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Article de revue

Réflexions sur la dépression

Pages 1073 à 1083

Notes

  • [1]
    Cet article a été présenté lors du 10e Symposium-anniversaire, à l’Unité de psychiatrie de l’enfant du Centre de santé mentale du Massachusetts, Harvard Medical School. Le symposium était consacré aux « Psychoanalytic Studies in Object Loss and Depression », Psychoan. St. of Child, 16, 1961, 321-331.
  • [2]
    Communication personnelle.
  • [3]
    En français dans le texte original. [N.d.T.]
English version

1Au cours des siècles passés, la psychiatrie n’employait pas librement, comme elle le fait maintenant, le terme de “ dépression ” pour désigner un ensemble pathologique de symptômes. La littérature d’antan parlait plutôt de mélancolie, et l’histoire du concept de mélancolie de Hippocrate à Kraepelin constitue une grande partie de celle de la psychiatrie. Le remplacement de ce terme par celui de “ dépression ”, devenu très courant, est peut-être dû à l’autorité de Kraepelin et à son emploi de l’adjectif apparenté dans le qualificatif diagnostique de “ maniaco-dépressif ”. Dans un cas, celui de la mélancolie involutive, le terme ancien persiste et il était courant à l’époque des premiers écrits de Freud. Freud et Abraham emploient l’expression melancholische Depression, impliquant par là qu’ils parlent d’une forme de dépression – un ensemble structuré de symptômes.

2La psychiatrie actuelle n’a pas complètement rejeté les concepts que Kraepelin employait à propos des psychoses maniaco-dépressives, mais elle les a laissés en friche. Par exemple, pas grand-chose n’est fait sur le plan opérationnel avec les affirmations fondamentales de Kraepelin, et l’idée de symptôme, dans le sens de signe d’un processus pathologique, qu’elle avait au XIXe siècle, est tombée en désuétude. Le mot « symptôme » existe toujours, mais il a une nouvelle signification. Dans les psychoses maniaco-dépressives, ainsi que dans d’autres psychoses et dans les névroses, « symptôme » a pris le sens de « structure psychologique », telle que Freud la définit dans Le problème de l’angoisse (1926). Les psychiatres s’écartent peu à peu de l’implication dénotative originelle du terme.

3Dans la pensée empreinte de psychanalyse, un changement de signification est sans doute inévitablement et insidieusement intervenu, non seulement dans le concept de symptômes, mais aussi dans celui de dépression. Bien que la dépression soit encore la désignation diagnostique d’une psychose, elle désigne principalement un ensemble défini de mécanismes. Nous connaissons tous bien ces mécanismes qui comprennent l’agressivité rentrée, l’identification, la tension entre moi et surmoi, la régression narcissique et orale. Dans notre pensée, nous entendons maintenant par « dépression » cet ensemble de mécanismes plutôt qu’un processus pathologique ; le concept métapsychologique a largement remplacé le concept diagnostique-psychiatrique. Une troisième signification du mot « dépression » se glisse dans nos écrits et notre pensée, et elle est, d’une certaine façon aussi, due à notre acquis d’hypothèses psychologiques de Kraepelin. Je fais ici référence à l’idée ordinaire de dépression comme sentiment élémentaire. Comme le dit la chanson : « Le blues, c’est rien d’autre qu’un homme bien qui se sent mal. » Sous le système nosologique de Kraepelin, il y a une psychologie de faculté qui suppose qu’un affect est quelque chose d’élémentaire et de non structuré, de pur et de virginal. Si cela semble désormais une question de sens commun, une évidence, nous devons nous rappeler de nouveau de la remarque du philosophe selon laquelle ce que nous considérons comme sens commun constitue parfois le résidu de l’habitude et que le sens commun d’aujourd’hui était hier préjugé.

4Examinons donc de plus près l’idée de dépression en tant que sentiment de tristesse – un sentiment que les psychanalystes ont de nombreuses occasions d’observer et d’évaluer. Gerö [2] remarque qu’il apparaît avec l’angoisse dans toutes les analyses, même dans celles de personnes qualifiées de normales, c’est.à-dire ne présentant pas de symptômes névrotiques ou psychotiques particuliers, comme les analystes en formation. L’émergence des sentiments de l’angoisse et de la dépression pendant une analyse est en fait un corollaire de ce que nous considérons comme une caractéristique du processus analytique : la mise au jour du conflit. Pendant l’analyse, les conflits latents deviennent manifestes. Ceux entre le moi et le ça sont accompagnés par l’évolution de l’angoisse ; ceux entre le moi et le surmoi, par la dépression. Sur le plan technique, nous pensons que ces sentiments indiquent les conflits, et nous sommes attentifs à leur présence comme signes et signaux. Pour nous, des angoisses et dépressions passagères de ce type ne sont pas différentes de celles qui pourraient apparaître chez tout un chacun et elles sont habituellement d’une intensité dont on peut dire qu’elle reste dans le domaine du normal. Cela se révèle particulièrement vrai si la personne qui vit le sentiment est capable d’en rendre compte rationnellement ou à travers une rationalisation. Aussi sommes-nous spontanément enclins à considérer le sentiment comme un processus pur et élémentaire au sens où l’entend la psychologie de faculté, comme un affect élémentaire. Nous conceptualisons en particulier le signal de l’angoisse et ne nous occupons généralement pas des éléments cognitifs, ni des questions de genèse et de structure particulières.

5Cependant, réflexion faite, la simplicité que nous supposons est purement conceptuelle. Sur le divan, nous voyons que l’angoisse est le signe d’une tension entre le moi et le ça mais nous observons également qu’elle se manifeste sous différentes formes et dans différents contextes. La même angoisse qui nous indique la présence d’un conflit ouvert se présente de façon plus ou moins structurée. Nous établissons même une sorte de classification car nous notons que l’angoisse paraît parfois sous la forme d’une légère phobie, c’est-à-dire qu’elle comprend – ou se trouve liée à – un déplacement. Dans d’autres exemples, où il y a projection, nous pouvons parler d’angoisse parano ïde. Lorsque nous pensons de cette façon, nous impliquons déjà qu’il existe un diagnostic et un aspect méta-psychologique, possibles même dans le cas d’une angoisse signal. Génétiquement aussi, depuis la publication du Problème de l’angoisse, nous savons que dans la situation analytique nous avons peut-être affaire de façon répétitive à des angoisses qui se forment à différents stades du développement et, en fonction de cela, nous parlons d’angoisse de la séparation, d’angoisse de castration, d’angoisse sociale, et ainsi de suite. Bien que nous sachions que l’angoisse sur le divan a une histoire génétique et une structure, conceptuellement et dans le contexte de la technique analytique, nous négligeons cela en faveur de sa principale signification, celle de signal ou signe du conflit.

6On peut, sur le divan, dire des affects dépressifs plus ou moins éphémères – le cafard, la tristesse, etc. – la même chose que ce que nous avons dit de l’angoisse. La dépression, comme l’angoisse, est le signe d’un conflit au sein de la personnalité ; et les formes que nous rencontrons sur le divan vont de l’affect presque pur, au sens ancien du terme, aux différentes formes que nous connaissons de la psychiatrie. Nous parlons ainsi de dépression angoissée et de dépression parano ïde. Nous avons même désigné une forme courante par une appellation venant de la technique psychanalytique : je parle ici de la réaction thérapeutique négative. Gerö (1936) affirme qu’elle se produit couramment dans l’analyse de cas sur lesquels le diagnostic de dépression a été posé. La réaction thérapeutique négative peut ne pas se manifester de façon évidente en tant que dépression. Mais, quand elle apparaît comme telle, on peut alors y reconnaître différentes structures.

7Je ne souhaite pas proposer une classification exhaustive des formes de réaction thérapeutique négative, et je préfère en particulier laisser toute liste de formes de dépression entièrement ouverte. Mais il pourrait être utile de donner des exemples. Ainsi, celui d’une jeune femme chez laquelle chaque pas analytique donnant l’espoir d’une possible satisfaction instinctuelle était régulièrement suivi par une dépression coupable. Le surmoi descendait ici en ligne directe d’une mère et d’une sœur aînée vraiment très jalouses ; la culpabilité de la jeune femme s’était d’abord manifestée à travers des gestes apaisants, destinés à gagner leur bienveillance et à parer à leur jalousie. Cette culpabilité internalisée était devenue visible pendant l’analyse à travers des fantasmes. Dans un cas de ce type, nous parlons de masochisme moral et d’une peur de perdre l’objet. Mais il faut noter que, pour ce qui concernait les introspections du patient, tout cela était resté longtemps inconnu, et même l’événement réel ayant précipité la réaction n’était pas lié dans son esprit à la dépression qui en avait découlé. Un examen pendant un de ces épisodes aurait peut-être amené le diagnostic de dépression angoissée, qui eût toutefois été qualifiée de « subliminale » ou de « bénine ».

8Je n’ai pas, dans mon emploi des termes, précisément distingué la culpabilité et la dépression, laissant par là à mes lecteurs le soin de comprendre le niveau d’exposition. Théoriquement, bien entendu, je me tiens, à cet égard, à notre terminologie habituelle. Le point principal est ici que, quand une humeur dépressive passagère apparaît au cours d’une séance d’analyse – même si elle est « raisonnable » ou rationalisée –, nous y trouvons en général un ou plusieurs des traits habituels du mécanisme dépressif, tel que le retournement de l’agressivité contre le self, la réaction à la perte d’un objet, etc. Un examen microscopique du processus analytique ne livre pas d’exemples d’éléments affectifs simples.

9Je voudrais continuer un peu à traiter ce sujet. Les cas étudiés de tristesse momentanée montrent un mécanisme, non pas des affects purs au sens où l’entendait la psychologie de faculté. Je ferai de ce fait maintenant l’hypothèse radicale selon laquelle, au moins chez les adultes, dans les humeurs dépressives et les tristesses passagères quotidiennes, un affect pur ne se présente jamais, et les tristesses, cafards et autres états du même type sont tous des réactions complexes mettant en jeu la psychologie des instincts et du moi. Afin de rendre cette idée plus concrète, je donnerai un exemple hypothétique : j’apprends qu’un ami est malade et je deviens triste. La psychologie de faculté poserait deux choses – un stimulus (la mauvaise nouvelle) et la réaction (la tristesse). Ces deux éléments, le stimulus et la réaction, seraient considérés comme le modèle fondamental rendant compte de l’origine et de l’apparition d’un affect. Selon l’idée énoncée plus haut, que l’expérience des états passagers au cours d’une séance ainsi que leur analyse le suggère, le modèle serait le suivant. La mauvaise nouvelle de la maladie d’un ami est le stimulus – ce que la psychiatrie appelle un événement déclencheur. La réaction n’est pas un affect pur et simple, harmonieux et approprié à une situation (comme l’on dirait communément). La mauvaise nouvelle se présente sous la forme d’une menace de perdre l’objet, et donc, dans la réalité psychologique, comme si la perte de l’objet et la réaction étaient une forme de chagrin – ce que, examiné minutieusement, l’on peut analyser empiriquement comme agressivité rentrée, identification, et un plus ou moins grand nombre des éléments caractéristiques de la symptomatologie dépressive. Je me rends compte que cette hypothèse implique une sorte de psychiatrisation de la psychologie et serait certainement l’objet de nombreuses objections théoriques. Ce que nous avons na ïvement appelé une émotion normale se révèle être une névrose mineure. Je voudrais toutefois attirer l’attention sur le fait que la psychologie a de nombreuses fois bénéficié de l’introduction de ce point de vue. Mon modèle est l’attaque de Freud contre la genèse de l’angoisse. À propos de la crise hystérique, il dit que l’on peut y voir une émotion artificielle, et inversement le modelage originel de l’angoisse sur le traumatisme de la naissance signifierait que l’émotion répète une « crise » originelle.

10Je ne spéculerai pas davantage sur la genèse des émotions en général, mais j’attirerai plutôt votre attention sur une difficulté clinique rencontrée dans l’étude de l’allégresse. Longtemps, l’allégresse modérée n’a suscité que relativement peu d’intérêt en psychanalyse clinique. Le sujet était joyeux, supposait-on, car les choses se passaient comme il le souhaitait. Seulement, dans les cas où l’allégresse ne s’accordait pas avec nos idées préconçues sur les conditions dans lesquelles on pouvait s’y attendre, nous l’examinions plus minutieusement et développions des modèles et explications psychologiques. L’allégresse modérée, que l’on rencontre en analyse, s’est toutefois révélée constituer un fertile champ d’étude. Des mécanismes, maintenant bien reconnus, ont ainsi été repérés. Ce type d’allégresse pouvait être compris comme déni, coalescence du moi et du surmoi, identification, etc. Les joies quotidiennes sont peut-être, elles aussi, structurées. Ce ne sont probablement pas de simples réactions à de simples stimuli, comme un réflexe, et elles peuvent au contraire se révéler avoir une structure aussi complexe que l’allégresse pathologique. L’analogie organique ne serait pas le réflexe mais l’excitation de certaines structures complexes sur lesquelles la neurophysiologie attire notre attention.

11À la lumière de notre hypothèse sur la spécificité individuelle des réactions affectives, nous pouvons essayer de procéder à une sorte de brève reformulation d’une partie de ce qui est énoncé plus haut. Prenons comme exemple la dépression passagère des individus chez qui, comme nous le disons, il y a une coloration parano ïde. Nous supposons ici que la mauvaise nouvelle de la maladie d’un ami conduit non seulement à une réaction de tristesse, mais aussi au soupçon que cette maladie a été causée par un mauvais traitement que la femme, ou les employeurs, ou encore les médecins de cet ami lui ont peut-être fait subir. Des soupçons éphémères de ce type disparaissent peut-être avec la guérison de l’ami mais peuvent être ravivés ultérieurement à l’occasion de nouvelles tensions. Clairement, il faut mettre en jeu des défenses du moi autres que celles que présente le modèle de la dépression conçu par Freud et Abraham, notamment la projection destinée à déplacer un sentiment de culpabilité inconscient. Ou bien la tristesse peut revêtir un caractère secondaire exhibitionniste, cherchant une issue pour une agressivité inconsciente – si l’occasion est utilisée pour harceler l’environnement, comme la famille de l’ami, par exemple. Je pense que de telles formes sont encore à ranger dans la catégorie des réactions intelligibles et, dans l’ensemble, ne sont pas considérées comme particulièrement pathologiques.

12Je ne souhaite pas essayer de définir la normalité comme opposée à la pathologie. Mon point de vue ici est à peu près celui que Freud exprime dans les lignes suivantes sur le moi en analyse :

13

Le moi avec lequel nous pouvons conclure un tel pacte doit être un moi normal. Mais un tel moi normal est, comme la normalité en général, une fiction idéale. Le moi anormal, inutilisable pour nos intentions, n’en est malheureusement pas une. Toute personne normale n’est en fait que moyennement normale, son moi se rapproche de celui du psychotique dans telle ou telle partie, dans une plus ou moins grande mesure [...] (1937, [1985, p. 250]).

14Cela est une affirmation profonde et je voudrais la paraphraser en partie à propos des émotions. L’émotion normale est une fiction idéale ; les émotions que nous rencontrons ne sont pas une fiction. Chacune d’elles n’est qu’à peu près normale au sens de la psychologie de faculté. Elles ressemblent à une psychose, plus ou moins, en tel ou tel autre point.

15Un tel point de vue, qui prend en considération davantage de facteurs que la psychologie de faculté et son corollaire, la nosologie de Kraepelin, n’en admettent, paraît plus adaptable aux circonstances qui avaient amené Kraepelin à formuler des états maniaco-dépressifs incertains et d’autres syndromes douteux dans ses classifications. Il éclaire également un peu, me semble-t-il, ce que l’on appelle « le pronostic de la crise ». En psychiatrie, le principe directeur consiste à peu près en ceci que, plus l’affect est prononcé dans une crise psychotique, meilleur est le pronostic. Plus précisément, on aimerait avoir établi non pas si une crise est passagère, mais quels éléments dans la crise persisteront probablement pendant la période dite de guérison, et lesquels ne seront pas présents. Il y a notamment ici des variations, et il nous faudrait toujours une étude permettant de discerner quels mécanismes particuliers ont tendance à se trouver ensemble chez différents individus.

16Je mentionnerai ici l’étude de Fenichel (1934) sur l’ennui et celle de Greenson (1949) sur l’apathie – des contributions de la pathologie à la psychologie des états affectifs – comme exemples de l’approche pour laquelle j’ai esquissé une méthodologie sommaire.

17Jusqu’à ce point de mon exposé, je me suis principalement efforcé de voir en quoi l’idée de Freud sur la genèse de l’affect, telle qu’on la trouve élaborée dans Le problème de l’angoisse, pourrait contribuer à notre conception de l’affect dépression. Maintenant, à l’aide du même texte, nous pouvons appliquer d’autres idées de Freud au concept de dépression comme combinaison de mécanismes névrotiques. En général et en principe, cela a déjà été fait ; ce sont donc véritablement des réflexions que j’exprime ici. Au cours de mes années d’enseignement, j’ai remarqué que, lorsqu’on traite la question de la formation de symptômes, nous faisons tous de nombreuses références au « Petit Hans » et à l’ « Homme aux loups ». Toutefois, ces références ne renvoient pas souvent aux récits de cas originaux mais plutôt aux formulations de Freud dans Le problème de l’angoisse, où il se sert des phobies infantiles de ces deux patients pour illustrer sa conception tant de la formation de phobies que de celle du rôle de l’angoisse et du moi dans ce processus. En effet, dans ce contexte, le « Petit Hans » et l’ « Homme aux loups » constituent des exemples de formation de phobie simple. Les travaux sur l’ « Homme aux loups » réalisés d’abord par Ruth Mack Brunswick (1928) et plus tard par Muriel Gardiner (1953, 1958), mais aussi d’autres matériels rassemblés pour les Archives de Freud, ont mis cela en évidence. Ce nouveau matériel avait trait au rêve bien connu de l’ « Homme aux loups » et à sa phobie, mais il a également éclairé d’autres aspects de sa personnalité et d’autres particularités. Plus nous considérons les affirmations de Freud dans Le problème de l’angoisse, plus nous nous rendons compte que, au moins pour ce qui concerne le « Petit Hans » et l’ « Homme aux loups », il ne nous a pas du tout livré là des récits de cas mais un modèle abstrait de la formation d’une phobie simple. L’abstraction renforce l’acuité du modèle en ceci que Freud va droit au cœur psychologique de la question. Nous pouvons dire qu’en général le signal de l’angoisse révèle le conflit entre le ça et le moi et que, dans la phobie simple, le refoulement et le déplacement apparaissent en réaction à l’angoisse.

18Mais même dans les phobies simples, l’angoisse (sauf pour la conceptualisation) n’est pas un processus simple, composé d’un seul élément. Dans le cas de l’ « Homme aux loups », Freud ajoute, après avoir attribué l’angoisse en général à une peur de la castration, qu’elle comporte également une composante orale provenant d’une période de développement antérieure et contribuant à la peur manifeste d’être mangé. Chez le « Petit Hans », la peur d’être mordu implique une composante orale du même type. Nous restons toutefois avec l’idée qu’il s’agit là de quelque chose de fortuit plutôt que de constant. Nous comprenons que la phobie est une névrose génitale et l’angoisse est de façon caractéristique angoisse de castration, alors que la coloration orale est une particularité individuelle de ces deux patients. Il y a quelque temps (1952), j’ai rassemblé du matériel qui montrait que la façade d’autres phobies, en particulier les phobies adultes (la claustrophobie et l’agoraphobie), montrent des traces de composantes orales dans lesquelles j’ai pensé pouvoir mettre en évidence la présence d’éléments provenant de la situation de l’allaitement. Ma méthode dans cette étude était fondée sur la comparaison de la façade d’une phobie avec le contenu manifeste d’un rêve.

19Je voudrais ici prendre quelques-unes des idées présentées plus haut et les transposer dans un cadre de références similaire afin de parler maintenant de la façade d’une dépression et évoquer pour celle-ci une situation comparable à celle que l’on trouve dans les phobies. La diversité dans le tableau manifeste de la phobie a conduit à l’invention d’une multitude de combinaisons néologiques avec la racine grecque phobia comme, par exemple, claustrophobie, agoraphobie, aleurophobie, géphyrophobie. Les psychiatres avant Kraepelin, par exemple Kahlbaum, à qui l’on doit le mot « cyclothymie », avaient, me semble-t-il, pressenti que la dépression pouvait présenter une façade diverse. Mais, dans l’ensemble, ces psychiatres ne s’intéressaient ni à l’apparence ni au contenu manifeste. Ils mettaient en avant le parcours et la forme, comme le mot que nous venons de mentionner l’illustre. L’évidente diversité des noms des phobies nous a impressionné, alors que Kraepelin ainsi que ses prédécesseurs et ses successeurs ignoraient la diversité. Ils soulignaient dans les dépressions et les exultations une présumée unité et identité. La psychiatrie traditionnelle avait attiré notre attention sur la variété des phobies et sur l’uniformité des dépressions. Dans les différentes classifications officielles, les sous-titres indiquant les variétés de dépression diffèrent largement.

20Ici, me semble-t-il, les psychanalystes commencent à apporter leur contribution. Ils ne suivent toutefois pas la tradition de ceux qui ont nommé les phobies, ni celle des psychiatres descriptifs qui parlaient de folie circulaire [3], de dépression simple, de manie simple, etc. Les analystes ont plutôt vu une diversité au sens psychologique ; par exemple, dans les types d’identification que l’on peut mettre en évidence chez des patients différents (Reich, 1954), et dans d’autres traits spécifiques du moi (Jacobson, 1954). Ce type d’approche clinique diffère beaucoup de celui qui consiste à nommer et à établir une classification descriptive et, nous l’espérons, finira par la remplacer. Finalement aussi, ce remplacement ira peut-être jusqu’à faire avancer la « psychanalysation » de la psychiatrie et à substituer un modèle vraiment dynamique à une psychologie dépassée, fondée sur la psychologie de faculté.

21J’ai affirmé ailleurs (1954) ma conviction que tous les énoncés psychanalytiques sur les névroses doivent être testés par la psychologie du sommeil et du rêve. Cette conviction se fonde tant sur la découverte cruciale de Freud selon laquelle le rêve et la psychologie de la névrose sont essentiellement identiques que sur l’application empirique réussie de cette idée. Je voudrais, à ce propos, évoquer brièvement une comparaison que j’ai faite une fois entre la dépression et un certain type de rêve, continuant par là une idée introduite par Freud qui comparait la façade phobique et le contenu manifeste du rêve. Comme façade manifeste de la dépression fréquemment rencontrée, je choisis le tableau standardisé que Freud et Abraham employaient.

22Notre première approche consistant à aborder le tableau de la mélancolie comme s’il s’agissait de la façade manifeste d’un rêve suppose que « narcissique » a la même signification quand on l’emploie en rapport avec la régression dans la mélancolie et la régression pendant le sommeil, où il implique un état sans rêves. De ce fait, ce qui apparaît dans le tableau manifeste de la mélancolie est comparable au tableau manifeste du rêve, le résultat de l’introduction d’impulsions du ça et du surmoi comparables aux stimuli qui menacent de réveiller le dormeur. En d’autres termes, les manifestations du tableau classique de la mélancolie sont la façade qui découle finalement de l’expression déformée de ce type d’impulsions.

23À cet égard, nous pouvons développer notre pensée en disant que la dépression est un rêve déplaisant manifestement, dans lequel l’accomplissement du désir narcissique latent de dormir au sein se trouve dérangé par l’introduction d’une tendance opposée, c’est-à-dire par ceux qui sèvrent et réveillent. Comme le narcissisme du sommeil, le narcissisme de la régression dépressive est soumis à la perturbation d’impulsions et de souvenirs, et ceux-ci sont représentés de façon analogue. Comme dans le rêve bien connu de l’enfant qui brûle dans le chapitre VII de L’interprétation du rêve, ils sont représentés d’une façon influencée par le besoin de protéger la régression narcissique. On se souviendra que dans l’exemple évoqué un père rêve de son enfant mort, dont le cadavre est exposé dans une pièce voisine. L’enfant se tient debout près de son lit, saisit le bras de son père et murmure : « Père, ne vois-tu donc pas que je brûle ? » Le père se réveille et se rend compte qu’un des cierges a fait démarrer un vrai feu. Freud se sert de ce rêve pour montrer comment fonctionne le désir de dormir, car le fait de rêver permet au père de prolonger un moment son sommeil (Freud, 1900, [2003, p. 651]).

24Les ordres bien connus du surmoi – si on les considère comme ceux qui sèvrent et réveillent – exigent que le patient déprimé abandonne le sein et sont, de ce fait, comparables au vrai feu qui a perturbé le sommeil du père. Le traitement de ceux-ci par le patient déprimé est analogue à la déformation du rêve et sert le même but, celui de protéger la régression narcissique. Dans la dépression, les injonctions du surmoi sont des expressions déformées d’ordres de se réveiller. Leurs formes tendent à garder la régression narcissique analogue des dépressions. Le sommeil narcissique analogue de la personne déprimée est constamment soumis à des intrusions et à l’injonction : « Va-t-en du sein de ta mère ! Réveille-toi ! » Mais il n’est pas obéi à cet ordre. L’obstination avec laquelle cet ordre ne cesse d’être répété montre qu’il est entendu mais qu’il n’est pas tenu compte de celui-ci. Aussi longtemps que le patient déprimé est ainsi exhorté, il continue – bien entendu, secrètement et inconsciemment, de maintenir sa place régressive au sein. L’admonestation est traitée de la façon dont un rêveur traite un stimulus de l’intérieur ou de l’extérieur – le stimulus est pris en considération et enregistré mais la régression narcissique est préservée.

25J’ai choisi un type de rêve très simple, celui de l’enfant qui brûle, comme l’analogue d’une forme simple de dépression fréquente, dans laquelle les symptômes importants sont dus à la culpabilité et à la régression orale. Freud a fait des commentaires sur le contraste entre le sentiment conscient de ne pas valoir grand-chose et la grandiloquence narcissique inconsciente que l’on rencontre dans des cas de ce type. Il existe un paradoxe similaire dans la douleur consciente de ce tableau mélancolique désagréable et la satisfaction agréable et inconsciente du désir de dormir au sein.

26Pour revenir maintenant à ce que j’ai dit plus haut sur les formes et la classification des dépressions, nous pourrions considérer la diversité des moyens utilisés pour préserver la régression narcissique et les différents mécanismes de défense du moi invoqués pour le protéger comme la source de la coloration individuelle et des différents mécanismes rencontrés dans les dépressions. Il y a des rêves types qui, comme celui de l’enfant qui brûle, sont relativement simples et peuvent servir à démontrer un mécanisme de base. En fait, Freud s’est servi du rêve de l’enfant qui brûle en ce sens, c’est-à-dire comme d’un exemple pour désigner une caractéristique de toute activité onirique. Ainsi, dans les analogies esquissées plus haut, nous nous sommes intéressés à un type, et comme dans le cas du rêve, à quelque chose qui, d’une façon ou d’une autre, constitue une composante de toutes les dépressions, alors que la façade présente une diversité analogue.

27(Traduit de l’anglais par Anne-Lise Hacker.)

BIBLIOGRAPHIE

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Notes

  • [1]
    Cet article a été présenté lors du 10e Symposium-anniversaire, à l’Unité de psychiatrie de l’enfant du Centre de santé mentale du Massachusetts, Harvard Medical School. Le symposium était consacré aux « Psychoanalytic Studies in Object Loss and Depression », Psychoan. St. of Child, 16, 1961, 321-331.
  • [2]
    Communication personnelle.
  • [3]
    En français dans le texte original. [N.d.T.]

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