Couverture de RFP_683

Article de revue

À visage découvert

Pages 917 à 928

English version

1Il m’arrive parfois quelque chose d’étrange. Lorsque j’ai en face de moi un homme ou une femme, pour un entretien ou une psychothérapie, je me surprends à adopter (ou, plutôt, à avoir adopté) la même attitude gestuelle que cet homme ou cette femme : par exemple, croiser les bras, ou mettre le menton dans la main, etc., y compris des gestes qui ne me sont pas toujours familiers. Cette attitude en miroir me cause une discrète gêne lorsque j’en prends conscience. Je me demande alors s’il y a dans le discours de la personne qui s’adresse à moi quelque chose qui me toucherait particulièrement, et qui créerait une sorte de résonance corporelle immédiate, mais il me semble que ce n’est pas forcément le cas, même si, de ce point de vue, on peut toujours se leurrer. Il s’agirait là d’un mouvement empathique soudain dont il conviendrait naturellement de se dégager sous peine d’une collusion imaginaire, d’une “ masse à deux ”.

2Je sais que quelque chose d’un peu semblable peut exister aussi chez l’autre partenaire de l’entretien. J’ai eu longtemps en psychothérapie une jeune femme psychotique qui présentait de grandes crises d’agitation : parfois elle tournait autour de mon bureau dans une sorte de danse du scalp et en hurlant : « Je vais vous tuer, docteur, je vais vous tuer. » Pendant ses périodes de calme, elle avait une mimique du visage qui la conduisait, lorsque je lui parlais, à terminer mon propos non pas avant, ni après, mais vraiment en même temps que moi. Avait-elle peur alors après m’avoir fait peur ? Ou gardait-elle les braises encore chaudes d’une peur très ancienne dont elle avait perdu le souvenir ? Étais-je moi-même marqué par des traces semblables et avant tout désireux de reléguer au plus loin de la conscience et de la mémoire la constatation tristement célèbre suivant laquelle nous descendons tous d’une génération de meurtriers ?

3Échomimie, échopraxie, écholalie sont des phénomènes depuis longtemps étudiés par les neurologues et les psychiatres, qui leur ont conféré une valeur sémiologique très fine et précieuse. De même, les cognitivistes rappellent à juste titre que l’empathie, à la base des sentiments altruistes, n’est même pas le propre de l’homme et que parmi les mammifères sociaux ce sont les carnivores qui en manifestent le plus... (Decety, 2002). Mais ces études ne paraissent pas avoir beaucoup dépassé le stade descriptif et ne nous renseignent pas sur la genèse de cette sorte de contamination gestuelle lorsqu’elle apparaît dans un cadre relationnel défini. Je ne pouvais non plus me contenter de l’explication psychologique suivant laquelle, à partir de la seule imitation, la perception de l’expression faciale de quelqu’un conduisait à faire éprouver l’état affectif correspondant. C’est le point de vue des psychologues pour qui « la théorie de la perception des affects d’autrui est fondée sur le rôle de l’écho ïsation corporelle qui s’instaure entre les actants et qui contribue fondamentalement à permettre des interférences sur des éprouvés affectifs tant phasiques que toniques » (Cosnier, 1994).

4Je continuais à m’interroger sur cette sorte de symptôme transférentiel observable à l’état naissant lorsqu’une amie psychologue, qui a travaillé longtemps aux États-Unis et qui a étudié Kohut beaucoup plus que Freud, m’a assuré que toutes ces manifestations témoignaient d’une excellente capacité d’empathie qui devait faire de moi un thérapeute idéal. Je n’en fus nullement convaincu. Je sais bien que Kohut a décrit le transfert en miroir mais je sais aussi qu’un autre auteur, français celui-là, a déclaré un jour qu’à vouloir ainsi se mettre à la place de l’autre, il ne devait lui rester à cet autre, le pauvre, que bien peu de place.

5Lacan, à qui l’on prête ce propos, réglait ainsi d’emblée son compte à l’empathie au niveau de la lecture la plus banale du concept dont en même temps il récusait l’usage et alors même qu’il avait été frappé, après Wallon, par le phénomène de mimétisme chez l’enfant. La description du stade du miroir devait montrer le décalage entre l’incoordination motrice de l’enfant (et son impuissance) et l’assomption jubilatoire et anticipée de l’unité corporelle, première ébauche du moi dont le caractère imaginaire était ainsi, pour lui, irrémédiablement fondé.

6Ce furent d’autres qui poursuivirent les recherches dans la voie de l’observation directe du bébé, technique qui pour certains fait écho aux pratiques de Charcot à la Salpêtrière. On ne voit pas, en effet, pourquoi, si l’on se situe dans une perspective résolument psycho-génétique et qui promeut avant tout l’archa ïque, on ne s’intéresserait pas au gestuel dès le berceau, si tant est que ces études puissent faire progresser le problème de l’identification, y compris dans sa dimension hystérique. Lacan, lui, récusant l’attitude phénoménologique comme l’observation psychologique, avait pris soin de préciser dans le titre même de sa conférence qu’il s’agissait d’éléments « tels qu’ils se sont révélés dans la cure psychanalytique » (Lacan, 1966). Étaient ainsi décrite la captation par l’image de l’autre et dénoncée la relation « intersubjective, relation imaginaire, duelle, vouée à la tension agressive ou à l’attrait érotique ». Alors le sentiment altruiste devenait sans promesse, « lorsque est percée à jour l’agressivité qui sous-tend l’action du philanthrope, de l’idéaliste, du pédagogue, voire du réformateur » (Lacan, op. cit.). Que d’attitudes ainsi dénoncées d’un seul coup comme étant vouées au leurre à partir de la prise en compte de l’un des trois registres fondamentaux du champ psychanalytique lacanien.

7Et pourtant... « Einfühlung in den anderen » signifie bien « se mettre dans l’autre », « se mettre à l’intérieur de quelqu’un », voire « tomber dans l’autre ». Le gestuel est là dans l’acception littérale de la langue. L’expression apparaît en 1905 dans Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient (Freud, 1905). Freud veut comprendre le processus psychologique par lequel le mot d’esprit produit son effet. En 1914, dans les premières pages du « Mo ïse de Michel-Ange, il ne dira pas autre chose à propos de son intérêt pour l’œuvre d’art, tout prêt à reprendre à son compte la formule de Léonard de Vinci : « Un grand amour naît d’une grande connaissance de l’objet aimé » (Freud, 1910). Mais de quelle connaissance s’agit-il ici qui puisse émouvoir celui qui aime, l’ « amateur » ? Le désir de savoir dont Freud a décrit la racine infantile sexuelle est le même, qu’il concerne l’œuvre d’art ou les mécanismes qui interviennent dans la relation à l’autre. À la limite, l’objet importe moins en lui-même que les manifestations qu’il est capable de déclencher. C’est donc naturellement aux théoriciens de l’empathie que Freud va s’adresser.

8Et d’abord au philosophe allemand Robert Visher, le créateur du terme, en 1873, qui définit le « Beau » non par ses qualités objectives mais par la « projection de la sensibilité humaine sur les objets de la nature ». Puis à Theodor Lipps (1851-1914), professeur à Munich, qui transpose l’usage du terme dans le domaine de la psychologie en faisant de l’empathie l’élément essentiel de l’accès à la connaissance d’autrui. Dans Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, Freud cite Lipps abondamment, en particulier lorsqu’il prend en considération la mimique de représentation « par quoi tout se passe comme si celui qui écoute se mettait à la place de la personne observée ». Mais les choses ne s’arrêtent pas là pour Freud. Il va se servir du mot d’esprit comme il avait utilisé le rêve pour décrire une nouvelle fois le mode de fonctionnement psychique basé sur ces découvertes que sont la condensation, le déplacement et ce qu’il nomme la figuration indirecte (figuration par le contraire ou, inversement, par le similaire ou l’apparenté). Naturellement est absente ici la régression telle qu’elle est définie au chapitre VII de L’interprétation du rêve – à savoir, un mouvement régrédient au sein de l’appareil psychique qui va de la démarche de pensée à la perception. Voilà ce qui intéresse Freud à l’époque. L’empathie est citée comme en passant : elle est cette capacité de pouvoir non pas partager les sentiments de l’autre, mais de se les représenter. Elle est ainsi une condition nécessaire de l’écoute, mais certes pas une condition suffisante de la cure.

9Par ailleurs, nous sommes en 1905 lorsque paraît le livre de Freud sur la fabrique du mot d’esprit et sur les jeux de la langue. L’année suivante, 1906, marque le début de la correspondance avec Jung à propos de son livre : Les études diagnostiques d’associations. Il y a donc un décalage d’un an entre la parution des deux livres. Mais Freud connaissait le test d’associations verbales et on peut penser qu’il avait déjà pu prendre connaissance d’une première publication de l’ouvrage de Jung dans une revue de psychologie de langue allemande. Il y a là tout un mouvement qui n’est plus tout à fait celui de l’empathie et de sa condition spéculaire mais celui de l’articulation des idées entre elles, voire de leur désarticulation, de leur désordre, de leur dissociation (ce dont témoigne l’Einfall). C’est ce qui devait intéresser d’autres philosophes tels que Wittgenstein par ailleurs plutôt critique vis-à-vis de la psychanalyse mais séduit par le mode de pensée qu’elle implique ; sa sœur faisait une analyse avec Freud et elle lui racontait la « méthode » : méthode esthétique et non scientifique, devait dire le philosophe : « méthode exhibante de ressemblances invisibles autrement » (Wittgenstein, 1932-1935).

10L’empathie réapparaîtra cependant dans l’œuvre freudienne, comme en écho aux thèmes dramaturgiques, à propos de l’identification dans Psychologie des masses et analyse du moi (Freud, 1921), dont nous devons ici citer un assez long extrait :

11« Partant de l’identification, une voie mène, par l’imitation, à l’empathie, c’est-à-dire à la compréhension du mécanisme qui nous rend possible toute prise de position à l’égard d’une autre vie d’âme. Même dans les manifestations d’une identification existante, il y a encore beaucoup à élucider. Elle a entre autres comme conséquence qu’on restreint l’agression contre la personne avec laquelle on s’est identifié, qu’on la ménage et qu’on lui apporte son aide. L’étude de telles identifications, comme celles par exemple qui sont à la base de la communauté de clan, a fourni à Robertson Smith ce résultat surprenant qu’elles reposent sur la connaissance d’une substance commune... et que de ce fait elles peuvent également être créées par un repas pris en commun. Ce trait permet de connecter une telle identification à l’histoire originaire de la famille humaine, construite par moi dans Totem et tabou. »

12Ici l’identification qui mène à l’empathie est décrite presque comme un remède à l’agressivité, voire comme assurant la prévention du meurtre.

13Dès lors, l’empathie qui puise ses racines dans l’histoire de l’individu, voire dans l’histoire de l’espèce (celle « construite » par les produits de l’oubli collectif) (Moscovici, 1989), va se retrouver aussi dans l’histoire de la psychanalyse. Elle y imprimera sa marque d’origine, le made in Germany qui rappellera qu’elle a d’abord été décrite dans le domaine culturel et qu’elle implique le refoulement. Elle va ainsi concerner certains courants de la psychanalyse contemporaine bien au-delà du mouvement culturaliste.

14Ce sont les auteurs kleiniens qui ont donné à l’empathie ses lettres de noblesse cliniques en la considérant comme un mode de communication lié à une identification projective non pathologique. Sans revenir ici sur la description de cette dernière, rappelons simplement qu’elle associe un clivage à un mouvement projectif et recouvre une série de fantasmes liés aux mécanismes schizo-parano ïdes de défense, stade précoce du développement. Les fantasmes liés à la pulsion destructrice font ainsi de cette forme particulière d’identification le « prototype d’une relation d’objet agressive ». Ici le label culturel apparaît bien dans le propos de Melanie Klein lorsqu’elle raconte que l’idée du concept lui est venue après la lecture d’un roman de Julien Green : Si j’étais vous... (1947). Ce que ni Melanie Klein ni ses biographes (en particulier Grosskurth, 1990) ne signalent, c’est que l’histoire de Fabien, le héros, est faite d’une suite de meurtres, avec une série de dépouilles des personnages dont certains, certes, vont retrouver la vie, mais à qui Fabien doit d’abord « faire la peau » avant de la leur prendre. C’est l’envie – une envie térébrante et meurtrière – qui pousse Fabien à vouloir être l’autre, et sans délai, avant qu’un long processus d’identification lui permette de prendre l’autre pour modèle ou, plutôt, en raison même de l’échec d’un tel mouvement.

15Julien Green était peu intéressé par la psychanalyse. Il est vraisemblable qu’il ne connaissait pas le rêve de la belle bouchère qui veut donner un dîner (Freud, 1900), où Freud déjà montrait tout le plaisir qu’il pouvait y avoir à être l’autre. Curieusement, le roman précédant Si j’étais vous... s’intitule Mo ïra (1946), et c’est encore l’histoire d’un meurtre : celui d’une jeune femme provocante tuée par un étudiant profondément marqué par les interdits religieux. Au préalable ce jeune homme avait été à l’origine, à son insu, d’un amour homosexuel qui devait conduire à un suicide.

16Récemment un courant psychanalytique très différent du mouvement kleinien est né aux États-Unis qui met l’empathie au centre de la cure. Ce courant, dit de l’intersubjectivité, s’inscrit en réaction contre certaines impasses de l’ego-psychologie, va au-delà des thèses de Heinz Kohut, et il n’est pas sans évoquer les dernières expériences de Ferenczi et ce qu’il a décrit dans le Journal clinique sous le nom d’ « analyse mutuelle » (Ferenczi, 1932).

17On connaît mieux aujourd’hui l’histoire d’Elisabeth Severn, cette patiente désignée par les initiales R. N. dans Le Journal grâce en particulier aux travaux de Fortune, relatés par Lewis Aron (Aron, 1996).

18Elisabeth Severn fit une analyse de huit ans avec Ferenczi, de 1924 à 1932. Déjà très malade dans l’enfance, R. N. avait été traitée dans de nombreuses cliniques par des thérapeutes divers pour dépression, hallucinations, cauchemars, troubles des conduites alimentaires et tendances au suicide. Elle était née Leota Brown. À 27 ans, elle se sentit appelée à être thérapeute : « métaphysicienne », écrivait-elle sur ses cartes, et elle changea de nom pour commencer une nouvelle vie. Élue vice-présidente à Londres de la Société d’alchimie, elle partit aux États-Unis où elle pratiqua la psychothérapie pendant dix ans. En réalité elle pratiquait la voyance, la télépathie (un intérêt que Ferenczi et Freud ont pu avoir) et guérissait par le toucher (healing touch). C’était un véritable personnage, toujours entourée de quelques personnes riches et dévouées à sa cause. Après plusieurs essais de psychothérapie dont l’un (naturellement court...) avec Otto Rank, elle fait appel à « l’analyste du dernier ressort » et se rend à Budapest. Très folle et désireuse d’imposer son pouvoir, ainsi apparaît celle que Freud nommera « le mauvais génie de Ferenczi ». D’emblée elle est antipathique à ce dernier qui est intimidé. Peut-être lui fait-elle peur. Ferenczi s’efforce de dissimuler ses sentiments, ce que R. N. perçoit immédiatement, et voici ce qu’il écrit : « Elle réclame une analyse méthodiquement menée comme étant la seule mesure de protection contre la tendance perçue chez moi de tuer et de torturer les patients. D’abord une opposition violente de ma part »... et « ce qui fit la plus forte impression fut mon aveu d’antipathies personnelles et physiques, ma confession que mon attitude amicale avait été surfaite » (Ferenczi, 1932). On imagine le trouble que devait causer cette révélation lorsque le désir de savoir et de comprendre, le désir de guérir (il est vrai poussé jusqu’à la fureur...) mais aussi le désir d’une empathie authentique sont dénoncés comme servant à dissimuler un désir de meurtre.

19On sait les excès auxquels fut alors conduit Ferenczi, jusqu’à réaliser, à l’hôtel même où résidait R. N., des séances de plusieurs heures deux fois par jour, en plus de celles des week-ends et de la nuit. Cette femme avait trouvé un amoureux parfait (perfect lover). C’est alors qu’elle réclama d’être elle-même l’analyste de l’analyste. Toute attitude de refus de la part de Ferenczi était interprétée comme une manifestation de haine à son égard. Ferenczi disparaît en 1934, épuisé par l’anémie de Biermer et sans doute aussi par les exigences répétées de celle qu’il a surnommée « la Reine ». Elle avait occupé seule le fauteuil et lui le divan pendant les dernières semaines de son séjour à Budapest. Ferenczi, a t-on dit, lui réglait ses séances (Aron, op. cit.). Elle même, réfugiée à Paris, écrivit un troisième livre de « psychothérapie » où elle ne fait qu’une discrète allusion à l’analyse mutuelle. Après sa mort, sa fille témoigna que l’analyse avec Ferenczi lui avait certainement sauvé la vie.

20Ainsi sympathie et antipathie ne sont-elles pas l’empathie, en tout cas telle qu’elle apparaît dans le texte freudien. Ici la confusion des termes devait se révéler dans la confusion des rôles au détriment de l’asymétrie nécessaire, y compris naturellement lorsqu’elle n’est pas désirée. On ne trouve sans doute pas dans toute l’histoire de la psychanalyse d’exemple aussi douloureux et poignant que cet épisode où l’impossibilité d’analyser le contre-transfert négatif (ce fut précisément ce que Ferenczi devait reprocher à Freud) conduisit à cette série de passages à l’acte. Défaut d’empathie, pourrait-on même dire ici (impossibilité de « comprendre le mécanisme » suivant cette définition de Freud, lorsque le mécanisme emporte et détruit l’analyste lui-même), impossibilité d’assurer le rôle du mauvais objet, difficulté à se représenter le fonctionnement psychique de l’autre en raison de la confusion et du refus de se situer en tiers.

21Les tenants de l’intersubjectivité, en mettant l’empathie au centre de la cure, devaient finalement, et bien qu’ils s’en défendent, développer une pâle figure de l’analyse mutuelle. Celle-ci avait échoué, disent-ils, certes en raison des problèmes personnels de Ferenczi – la relation à sa mère – mais surtout parce que ce dernier ne possédait pas les concepts théoriques nécessaires pour poursuivre dans cette nouvelle voie. Dès lors, l’empathie devait jouir d’une faveur d’autant plus grande que lui étaient associées ces valeurs que sont l’honnêteté, l’authenticité, etc. Cependant, en révélant à juste titre la soumission masochique agie (enactment) de Ferenczi à sa patiente, ces analystes montraient en même temps que l’auteur du Journal avait confondu symétrie et échange mutuel. Dans ce cadre, l’ « auto-dévoilement » (self disclosure), dont un exemple amusant a été donné récemment (rapporté par C. Lechartier, Atlan, 2001), est décrit comme la méthode principale d’interprétation, négligeant, par sa superficialité, le refoulement (souvent confondu avec la répression), la sauvagerie du transfert et la dimension meurtrière du conflit œdipien.

22C’est bien dans « Constructions dans l’analyse » que Freud peut adresser ses critiques les plus pertinentes à ce qui pourrait être cette forme dévoyée de l’empathie, où les mondes de l’un et de l’autre partenaires seraient confondus. Il rappelle que « le travail analytique consiste en deux pièces entièrement distinctes, qui se jouent sur deux scènes séparées et concernent deux personnages dont chacun est chargé d’un rôle différent » (Freud, 1937). Ainsi ce texte tardif se voulait-il une réponse à Ferenczi. Il se faisait aussi l’écho d’un autre écrit, l’un des tout premiers : les pages de L’interprétation des rêves où Freud convoque « le grand Fechner » et sa conception de « l’autre scène » (Freud, 1900). Apparaissait déjà un premier éclairage sur le fonctionnement psychique de l’analyste dans la cure. Celle-ci, en effet, ne pouvait en aucun cas se résumer au seul problème de la communicabilité, voire de l’empathie.

23En mettant l’accent sur la dimension interpersonnelle et en négligeant quelque peu les aspects intra-psychiques, le courant intersubjectif ne tient pas suffisamment compte des travaux importants qui, dans le cadre de la psychanalyse contemporaine, avaient concerné l’étude du contre-transfert.

24Ces travaux ont animé la communauté analytique depuis l’immédiat après-guerre : en particulier ceux de Heinrich Racker, en Argentine (Racker, 1953), ceux à la même époque de Paula Heiman à Londres, d’abord dans la mouvance kleinienne puis de façon plus indépendante et dont l’article de 1950 sur le contre-transfert est un ouvrage de référence.

25Dans un texte récent, Laurence Kahn s’interroge longuement sur le sens de l’ « esthétique d’orientation économique » que Freud nomme ainsi à la fin du deuxième chapitre d’ « Au-delà du principe de plaisir ». Citant en particulier les travaux d’Annie Reich et de Jacob Arlow, et loin de restreindre l’empathie à un « mode sentimental de compréhension », elle rappelle ce que Freud y met – à savoir, la « co-excitation motrice grâce à laquelle l’autre se met en nous et nous en lui » (Kahn, 2003). Elle rappelle encore, à cet effet, l’importance des « traces motrices sensorielles ». En somme, la trace mnésique de l’objet ne suffit pas ; il convient de prendre en compte le réinvestissement des traces mnésiques laissées par l’exécution du geste, celles-là mêmes qui correspondent, « aux traces laissées par les décharges accompagnant l’expérience de plaisir-déplaisir » et finalement ce qui, par son activité de connaissance et de reconnaissance, sera à l’origine du travail de la pensée (Kahn, 2001).

26Dans un contexte proche, Daniel Widlöcher (1998), particulièrement intéressé par ce que représente l’associativité et le rôle qu’elle joue dans la cure, a décrit ce qu’il nomme la co-pensée, non réductible à l’inter-subjectivité mais relevant à la fois des processus primaires et secondaires. Par ailleurs, en s’interrogeant « sur quoi, vers quoi se porte le travail d’empathie », il poursuit l’analogie avec l’esthétique pour dire que l’analyste qui a renoncé aujourd’hui à être un expert se situe « entre l’historien et l’amateur » (Widlöcher, 2003).

27Née dans le domaine de l’esthétique à partir de considérations concernant moins l’œuvre d’art elle-même que les effets qu’elle génère, l’empathie devait permettre, en retour, des points de vue nouveaux sur la genèse de l’œuvre, et bien au-delà d’une seule pathographie et des éléments biographiques du créateur. Certes ceux-ci ne sont pas absents lorsque par exemple Freud étudie « La Sainte Anne en tierce » (la confusion des générations chez Léonard) (Freud, 1910). Mais dans ce dernier cas c’est moins le fait aisément visible que Anne et Marie paraissent avoir le même visage (et le même âge) qu’un autre élément plus étrange : dans les plis des robes, où apparaît l’oiseau, les membres des deux femmes paraissent confondus – « aussi fusionnées l’une avec l’autre que des figures du rêve mal condensées ». L’intérêt s’est ainsi déplacé sur les qualités formelles de l’œuvre et sur le geste dont l’écho se manifeste chez le spectateur (ou, mieux, l’amateur) dans le mouvement empathique.

28Ici le geste est d’abord celui du peintre. Il est aussi celui du poète chez qui la transgression apparaît dans l’espace de la langue lorsqu’il met en relation des éléments jusque-là isolés. L’abandon de la figuration chez certains peintres contemporains s’est parfois manifesté de cette manière, déplacée. En 1943, Jackson Pollock expose pour la première fois à New York à la galerie de Peggy Gugenheim, Art of this country. Jusque-là ses œuvres encore figuratives et fortement colorées rappellent celles, angoissantes et tragiques, d’Edvard Munch. Mural, l’œuvre maîtresse d’alors, est un panneau long de 6 m où Pollock laisse éclater son tempérament volcanique. C’est à New York qu’il entre en contact avec d’autres peintres abstraits (De Kooning) et avec les surréalistes (surtout Marcel Duchamp). Par ailleurs, un peu avant la guerre, il a fait deux psychanalyses, assez courtes, dont l’une avec un jungien qui a développé son intérêt pour les mythes. Après l’exposition, il se remet au travail dans la petite maison de Long Island, près de l’océan, où il vit avec sa femme, Lee Kramer, également peintre. C’est là qu’il décide tout à coup d’abandonner définitivement le face-à-face avec le chevalet et d’étendre la toile à même le sol. « Je me sens plus proche de la peinture comme si j’en faisais partie », dit-il. Peut-on mieux parler de l’empathie dans le domaine esthétique ?

29Dans le film récent qui retrace sa vie et son œuvre (Jackson Pollock), l’habileté du scénariste est d’avoir fait se succéder deux séquences significatives : celle où l’on voit le peintre barrer une figure féminine à grands coups de pinceau est immédiatement précédée d’une autre série d’images où apparaît la mère du peintre, décrite comme autoritaire et froide. Non pas la Reine, cette fois, mais la louve : c’est ainsi que son fils l’avait représentée dans un tableau antérieur : The she wolf. Un peu plus tard, entre 1947 et 1951, Pollock inventera la technique du dry painting qui consiste à laisser tomber du pinceau les gouttes de couleur, au gré de l’inspiration du geste.

30Le geste de Freud qui congédie le face-à-face va au-delà de la difficulté qu’il peut y avoir à soutenir le regard de l’autre ou à être observé trop longtemps par lui. Il favorise la régression (le fonctionnement régrédient de l’appareil psychique), facilite les représentations dans le nouvel agencement de l’espace ainsi constitué et relativise l’empathie, en particulier lorsque celle-ci, trop intense, peut apparaître comme une réaction contre la peur, génératrice parfois d’une gestuelle mimétique défensive : en somme, un familier qui resterait familier, jamais inquiétant...

31Or l’inquiétant peut être précieux lorsqu’il survient dans la cure : ne pas se reconnaître dans la porte vitrée du compartiment de chemin de fer et voir un étranger occuper sa propre place alors que le voyage a déjà commencé et que les paysages traversés continuent à être décrits par l’autre voyageur.

32Pour brouiller encore un peu plus les choses, c’est voilée que Leila avait commencé son voyage et qu’elle venait à ses séances. Certes elle ne portait pas de foulard ou tout autre signe d’appartenance, mais elle s’était toujours arrangée pour que je ne puisse pas voir son visage, sinon furtivement le deviner au moment de l’accueil ou du départ : elle détournait la tête ostensiblement et jamais elle ne m’avait serré la main. Sur le divan elle se couchait en chien de fusil, recroquevillée ; parfois encore son bras devant la bouche rendait son discours difficile à percevoir, car elle l’émaillait en outre d’expressions dans sa langue maternelle : de longs passages qu’elle se gardait de traduire et qui me paraissaient plutôt véhéments avant que je puisse saisir qu’ils représentaient un dernier lien avec sa mère, un lien amoureux. La règle de l’associativité était tournée en dérision lorsqu’elle se mettait par exemple à énumérer le nombre de livres qu’elle apercevait dans ma bibliothèque. Elle-même avait fait des études universitaires et lisait beaucoup. Puis elle me bombardait de questions et devant mon silence elle se mit à révéler certaines de ses fantaisies personnelles les plus sauvages où il s’agissait de me torturer... et de me découper en morceaux. Un jour, accablé autant qu’excédé, je lui fis remarquer qu’elle me soumettait à la question. Cette phrase devait prendre immédiatement valeur d’interprétation : j’apprenais en même temps que Leila avait lu le livre d’Henri Alleg sur la torture en Algérie (1958).

33Que s’était-il passé alors ? L’interprétation, inattendue, condensait et actualisait deux drames, celui de la guerre d’indépendance et celui de l’histoire de Leila : les coups reçus de la part de son père dès qu’elle manifestait le moindre geste d’autonomie. Cela l’avait conduite, à l’adolescence, à la fuite du foyer familial et à l’exil. L’évocation d’un argument théorique comme l’identification à l’agresseur était certes bien fondée. Mais ici le seul titre d’un livre – écrit il y a si longtemps et qui était réapparu dans l’actualité médiatique – surgissait dans la cure comme interprétation non seulement justifiée mais opérante : aux questions qui ne pouvaient être que sans réponses et engendrer un désir de mutilation, voire un désir de mort, avait succédé la réapparition progressive des questions concernant le monde du père, des frères, celui des hommes, en même temps que pouvait apparaître la question de sa propre identité sexuelle et de son désir : « J’aurais voulu être l’homme de ma mère », avait-elle dit. Une autre fois elle révéla qu’elle désirait avoir un enfant, un fils, qui serait pour elle une façon d’ « apprivoiser la différence ». Nul besoin ici de l’auto-dévoilement. Qu’auraient apporté de plus les souvenirs de mon propre séjour là-bas et les éléments du tragique conflit que nous avions vécu chacun dans notre camp et alors qu’elle était encore une très petite fille ? Bien sûr, l’étrangeté de la langue, sa raucité, mais aussi sa musique ne pouvaient que nourrir ma propre nostalgie des oasis du Sud que j’avais aimés, la blancheur des minarets, des coupoles et la beauté biblique des palmeraies. Et je pouvais me demander comment j’avais pu ignorer moi-même si longtemps que ma tranquillité d’alors et mon travail de médecin auprès des populations de ce pays n’avaient pu se faire que par le biais du Renseignement. Le désir d’empathie seul aurait été source d’erreur en gommant la différence, y compris la plus exotique des différences, celle des sexes. Au mieux je pouvais considérer mon propre questionnement parallèle aux questions de Leila comme l’expression d’une métaphore enfouie dans l’histoire, celle de deux mondes étrangers l’un à l’autre et qui s’étaient violemment affrontés. Ainsi, c’était moins la nostalgie vécue du lieu que la force de la langue et son génie qui m’avaient « soufflé » l’interprétation. Celle-ci pouvait apparaître alors en établissant l’asymétrie et la différence, plutôt comme une rupture de l’empathie si tant est que l’on puisse considérer encore cette dernière comme une sorte de compassion apitoyée.

34Ainsi va l’empathie que génère de façon nécessairement ambivalente la présence de l’autre, y compris dans les travaux qui s’y rapportent ou les théories qui s’en réclament. À part ce moment où il est question du mot d’esprit avec la mise en valeur du point de vue économique et le passage cité sur l’identification, Freud paraît utiliser le mot comme en passant et le considérer assez peu digne d’intérêt. Dans Le malaise dans la culture, il signale qu’ « il nous est impossible de nous mettre par empathie à la place de ces personnes »... que sont « le galérien de l’Antiquité, le paysan de la guerre de Trente ans, la victime de la Sainte Inquisition, le juif qui s’attend au pogrom » (Freud, 1929). Chacun peut aujourd’hui avoir sa propre liste, celle de ceux qui, n’ayant pu faire naître la moindre étincelle d’empathie chez l’autre, vont être classés impropres à l’analyse, faute de mieux. Une étincelle, c’est ce que serait l’empathie dans la cure, un fil discontinu, un rythme syncopé très éloigné d’une vaste entreprise unifiante et immédiatement opérationnelle comme dans le mouvement de l’intersubjectivité. Elle serait une sorte de marqueur, le signal d’une tension libidinale. Ainsi, l’inanalysable n’est pas une donnée clinique transmissible et ne saurait être l’objet d’un enseignement académique. En outre, les affects que déclenche l’empathie, s’ils ne sont pas envahissants au point de paralyser la pensée, peuvent être fugitifs : comme un air que le hasard de l’écoute fait entendre et qui émeut. La mélodie était perdue mais la trace demeurait d’un lointain passage.

35Cet homme, en face de moi, ne se voile pas la face... il perd la tête. La mort de son père, il y a quelques mois, l’a mis dans un état de fragilité psychologique extrême où il ne se reconnaît pas car elle est à l’opposé de son caractère et de ce qu’il croit connaître de lui-même. Il ne comprend pas car ce père, il l’a très peu fréquenté et ne ressentait pour lui qu’indifférence et comme un manque total d’empathie : « Il y a longtemps que je l’avais détruit dans ma tête », dit-il. Je pense alors à ces autres paroles encore au tout début du même entretien : « Des amis à qui j’ai dit que j’allais entreprendre une analyse m’ont demandé à quoi vous ressembliez. Je suis resté stupide car je me suis rendu compte que j’étais incapable de me souvenir de votre visage. »

36Le dispositif n’est pas en place mais l’analyse a commencé.

Bibliographie

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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Mots-clés éditeurs : Empathie, Auto-dévoilement, Geste, Esthétique, Intersubjectivité, Meurtre, Analyse mutuelle, Identification projective

https://doi.org/10.3917/rfp.683.0917
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