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Article de revue

De la dépendance dans le transfert au transfert délirant

Pages 641 à 655

Notes

  • [1]
    Paul Denis, Le transfert monovalent, in Revue française de Psychanalyse, t. LXIV, no 2, 2000, « Le transfert négatif ».
  • [2]
    En italique dans le texte.
  • [3]
    Ruth Mack Brunswick, En supplément à l’ « Histoire d’une névrose infantile » de Freud, Revue française de Psychanalyse, t. XXXV, no 1, 1971, 5-46 (publiée dans l’IJP en 1928).
  • [4]
    Philippe Jaeger, Défaillances du cadre, interprétation des défaillances du psychanalyste et somatisations, Revue française de psychosomatique, no 17, 2000, 107-121.
  • [5]
    Dans « Les aspects métapsychologiques et cliniques de la régression au sein de la situation psychanalytique » (1954), Winnicott procède à une réévaluation de la conception du transfert dans les états limite.
  • [6]
    L’attitude professionnelle du psychanalyste introduit le symbolisme, selon Winnicott, qui définit le symbolisme comme l’écart entre l’objet subjectif et l’objet objectif.
  • [7]
    C. Bollas, Les forces de la destinée, Paris, Calmann-Lévy, 1989, p. 57.
  • [8]
    C’est moi qui souligne.
  • [9]
    Dans L’analyste, la symbolisation, l’absence (1974), A. Green montre combien les cas limites ont horreur du vide et de la disparition du mauvais objet. Il se sent en accord avec la technique de Winnicott parce qu’elle lui semble être la seule à faire une place à la notion d’absence. Il écrit : « L’analyste ne vise peut-être qu’à la capacité du patient à être seul mais dans une solitude peuplée par le jeu » et plus loin il ajoute : « Un jeu entre processus primaires et processus secondaires. » Ce jeu constitue les processus tertiaires.
  • [10]
    Winnicott publie Les aspects métapsychologiques de la régression en 1954, et Searles, Le processus de dépendance dans la psychothérapie de la schizophrénie en 1955. L’effort pour rendre l’autre fou du premier est publié en 1959. En 1960, Winnicott : « Distorsion du Moi en fonction du Vrai-Self et du Faux-Self » puis en 1963, à Boston : « L’état de dépendance dans le cadre des soins maternels et infantiles et dans la situation analytique. » Searles publie Les phénomènes transitionnels et La symbiose thérapeutique en 1976.
  • [11]
    H. Searles, La psychose de transfert dans la psychothérapie de la schizophrénie chronique (1963), in L’effort pour rendre l’autre fou, Paris, Gallimard, 1977.
  • [12]
    H. Searles (1976), Les phénomènes transitionnels et la symbiose thérapeutique, Le contre-transfert, Paris, Gallimard, 1979.
  • [13]
    C’est l’idée du voyage : A. Green considère que Winnicott développe une alternative à la théorie freudienne de la pulsion car l’objet transitionnel se réfère à un symbolisme dans le temps. « L’espace transitionnel n’est pas simplement un “entre-deux” ; c’est un espace où le futur objet est en transit, transit au cours duquel il prend possession d’un objet créé dans la proximité d’un objet externe réel, avant de l’avoir atteint » (in A. Green, L’intuition du négatif, in Jeu et réalité, IJPA, 1978, 1071-1984, trad. Thierry Bokanowski).
  • [14]
    Winnicott (1975), Holding and Interpretation, Karnac Books. En français : Fragment d’une analyse, Payot, 1983, p. 256.
  • [15]
    Philippe Jaeger, Élaboration sans fin du deuil de l’objet primaire chez Winnicott ou le paradoxe de la séparation, Revue française de Psychanalyse, t. LXV, no 2, 2001, p. 381-393.
  • [16]
    Winnicott, La nature humaine, Paris, Gallimard, 1990, chap. 5 : « Un état primaire de l’être ».
  • [17]
    H. Searles, op. cit., p. 416.
  • [18]
    H. Rosenfeld (1971), Les aspects agressifs du narcissisme. Un aspect clinique de la théorie des instincts de vie et de mort, in Narcisses, Paris, Gallimard, « Folio/Essais », 1976.
  • [19]
    Dans un livre collectif sur l’œuvre de Winnicott à paraître en 2004 sous la direction de F. Duparc, je traite de cette question de la régression dans la dépendance comme voie d’accès à la position dépressive.
  • [20]
    Les critiques contre la régression dans la dépendance sont souvent étayées sur le témoignage spectaculaire de Margareth Little, patiente de Winnicott devenue membre titulaire de la Société britannique, qui évoque des contacts physiques avec Winnicott au cours de cette phase (la tête dans ses mains ou les mains tenues serrées). Dans une lettre à C. Scott (24 janvier 1954), Winnicott parle d’une patiente qui le frappait et qui devenait dangereuse. Il était, dit-il, nécessaire de lui tenir les mains pendant toute la durée de la séance, « ce qui était au fond la même chose que de la déclarer atteinte d’aliénation mentale ». Dans le récit d’une cure dans Holding et interprétation (pp. 273-274), quand le patient parle de son besoin de contact physique et considère cela comme un progrès, Winnicott lui dit : « Je dirai qu’une interprétation correcte au bon moment est une sorte de contact physique. » Ailleurs Winnicott ajoute que le contact physique de la part de l’analyste signe toujours un regard dans la compréhension de l’analyste. Searles, lui, ne partage pas du tout l’enthousiasme de M. Little pour le contact physique mais souligne que craindre névrotiquement le contact physique ralentit le processus de guérison. Quand il y a contact physique, dit Searles dans La psychose de transfert... (1963), c’est le patient qui rassure l’analyste sur sa propre capacité d’amour.
  • [21]
    J. Press, Mouvements de mentalisation-démentalisation, présence de l’analyste et processus de somatisation, in Revue française de Psychosomatique, t. LXV, no 19, 2001.
  • [22]
    À la même époque, B. Grunberger suivait un cheminement parallèle quand il évoquait une nécessaire régression narcissique préambivalente dans Préliminaires à une étude topique de narcissisme (1958) comme expérience préalable à l’instauration d’une névrose de transfert et son interprétation. Dans ce texte, il décrit, comme Winnicott, une forme de collusion défensive analyste-patient où « le transfert sur tous les modes est abondamment analysé, sans résultat. Il s’agit d’analyses imposées et qui, par conséquent, vont d’emblée à l’encontre du sens du narcissisme du sujet ».
  • [23]
    R. M. Brunswick, op. cit., 1971, p. 43.
  • [24]
    Winnicott a connu des échecs dramatiques comme celui avec Masud Khan ainsi que le rappelle justement le numéro précédent de la Revue française de psychanalyse sur la Perversion narcissique, 4/2003.
  • [25]
    Winnicott, Jeu et réalité, p. 103. Winnicott dit : « Je suis en train d’écouter une fille. Je sais parfaitement que vous êtes un homme, mais c’est une fille que j’écoute, et c’est à une fille que je parle. » Je dis à cette fille : « Vous parlez de l’envie de pénis. » Patient : « Si je me mettais à parler de cette fille à quelqu’un, on me prendrait pour un fou. » Winnicott : « Il ne s’agissait pas de vous qui en parliez à quelqu’un ; c’est moi qui vois une fille et qui entends parler une fille alors qu’en réalité c’est un homme qui est sur mon divan. S’il y a quelqu’un de fou c’est moi. »
  • [26]
    Le délire est un objet transitionnel manqué, selon Racamier. L’espace à délire ou quatrième espace est fondé sur le déni, alors que le troisième espace, transitionnel, est ambigu. In Un espace pour délirer, Revue française de Psychanalyse, t. LXIV, no 3, « La Projection », 2000.
  • [27]
    C’est moi qui mets en italique.
  • [28]
    Op. cit., p. 20.
  • [29]
    Ibid., p. 25.
  • [30]
    Questions étudiées dans R. Cahn, Le procès du cadre, Revue française de Psychanalyse, t. XLVII, no 5, 1983.
  • [31]
    M. Little, Des états limites. L’alliance thérapeutique, trad. G. Nagler, Paris, Des Femmes, 1991. Un peu trop péremptoirement, selon nous, M. Little affirme qu’il faut absolument détruire (breaking up) par l’interprétation de cette « folie à deux » et que la guérison arrive quand l’identification primaire à l’analyste est rompue (break up) « afin que la réalité soit présentée de manière indéniable et incontournable ». M. Little parle du transfert délirant comme d’une psychose de transfert qu’il faut combattre. Elle me paraît sous-estimer l’importance du jeu et de la transitionnalité comme issue possible et favoriser plutôt un affrontement du patient à la réalité.
  • [32]
    Winnicott, op. cit., 1965.
  • [33]
    Winnicott (1965), Le concept de traumatisme par rapport au développement de l’individu au sein de la famille, in La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, Paris, Gallimard, 2000, p. 311.
  • [34]
    Op. cit., 1965.
  • [35]
    Dans la consultation d’une adolescente, Sarah, dans le chapitre 10 de Jeu et réalité, on voit apparaître l’idée délirante, l’hostilité d’une femme, au moment où la confiance est transférentiellement forte. Idée délirante reliée à la haine vis-à-vis de la mère responsable de la désillusion originelle, colère contre la femme bonne qui devient brusquement méchante.
  • [36]
    Winnicott, Jeu et réalité, op. cit., p. 167.
  • [37]
    T. Bokanowski, L’Homme aux loups : un transfert innommable ?, in Penser les limites. Écrits en l’honneur d’André Green, Neuchâtel-Paris, Delachaux & Niestlé, 2002.
English version

1Le lien de dépendance à l’objet peut être évoqué quand l’analyste devient l’objet d’une fixation tenace qui s’oppose à tout déplacement transférentiel. L’analyste est irremplaçable et la dépendance se présente comme “ un attribut paradoxal du transfert négatif ” [1]. Sommes-nous confrontés au “ roc de la dépendance ” évoqué par les rédacteurs lorsque nous quittons les eaux claires de la névrose de transfert, où l’altérité et l’ambivalence sont des évidences, pour nous enfoncer dans les eaux profondes de la dépendance à l’objet primaire ?

2Est-ce le roc de la dépendance qui a incité Freud à fixer un terme à l’analyse de l’Homme aux loups ? Wulff, qui l’avait bien connu pendant son épisode d’allure psychotique, a écrit à Ruth Mack Brunswick, son deuxième analyste : « Il ne joue plus un rôle, celui de sa mère, il est [2] la mère, jusque dans les moindres détails. » [3] L’histoire clinique de ce patient, dont nous savons maintenant qu’il s’agit d’un cas limite, a sans doute influencé Winnicott dans ses élaborations concernant la dépendance et le transfert délirant.

3Lorsque les patients dépendants ou profondément régressés ne disposent pas de l’espace transitionnel nécessaire au jeu analytique, la qualité de la réponse de l’objet devient une question centrale. Ces patients ont, selon Winnicott, davantage à apprendre à l’analyste que l’observation directe du nourrisson. D’ailleurs, « un nourrisson, ça n’existe pas ! ». Si tout le monde s’accorde sur la nécessité de construire d’abord un espace de jeu partagé quand celui-ci est absent, les moyens proposés pour y parvenir restent très discutés, voire discutables pour certains auteurs.

4Je commencerai par évoquer le tournant, qui s’est produit au cours d’un traitement psychanalytique d’une patiente dont la souffrance existentielle se traduisait par le sentiment de ne pas exister, souffrance bien dissimulée d’ailleurs. Pendant ces années d’attente, j’ai appris à m’ajuster métaphoriquement à ses besoins qui étaient surtout ceux d’un nourrisson dépendant de la réponse de l’objet, en attendant d’être reconnu et d’exister. Il m’a fallu travailler surtout avec mes propres carences [4] dès que des difficultés importantes se présentaient.

5Avant de rappeler l’importance de la théorie du développement précoce, élaborée par Winnicott, pour assurer le holding avec les « états limites », j’esquisserai ici les positions de quelques grands auteurs anglo-saxons qui ont discuté de la question de la dépendance. J’ai été frappé par les convergences entre Winnicott et Searles à propos de la régression dans la dépendance. Chez Searles, il s’agit de la dépendance du schizophrène chronique dans la symbiose de transfert. Ce rapprochement entre psychose et états limites au travers de la dépendance nous mène à la question du transfert délirant dans la régression dans la dépendance, transfert délirant qui peut survenir comme réponse aux défaillances de l’analyste [5].

6La patiente dont il va être question, en analyse à trois séances, peut être considérée comme état limite. Elle présente des troubles du caractère et des symptômes psychosomatiques fonctionnels qui disparaissent progressivement. Son caractère difficile fait souffrir son entourage. Quand elle remarque que d’autres sont avantagés, cela vire au sentiment de préjudice. Nous entrons maintenant dans une période où s’articulent plusieurs niveaux de fonctionnement jusqu’à présent bien clivés : une problématique névrotique discrète, un secteur de déprivation (avec petits vols) et une dépendance forte à son milieu de vie professionnelle, une organisation humanitaire, enfin un secteur projectif. Ces défenses contre la passivité, la culpabilité dépressive et la relation triangulaire comportaient le déni massif de mon existence indépendante. Nous savons que la réalité est une injure intolérable dans ces structures où un self narcissique omnipotent ne dispose pas d’un espace transitionnel suffisant pour évoluer et se transformer. Rien ne venait me suggérer que je pouvais avoir une existence en dehors d’elle et cela était éprouvant dans le contre-transfert. Son emprise était parfois si forte que je pouvais me sentir immobilisé dans une étouffante attente de persécution à laquelle elle répondait massivement dans un transfert violent et peu libidinalisé qui me terrorisait parfois. Le transfert délirant survient fréquemment dans les phases de régression. Son attitude persécutrice de surveillance intrusive, d’abord projetée de manière délirante sur les femmes de mon quartier puis de mon immeuble, se concentra ensuite dans un transfert prégénital proche de l’agir.

7Quand je devenais un objet non-moi, cela lui était intolérable : les interprétations n’étaient pas recevables car elles nous séparaient brusquement. Il me fallut du temps pour le comprendre. Il s’agissait de réussir à me présenter comme un objet créé-trouvé de son monde subjectif et omnipotent, tout en maintenant clairement mon attitude professionnelle [6]. Aussi, je déployai mes efforts pour être perçu comme un objet subjectif non différencié ; sa destructivité diminuait lorsque j’y parvenais. Plusieurs années d’attente furent nécessaires avant de pouvoir interpréter un transfert par retournement massif où j’occupais sa place de bébé, elle-même terrorisée, au bord de l’anéantissement dans un environnement hostile auquel elle était identifiée.

8Elle se remémora, ensuite, quelques rares souvenirs d’une mère affectueuse et capable, alors que jusqu’à présent elle avait méprisé cette mère, objet de honte, qu’elle trouvait infantile, nulle. Cela la plongea dans un travail émouvant et douloureux de deuil de sa mère, morte au début de l’analyse, mère qu’elle n’avait pas encore pleurée. Soumise à un mari tyran, cette femme devenait confuse et perdait tous ses moyens lorsqu’il critiquait son désordre. Ce qu’elle obtenait, auparavant selon elle, de l’analyste, était toujours la conséquence de ses efforts incessants pour faire céder l’objet indifférencié du transfert. À partir de cette phase de deuil de sa mère, elle supporta mieux les fins de séance et les séparations.

9L’expérience du créé-trouvé ayant échoué jadis, il ne lui restait qu’à contraindre l’objet et exercer sur lui une emprise sadique. Mais si la contrainte ne marchait pas, survenaient des expressions diverses de l’analité primaire accompagnées de passages à l’acte en séance ou à l’extérieur. Les premières années, la patiente croyait que je lui obéissais sous la menace ou bien qu’elle me terrorisait par son identification à l’agresseur, le père violent qui était rentré trop tôt dans sa vie. Après une longue période d’ajustement par le « holding », la confiance se renforça, le contrôle omnipotent cédant du terrain. Cependant l’idée délirante que je la jetterais dehors dès qu’elle irait bien restait présente. Lorsqu’elle me terrorisait, elle était identifiée primairement à un père lui mettant la tête sous l’eau du robinet glacée pour la sortir de ses cauchemars. Que je reste silencieux en fin de séance lui était tout à fait intolérable. Je ne représentais pas le père mais j’étais le père qui allait lui « mettre la tête sous l’eau ». Quand l’évidence s’imposa que je la sortais brutalement de son rêve à la fin de chaque séance et qu’elle se sentait alors menacée d’anéantissement, cela représenta un allégement dans la relation. Il s’agissait d’un transfert de situation et par retournement, si bien décrit par Michel Fain.

10Elle réalisa, un jour, que je ne répondais jamais au téléphone pendant les séances parce que « je prenais soin d’elle ». L’acceptation et la prise de conscience de la dépendance dans le transfert annonce l’entrée dans la position dépressive avec les sentiments de sollicitude et de culpabilité vis-à-vis de l’objet.

11Lors d’une séquence, la patiente fut capable de rester silencieuse et de se détendre pour la première fois.

12Après un long silence : « Je suis le moi-bébé [expression inventée ce jour-là par la patiente] pendant que son papa et sa maman sont ensemble. Depuis tout à l’heure, pendant qu’ils font les amoureux, j’ai grandi. J’ai trouvé pourquoi je n’arrivais pas à m’endormir, [elle commence à intégrer une version libidinale de la scène primitive]. Enfant, j’attendais mon père qui ne rentrait pas. [Elle ne permettait pas à son père de jouer son rôle dans la scène primitive ni à moi de jouer pleinement mon rôle d’analyste. Elle était insomniaque depuis toujours et dort depuis peu.]

13Patiente : Vous aviez dit un jour qu’il y avait en moi une petite fille qui attendait que vous lui donniez un bébé.

14Analyste : Oui c’est vrai, un jour j’ai dit cela.

15Patiente : (Silence) Avant j’avais besoin de penser à vous comme à un mur, pas à quelqu’un à qui je fais du bien ou à qui je fais du mal.

16Analyste : Aussi, vous ne ressentiez pas de pénibles sentiments de culpabilité. Mais maintenant vous sentez que vous pouvez m’atteindre en tant que personne, me faire du bien ou me faire du mal.

17Patiente : (Après un long silence) Je sens que je suis seule avec vous. Sous vos airs distants, vous êtes tendre, vous pouvez prendre un bébé dans vos bras. Ou bien alors vous êtes là, silencieux en train de lire... en écoutant pour voir si ça va bien. Mon papa était toujours très loin dans son sommeil alors que vous, vous êtes tout près de moi. (Silence.)

18À la fin de la séance, reprenant ses esprits, elle dit en s’asseyant : Est-ce que j’ai pas inventé tout ça pour vous faire plaisir et parce que ça fait partie de la psychanalyse ? (Elle joue avec moi et découvre le « comme si ».)

19Analyste : Cela fait maintenant partie de votre psychanalyse de pouvoir jouer et inventer en ma présence.

20La séance suivante est exceptionnelle : la patiente est silencieuse et moi également. À la fin elle dit : Vous n’avez rien dit, vous avez compris ce dont j’avais besoin.

21À 8 mois, époque du sevrage, elle a subi un grave traumatisme qui lui a laissé des séquelles qui ne pouvaient que confirmer l’échec du « créé-trouvé » (Winnicott) et du « trouvé-détruit » (Roussillon). L’importance de la destructivité chez cette patiente m’apparaît comme la conséquence d’une contrainte d’avoir dû reconnaître prématurément la distinction moi/non-moi. Sa destructivité pourrait être l’expression d’une « vengeance primitive » vis-à-vis de ses objets parentaux inadéquats ou violents, objets défaillants du besoin. Une part de cette destructivité trouverait également une issue dans le transfert délirant. « Chaque usage transférentiel de l’analyste est, sous certains rapports, une destruction de la vraie personnalité de l’analyste, et cet emploi cruel de l’analyste est indispensable au patient pour évoquer l’environnement dans lequel il a baigné au début de sa vie. » [7]

22Elle peut maintenant faire l’expérience de sa capacité nouvelle d’être seule en présence de l’analyste qui a survécu, intériorise la mère-environnement fiable – condition de l’introjection pulsionnelle –, éprouve une certaine culpabilité dépressive et peut imaginer une scène primitive libidinale en s’identifiant alternativement au bébé qui en est exclu et à la mère qui reçoit un enfant du père. Dans ce type de traitement, l’expérience d’être seul en présence de l’autre, seul en présence de la scène primitive et l’expérience de l’absence sont des étapes décisives. Cette analyse dura dix ans et sa terminaison se déroula tranquillement.

LA DÉPENDANCE CHEZ WINNICOTT, SEARLES ET ROSENFELD

23Parmi les contributions de Winnicott, il y a la dépendance, écrit A. Green en 1975 à propos des états limites : « Le problème de ces états est la dépendance [8]. Le comportement de l’analyste devant la régression du patient ou sa complicité au refus de la régression entraîne la collusion de l’analyste avec le faux self. L’analyse interminable ou la rupture psychotique en sont la conséquence. » [9] J’ajouterai aussi la maladie somatique où les besoins de dépendance sont pris en compte.

24« Les besoins présents dans le processus de dépendance comportent un désir de voir l’autre offrir un amour et une protection constants et assumer entièrement la direction de son existence », selon H. Searles qui considère qu’aucun des processus concernant la dépendance n’est caractéristique du seul schizophrène mais qu’on les retrouve chez le sujet normal comme chez le borderline. Existe une puissante défense inconsciente contre la reconnaissance de l’importance de la dépendance à l’analyste, défense masquée par l’hostilité ou la projection sur l’analyste des besoins de dépendance.

25Winnicott et Searles [10] regrettent que Rosenfeld et Bion ne tiennent pas compte de ce facteur de dépendance familiale de la première enfance [11]. Cependant, Bion a montré avec la fonction alpha l’extrême dépendance du nourrisson à la capacité de rêverie de la mère pour convertir et psychiser les impressions brutes. Si Searles évoque un envahissement par le(s) parent(s) symbiotique(s) comme facteur étiologique dans la schizophrénie, Winnicott constate que cet envahissement prématuré peut constituer un matériel persécutif que le bébé (ou le patient) n’a aucun moyen de rejeter et qu’il y a « danger que cet espace potentiel s’emplisse de ce qui lui a été injecté par quelqu’un d’autre que le bébé » (Jeu et réalité, p. 142).

26Searles a décrit les fortes tendances maternelles du patient qui réactivent chez l’analyste les besoins infantiles de dépendance. Devant les besoins de dépendance, l’angoisse se manifeste par une compulsion à aider ou, a contrario, à décourager le patient d’exprimer ses besoins. Préférant le mot « symbiotique » à celui de « transitionnel » [12], Searles considère pourtant que, durant la phase de symbiose thérapeutique, « les symptômes du patient deviennent simultanément des objets transitionnels pour le patient comme pour le thérapeute ». La symbiose thérapeutique est de même nature, dit-il, que le rôle de « la mère qui aide l’enfant à accepter la réalité extérieure, non pas comme quelque chose d’étranger à lui-même mais comme quelque chose qui s’est créé tout seul ». Searles considère les phénomènes transitionnels comme nécessaires à la reconnaissance progressive de l’objet externe [13]. Le transfert délirant, selon Searles, où l’analyste est une partie inanimée du patient, est une forme première de relation saine et créatrice avec la réalité extérieure.

27Dans la symbiose de transfert, l’analyste, avant de promouvoir l’individuation, se présente comme une partie du patient pouvant incarner une représentation transférentielle des parties subjectivement mortes de son self (un peu comme dans le cas de la patiente citée plus haut). On imagine l’engagement de Searles dans la symbiose thérapeutique ! Mais Winnicott ne dit pas autre chose à son patient de Holding and interpretation : « Ce n’est que si je suis pris dans ce processus de votre analyse et de votre retour à la dépendance infantile..., comme vous l’êtes, que vous pouvez alors commencer à exister. » [14] Ces deux analystes pensent que le thérapeute a souvent recours aux interprétations de transfert pour se protéger de la relation symbiotique ou de la régression dans la dépendance. Il faudrait donc pouvoir attendre que le patient soit capable de jouer et d’utiliser les interprétations, voire les détruire plutôt que de se soumettre. Ils pensent pouvoir atteindre l’identification primaire dans la situation clinique, stade qui précède l’acceptation de la dépendance.

28La symbiose de transfert avec les schizophrènes, décrite par Searles, bien qu’impliquant une régression moins profonde et moins totale, ressemble, à bien des égards, au holding maternel de l’analyste comprenant défaillances et désillusions inévitables avec les patients limites [15].

29Durant cette phase de symbiose, le patient fait l’expérience d’ « être absolument seul » (H. Searles) et connaît un état de « solitude essentielle » (Winnicott), état à partir duquel émerge le nouvel individu : « Au commencement est une solitude essentielle. Mais, au même moment, cette solitude ne peut exister que dans des conditions de dépendance maximale » [16] avant que la dépendance soit reconnue. Ces deux analystes endossent le transfert délirant, travaillent avec leur moi corporel et passent au crible leur contre-transfert quand des difficultés apparaissent. Le patient pourra renoncer à ses idées délirantes, dit H. Searles, s’il a affaire à « un thérapeute capable de jouer de manière délicieusement folle » [17]. Alors, le patient s’apercevra qu’il n’est pas un être foncièrement mauvais parce qu’il a voulu jouer. Mais « il faut que la thérapeute s’habitue à l’idée que le patient joue de la lyre pendant que Rome brûle ». Dans la phase de symbiose de transfert ambivalente, l’analyste, selon Searles, peut avoir la tentation d’interpréter, en opposant deux parties de la personnalité du patient, afin de rendre celui-ci effectivement fou. Searles ne dirait donc pas au patient que « celui-ci pense » que « l’analyste veut le rendre fou » s’il interprétait durant cette phase.

30C’est la prise de conscience de la séparation, dans un cadre qui reste classique, selon H. Rosenfeld [18] qui conduit aux sentiments de dépendance avec les inévitables frustrations. Il en résulte, chez les patients ayant un narcissisme destructeur, des relations d’objet omnipotentes, envieuses et destructrices devant la dépendance. De sévères réactions thérapeutiques négatives se produisent quand la partie saine libidinale et non psychotique de la personnalité se trouve engagée dans une relation de dépendance à l’analyste. Le risque d’état psychotique aigu et de désinvestissement du monde extérieur est grand car la part psychotique du soi englobe la partie saine et dépendante en rapport avec la capacité de penser. Se produit alors une fusion pathologique et un repli narcissique : la partie saine perd son identité. Le travail de l’analyste serait d’aider le patient à découvrir sa partie saine et dépendante et à lui montrer comment la partie narcissique omnipotente et destructrice tient le patient à l’écart des objets qui pourraient l’accompagner.

DE LA DÉPENDANCE À L’INDÉPENDANCE DANS LA THÉORIE DU DÉVELOPPEMENT PRÉCOCE

31Au début la dépendance est absolue. Il y a précession du développement du moi sur le développement pulsionnel : le ça n’existe pas avant le moi. C’est la non-intégration. Au stade de l’identification primaire, le nourrisson n’a pas conscience de l’environnement ; il fait partie de la mère et la mère fait partie de l’enfant. « Au stade le plus précoce, la dépendance de l’environnement est si complète que penser au nouvel être humain individuel comme à une unité n’a pas de valeur » (Winnicott).

32La mère suffisamment bonne prend soin de son bébé, son regard renvoie sans cesse à l’enfant la psyché au corps et le corps à la psyché. Elle fournit le holding nécessaire à la cohésion psychosomatique qui ancre la psyché à l’intérieur des limites du corps. C’est la personnalisation.

33Sans le renforcement du moi immature et dépendant par la sollicitude maternelle primaire, la pulsion ne serait que pur trauma. La mère-environnement doit survivre à la destruction de la mère-objet des pulsions. À ce stade, relation d’objet et présentation de l’objet se confondent. La mère présente l’objet là où il est attendu et le bébé vit l’illusion nécessaire, qui doit précéder la désillusion, de créer l’objet qui se trouve là. Alors émergent les phénomènes transitionnels, l’auto-érotisme et la capacité de jouer qui rendent tolérable la réalité. Sans les phénomènes transitionnels entre le moi et le non-moi, l’acceptation de la réalité se fait par clivages successifs de la personnalité et soumission.

34Après le temps de la dépendance absolue advient le temps de la dépendance relative et celui de la désillusion progressive contemporaine du sevrage. L’infans commence à admettre l’existence de la mère et du père dans le monde de la réalité partagée. Le repos, la détente et la non-intégration qui précèdent l’acte créateur sont possibles dans l’espace transitionnel où l’effort fait pour distinguer la réalité externe de la vie imaginaire n’a plus cours. Si, par défaut de sollicitude maternelle primaire, la mère ne répond pas aux besoins fondamentaux, le bébé ne ressent pas la frustration mais la déprivation ou bien des angoisses impensables et la désintégration.

LA RéGRESSION DANS LA DéPENDANCE [19]

35Si l’analyste parvient à manier la dépendance dans le cadre de la régression dans la dépendance [20] dans le transfert, un cadre est alors fourni aux modalités régressives classiques. « La régression dans la dépendance est bien la matrice des régressions. » [21] Expérience appropriée aux sujets qui ne peuvent ni jouer, ni symboliser, ni opérer la régression nécessaire au processus psychanalytique. Dans ces conjonctures cliniques où la peur de la folie prévaut souvent, on retrouve des formations défensives sophistiquées avec dissociations multiples afin de lutter contre le retour des agonies primitives. Le sujet se sent futile et n’a pas le sentiment d’exister vraiment car le faux self est devenu le centre de gravité de la personnalité. Rançon d’une indépendance et d’une invulnérabilité chèrement acquises, le faux self est une distorsion de la personnalité contre le retour d’une expérience psychotique.

36Après une période suffisante d’adaptation aux besoins, la confiance se renforce et le patient peut renoncer à sa dissociation par le faux self et accepter la dépendance dans le transfert. Les replis cliniques se transforment souvent en régression quand un milieu adéquat est offert. Au cours de la phase de régression dans la dépendance, au stade de l’amour impitoyable, la pulsion est destructrice, il n’est pas vraiment question de transfert négatif : amour et haine sont concomitants et non distincts [22]. Les défaillances de l’analyste sont inévitables et prendront même la forme de la défaillance originelle de l’environnement (si l’analyste, insuffisamment formé ou intéressé par cette technique, n’échoue pas prématurément). Le désillusionnement fait partie du holding maternel. Il en résultera soit de la colère vis-à-vis de l’analyste, colère qui favorise le rétablissement de la continuité d’être, soit de la désintégration suivie d’un nouveau repli et une attente de persécution. Ainsi, du fait d’une défaillance de l’analyste, le patient peut faire pour la première fois l’expérience d’une chose passée qui concerne l’effondrement, la mort et le vide, la crainte de la folie, expérience équivalant à une remémoration chez le névrosé.

37Durant la période de régression dans la dépendance, la qualité de la présence de l’analyste, son comportement, son engagement, le maintien de son objectivité, son respect du cadre sont décisifs. Il s’agit d’être constant et prévisible afin que l’objet puisse être créé-trouvé à partir de l’omnipotence restaurée du sujet. La rencontre entre l’analyste et le patient a lieu dans l’espace transitionnel, au lieu même où relation d’objet et présentation de l’objet se confondent, lieu où l’analyste est et n’est pas l’analyste.

38Nous croyons que la théorie du faux self et son abord par la régression dans la dépendance ont été élaborés par Winnicott avec et pour des patients ayant déjà présenté une réaction thérapeutique négative ou ayant subi antérieurement une rupture traumatique dans leur première analyse. Il fallait toute l’inventivité et la liberté d’un Winnicott pour proposer une nouvelle expérience avec des aménagements nécessaires à la relance d’un processus interrompu où, parfois, un état délirant était resté masqué [23]. Je pense à l’Homme aux loups dont le reliquat de transfert délirant a pu être analysé par R. M. Brunswick. Elle a pensé que « le transfert lui-même n’avait pas été revécu suffisamment » [24] et que, « quand l’analyste considère un cas comme terminé, cela ne veut pas dire que le patient puisse en faire autant ».

LE TRANSFERT DÉLIRANT

39L’état délirant est souvent masqué chez les cas limites. Winnicott proposa une interprétation [25] au patient homme qui était sur le point de renoncer à sa dissociation presque complète entre le féminin et le masculin. Cette interprétation permettait au patient de se voir fille depuis la place de l’ « analyste-mère folle ». Bien que déterminante, cette interprétation suscita une résistance qui se mua en un déni de l’importance des mots prononcés par Winnicott [26]. « Il tenta de passer outre en les considérant comme une façon qui m’était personnelle de dire les choses – une figure de style qu’on pouvait oublier. Mais pour moi il s’agissait d’un de ces exemples de transfert délirant qui déconcerte l’analyste autant que l’analysé [27]. Le point crucial résidait justement dans cette interprétation que, je dois l’avouer, j’eus du mal à me permettre de faire. »

40La défense du patient de Winnicott m’évoque l’attitude de l’Homme aux loups avec R. M. Brunswick. Elle le trouvait inaccessible mais leurs rapports étaient excellents avant que s’installe l’épisode délirant. « Il se refusait à discuter ce qui touchait son nez ou ses rapports avec les dermatologues. Il écartait toute mention de Freud avec un petit rire étrange et indulgent. Il discourait longuement des merveilles de l’analyse en tant que science... » [28] Tout cela jusqu’à l’apparition du transfert délirant ! Elle discutait, croyait-il, avec Freud de tous les détails de son analyse avant d’agir [29] ! Sans y voir ni contradiction ni conflit, il pouvait accuser Freud de la perte de sa fortune et affirmer qu’il était son fils favori. L’analyse progressa rapidement jusqu’au point où « le père a châtré le fils, c’est pourquoi le fils doit le tuer », mais il fallut un bien plus grand effort, affirme-t-elle, pour que le patient arrivât à comprendre « le mécanisme ultérieur par lequel sa propre hostilité était projetée sur le père et alors perçue par le fils en tant que persécution ». La « destruction », selon R. Mack Brunswick, des idées mégalomaniaques par l’interprétation permettait aux idées délirantes de persécution d’apparaître dans leur intégralité. Remarquons que le patient cessa de « parler comme un fou » à partir du moment où il raconta un rêve de transfert maternel dans lequel l’analyste apparaissait sous les traits de sa mère brisant les icônes pieuses. Il renonça à son identification au Christ, jadis à l’origine de sa névrose obsessionnelle.

41Quand la confiance se renforce, le patient renonce parfois à son faux self, accepte la dépendance dans le transfert et prend le risque de vivre sa folie localisée dans le transfert délirant à la moindre carence de l’analyste, alors que sa haine reste inconsciente [30]. Mais avant de parvenir au transfert délirant, les patients font souvent de leur mieux pour inciter l’analyste à les ha ïr. Ils exploitent par exemple ses erreurs pour être persécutés sans avoir le sentiment d’être fous.

42Une patiente, état limite dépressive, en face-à-face, a toujours pensé que sa mère ne l’écoutait pas et que son père avait pour elle une préférence marquée. Il attendait d’elle qu’elle obtienne le meilleur diplôme, qu’elle obtint d’ailleurs, avant de s’écrouler. Pas de fantasmes, pas de rêves, aucune évocation sexuelle. La réaction thérapeutique négative est persistante dans ce traitement, malgré une évolution favorable de sa vie personnelle. Séquence : je me lève quelques instants en début de séance après l’avoir prévenue que j’allais répondre à un coup de sonnette intempestif. À mon retour la patiente éclate en sanglots comme un nourrisson désespéré. Elle exprime pour la première fois un chagrin immense en séance. Puis, se reprenant : « C’est pour me faire comprendre quelque chose que vous avez décidé de vous absenter, c’est un jeu pervers que vous faites avec moi ! » La séance suivante, elle a une amnésie et me demande de lui parler de cette séance : « Vous avez pensé à un jeu pervers de ma part quand je vous ai laissée quelques instants au début de la séance précédente », lui dis-je. Émue à nouveau, elle raconte qu’entre 4 et 7 ans elle était régulièrement confiée par ses parents à un jeune homme. Il l’installait sur ses genoux, le pénis en érection, puis il regardait la télévision sans rien dire. Elle était pétrifiée. Elle n’a jamais pu en parler. Ma carence a certainement répété la carence parentale et contribué à l’évocation du souvenir clivé : les parents s’absentent et la confient à un jeune homme pervers. Avant cette remémoration elle me reprochait souvent ma neutralité et ma froideur tout en veillant à éviter le moindre réchauffement de la relation. Pendant toutes ces années, quand mon regard la quittait quelques instants, elle croyait que je la laissais tomber. Toute interprétation transférentielle était considérée comme arbitraire et ressentie comme une manipulation. Winnicott pense que, lorsque le patient a été un enfant séduit dans l’enfance, toute interprétation transférentielle de la névrose de transfert équivaut à une séduction sexuelle de l’enfant. Et aussi que le transfert délirant ne doit pas être interprété immédiatement mais endossé par l’analyste : le moi du patient n’est pas assez fort pour éprouver de la haine envers l’objet qui vient de se montrer défaillant et a changé brusquement [31].

43Le traumatisme flagrant vient heurter l’omnipotence, alors que les besoins de dépendance sont assurés par la fonction maternelle. Se produit un effondrement « dans l’aire de la confiance à l’égard d’un environnement généralement prévisible » [32] : une organisation du moi, en tout ou en partie, ne peut s’établir. Si la colère appropriée ne survient pas, l’idée délirante de persécution de la part des bons objets [33] survient alors.

44Une vignette clinique de Winnicott avec une fille prépubère [34] : il observe que le même scénario se répète et qu’il lui faut accepter le rôle qui lui est alloué. Tout cela se déroule dans le cadre d’un transfert positif puissant : « Si cette analyse réussit, ce sera en raison d’une longue série de traumatismes minimes mis en scène par la patiente, et qui impliquent des phases de transfert délirant. » Cette patiente va enfin pouvoir se sentir très mal à propos de quelque chose. Seule, l’expérience de la détresse absolue lui procure la satisfaction de faire une expérience bien réelle. Comme à l’habitude, son besoin est que Winnicott lui accorde toute son attention et qu’il reste sous contrôle. Quand les conditions sont très bonnes, elle a besoin de l’entendre parler. Mais il sait que s’il parle elle sera perturbée. Il doit parler : « Vous avez besoin de m’avoir sous votre contrôle comme si j’étais une partie de vous. » La patiente se replie, inconsolable, profondément blessée. Puis apparaît le transfert délirant et le sentiment de persécution : « Vous aviez l’air en colère quand vous avez dit... » La haine ici est d’abord projetée de manière délirante avant que la patiente puisse éprouver de l’ambivalence. La persécution est une étape vers la haine contre l’objet idéalisé qui a failli [35].

45Dans le transfert délirant, les étapes se succèdent souvent dans cet ordre : 1 / adaptation maximum de l’analyste au besoin omnipotent ; 2 / un « léger mouvement » et l’analyste est hors du contrôle omnipotent ; 3 / la haine reste inconsciente ; 4 / l’analyste est un persécuteur ; 5 / prise de conscience qu’il s’agit d’une idée délirante ; 6 / la haine commence à pouvoir être éprouvée ; 7 / l’ambivalence peut survenir.

46« Dans son analyse c’est le traumatisme subtil et pas le traumatisme flagrant qui a été significatif et qu’elle a été capable d’utiliser. » Au cours de la séance, chaque traumatisme même bénin peut faire apparaître l’idée délirante d’être ha ï. Le patient pourra ha ïr l’analyste pour une carence vécue dans la sphère de son contrôle omnipotent, sphère régie par les mécanismes de projection et d’introjection. Le patient deviendra ensuite capable de susciter lui-même une carence qui se présentait jadis comme un facteur imprévisible de l’environnement. Au cours de la régression, il faut donc atteindre l’état délirant selon lequel l’analyste est hostile, là où il occupe la place de la mère ou du père. Alors seulement le transfert délirant peut être interprété.

47En guise de conclusion :

48Par la technique du « holding », l’analyste ne satisfait pas le besoin du patient mais y répond. Il ne s’agit donc pas d’une gratification. Seul le désir peut être frustré. Au stade du narcissisme primaire, la dépendance de l’enfant au réfléchissement du self que lui renvoie sa mère est absolue. Si l’analyste ne répond pas, le patient est immédiatement confronté aux angoisses impensables d’où il résulte un renforcement de l’organisation des défenses primaires par la dissociation et le clivage. « Si le visage de la mère ne répond pas, le miroir devient alors une chose qu’on peut regarder, mais dans laquelle on n’a pas à se regarder. » [36] La régression dans la dépendance peut convenir aux patients qui ont été prématurément séduits et restent prisonniers de la « confusion des langues ».

49Il faudra attendre longtemps, parfois très longtemps, avant que tout puisse être interprété en termes de projection sur la personne de l’analyste, dans le « comme si » de la névrose de transfert. Avant d’y parvenir, on a souvent l’impression de parcourir les chemins qui ont précédé et conduit à la découverte de la psychanalyse... tout en pouvant disposer des conceptions récentes qui peuvent nous aider à construire le cadre nécessaire au jeu analytique. Avec ces patients qui vivent dans « la terreur de la dépendance à l’objet » et qui désavouent « un transfert qui demeure inqualifiable et innommable » [37], la régression dans la dépendance peut constituer aussi bien un pare-excitation efficace qui a manqué jadis, qu’un cadre accueillant pour l’expression d’une folie localisée. Alors ce qui comptera surtout dans l’analyse, à ce stade, c’est le traumatisme analytique bénin et subtil coproduit dans la situation analytique que le patient peut expérimenter dans le transfert. Ainsi peut-on approcher l’angoisse impensable autour de laquelle les défenses furent organisées.


Mots-clés éditeurs : Transfert délirant, Contre-transfert, Haine, Régression dans la dépendance, Régression, État limite, Carence défaillance

https://doi.org/10.3917/rfp.682.0641

Notes

  • [1]
    Paul Denis, Le transfert monovalent, in Revue française de Psychanalyse, t. LXIV, no 2, 2000, « Le transfert négatif ».
  • [2]
    En italique dans le texte.
  • [3]
    Ruth Mack Brunswick, En supplément à l’ « Histoire d’une névrose infantile » de Freud, Revue française de Psychanalyse, t. XXXV, no 1, 1971, 5-46 (publiée dans l’IJP en 1928).
  • [4]
    Philippe Jaeger, Défaillances du cadre, interprétation des défaillances du psychanalyste et somatisations, Revue française de psychosomatique, no 17, 2000, 107-121.
  • [5]
    Dans « Les aspects métapsychologiques et cliniques de la régression au sein de la situation psychanalytique » (1954), Winnicott procède à une réévaluation de la conception du transfert dans les états limite.
  • [6]
    L’attitude professionnelle du psychanalyste introduit le symbolisme, selon Winnicott, qui définit le symbolisme comme l’écart entre l’objet subjectif et l’objet objectif.
  • [7]
    C. Bollas, Les forces de la destinée, Paris, Calmann-Lévy, 1989, p. 57.
  • [8]
    C’est moi qui souligne.
  • [9]
    Dans L’analyste, la symbolisation, l’absence (1974), A. Green montre combien les cas limites ont horreur du vide et de la disparition du mauvais objet. Il se sent en accord avec la technique de Winnicott parce qu’elle lui semble être la seule à faire une place à la notion d’absence. Il écrit : « L’analyste ne vise peut-être qu’à la capacité du patient à être seul mais dans une solitude peuplée par le jeu » et plus loin il ajoute : « Un jeu entre processus primaires et processus secondaires. » Ce jeu constitue les processus tertiaires.
  • [10]
    Winnicott publie Les aspects métapsychologiques de la régression en 1954, et Searles, Le processus de dépendance dans la psychothérapie de la schizophrénie en 1955. L’effort pour rendre l’autre fou du premier est publié en 1959. En 1960, Winnicott : « Distorsion du Moi en fonction du Vrai-Self et du Faux-Self » puis en 1963, à Boston : « L’état de dépendance dans le cadre des soins maternels et infantiles et dans la situation analytique. » Searles publie Les phénomènes transitionnels et La symbiose thérapeutique en 1976.
  • [11]
    H. Searles, La psychose de transfert dans la psychothérapie de la schizophrénie chronique (1963), in L’effort pour rendre l’autre fou, Paris, Gallimard, 1977.
  • [12]
    H. Searles (1976), Les phénomènes transitionnels et la symbiose thérapeutique, Le contre-transfert, Paris, Gallimard, 1979.
  • [13]
    C’est l’idée du voyage : A. Green considère que Winnicott développe une alternative à la théorie freudienne de la pulsion car l’objet transitionnel se réfère à un symbolisme dans le temps. « L’espace transitionnel n’est pas simplement un “entre-deux” ; c’est un espace où le futur objet est en transit, transit au cours duquel il prend possession d’un objet créé dans la proximité d’un objet externe réel, avant de l’avoir atteint » (in A. Green, L’intuition du négatif, in Jeu et réalité, IJPA, 1978, 1071-1984, trad. Thierry Bokanowski).
  • [14]
    Winnicott (1975), Holding and Interpretation, Karnac Books. En français : Fragment d’une analyse, Payot, 1983, p. 256.
  • [15]
    Philippe Jaeger, Élaboration sans fin du deuil de l’objet primaire chez Winnicott ou le paradoxe de la séparation, Revue française de Psychanalyse, t. LXV, no 2, 2001, p. 381-393.
  • [16]
    Winnicott, La nature humaine, Paris, Gallimard, 1990, chap. 5 : « Un état primaire de l’être ».
  • [17]
    H. Searles, op. cit., p. 416.
  • [18]
    H. Rosenfeld (1971), Les aspects agressifs du narcissisme. Un aspect clinique de la théorie des instincts de vie et de mort, in Narcisses, Paris, Gallimard, « Folio/Essais », 1976.
  • [19]
    Dans un livre collectif sur l’œuvre de Winnicott à paraître en 2004 sous la direction de F. Duparc, je traite de cette question de la régression dans la dépendance comme voie d’accès à la position dépressive.
  • [20]
    Les critiques contre la régression dans la dépendance sont souvent étayées sur le témoignage spectaculaire de Margareth Little, patiente de Winnicott devenue membre titulaire de la Société britannique, qui évoque des contacts physiques avec Winnicott au cours de cette phase (la tête dans ses mains ou les mains tenues serrées). Dans une lettre à C. Scott (24 janvier 1954), Winnicott parle d’une patiente qui le frappait et qui devenait dangereuse. Il était, dit-il, nécessaire de lui tenir les mains pendant toute la durée de la séance, « ce qui était au fond la même chose que de la déclarer atteinte d’aliénation mentale ». Dans le récit d’une cure dans Holding et interprétation (pp. 273-274), quand le patient parle de son besoin de contact physique et considère cela comme un progrès, Winnicott lui dit : « Je dirai qu’une interprétation correcte au bon moment est une sorte de contact physique. » Ailleurs Winnicott ajoute que le contact physique de la part de l’analyste signe toujours un regard dans la compréhension de l’analyste. Searles, lui, ne partage pas du tout l’enthousiasme de M. Little pour le contact physique mais souligne que craindre névrotiquement le contact physique ralentit le processus de guérison. Quand il y a contact physique, dit Searles dans La psychose de transfert... (1963), c’est le patient qui rassure l’analyste sur sa propre capacité d’amour.
  • [21]
    J. Press, Mouvements de mentalisation-démentalisation, présence de l’analyste et processus de somatisation, in Revue française de Psychosomatique, t. LXV, no 19, 2001.
  • [22]
    À la même époque, B. Grunberger suivait un cheminement parallèle quand il évoquait une nécessaire régression narcissique préambivalente dans Préliminaires à une étude topique de narcissisme (1958) comme expérience préalable à l’instauration d’une névrose de transfert et son interprétation. Dans ce texte, il décrit, comme Winnicott, une forme de collusion défensive analyste-patient où « le transfert sur tous les modes est abondamment analysé, sans résultat. Il s’agit d’analyses imposées et qui, par conséquent, vont d’emblée à l’encontre du sens du narcissisme du sujet ».
  • [23]
    R. M. Brunswick, op. cit., 1971, p. 43.
  • [24]
    Winnicott a connu des échecs dramatiques comme celui avec Masud Khan ainsi que le rappelle justement le numéro précédent de la Revue française de psychanalyse sur la Perversion narcissique, 4/2003.
  • [25]
    Winnicott, Jeu et réalité, p. 103. Winnicott dit : « Je suis en train d’écouter une fille. Je sais parfaitement que vous êtes un homme, mais c’est une fille que j’écoute, et c’est à une fille que je parle. » Je dis à cette fille : « Vous parlez de l’envie de pénis. » Patient : « Si je me mettais à parler de cette fille à quelqu’un, on me prendrait pour un fou. » Winnicott : « Il ne s’agissait pas de vous qui en parliez à quelqu’un ; c’est moi qui vois une fille et qui entends parler une fille alors qu’en réalité c’est un homme qui est sur mon divan. S’il y a quelqu’un de fou c’est moi. »
  • [26]
    Le délire est un objet transitionnel manqué, selon Racamier. L’espace à délire ou quatrième espace est fondé sur le déni, alors que le troisième espace, transitionnel, est ambigu. In Un espace pour délirer, Revue française de Psychanalyse, t. LXIV, no 3, « La Projection », 2000.
  • [27]
    C’est moi qui mets en italique.
  • [28]
    Op. cit., p. 20.
  • [29]
    Ibid., p. 25.
  • [30]
    Questions étudiées dans R. Cahn, Le procès du cadre, Revue française de Psychanalyse, t. XLVII, no 5, 1983.
  • [31]
    M. Little, Des états limites. L’alliance thérapeutique, trad. G. Nagler, Paris, Des Femmes, 1991. Un peu trop péremptoirement, selon nous, M. Little affirme qu’il faut absolument détruire (breaking up) par l’interprétation de cette « folie à deux » et que la guérison arrive quand l’identification primaire à l’analyste est rompue (break up) « afin que la réalité soit présentée de manière indéniable et incontournable ». M. Little parle du transfert délirant comme d’une psychose de transfert qu’il faut combattre. Elle me paraît sous-estimer l’importance du jeu et de la transitionnalité comme issue possible et favoriser plutôt un affrontement du patient à la réalité.
  • [32]
    Winnicott, op. cit., 1965.
  • [33]
    Winnicott (1965), Le concept de traumatisme par rapport au développement de l’individu au sein de la famille, in La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, Paris, Gallimard, 2000, p. 311.
  • [34]
    Op. cit., 1965.
  • [35]
    Dans la consultation d’une adolescente, Sarah, dans le chapitre 10 de Jeu et réalité, on voit apparaître l’idée délirante, l’hostilité d’une femme, au moment où la confiance est transférentiellement forte. Idée délirante reliée à la haine vis-à-vis de la mère responsable de la désillusion originelle, colère contre la femme bonne qui devient brusquement méchante.
  • [36]
    Winnicott, Jeu et réalité, op. cit., p. 167.
  • [37]
    T. Bokanowski, L’Homme aux loups : un transfert innommable ?, in Penser les limites. Écrits en l’honneur d’André Green, Neuchâtel-Paris, Delachaux & Niestlé, 2002.

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