale en ce qu’elle isole un élément, qu’elle fait ressortir une conjonction de faits constants ; critiquable, car elle procède d’un mouvement réductionniste, en particulier en ce qu’elle exclut l’influence d’autres facteurs importants à différents niveaux.
7Au niveau le plus classiquement analytique, ce sera, par exemple, l’état de l’observateur et de la relation patient-analyste à ce moment-là et son effet sur le fonctionnement de celui-là. Mais il en est bien d’autres : si l’on change de référent théorique, pensons à ce que Winnicott a écrit de la valeur défensive de la désintégration contre un vécu trop douloureux au moment de l’intégration première. Sur un plan plus fondamental, le recours au soma ne pourrait-il pas être également envisagé selon un modèle imaginaire (au sens où le rapporteur le développe) : soma comme matière « choisissant » un état organique plutôt qu’un autre, ce choix se figeant suivant les conditions et les moments en fonction de facteurs que je crois surtout économiques ?
8Autre exemple : l’opposition radicale de Marty à la cure psychanalytique classique pour les patients somatisants souffrant d’une maladie grave. Les travaux de ces dernières années ont permis de relativiser cette opposition et ont montré qu’il s’agissait moins d’une contre-indication de la méthode que des conditions de sa pratique, celles-ci incluant à l’évidence autant l’analyste, ses outils théoriques et ses capacités cliniques, que l’analysant, son organisation personnelle et ses modes de réaction, y compris somatiques.
9La méthode de l’analyste face à de tels patients implique par exemple d’inclure dans sa réflexion la question du statut de la présence réelle de l’objet et (ce qui n’est pas une petite affaire) de pouvoir s’en donner une formulation théorique, aussi imparfaite soit-elle, mais qu’il puisse utiliser dans son activité clinique quotidienne. Or le fait de toucher à un élément de la théorie entraîne une réaction en chaîne : de la présence réelle de l’objet, on passe inévitablement aux modalités de représentation et à leur éventuel effacement, à la question du deuil impossible, des effets négativants du trauma et, de là, au narcissisme et ainsi de suite : c’est donc l’ensemble de la théorie psychanalytique qui est, dans de tels moments, questionné et remis sur le métier.
10Ainsi, ce qui est ici modifié concerne non seulement l’analysant et la relation analytique, mais touche au préalable et en profondeur les théories explicites et surtout implicites de l’analyste auxquelles le rapporteur consacre des pages remarquables. C’est aussi une belle illustration de la façon dont la confrontation à une clinique donnée (un patient dit opératoire) nous contraint (il faut du moins l’espérer) à expliciter des théories implicites (le silence et la neutralité de l’analyste par exemple), et, les explicitant, à rencontrer leurs limites, à les modifier éventuellement, à les reformuler dans tous les cas.
11Or il se passe quelque chose d’inattendu, bien que, rétrospectivement, totalement prévisible : l’explicitation elle-même a pour effet de changer le statut de la théorie en question. En d’autres termes, le plus important n’est pas forcément que nous soyons amenés à changer de théorie, mais que le statut de cette théorie-là à l’intérieur de nous se modifie. Quelle est la nature de cette modification ? Elle est sûrement complexe, et je n’en relèverai qu’un aspect : la théorie en question perd son caractère de rempart narcissique et contre-transférentiel pour laisser la place à une véritable interaction mettant en relation la part non névrotique de l’analysant avec celle de l’analyste.
12Plus exactement : l’analyste qui aura, dans son parcours analytique personnel et autant que faire se peut, analysé ses aspects non névrotiques, pourra les utiliser de manière créative pour construire avec ses patients un champ débouchant sur de nouvelles transformations. Sans doute même sont-ce ces zones de fonctionnement qui sont électivement mises sous tension dans notre relation à des patients ou à des zones de fonctionnement non névrotiques. Sans doute aussi, même après un long parcours analytique, ces zones sont-elles celles que nous tendons le plus à protéger (ce que je viens d’appeler le « rempart »). L’intéressant est qu’il se produit un effet de miroir entre le rempart tel qu’il fonctionne chez le patient et la façon dont il se met en marche chez nous, et que ce fonctionnement en miroir est un élément essentiel du jeu transfert - contre-transfert avec ces patients, pouvant aller parfois jusqu’à une somatisation chez l’analyste (Jung-Rozenfarb, 2002).
POUR UNE THÉORIE « QUANTIQUE » DES PROCESSUS EN PSYCHOSOMATIQUE
13De tels exemples montrent bien la complexité des niveaux à l’œuvre et me poussent à nouveau à questionner la linéarité du modèle martyien. On pourrait aller jusqu’à penser qu’une somatisation puisse être envisagée selon différents axes de coordonnées suivant le contexte dans lequel elle se produit. Par exemple : défaut de sens, d’un côté ; sens, de l’autre. Passage au corps ou recours au corps, pour reprendre les termes que C. Balier a utilisés pour différencier passage à l’acte, sous-tendu par une potentialité symbolisante, et recours à l’acte, visant à décharger économiquement une excitation insupportable ?
14L’intérêt de la réflexion de J. Canestri est de nous montrer que les deux versants mériteraient d’être considérés non seulement de façon antagoniste, mais aussi dans une articulation dialectique. D’un point de vue « newtonien », l’incompatibilité entre l’un et l’autre est certainement justifiée. Cela permet de rendre compte d’un certain nombre de situations cliniques. Sous l’angle « quantique », en revanche, les deux versants ne sont pas exclusifs, loin s’en faut : il s’agirait beaucoup plus de vertex différents, variant tant en fonction de l’état du patient que du point de vue de l’analyste à un moment donné de leur relation et du statut de cette relation comme variable tributaire, mais cependant distincte des deux précédentes.
15Ainsi, lorsqu’un analyste met en évidence dans une investigation psychosomatique une séquence que je décrirai de manière simplifiée comme trauma → désorganisation mentale → somatisation, il se situe au niveau newtonien et il a raison de le faire. J’appellerai cette théorie A. Souvent, dans le cas d’une évolution favorable, le patient parvient à constituer sa maladie comme objet et à se faire une théorie personnelle et qui ne soit pas plaquée au processus l’ayant amené à tomber malade. On voit alors s’esquisser une deuxième rationalité, différente de la première, pouvant ou non rencontrer la théorie de l’analyste (peut-être d’ailleurs les moments les plus dangereux de ces cures sont-ils ceux où théorie de l’analyste et théorie du patient se rencontrent trop bien). Cette deuxième théorie a toutes les chances d’être elle aussi « newtonienne ». Je la nommerai P.
16La rationalité P a toutes les chances d’être plus hystérisante que la rationalité A, elle tend à mettre du sens là où, en tant que psychosomaticiens, nous sommes très réticents à en voir. Elle a certainement aussi une valeur symptomatique (au sens névrotique du terme) bienvenue. Est-elle moins appropriée que la première, doit-on la considérer seulement dans sa valeur de reprise subjectivante par un individu de ce qui lui est arrivé ? Est-elle dépourvue de toute valeur théorique au sens d’un modèle imaginaire venant contre-balancer notre propre modèle imaginaire, celui de la désorganisation ? Je n’en suis pas certain et peut-être n’est-il pas inintéressant d’y voir un exemple d’aboutissement du processus au sens où Canestri le définit : partant d’un point, plus ou moins connu, suivant son chemin pour aboutir à un autre point, peu ou pas prévisible d’avance, mais prenant après coup une valeur explicative qu’on aurait tort de mépriser, même si elle contredit nos théories explicites comme implicites.
17Une analogie me vient ici à l’esprit : Winnicott écrit que, dans le meilleur des cas, les patients parviennent, à la fin de leur traitement, à reprendre à leur compte les carences de l’environnement comme venant d’eux-mêmes et de leurs mouvements pulsionnels, dans un mouvement d’intégration qui est à l’opposé du « c’est tout de ma faute » mégalomaniaque qui marque le début de certains traitements. Le patient qui, après un certain temps de traitement, parvient à élaborer une théorie personnelle de sa somatisation fait quelque chose de très voisin et qui revêt la même valeur intégratrice. Les deux théories, A qui dit que c’est la faute de l’environnement (Winnicott), de la désorganisation (Marty), et P qui parvient à un moment donné à penser : « J’y suis pour quelque chose », sont certes contradictoires. Mais sans doute est-ce une contradiction qu’il faudrait savoir tolérer sans la résoudre, rejoignant ici non seulement Winnicott mais toute une école de pensée orientale capable de tolérer la non-exclusion des contraires, sans qu’il s’agisse pour autant de clivage du moi.
18Et puis il y a encore autre chose. Parfois – de loin pas toujours –, il se produit ultérieurement un phénomène très banal et pourtant très étrange : l’une et l’autre théories éventuellement s’estompent. Ce n’est pas que l’analyste ni le patient aient renoncé à leurs théories respectives. Ce n’est pas non plus que celles-ci aient perdu de leur valeur, que les deux interlocuteurs les considèrent comme obsolètes. Non, c’est plutôt qu’elles cessent d’occuper le devant de la scène, que le patient ne pense plus de manière compulsive à sa maladie ni l’analyste aux processus y menant. Quelque chose s’est construit (Press, à paraître) qui fait que la contradiction n’a plus d’importance, qu’elle s’est en quelque sorte dissoute. C’est aussi le moment où l’analyste peut se dire en son for intérieur que la rencontre a eu lieu ; que le processus, ce postulat, comme l’écrit joliment le rapporteur, devient visible.
19Ce moment de suspension du jugement quant à la causalité est en même temps celui d’une forme nouvelle de rencontre entre l’analyste et son patient. Ce sont des instants qui s’accompagnent d’un vacillement identitaire chez l’analyste, dans des termes très proches de ceux décrits par de M’Uzan. Or, il importe de le relever, de tels moments peuvent parfaitement se produire avec des patients dits opératoires.
20Dès lors, au vacillement identitaire ne peut que succéder un vacillement théorique. Si l’analyste et un tel patient se rencontrent au sens fort du terme, est-ce que l’analyste a su « se mettre au niveau de son patient » (formulation qui me hérisse toujours un peu) ? Ou est-ce que ledit analyste a enfin su entrer en contact en lui-même avec des mécanismes et des modes de fonctionnement qu’il préfère d’habitude penser comme ne lui appartenant pas ? Ce qui serait alors déterminant, ce serait sa capacité à prendre en compte les conditions topiques (il s’agit d’une topique incluant une dimension intersubjective), dynamiques et économiques accompagnant leur survenue.
21Cette manière de voir pourrait constituer le point de départ d’une forme, elle aussi nouvelle, de compréhension théorique allant dans le sens d’une théorie de nature « quantique », impliquant et les mouvements intrapsychiques de chacun des deux partenaires (ce qui comprend aussi leurs mouvements respectifs d’effacement ou de négativation), et la nature ainsi que la qualité de leur interrelation, et l’influence de cette constellation sur l’équilibre psychosomatique de l’être humain.
22Dernière remarque : dans mon ha ïku personnel, j’ajouterai les travaux de Winnicott sur le désillusionnement ; j’ajouterai aussi les articles fondamentaux de Ferenczi (Ferenczi, 1909, 1913, 1926, 1932) qui ne cesse de s’interroger : comment est-il possible, comment est-il pensable que l’individu puisse faire sienne la réalité extérieure avec ce qu’elle comporte d’éléments hostiles ? Car les termes mêmes que j’ai utilisés – rencontre, topique à dimension intersubjective, vacillement – soulignent un fait sur lequel le rapporteur insiste à juste titre : il nous manque une théorie psychanalytique du sujet – j’ajouterai, quant à moi : une théorie psychosomatique du sujet. N’est-ce pas au bord de l’ébranlement identitaire – et pour ne pas le vivre – que se mettent en place les mécanismes pouvant conduire à des somatisations ?
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
- Ferenczi S. (1909), Transfert et introjection, in Psychanalyse I, trad. par l’équipe du Coq-Héron, Paris, 1968.
- — (1913), L’acquisition du sens de la réalité et ses stades, in Psychanalyse II, trad. par l’équipe du Coq-Héron, Paris, 1970.
- — (1926), Le problème de l’affirmation du déplaisir, in Psychanalyse III, trad. par l’équipe du Coq-Héron, Paris, Payot, 1974.
- — (1932), Confusion des langues entre l’adulte et l’enfant, in Psychanalyse IV, trad. par l’équipe du Coq-Héron, Paris, Payot, 1982.
- Jung-Rozenfarb M. (2002), Un, deux... on plonge, Revue française de Psychosom., 21, 103-118.
- Winnicott D. W. (1971), Playing and Reality ; trad. C. Monod, Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1975.
Mots-clés éditeurs : Modèles psychosomatiques, Théorie quantique, Processus