1J’aimerais commencer ma conceptualisation de l’économie psychique de l’addiction par l’étude du mot “ addiction ” lui-même parce que sa signification illumine d’une certaine façon ma perspective quant à l’économie psychique qui sous-tend les comportements addictifs.
2Comme nous le savons, le terme « addiction » vient du latin addictus qui se réfère à une coutume ancienne par laquelle un individu était donné en esclavage. Lors de mes premiers écrits sur le sujet (qui datent maintenant de quarante ans), j’ai consulté mon dictionnaire anglais-français afin d’y trouver la traduction française du terme, et j’ai découvert que le seul mot auquel il est fait allusion était « toxicomanie ». Le propos de cette digression étymologique est de démontrer que, du point de vue de l’ « économie psychique », la terminologie française me suggérait que celle-ci est fondée sur le désir de se faire du mal, alors que la terminologie anglo-saxonne transmet l’impression que le sujet addicté est l’esclave d’une seule solution pour échapper à la douleur mentale.
QU’EST-CE QUE L’ADDICTION ?
3Étymologiquement, même si le mot « addiction » se réfère à un état d’esclavage, telle n’est évidemment pas la visée originelle du sujet qui est l’esclave de son objet – que cet objet soit le tabac, l’alcool, la nourriture, les opiacés ou le sexe. Au contraire, l’objet d’addiction est investi de qualités bénéfiques, voire de l’amour : objet de plaisir à saisir à tout moment pour atténuer des états affectifs autrement vécus comme intolérables. En tant que tel, cet objet est perçu, du moins dans un premier temps, comme bon ; à l’extrême, comme ce qui donne sens à la vie.
4L’économie addictive vise la décharge rapide de toute tension psychique, que sa source soit extérieure ou intérieure. De plus, cette tension n’est pas uniquement fonction d’états affectifs pénibles ; il peut s’agir également d’états excitants ou agréables. En fait, un appel psychique est transformé dans l’esprit de l’addicté qui le traduit comme un besoin somatique. C’est en cela que la solution addictive devient une solution somato-psychique au stress mental.
5Il faut peut-être souligner, en passant, l’étendue des conduites de fuite addictives chez tout un chacun. Quand des événements internes ou externes dépassent notre capacité habituelle de contenir et d’élaborer les conflits, nous avons tous tendance à manger, boire, fumer, plus qu’à l’ordinaire, à prendre des médicaments, à la recherche d’un état d’oubli provisoire, ou bien à nous jeter dans des relations, sexuelles ou autres, avec la même visée. Ainsi, cette économie psychique ne devient problème que dans le cas où elle est quasiment la seule solution dont le sujet dispose pour supporter la douleur psychique.
6Tout au long de mes années de recherche, ces questionnements ont guidé mes tentatives de conceptualiser les buts, conscients ou inconscients, qui sous-tendent toutes les formes que peut prendre le comportement addictif. Cet intérêt a commencé dans les années 1950, alors que je venais de m’installer à Paris pour des raisons familiales et qu’un de mes premiers patients, un petit Américain nommé Sammy, avec le diagnostic de « psychose infantile », me fut adressé à moi, jeune étudiante en formation, uniquement parce qu’à cette époque il était difficile de trouver à Paris un analyste d’enfant parlant anglais. Lorsque Sammy repartit aux États-Unis pour devenir élève à l’École orthogénique de Chicago, sa mère, à son tour, demanda à me voir à cause d’un problème d’alcoolisme. Deux ans plus tard, lorsque les parents retournèrent aux États-Unis, on me proposa d’écrire un livre sur la cure de Sammy et également sur celle de sa mère (car, à cette époque, il n’existait aucun compte rendu, jour par jour, d’une analyse d’enfant, pas plus que sur un cas de psychose infantile). C’est précisément à ce moment-là, alors que je cherchais à décrire en français la nature des troubles qui affectaient la mère de Sammy, que je découvris qu’il n’existait aucune traduction adéquate du mot « addiction », à l’exception du terme de « toxicomanie », ce qui me troubla parce que la notion qu’une dépendance de n’importe quelle nature – nourriture, tabac, alcool, drogues ou autres – soit motivée par un « désir maniaque de s’empoisonner » me semblait en désaccord avec ce que je comprenais des tensions psychiques qui sous-tendent les comportements addictifs. Bien que j’aie déjà découvert, parmi les éléments conscients et inconscients qui se cachent derrière de telles compulsions, qu’on trouve parfois un désir masochiste de se faire du mal, cela semblait loin d’être la dimension dominante dans mes observations cliniques.
7En fait, c’est une remarque que m’avait faite la mère de Sammy qui m’avait alertée pour la première fois sur un élément curieux de son addiction à l’alcool : lors d’une séance, alors qu’elle essayait de comprendre les raisons de son besoin compulsif de boire du whisky, elle me dit : « Quelquefois, je ne sais même pas si je suis triste ou en colère, si j’ai faim ou si j’ai envie de faire l’amour ; et c’est alors que je commence à boire. » Que Mme X... ne sache pas différencier, afin de pouvoir les nommer, ses divers états affectifs m’a étonnée (je n’avais pas encore à ma disposition le concept d’ « alexithymie » pour décrire ce genre de problématique).
8Peu après que la mère de Sammy m’eut quittée, j’avançai dans ma compréhension de l’économie psychique de l’addiction en décidant moi-même d’arrêter de fumer (car à cette époque il y avait une insistante publicité sur les méfaits du tabac) et, en essayant d’analyser les motifs de mon propre comportement addictif, je découvris que je fumais lorsque j’avais une tâche difficile ou délicate à accomplir, ou lorsque j’étais particulièrement heureuse ou excitée, tout comme lorsque j’étais triste ou angoissée.
9Bien que tout cela me semble maintenant évident, l’analyse de Mme X... et mon auto-analyse au moment où j’ai cessé de fumer me firent soupçonner pour la première fois que l’un des buts du comportement addictif est de se débarrasser de ses affects ! Bref, je me suis rendu compte que je mettais un écran de fumée sur la quasi-totalité de mon expérience affective, neutralisant ou dispersant ainsi une partie vitale de mon monde interne ! Cette découverte me choqua et je me promis de m’atteler à conceptualiser la structure psychique du comportement addictif.
10Dans mes écrits à cette époque, je pris ouvertement le parti de mettre en question le terme consacré de « toxicomanie » en soulignant que la poursuite d’un objet d’addiction – même dans le cas des abus de drogue – ne relevait pas foncièrement du désir de se faire du mal – de s’empoisonner – mais qu’au contraire cette démarche procédait de l’espoir de rendre supportables les difficultés, ressenties comme stressantes, de la vie quotidienne. J’ai pu constater aussi que maints comportements addictifs étaient ressentis comme obligatoires au moment où le sujet se trouvait seul – comme si le fait d’être seul chez soi était, en soi, une blessure narcissique qui requiert la solution addictive du sujet.
11J’en suis donc venue à cette dimension de ma compréhension des addictions, à savoir que ce que cherche avant tout la personne addictée, c’est, consciemment, la quête du plaisir et non pas le désir de se faire du mal. Bien que la personne addictée puisse se sentir esclave de son objet ou de son comportement addictif, son but n’est en aucun cas de se faire du tort ; bien au contraire, elle pense que cette poursuite est celle d’un bon objet en ce sens qu’il lui procure avant tout du bien-être et même, dans les cas extrêmes, qu’il peut être vécu comme ce qui donne sens à sa vie.
12Nous pouvons proposer alors que la dimension la plus urgente de l’économie psychique qui sous-tend la conduite addictive est le besoin de se débarrasser aussi rapidement que possible des sentiments d’angoisse, de colère, de culpabilité ou de tristesse qui font souffrir, voire des sentiments en apparence agréables ou excitants mais qui sont vécus inconsciemment comme défendus ou dangereux. À partir de la découverte de sa solution addictive, le sujet cherche compulsivement à la retrouver face à toute souffrance psychique. En bref, la dépendance implique toujours un mélange de douleur et de plaisir.
13En ce qui concerne le rôle du comportement addictif comme analgésique, j’aimerais ajouter un facteur important, à savoir que le pouvoir de l’addiction est accru en ce qu’elle est presque toujours une réponse à une souffrance psychique du passé (remontant souvent à l’enfance) et que, comme tous les symptômes d’ordre psychologique, elle se révèle être une tentative enfantine de se soigner. Je soulignerai encore que, à la base, l’addiction est davantage une solution psychosomatique que psychologique à la souffrance psychique.
14L’écoute de nos patients addictés – comme celle des boulimiques et des fumeurs en particulier – nous apprend à percevoir leur besoin d’échapper au sentiment de malaise et de souffrance qu’ils ressentent et en même temps celui d’anticiper l’euphorie que pourra leur apporter cet objet de soulagement. Cela me rappelle une de mes patientes boulimiques, une jeune femme dans la trentaine qui était venue en analyse parce qu’elle souffrait de crises de dépression et d’envies irrépressibles de manger (parfois pour se faire ensuite vomir). Il fallut à peu près deux ans pour que Bernadette admette qu’au terme de chaque séance d’analyse elle filait à la pâtisserie la plus proche pour s’acheter et dévorer quantités de gâteaux, cette conduite lui permettant alors de faire face au sentiment, jusqu’alors inconscient, d’abandon et de vide qu’elle ressentait à la fin de chacune de nos séances. Je m’intéressai donc au genre de gâteaux qu’elle mangeait le plus souvent (cela afin de découvrir les fantasmes cachés qu’ils pouvaient avoir pour elle) et j’appris alors que ses faveurs allaient aux « pets de nonne », aux « mille-feuilles », aux « marrons caramélisés » et aussi aux « bouchées à la reine ». Sans doute avez-vous deviné les signifiants contenus dans cette liste et ce qu’ils pouvaient représenter quant à la boulimie de ma patiente. Évidemment nous allons découvrir que, sous des dehors cachés, c’est moi qu’elle dévorait – moi, mon corps et son contenu (auxquels s’ajoutaient des composantes anales évidentes). Nous fûmes éventuellement en mesure de comprendre que son besoin frénétique de manger avait à voir avec la terreur qu’elle avait éprouvée autrefois à l’idée d’être dévorée par sa mère, tout comme son désir de la dévorer, et son besoin de trouver un substitut à cette figure de mère à la fois aimée et redoutée. Peu à peu, au fil de ses crises de boulimie suivies de vomissements, nous avons compris que son besoin inconscient de dévorer sa mère-analyste était un substitut à l’incorporation maternelle dangereuse qu’elle essayait de maintenir refoulée.
15Dans ce même contexte, j’évoquerai une autre patiente, Nancy, dont j’ai fait mention dans mon dernier livre (Éros aux mille et un visages), cela afin d’illustrer les aspects de sa souffrance psychosomatique. Je n’ai pas mentionné dans cette vignette clinique que Nancy avait été une petite fille extrêmement boulimique. Lorsque nous en sommes venues à rechercher les raisons de cette compulsion durant sa petite enfance, elle esquissa un portrait de sa mère comme une force engloutissante qui cherchait à exercer une autorité physique et psychique sur elle. Lorsque les enfants se vivent comme une extension libidinale et narcissique de leur mère, cette expérience « dévorante » tend souvent à provoquer chez eux une appréhension inconsciente, voire une terreur de la mort psychique. Cependant, derrière de telles relations mère-enfant et la rage que l’enfant en éprouve, on trouve aussi une satisfaction mégalomaniaque : « Sans moi, Maman tomberait en morceaux. » Alors ce lien mère-enfant, imprégné des pulsions primitives prégénitales, cherche à perdurer en dépit d’une apparente rébellion.
16Pendant son enfance, alors que Nancy avait 18 mois, son père avait été fait prisonnier et, pendant ses cinq ans d’absence, Nancy avait partagé le lit de sa mère et, comme elle le disait : « J’inondais Maman toutes les nuits avec mes urines. » La mère semblait avoir pris ces passages à l’acte avec indulgence et, comme nous avons pu le découvrir, Nancy pensait alors partager avec sa mère un lien érotique privilégié. Ce que je veux souligner ici (que je n’ai pas inclus dans la vignette citée dans mon livre), c’est que, si Nancy mangeait énormément, c’était non seulement pour plaire à sa mère mais également pour préserver un amour oral prégénital avec elle, y compris son fantasme qu’en la dévorant elle deviendrait elle-même la mère.
17Alors que Nancy avait 6 ans, son père revint de la guerre et son asthme cessa quasi miraculeusement à cette époque – mais sa boulimie et son énurésie continuèrent jusqu’à ses 9 ans pour cesser brutalement à la naissance d’un petit frère. Il nous apparut que cet événement détruisit l’illusion de Nancy d’avoir été choisie comme partenaire sexuelle de sa mère et brisa l’amour prégénital qu’elle imaginait partager avec elle, dans sa version aussi bien orale qu’urétrale. Nancy disposa, enfin, d’une chambre à elle, et non seulement son énurésie cessa mais également sa boulimie !
18En essayant de résumer les représentations maternelles de mes patientes souffrant de compulsions alimentaires, j’ai remarqué qu’elles attribuent fréquemment deux caractéristiques contraires à la mère interne : d’une part, elle est décrite comme quelqu’un qui refuse le moindre contact corporel (ce qui peut être interprété comme une terreur de la mère d’être dévorée, absorbée ou vidée par son bébé) ; d’autre part, les enfants la voient comme surprotectrice et dépendante d’eux. En outre, ces mères sont présentées comme très concernées par les souffrances physiques de leurs enfants, tout en étant incapables d’entendre et de comprendre leur douleur psychique.
19Ainsi, des sentiments de confusion, voire de dépersonnalisation, surgissent à des moments précis dans l’analyse des patients atteints d’envies addictives prégénitales comme celles de Nancy et de Bernadette. Ces états laissent apparaître des désirs contradictoires envers le corps et le soi maternels : d’un côté, on trouve des fantasmes fort destructeurs envers elle ; de l’autre, celui d’échanger amoureusement avec elle des substances corporelles comme par ailleurs le fantasme de fusionner complètement avec elle.
20Il en résulte que l’analyse des patients sévèrement addictés montre souvent l’existence d’angoisses à la fois névrotiques et psychotiques. Comme nous le savons, les craintes névrotiques entravent l’accès au plaisir sexuel et narcissique, alors que les angoisses psychotiques menacent le sens de l’identité, de l’intégrité corporelle et de la vie elle-même. En conséquence, au-delà du royaume des buts libidinaux et prégénitaux avec leurs angoisses concomitantes, nous atteignons l’érotisme archa ïque, voire mortellement dangereux, exprimé à travers des phobies telles que la peur de l’eau, des espaces clos ou vides, les craintes de se dissoudre ou d’exploser ou encore d’être envahi par implosion ou étouffé. Au cours du voyage analytique, d’autres angoisses peuvent surgir, liées à l’attente terrifiante d’être vidé, vampirisé, de tomber en miettes ou, dans la relation à l’autre, d’être submergé par des forces contre lesquelles il est impossible de lutter. Inutile de mentionner la dimension projective de ces angoisses, à savoir que, dans l’inconscient, on désire également vider, vampiriser, écraser l’autre (mère, père, bébés dans le ventre maternel), et il importe que tous ces fantasmes puissent, peu à peu, s’exprimer en mots.
21Il y a quelque temps, Nancy fut enfin capable de me dire pour la première fois la raison pour laquelle elle a toujours une hésitation avant d’entrer dans mon cabinet de consultation, un léger mouvement de recul que j’ai remarqué depuis longtemps. Bien qu’elle use souvent de métaphores de vampirisation, elle m’avoua pour la première fois son fantasme effrayant d’être « possédée par des forces étranges », ce qui me donna l’occasion de lui dire que j’avais remarqué qu’elle semblait toujours hésiter à entrer dans mon cabinet de consultation et que je me demandais si cela ne cachait pas un désir secret de « prendre possession » de mon espace, c’est-à-dire de mon corps et de mon être – bref, d’être une force étrange dans mon « intérieur ». Elle reconnut tout de suite le côté projectif de ce souhait, de même que sa crainte que je m’empare psychiquement d’elle, comme elle le rapportait à propos de sa mère.
22Du point de vue de l’enfant, il y a une demande paradoxale dans les relations mère/enfant de ce genre : d’un côté, l’enfant désire ardemment poursuivre la relation amoureuse prégénitale avec sa mère, désir qui trouve fréquemment son expression dans des symptômes de dysfonctionnement corporel tels que l’allergie, l’insomnie, l’encoprésie, l’énurésie, les tendances à la boulimie ou à l’anorexie ; d’un autre côté, ce même enfant se rebelle rageusement contre ce lien libidinal archa ïque qu’il interprète comme une demande maternelle dotée d’omnipotence. En fait, ce sont les désirs et les peurs de la mère (y compris dans son monde interne la place du père) qui pèsent lourdement sur l’organisation somato-psychique du jeune enfant.
23Comme nous le savons, chaque enfant apporte sa propre solution au problème de la séparation avec sa mère, tout comme il s’arrange avec l’inconscient biparental, mais, bien entendu, il n’en résulte pas nécessairement une solution psychique addictive !
24J’en viens maintenant à la question des origines de l’économie psychique dans la dépendance addictive. C’est à Winnicott que nous devons les théories et les observations les plus minutieuses sur ce qu’il a appelé la « constellation mère-nourrisson », en insistant ainsi sur l’unité psychique de la mère et de son bébé. En 1964, il proclamait : « Un bébé, ça n’existe pas », signifiant par là que le bébé est en relation symbiotique avec sa mère et qu’on ne peut les comprendre séparément. C’est à lui aussi que nous devons le concept d’espace et d’objets dits « transitionnels » qui nous aident à mieux comprendre l’économie psychique fragile qui sous-tend la capacité du bébé à sortir de sa dépendance totale et à gagner son indépendance.
25À partir de là, il nous est loisible de proposer que la nature des relations mère-enfant peut être décisive quant aux origines de certains modes de fonctionnement psychique. Une mère « adéquate sans plus » – au sens winnicottien – éprouve le sentiment de se fondre avec son bébé au cours de ses premières semaines de vie. Cependant, Winnicott souligne bien que, si cette fusion persiste au-delà de ce temps premier, l’interaction risque de devenir persécutoire et pathologique pour l’enfant. Dans l’état de dépendance absolue à sa mère, le bébé a tendance à se conformer totalement à ce qu’elle projette sur lui. La mobilité d’un petit enfant, sa vivacité émotionnelle, son intelligence, sa sensualité et son érogénéité corporelle peuvent se développer uniquement à condition que sa mère les investisse positivement. Mais une mère peut tout aussi bien inhiber la valeur narcissique de ces aspects chez son bébé, surtout si son nourrisson sert à pallier des besoins frustrés dans son monde interne à elle.
26Ce type de relation mère-enfant affecte alors le développement des phénomènes transitionnels (activités ou objets) et a tendance à instaurer chez l’enfant la crainte de développer ses propres ressources psychiques pour atténuer ses tensions affectives. Le développement de ce que Winnicott appelle « la capacité d’être seul » (c’est-à-dire, « seul en présence de la mère ») est alors mis en danger, et l’enfant, afin de résoudre les problèmes affectifs rencontrés dans son monde interne ou externe, cherchera alors à tout moment la présence maternelle rassurante. Ces considérations m’ont conduite à faire l’hypothèse suivante : en raison de ses angoisses et de ses peurs et désirs inconscients, une mère est potentiellement capable de créer chez son bébé une relation addictive tant à sa présence qu’à ses soins. Dans cette situation, il importe de souligner que c’est la mère elle-même qui est dans un état de dépendance. Un risque peut alors survenir, à savoir que l’enfant ne parvienne pas à acquérir une représentation d’une mère interne soignante, laquelle, normalement, lui donnerait la capacité de s’identifier à cet objet interne afin de supporter ses états de souffrance psychique. L’enfant qui n’arrive pas à une telle représentation restera incapable de supporter les moments de tension, de source interne et externe, de sorte qu’il cherchera une solution afin de pallier le manque des introjects soignants et qu’il tendra à en chercher, comme dans la petite enfance, dans le monde externe. Ainsi la nourriture, les drogues, l’alcool, le tabac, ou autres, peuvent-ils temporairement pallier le stress psychique et, autrement dit, remplir une fonction maternelle que la personne addictée est incapable de faire pour elle-même. Ces objets addictifs prennent alors la place des objets transitionnels de l’enfance (et dont le propre est d’incorporer l’environnement maternel), ce qui en même temps aurait dû libérer l’enfant de son lien de dépendance à sa mère.
27Ces considérations peuvent aussi nous amener à nous intéresser aux différents fantasmes cachés derrière les comportements addictifs, par exemple la boulimie. Une de mes analysantes m’a dit récemment : « Quand je me jette sur la nourriture, c’est comme si je cherchais à calmer une bête féroce à l’intérieur de moi » et dans la même semaine une autre a proclamé : « Je suis obligée de manger incessamment comme pour conforter une enfant triste et abandonnée en moi. » Cherche-t-on à se « calmer » ou à « se remplir » ?
28Ainsi, contrairement aux objets transitionnels, et bien qu’ils tentent inconsciemment d’en jouer le rôle, les objets addictifs échouent nécessairement dans le fait qu’ils sont des tentatives d’ordre somatique plutôt que psychologiques pour faire face à l’absence ou à la douleur mentale, et ne fournissent qu’un soulagement temporaire à la souffrance psychique. C’est la raison pour laquelle, dans mes précédents écrits, j’ai nommé les objets addictifs « objets transitoires » plutôt que « transitionnels » et que j’ai proposé le terme de « néo-besoins » pour décrire la problématique d’addiction. J’aimerais donc revenir brièvement sur cette recherche.
29En cherchant à conceptualiser les origines de la solution addictive face à la séparation et à l’individuation, on s’aperçoit qu’à la lumière de l’expérience clinique les premières relations mère-enfant sont probablement décisives dans le schéma que l’on peut faire de ce fonctionnement psychique. Néanmoins, si l’on revient au concept de Winnicott sur l’espace potentiel, on doit admettre que, dans son analyse de l’environnement maternel, il a fait peu de place au rôle que tient le père dans la constellation œdipienne. Et il faut également noter que, dans bien des recherches cliniques qui ont été menées sur l’addiction, le père, s’il n’est pas mort, est fréquemment absent ou, s’il est là, est souvent présenté comme inconsistant, coupable ou incestueux, et même, dans certains cas, lui-même addicté (souvent alcoolique). Au cours de ma propre expérience clinique, le père m’a été décrit maintes fois comme très surchargé professionnellement et donc relativement absent. Mais le point sur lequel j’aimerais insister est le rôle caché du père dans la conduite addictive – là où l’objet addictif se montre comme une protection inconsciente contre les aspects dangereux de l’imago maternelle. J’en donnerai un exemple à partir du cas d’une femme que j’appellerai Delphine, qui m’avait demandé une consultation pour des raisons de carrière professionnelle. Parmi les éléments de sa vie, elle me dit qu’elle avait terminé une analyse personnelle neuf ans auparavant, durant laquelle elle avait pu se débarrasser de la cigarette à cause de symptômes cardiaques. Mais elle avait repris, au bout de huit ans d’abstinence, son addiction tabagique et à l’heure actuelle fumait plus d’un paquet par jour ! Devant ma réaction contre-transférentielle de consternation, elle ajouta qu’elle n’avait aucunement l’intention de s’arrêter en dépit de sa fragilité cardiaque. Donc je laissai pour l’instant de côté le caractère suicidaire de sa décision et l’invitai à me dire ce qui l’avait poussée à recommencer à fumer.
30D. : En fait, il y a un an, en recevant une lettre de ma mère qui rabâchait ses demandes infantiles habituelles, j’ai été prise d’une attaque de tachycardie si forte que je me suis sentie en danger de mort. Je me suis précipitée au tabac du coin et j’ai acheté un paquet de Gauloises que j’ai fumées instantanément l’une derrière l’autre, alors que j’avais arrêté de fumer depuis huit ans. Et ça m’a immédiatement calmée.
31J. M. : À part ses effets calmants, que représente pour vous la cigarette ?
32D. : Je le sais ! Mon père que j’admirais et aimais était un grand fumeur. En dépit de la pression de ma mère, il n’a jamais cessé de fumer.
33J. M. : Alors la cigarette est comme un symbole de votre père ?
34D. : Alors, oui ! C’est vrai. La cigarette l’aidait à faire front devant les demandes et les attaques de ma mère.
35J. M. : Donc, si je vous comprends bien, lorsque vous avez vous-même recommencé à fumer, c’est parce que vous avez eu l’impression d’être attaquée par votre mère ?
36D. : Oui, elle me démolit, elle me détruit comme elle l’a toujours fait.
37J. M. : Peut-on dire alors que vous mettez la cigarette-père entre vous et une mère dangereuse et menaçante ?
38D. : Tiens ! c’est exactement ça ! (Fin de citation)
39Nombre de patientes boulimiques qui ont surmonté leur compulsion racontent un drame interne semblable lorsque, comme il arrive souvent, elles reprennent le poids qu’elles ont perdu. Cette terreur de l’introjection dangereuse n’est, bien entendu, qu’un des facteurs de la difficulté à renoncer à la solution addictive.
40La vignette clinique qui va suivre illustre un autre aspect de la dynamique du père dans le comportement addictif. Il s’agit d’une patiente écrivain, Bénédicte, dont j’ai déjà parlé dans l’un de mes livres1, et qui était venue me voir en raison d’un blocage sérieux dans son écriture. Alors qu’elle avait seulement 15 mois, son père était mort d’un cancer du rectum et sa mère, qui ne s’était pas remariée, a surgi sur la scène analytique, tout comme la mère décrite par Delphine. (Les notes ci-dessous ne figurent pas dans le chapitre du livre en question parce qu’il était axé sur d’autres problèmes de cette analysante.)
41Lors d’une séance au cours de laquelle Bénédicte évoquait constamment son tabagisme et son impossibilité à le surmonter en dépit de problèmes bronchiques, je lui demandai ce que l’acte de fumer représentait pour elle :
42B. : Je ne veux pas fumer lorsque je suis avec des amis ; pour moi, c’est un acte hostile. D’ailleurs je suis toujours étonnée par les couples qui dînent au restaurant et qui fument, sans se préoccuper de l’autre : on se demande s’ils s’aiment tellement. Je fume quand je suis chez moi, aux moments où je me sens seule et abandonnée ou encore quand je marche dans la rue. Dehors, ce n’est pas l’angoisse qui me fait fumer, mais plutôt ma haine contre tout le monde... Je fais ce geste agressif et horrible de fumer en coinçant ma cigarette dans le coin de ma bouche et en soufflant la fumée. C’est ma manière à moi de montrer mon hostilité. Chez moi, je ne fume que le cigare, ce que je ne fais pas au-dehors par peur de dégoûter les gens. Le souvenir de mon père me revient alors (longue pause) et j’essaie d’éviter d’admettre la raison pour laquelle les cigares sont particulièrement dégoûtants.
43J. M. : Un autre secret anal que vous partagiez avec votre père ?
44B. : Je tremble à l’idée de ce que vous allez me dire. Je n’arrive toujours pas à parler de mon corps et de ses besoins.
45J. M. : Est-ce que vous craignez que je sois dégoûtée par votre corps, comme l’était votre mère ?
46B. : Oui ! Je ne peux pas oublier l’horreur qu’éprouvait ma mère devant mon corps et ses produits. (Pause) Je me demande si fumer n’est pas une façon de la mettre en dehors...
47J. M. : Et celle de garder le cher lien avec votre père ?
48B. : Eh bien oui – c’est aussi une façon de le sentir tout près de moi. Pour moi, le cigare est une particularité masculine – et, bien sûr, anale. Je fume même du tabac noir très fort comme des Gauloises (long silence). Ma mère a essayé de me couper de tout et les cigarettes me protègent de ses attaques destructives (nouveau silence). Vous savez, je n’arrive pas à écrire si je ne fume pas, et même ça elle veut me le retirer. Elle a remplacé l’image positive que j’avais de mon père par l’image négative de l’homme qui disparaît. Je commence à comprendre que, quand je suis seule, c’est sur elle que je focalise mon hostilité – c’est elle qui m’empêche de respirer.
49J. M. : Alors, tous les gens que vous croisez dans la rue, sont-ils de mauvaises mères ?
50B. : Mais oui, même s’ils ne font rien, ils sont là et ça suffit !
51J. M. : Ils vous empêchent de respirer ?
52B. : C’est exactement ça ! Ma mère ne voulait pas de moi, mais elle voulait aussi que personne d’autre ne s’intéresse à moi et que je ne m’intéresse à personne hormis à elle-même. Elle est affreusement jalouse.
53(Cette description fournie par Bénédicte est le portrait classique d’une mère qui considère son enfant comme une pure extension narcissique d’elle-même, l’image qui me semble être type de la mère des analysants et des analysantes profondément addictés.)
54Beaucoup d’autres éléments ont contribué à la dépendance de Bénédicte au tabac : il lui a fallu explorer son attirance suicidaire tout comme le sens caché que revêtait la cigarette et elle en arriva à découvrir que fumer était pour elle à la fois un acte de vengeance meurtrier contre sa mère et une protection paternelle contre elle.
55Voici quelques notes éparses tirées de trois séances de cette analysante : gorge serrée, Bénédicte suffoque et tousse tout le temps de la séance ; une fois de plus, elle est polarisée sur sa haine pour sa mère qu’elle appelle « ce démon vampirique ». Soudain, elle prétend voir le visage d’un homme entre deux poutres du plafond de mon cabinet :
56B. : J’ai vu le même visage – celui de mon père – dans mon nouvel appartement – comme une présence paternelle... Soudain j’ai en tête une chanson de Stevie Wonder, « Isn’t she lovely ».
57J. M. : Cette chanson, vous l’associez à quoi ?
58B. : J’ai lu quelque part qu’il l’avait composée pour sa petite fille.
59J. M. : On revient par ce biais à votre père ?
60B. : Eh oui !
61Elle associe à nouveau sur sa mère ha ïe et sur le fait qu’elle refuse de répondre aux éternelles questions qu’elle lui pose.
62B : Elle me met tellement en colère que j’en ai mal à la gorge. Son refrain est que je suis la seule personne qui puisse lui « apporter la vie », ce qui veut dire : « Ton corps, ton esprit, tout ce que tu es sont une partie de moi, sont à moi. »
63J. M. : Peut-être avez-vous eu besoin, tout à l’heure, de voir ici un visage d’homme qui vous protège contre une mère-analyste vampirique ?
64Bénédicte s’insurge contre cette intervention et ses implications. Je remarquai, sans le lui dire, qu’elle redoutait peut-être que l’image de cette mère détestée efface l’image idéalisée qu’elle projette sur ses amantes et sur moi. Elle a pris conscience du fait que, dans ses relations amoureuses, elle cherche, comme elle dit, à « apporter la vie » à ses partenaires, grâce à quoi nous avons pu reconstruire l’aspect inconscient de son fantasme, à savoir qu’elle attend d’eux qu’ils lui redonnent vie.
65Le jour suivant elle enchaîne :
66B. : Après la séance d’hier, je me suis demandé pourquoi je ne puis supporter l’idée de vous voir comme une mère vampirique ? Alors j’ai pensé à tout ce que je refuse chez ma mère, et particulièrement son corps. Mon propre corps m’a toujours embarrassée quelque part ; je ne pourrais jamais concevoir un enfant, bien que je puisse imaginer d’en avoir un, mais il n’y a pas d’espace en moi pour lui. Inimaginable ! J’ai toujours su que les femmes ont des bébés et que les hommes n’en ont pas, et par conséquent que je n’en aurai pas – comme si j’étais confuse en ce qui concerne ma propre identité sexuelle. Je ne savais pas ce qu’il me fallait garder et de quoi je devais me débarrasser. (Long silence.) Bien que je sente tout ça à propos de mon corps, je n’ai jamais trouvé jusqu’ici de mots pour le décrire. C’était aussi lié à ma relation à mes animaux qui étaient tous des mâles.
67Plus tard, au cours de la même séance, elle me dit :
68B. : Vous savez, pendant les vacances, ça a continué à travailler en moi. Je ne devrais sans doute pas me sentir si dépendante de vous mais la vie me semblerait superficielle si je n’avais pas fait cette expérience psychanalytique. J’ai même commencé cette séance en venant chez vous, en pensant que jusqu’à maintenant rien ne pouvait me faire pleurer, que rien ne pouvait me toucher : mes amis pouvaient disparaître, je ne faisais rien pour les revoir, je ne leur écrivais pas ni ne répondais à leurs lettres. Désormais, ils sont en moi. Mais pourquoi suis-je comme ça ?
69J. M. : Est-ce que ça a quelque chose à voir avec votre père ? Il semble que vous traitez vos amis absents comme s’ils étaient morts, tout en les gardant présents en vous, au point de ne même pas leur écrire. Est-ce cela ?
70B. : Oui, sûrement ! Et même c’est particulièrement vrai, puisque, d’une certaine façon, c’est moi qui les ai abandonnés ; c’est comme si je les punissais de ne plus être là ; tout changement dans leur vie ou dans leurs relations avec les autres me donne un sentiment d’injustice. Ils n’ont pas le droit de changer ! C’est ce que je me dis quand je fume.
71Vers la fin de la séance elle pleure doucement et dit :
72B. : Je pensais être à l’abri de toute blessure pour le restant de ma vie mais maintenant je réapprends à pleurer.
73À la séance suivante Bénédicte continue à tousser et à suffoquer et annonce, sur un ton de défi, qu’elle fume plus que jamais, au point de ne plus arriver à respirer.
74J. M. : Et qui vous empêche de respirer ?
75B. : C’est encore ma mère ; elle ne m’a jamais laissé respirer en paix.
76J. M. : La cigarette serait-elle une manière de la remplacer ? Une façon d’essayer d’entrer en relation avec elle ?
77B. : Il faut que j’y réfléchisse.
78Plus tard, au cours de la séance, je lui demande si la cigarette peut être pour elle une manière d’étouffer sa mère interne – et en même temps d’étouffer l’angoisse que lui cause sa mère réelle.
79B. : Il me faut lutter contre elle de la façon dont je lutte contre « tout ce que je devrais faire ».
80J. M. : Comme d’arrêter de fumer, selon le conseil de votre médecin ?
81(Ici, mon contre-transfert a pris le dessus !)
82B. : Je dois fumer, même jusqu’à la mort !
83Cet épisode amena Bénédicte à réfléchir plus avant sur l’une de ses manières de protester contre des « attendus » – comme son refus d’écrire à ses amis à l’occasion de naissances, d’anniversaires ou de décès, ou d’envoyer des vœux de Noël et de Nouvel An, cela en dépit de la déception des amis ; une réaction devant ce qu’elle appelle les « fausses relations au monde » de sa mère.
84Elle continue à tousser et me dit qu’elle a tellement toussé chez elle qu’elle s’en est presque évanouie.
85B. : Je n’éprouve plus le moindre plaisir à fumer ; c’est devenu une compulsion mortifère.
86Nous reconstruisons alors son drame interne : elle envahit, attaque et étouffe son moi interne par l’intermédiaire de son corps, comme une réplique de ce que sa mère fait à son esprit.
87J. M. : Alors c’est comme si vous vous identifiez à l’image dangereuse de votre mère ?
88B. : Oui, j’en suis sûre, mais ce que je ne comprends pas, c’est d’où vient le plaisir que j’en tire.
89J. M. : Serait-ce une manière de chercher à apaiser la mère fusionnelle que vous pensez n’avoir jamais eue ?
90Il me semblait que, pour Bénédicte, la cigarette était une bonne et une mauvaise mère à la fois ; une mère interne et une autre réelle, tel un objet transitionnel (qui se crée à partir de deux objets, un objet réel externe et un objet psychique interne).
91B. : Je commence à comprendre que je fume aussi pour faire échouer mes bonnes expériences. Si je n’avais pas la cigarette, je me tailladerais ou bien je chercherais un spectacle douloureux comme celui d’un oiseau mort ou d’un chat aveugle...
92Soudain, comme elle le fait souvent vers la fin de chaque séance, elle me demanda : « La séance est terminée ? »
93J. M. : Pourquoi pensez-vous à ça maintenant ?
94B. : Eh bien, j’imagine que c’est parce que le moment de la séparation est une demi-mort insupportable pour moi. Ça demande du temps. S’il me reste une demi-heure, je pourrai faire quelque chose de magique, alors que si nous interrompons maintenant je vais paniquer. Je contrôle tout le temps vos gestes afin de savoir quand approche la fin.
95J. M. : Est-ce que cet intérêt subit pour le temps de la séance est aussi une façon d’éviter de parler de quelque chose ?
96B. : C’est drôle que vous me disiez ça, car, en fait, j’étais justement en train de penser que je refuse de faire l’amour uniquement parce que je suis en manque. (Long silence.) Je ne me masturbe que très rarement et je n’y avais jamais pensé comme un substitut. Je me précipite sur la cigarette dès que je suis en manque. [Je pensai alors à Freud qui voyait dans la masturbation l’ « addiction la plus précoce » de l’être humain.]
97B. : J’ai du mal à vous parler de la masturbation et de mes fantasmes.
98J. M. : Craignez-vous que je vous désapprouve ou que vos fantasmes puissent disparaître si vous m’en parlez ?
99B. : J’imagine que je vous prête de telles pensées, mais, vraiment, est-ce que quelqu’un peut penser du bien de la masturbation ?
100J. M. : Woody Allen a dit que « la masturbation est une manière de faire l’amour à quelqu’un qu’on aime vraiment ».
101B. : Et voilà ! Est-ce que je tiens vraiment à moi ? J’ai des difficultés à être en contact avec mon propre corps... Je ne pourrai jamais toucher à mon sexe avec mes mains... Il faut que ce soit quelqu’un d’autre ou un objet.
102J. M. : Parce que votre corps, votre sexe, ne vous appartiennent pas ? À qui donc appartiennent ces parties de vous-même ?
103J’ouvre ici une parenthèse pour dire que cette cassure auto-érotique est fréquemment liée à une inhibition dans le développement des phénomènes transitionnels, particulièrement quand la mère interne est ressentie comme désapprobatrice si l’on ose posséder ses propres organes génitaux et son corps, ou encore si l’enfant fait montre de la moindre indépendance en matière de pensée, de paroles ou d’actes.
104Si j’ai fait état de cette phase de l’analyse de Bénédicte, c’est parce qu’elle est un exemple éclairant de la lutte contre les pulsions libidinales que l’on retrouve chez nombre de patients addictés.
105Cette vignette un peu longue démontre également que l’addiction peut non seulement s’installer à cause de violents accès affectifs de rage, d’angoisse, de peur ou d’abandon, mais qu’elle peut également venir d’une rupture dans les relations mère-enfant, avec l’espoir que l’objet d’addiction puisse recréer l’illusion nostalgique de la béatitude fusionnelle de l’enfance.
106Après avoir mis l’accent sur l’importance des relations primaires de la mère et de son bébé, notons que nous ne devons pas perdre de vue le fait que les addictions ont souvent à voir avec les crises de l’adolescence. Les adolescents, tout comme les jeunes adultes, sont non seulement exposés aux vicissitudes qu’impose la consolidation de leur identité avec leur groupe social mais, de plus, ils se trouvent confrontés à des exigences sociales hautement contradictoires : d’un côté, il y a l’encouragement verbal des parents à « se libérer » (y compris sexuellement, lesquels, dans certains cas, couvrent secrètement ce qu’ils n’ont pas eux-mêmes vécu !) ; d’un autre côté, les adolescents d’aujourd’hui, qui, pour des raisons financières, se voient obligés de rester longtemps dépendants de leurs parents. Ces dernières années notamment, de jeunes collègues que j’ai suivis en supervision m’ont présenté un nombre impressionnant de cas d’adolescents boulimiques – surtout des filles – qui cherchaient inconsciemment, par un poids excessif, à parer le danger de devenir sexuellement attirantes.
107L’anorexie, qui doit également être considérée comme une addiction – celle du désir d’être vide, de n’être rien –, est également une défense inconsciente de ce genre. De plus, les adolescentes boulimiques ou anorexiques cherchent en même temps à angoisser leurs parents.
Les néo-besoins, que cherchent-ils à accomplir ?
108Si, comme je le propose, la solution addictive est une tentative d’auto-guérison face à la menace de stress psychique, il me paraît que les états psychiques qui conduisent à l’addiction peuvent se résumer en trois catégories qui vont déterminer la quantité de « travail » que celle-ci doit accomplir :
- 1 / une tentative d’éviter les angoisses névrotiques ;
- 2 / une tentative de combattre des états d’angoisse sévères – parfois avec une tendance parano ïde – ou bien la dépression, qui s’accompagne souvent de sentiments de mort interne ;
- 3 / une tentative d’échapper aux angoisses psychotiques telles que la peur d’une fragmentation corporelle ou psychique, ou même à la terreur de se trouver devant le vide, là où le sens de l’identité subjective elle-même est ressenti comme compromis ;
- 4 / une tentative aussi, souvent, de réparer une image narcissique endommagée.
109Comme aucun élément ou objet appartenant au monde réel ne peuvent réparer des manques dans le monde psychique interne, le comportement addictif souffre inévitablement d’une dimension compulsive. En plus du besoin désespéré de se débarrasser du fardeau des pressions affectives, toutes les formes que prend l’addiction ont pour but non seulement de réparer l’image endommagée de soi-même mais aussi de régler des comptes avec les figures parentales du passé. Il y a donc, d’abord, une défiance devant l’objet maternel interne (ressenti comme absent ou incapable de consoler l’enfant perturbé qui se cache à l’intérieur). Les substituts addictifs seront toujours là pour compenser les fonctions maternelles défaillantes et le message de base est : « Vous ne pouvez plus m’abandonner parce que maintenant, c’est moi qui vous contrôle. » Puis une deuxième défiance devant le père interne ressenti comme défaillant dans ses fonctions paternelles et, par conséquent, déchu.
110Enfin, la défiance finale est à la mort elle-même et celle-ci prend deux directions : la première proclame crânement « rien ne me touche, la mort c’est pour les autres ! » ; mais lorsque cette bruyante forme de défense s’effondre et que la sensation de mort interne ne peut plus être déniée, on découvre une soumission devant les pulsions de mort (« le prochain shoot sera peut-être l’overdose, mais je m’en fous »).
111Une de mes analysantes boulimiques me disait récemment qu’elle n’arriverait jamais à surmonter son éternelle envie de manger : « Il se pourrait que j’aie un infarctus du myocarde si je continue comme ça, mais qu’est-ce que ça peut me faire ? » Ce constat déclencha, bien entendu, des sentiments contre-transférentiels (intentionnels !) de sa part, que nous sommes arrivées à élaborer. Elle cherchait à savoir si je me souciais davantage d’elle que sa mère interne qui l’avait sevrée de toute l’affection qu’elle avait cherchée pendant son enfance.
112Avant de conclure, j’aimerais vous rappeler que la dépendance est un élément intrinsèque de la condition humaine. Nous commençons par une dépendance à la mère-sein univers, continuons à être pris en étau par une série de dépendances, même si nous n’en sommes pas toujours conscients, en ce sens que la nature humaine cherche à vivre en conformité avec les standards socioculturels dans lesquels elle baigne. Nous sommes donc tous dépendants et soumis à une série d’idéaux collectifs qui sont à la base de tout contrat social. Nous, nous n’avons rien demandé parce que tout ça a toujours existé, mais nous nous voyons obligés de nous plier à cette dépendance. Nous sommes aussi obligés d’accepter les ravages du temps, comme, par ailleurs, d’être dépendants du langage qui exerce sur notre construction psychosexuelle et notre structure psychologique une marque indélébile. En résumé, la dépendance est notre destinée, de même que la lutte incessante et inhumaine que nous menons contre elle pour essayer d’y échapper.
113Les victimes de l’addiction sont toutes engagées dans une lutte contre les dépendances universelles propres à l’être humain, y compris l’illusion de redécouvrir le paradis perdu de l’enfance, la liberté, l’absence de toute responsabilité et de la notion de temps. Quelques-unes cependant acceptent de reconnaître qu’elles n’ont pas pu exprimer leurs terreurs primitives ou qu’elles les ont refoulées en raison des fantasmes prégénitaux violents, en refusant ainsi l’essentiel des relations humaines. Ces personnes craignent parfois d’être désintégrées par une relation amoureuse dans laquelle l’amour est assimilé à la mort. S’efforcer de trouver les mots pour communiquer et élaborer ces sentiments est une expérience inaugurale pour tout individu.
114Je terminerai donc en faisant l’éloge de ces analysants et analysantes, victimes d’une faim indescriptible et de compulsions inlassables, mais qui ont néanmoins eu le courage d’entreprendre le voyage analytique avec tous les risques qu’il comporte ; je salue alors tous ceux qui ont choisi de manger à l’arbre du savoir tout en sachant que le prix qu’ils auront à payer sera l’exclusion définitive de l’illusion fuyante du paradis.
Mots-clés éditeurs : Compulsión, Guide maternel, Palabras claves – Adicción, Vida materna, Addiction, Compulsion