Notes
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[1]
BP : Before Present (avant le présent).
Ce que l’art est tout d’abord, et ce qu’il demeure avant tout, est un jeu.
Tandis que l’outillage est le principe du travail.
C’est le jeu qui est universel et qui correspond à la santé.
1Les représentations graphiques dans la préhistoire témoignent de la nécessité de développer un « espace potentiel de jeu » pour que créativité et création soient possibles. On sait que l’hypothèse introduite par Winnicott d’une « aire intermédiaire d’expérience » ou « aire transitionnelle » lui a permis de décrire un espace où se séparent et se relient l’une à l’autre réalité interne et réalité externe.
2Il s’agissait d’abord pour lui de désigner cette dimension où s’organisent phénomènes et objets transitionnels (gazouillis du nouveau-né, investissement de l’ours en peluche par l’enfant, etc.) qui permettent de négocier le passage de l’illusion d’un objet trouvé/créé par le sujet à la désillusion de ne pas être à soi le seul créateur du monde et correspondant à l’acceptation du plaisir donné par autrui. Il s’agissait également de définir un « espace potentiel de jeu » qui, selon lui, est « en continuité directe avec l’aire de jeu du petit enfant » et qui subsistera « tout au long de la vie dans le monde d’expérimentation interne qui caractérise les arts, la religion, la vie imaginaire et le travail scientifique créatif » (1971, p. 25). L’espace potentiel de jeu rend ainsi compte de l’importance du plaisir et du jeu dans la vie psychique et désigne l’aire des processus de symbolisation qui, déjà à l’œuvre dans l’organisation de la fantasmatisation lors de l’expérience de l’enfant au sein, permet la création de symboles en nombre indéfini, constitutifs de tout le champ de la culture.
3La découverte récente (décembre 1994) de la grotte Chauvet en Ardèche a montré que, peu après son arrivée en Europe autour de 35 000 ans BP [1], l’Homo sapiens sapiens a été capable d’utiliser cette aptitude à jouer pour créer des représentations graphiques dans des matériaux indestructibles et hautement artistiques, qui sont encore préservés. La grotte Chauvet qui date de 32 000 ans BP nous met en présence de chefs-d’œuvre figuratifs d’une grande richesse artistique, autant par l’originalité et la diversité du bestiaire évoqué (lion, panthère, hyène, rhinocéros, hibou, ours) que par l’incomparable maîtrise technique des artistes (dessins, peinture au trait, usage de l’estompe pour rendre le relief). La force expressive de cette grotte est comparable à celle de Lascaux (Dordogne), réalisée 15 000 ans plus tard et souvent décrite comme « la Chapelle Sixtine de la préhistoire ». La grotte Chauvet vient d’être consacrée comme l’un des témoignages artistiques les plus anciens de l’histoire de l’humanité.
4De ce point de vue, la référence au concept winnicottien d’ « espace potentiel de jeu » devrait nous permettre de décrire les processus psychiques à l’œuvre dans le développement de l’homme, tels qu’illustrés par les créations des hommes préhistoriques, et de poursuivre ainsi la réflexion initiée récemment par F. Sacco (2003) sur les conditions de la créativité dans l’art préhistorique et par C. Janin (2003) sur les enjeux de la honte primaire.
PREMIERS SIGNES D’UNE EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
5L’invention d’un outil pour en fabriquer un autre témoigne de l’apparition des Hominidés il y a environ 2,5 millions d’années. Cependant, la puissance créatrice de l’Homo sapiens sapiens s’est révélée davantage dans la capacité acquise progressivement depuis 100 000 ans de se donner un plaisir esthétique dans la figuration de la vie. Les premières traces de la création esthétique peuvent être trouvées dans les sépultures de l’homme de Néandertal (Homo neanderthalensis) et de l’Homme moderne (Homo sapiens sapiens) entre 100 000 et 35 000 ans BP : les ossements des morts sont « décorés » d’ocre rouge, ce qui peut être interprété comme une représentation du sang et un symbole de la vie après la mort.
6De même, la collecte de pierres aux formes et couleurs insolites et celle de fossiles peuvent être, dès cette époque, le témoin précoce de cet intérêt pour la symbolisation et la vie imaginaire, liée au plaisir esthétique. Pour le préhistorien André Leroi-Gourhan (1965), ces collections concernent des « objets qui n’appartiennent pas directement au monde vivant mais qui en exhibent les propriétés ou le reflet de propriétés (...) et qui sont dans la nature comme des symboles de formes et de mouvements » (p. 214). De même il ne faut pas exclure dans cette recherche esthétique le souci de fabriquer des outils aux formes symétriques et harmonieuses, témoignant, ainsi que le remarque très justement F. Sacco (2003), d’un souci très précoce de créer des formes certes de plus en plus fonctionnelles mais aussi de plus en plus belles (p. 587).
7Dans le mouvement de figuration de la vie, il était important de trouver des matériaux inertes mais indestructibles qui puissent en conserver le sens et en favoriser la transmission. Dans cette évolution vers la représentation graphique, les premiers témoignages conservés datent d’environ 60 000 ans BP et concernent les figurations du rythme. Ce sont des plaques de pierre et des fragments d’os marqués d’incisions régulières. Selon Leroi-Gourhan, celles-ci sont la preuve d’une première intention de figuration à travers la répétition et le rythme.
8Pour les psychanalystes, on peut y voir une évocation des conditions psychiques d’un travail de représentation. La capacité de créer des images matérielles (pictures) suppose une capacité préalable de produire des images psychiques (images). Celle-ci est sous-tendue par une activité pulsionnelle trouvant sa source dans le corps à partir des variations quantitatives et qualitatives des affects de plaisir-déplaisir. Ces marques rythmiques, sortes de pulsations ludiques du vivant, qui précèdent l’apparition des premières représentations figurées vers 35 000 ans BP, témoignent des conditions indispensables à l’émergence des images psychiques et matérielles.
DES SQUIGGLES VIEUX DE 18 400 ANS
9Si des traces primitives de figuration peuvent ainsi être trouvées à partir de 100 000 ans BP, il reste néanmoins que l’évidence la plus importante de la capacité de l’homme à symboliser est la création artistique, telle qu’elle est illustrée par l’apparition et la diffusion des représentations graphiques et des sculptures réalisées par l’Homo sapiens sapiens à partir de 35 000 ans BP. On a coutume de distinguer, dans l’art paléolithique supérieur, trois types d’unités graphiques : d’abord, les représentations figuratives correspondant à des formes identifiables anthropomorphes ou zoomorphes, réelles ou imaginaires ; puis les signes abstraits, souvent répétitifs, associés ou non aux figures animales et principalement des signes élémentaires (points, tirets, traits rectilignes seuls, alignés, en nappes, cercles, etc.) qui sont totalement abstraits et inaccessibles en l’absence d’un code, et des signes élaborés et régionalisés (signes tectiformes, claviformes, aviformes) qui ont probablement des fonctions sémantiques et sociales, visant à marquer les messages propres à chaque groupe (D. Vialou, 1991, 338-339) ; enfin, des tracés inclassables (taches, tracés digitaux, griffonnages, striures, etc.) représentant environ 30 % des unités graphiques pariétales (M. Lorblanchet, 1986).
10Le « plafond des Hiéroglyphes » de la grotte du Pech-Merle (Cabrerets, Lot) (fig. 1 ; cf. également la reproduction de l’ensemble du panneau, in F. Sacco, 2003)) est l’un des plus célèbres exemples de tracés digitaux qui constituent une expression particulièrement remarquable des sources psychiques de l’activité de représentation (cf. A. Gibeault et R. Uhl, 1994). La grotte du Pech-Merle contient 120 m2 de ces tracés digitaux, qui apparaissent uniquement sur des surfaces pariétales. Il s’agit d’une technique originale qui diffère de la gravure et qui est plus proche du modelage dans la mesure où elle ne consiste pas à enlever de la matière mais à transformer la surface malléable du support. Ces tracés digitaux peuvent être comparés aux squiggles winnicottiens : ils sont associés à une substance malléable (un simple argile) et sont une adaptation à ce matériau. Selon le préhistorien M. Lorblanchet (1992) qui a fait l’inventaire de ce plafond des « Hiéroglyphes », nous pouvons observer dans le groupe principal :
- 1 / un ensemble de traces, apparemment sans organisation, consistant en barres parallèles ou lignes sinueuses faites par un doigt, ou plus souvent par deux ou trois, parfois même avec le frottement de toute la main (traces appelées macaronis) ;
- 2 / trois représentations de femmes avec des seins allongés et le corps incliné vers l’avant (deux de ces représentations sont sans tête) ; les bras sont davantage réduits à des moignons ;
- 3 / quatre représentations de mammouths, dont trois d’entre elles assez détaillées, dessinées avec un tracé double. Les jambes sont parallèles et dessinées par paires, excepté pour la plus grande représentation. La quatrième sur le côté nord du groupe est un simple profil dorsal unilinéaire, facilement reconnaissable par les bosses sur le dos et le crâne, et est identique à tous les mammouths simplifiés de la région.
11Lorsqu’on regarde ces tracés, on peut comprendre comment ces formes ont été créées et ainsi approcher les processus de la pensée préhistorique. La peinture et la gravure requièrent à la fois une préparation technique et psychique, c’est-à-dire une conception complète du travail à réaliser avant qu’il n’apparaisse soudainement sur la paroi rocheuse dans son état fixe et définitif. D’autre part, par constraste, le tracé digital diffère des autres techniques de représentation par la facilité et la rapidité d’exécution et par le fait qu’il est, selon M. Lorblanchet (1992), un « tracé-empreinte réclamant un contact physique direct avec la paroi et avec la grotte (...), un “dessin action” qui nous permet d’assister au dialogue entre l’artiste et la grotte » (p. 11). On pourrait voir dans ce « tracé-empreinte » une figure du médium malléable, tel que défini par Marion Milner (1977) : les propriétés du médium malléable, à savoir indestructibilité, sensibilité extrême, indéfinie transformation, inconditionnelle disponibilité et animation propre (R. Roussillon, 1988) peuvent en effet évoquer le rôle matriciel des tracés digitaux dans l’activité représentative de l’artiste préhistorique.
12De ce point de vue, les tracés digitaux ne seraient pas, ainsi que certains ont pu le suggérer, les premières expressions de l’art et de la peinture dans les grottes. Datés au carbone 14 à environ 18 400 ans BP, les tracés digitaux de la grotte du Pech-Merle sont contemporains des plus belles peintures dans la grotte et occupent donc une place en tant que telle parmi les nombreuses techniques utilisées par l’artiste préhistorique. Les tracés digitaux pourraient ainsi être considérés comme un mythe représentant la genèse et du monde et de la créativité graphique. Le psychanalyste suivrait ainsi l’intuition du préhistorien qui, sans avoir lu Winnicott, suggère à propos des tracés digitaux qu’il s’agit d’une « mythologie de la création » : l’artiste fait surgir des créatures à partir du vide et de l’inextricable (M. Lorblanchet, 1992, p. 17) dans un jeu gratuit vecteur de l’illusion d’une non-séparation d’avec le monde et constituant ainsi, selon la remarque pertinente de F. Sacco (2003), « une réserve créatrice, figurative [et] expressive » (p. 584).
REPRÉSENTATIONS QUASI HALLUCINATOIRES ET MAINS NÉGATIVES
13Par ailleurs, il est remarquable d’observer que, dans les grottes préhistoriques, l’artiste utilise le relief naturel de la pierre pour trouver l’emplacement adéquat des peintures et des gravures. C’est ce que suggère par exemple la situation privilégiée des chevaux ponctués du Pech-Merle qui épousent les contours de la roche ; leur disposition toute particulière évoque une mise en scène de la grotte. L’artiste a trouvé un grand rocher d’environ quatre mètres pour y peindre deux grands chevaux recouverts de points et accompagnés de six mains négatives.
14Le préhistorien Lorblanchet (1995) qui a fait les relevés des peintures et gravures de la grotte souligne le caractère réfléchi, composé et sans doute préconçu de cet ensemble dont chaque élément est à sa place, témoignant d’une surface harmonieusement occupée. Le choix de la paroi, de son relief, de sa texture et de sa couleur affecte la forme des animaux peints et les anime. L’artiste a également été attentif à choisir un espace ouvert devant la paroi : avec du recul, la perception change et les animaux bougent. Et il conclut : « Le dialogue des teintes, des lignes, du support et des figures dans un espace théâtral fait de ce panneau une œuvre d’art unique » (p. 218).
15Ainsi, en considérant le relief des figures anthropomorphiques et animales, et l’animation que devait leur conférer la flamme vacillante, on peut penser que ce procédé n’était pas fortuit. Dans les profondeurs de la grotte, il s’agissait de créer un état quasi hallucinatoire qui témoignait de la présence vivante des esprits animaux déjà inscrits dans le relief de la pierre. Même si l’utilisation de toxiques et d’hallucinogènes pouvait créer de véritables états hallucinatoires (cf. J. Clottes et D. Lewis-Williams, 1996), la référence à l’hallucinatoire au sens freudien comme condition de toute activité de représentation est heuristique. Si la représentation nécessite une négation préalable du monde, il faudrait supposer un processus d’hallucination négative au fondement de toute hallucination positive et de toute représentation du monde (A. Green, 1977). Les représentations graphiques de la préhistoire s’inscrivent dans des mythes dont la signification précise nous échappe en l’absence de tout document écrit. Mais elle laisse imaginer pour ces peuples de chasseurs- cueilleurs une mythologie centrée sur les enjeux de la vie et de la mort, et la représentation d’esprits animaux omnipotents dont l’homme a pu vouloir s’approprier les pouvoirs et ainsi lutter contre les terreurs provoquées par son impuissance devant une nature hostile.
16On pourrait voir une confirmation de ce processus dans le témoignage de M. Lorblanchet (1995) qui a voulu comprendre le travail des artistes magdaléniens en reproduisant lui-même dans une grotte vierge du Quercy les chevaux du Pech-Merle et les six mains négatives qui les entourent. Il s’agissait pour lui d’une expérimentation qui, « dans l’étude de l’art pariétal paléolithique, permet au préhistorien de se placer dans des conditions très proches de celles des auteurs des figurations et de tenter de refaire leurs gestes » (p. 209). C’était un travail d’envergure parce qu’il fallait reproduire le panneau des chevaux en grandeur naturelle, d’une longueur de quatre mètres, avec les mêmes techniques que celles de l’artiste préhistorique, en particulier en employant la méthode du crachat direct avec la bouche.
17Sur ce panneau des chevaux ponctués, les mains négatives (fig. 2) sont exécutées avec cette technique du pochoir et appartiennent au même individu dont la main droite et la main gauche ont été reproduites sur la paroi. L’expérimentation de M. Lorblanchet l’a confronté à des affects que l’on peut rapprocher des indications données par Claude Janin sur la honte primaire. Citons d’abord M. Lorblanchet : « La réalisation des empreintes de main a également donné la surprise à l’opérateur de voir s’inscrire sur la paroi l’image de sa main dont l’individualité, le caractère intime et personnel affiché à tous les regards ne laissent pas d’être troublants. Bien autrement que dans une signature ou un nom. Dans l’image de sa main, l’individu est incomparablement présent » (p. 218). Dans une communication personnelle, le préhistorien nous avait dit qu’en fait il s’était senti nu.
ACQUISITION DE LA BIPÉDIE, HONTE PRIMAIRE ET REFOULEMENT ORGANIQUE
18Comment ne pas rapprocher cette expérience du préhistorien de ce que Freud a suggéré des liens entre l’acquisition de la station verticale dans l’histoire des Hominidés et le refoulement dit « organique » visant, à la fois, les sensations olfactives liées à l’analité et source de dégoût, et les affects de honte relatifs à la visibilité des organes génitaux ? Dans son passionnant rapport sur les enjeux de la honte dans la vie psychique, Claude Janin (2003) cite ce passage de Malaise dans la culture dans lequel Freud (1930) évoque les liens entre le passage à la station verticale, le refoulement de l’érotisme anal et l’expérience de la honte : « Le passage à l’arrière-plan des stimuli olfactifs semble lui-même résulter du fait que l’être humain s’est détourné de la terre, s’est décidé à la marche verticale, par laquelle les organes génitaux jusque-là recouverts deviennent visibles et ont besoin de protection, et qui ainsi suscite de la honte » (p. 287). C’est l’occasion pour Freud de situer les facteurs pulsionnels à côté des facteurs biologiques, écologiques et comportementaux.
19Pour les paléontologues, l’acquisition de la bipédie doit être située dans une perspective évolutive et non comme un phénomène d’apparition brusque. L’Australopithèque est le premier témoin de cette acquisition il y a environ trois millions d’années ; on pense que le répertoire de cet hominidé comprenait 40 % de bipédie et 40 % de grimper vertical. Celle d’Homo habilis (2,5 à 1,7 million d’années) était peu différente et c’est seulement avec Homo ergaster (1,8 million d’années) que la bipédie s’est rapprochée de celle d’Homo sapiens sapiens (95 % de bipédie et 5 % de grimper vertical) (cf. A. Gibeault et R. Uhl, 1998). Beaucoup de chercheurs, et en particulier Yves Coppens (1983), ont interprété la bipédie comme une adaptation à la savane après l’effondrement de la vallée du Rift en Afrique : le berceau des Hominidés se situerait à l’est de cette vallée, là où un changement climatique aurait entraîné un changement de paysage, de la forêt humide et protectrice à la savane sèche et plus dangereuse. La bipédie serait l’une des acquisitions essentielles des hommes dans le processus de sélection naturelle, corrélatif d’un accident tectonique devenu peu à peu une barrière écologique.
20Ce scénario bien connu a pu, depuis, être contesté mais il n’en reste pas moins que la paléontologie a surtout cherché à faire prévaloir des facteurs biologiques et écologiques sur les facteurs culturels. Cette perspective est d’autant plus compréhensible que, dans l’histoire de l’évolution humaine, ce n’est qu’à partir de 100 000 ans que le développement culturel a relayé le développement biologique, ce qui est un temps très court compte tenu d’une évolution se calculant en millions d’années. On peut remarquer à ce sujet que Leroi-Gourhan (1964, p. 39) a fait de l’acquisition de la bipédie l’un des quatre critères fondamentaux de l’humanité avec le développement d’une face courte, la libération de la main pendant la locomotion et la création d’outils amovibles.
21Dans ce contexte, l’intérêt accordé par Freud au redressement postural dans le fonctionnement psychique s’inscrit dans une perspective plus culturelle. S’il parle de « refoulement organique » des sensations olfactives lié aux excréments selon un point de vue phylogénétique que le petit d’homme récapitulera dans son développement ontogénétique, il reste néanmoins qu’il s’agit de situer un enjeu majeur dans l’organisation de la psyché. Dès lors il faut probablement rapprocher refoulement organique et refoulement originaire dans ce premier temps où la pulsion se fixe à des représentations sans contre-investissement du préconscient.
22Pour Freud (1915), « le contre-investissement est le mécanisme exclusif du refoulement originaire » (p. 220) et concerne donc un refoulé originaire de nature organique, l’olfactif lié à l’analité, source certes de dégoût, mais aussi des affects de honte. L’un des grands mérites du rapport de Claude Janin est d’avoir attiré notre attention sur l’affect de honte, et non seulement de dégoût dans le redressement vertical de l’homme. Freud y a fait lui-même référence en montrant le lien entre monde vertical, visibilité des organes génitaux et affect de honte. Claude Janin évoque l’hypothèse d’une honte primaire ou honte originaire (titre du rapport) qui met l’accent sur une séquence développementale, mais aussi sur une séquence métapsychologique qui situe l’affect de honte comme constitutif de l’être humain. Freud est peu précis dans une perspective paléontologique quand il évoque ce moment où « l’Homo sapiens se dressa pour la première fois au-dessus de la Terre-Mère » (1913, p. 336) alors que l’acquisition de la bipédie est bien antérieure à l’apparition de l’Homo sapiens sapiens il y a moins de 100 000 ans. Mais la perspective freudienne du primitif d’origine, signifiée par le préfixe « Ur » (Urverdrängung), est davantage de marquer un point de vue transcendental au sens kantien, comme condition de possibilité d’un domaine scientifique, corrélatif d’un objet spécifique, à savoir le fonctionnement psychique de l’être humain désigné par les paléontologues comme Homo sapiens sapiens.
23On pourrait ainsi comprendre pourquoi, dans l’art préhistorique, il y a peu de représentations humaines comparativement aux représentations animales. On compte en effet huit cents figurations humaines en incluant celles des mains négatives tandis que les figurations animales sont plusieurs milliers (M. Lorblanchet, 1986). Par ailleurs, les représentations humaines sont souvent schématiques ou partielles, et peu réalistes par comparaison avec les représentations animales, davantage descriptives, même si dans l’art préhistorique il s’agit moins d’images représentant des objets ou des êtres réels que de formes renvoyant à un imaginaire mythique. Il ne s’agit pas d’exclure la possibilité technique et culturelle de représenter de véritables figurations humaines sophistiquées, et cela dès l’origine de l’art, comme en témoigne la tête de Brassempouy (Landes) (fig. 3) mais des facteurs sociaux, culturels ou religieux sont souvent intervenus dans les représentations humaines qui sont fréquemment non naturalistes et, comme le remarque M. Lorblanchet, « la plupart des images humaines d’aspect grotesque sont des antiportraits traduisant un refus volontaire de l’humain et non des tracés maladroits que l’on pourrait qualifier d’archa ïques » (p. 129).
24Dès lors, l’Homo sapiens sapiens a sûrement eu des raisons multiples de ne pas se représenter lui-même de façon naturaliste. Le témoignage de M. Lorblanchet peut nous laisser penser que, d’un point de vue psychanalytique, les affects de honte corrélatifs de la visibilité des organes génitaux ont conduit l’artiste préhistorique à dissimuler la représentation du corps humain, et sous la pression du refoulement à préférer la représentation de la partie pour le tout (synecdoque du corps propre), en l’occurrence la représentation de la main négative à la place du corps dans sa totalité.
25Si « l’imaginaire paléolithique du corps humain s’impose dans une indépendance figurative qui privilégie l’abstraction, soit par la schématisation et/ou la déformation des formes, soit par la segmentation des formes » (D. Vialou, 1998, p. 158), cela ne veut pas dire que la sexualité humaine en soit exclue. Les figurations d’organes génitaux masculins et féminins sont très nombreuses dans l’art paléolithique mais elles s’inscrivent dans un contexte symbolique général qui exclut tout lien narratif entre les représentations (pas de scènes de co ït, de danse ou de chasse) comme toute représentation réaliste du corps humain. Ainsi dans la grotte Chauvet (J. Clottes, 2001), une composition complexe Vénus / homme-bison (fig. 4) témoigne de cette figuration abstraite de la femme et de l’homme : une Vénus typique vue de face, réduite au bas du corps, avec un pubis nettement marqué, a d’abord été peinte ; puis une représentation surajoutée, utilisant le relief de la pierre pour figurer la ligne dorsale, montre un être composite, mi-homme, mi-animal, surnommé le Sorcier depuis sa découverte, qui pourrait évoquer un chamane de la préhistoire s’incarnant dans un corps de bison. Il faut noter ici le contraste entre la tête réaliste du bison et le corps humain grossièrement évoqué, avec un bras humain, prolongé par une main avec de longs doigts qui pendent vers le bas, et un pénis figuré directement sur l’arête rocheuse avec un trait noir.
26Si l’on considère également la scène du puits de Lascaux (cf. la reproduction de cette scène, in F. Sacco, 2003, p. 585), on y voit un bison blessé qui fait face à un homme ithyphallique très schématique, à tête d’oiseau et à demi renversé. On pourrait y voir une scène de chasse réaliste où un homme est blessé à mort par un bison lui-même blessé. Il s’agit plus vraisemblablement d’une représentation symbolique interprétée comme celle d’un chamane en transe extatique face à un animal dangereux pour l’homme et représenté, ici, éventré, voire sacrifié. F. Sacco (2003) souligne à juste titre à propos de cette représentation célèbre de la préhistoire que « la différence de traitement pictural ne les situe pas dans le même espace psychique » (p. 586) en raison des éléments symboliques figurant à côté de la représentation humaine (homme à tête d’oiseau, bâton orné d’un oiseau). La référence à l’expérience de la honte primaire ou originaire permet de donner une dimension pulsionnelle aux motifs mythiques qui ont conduit l’artiste à la représentation abstraite et symbolique des formes humaines.
27L’interprétation chamanique a suscité récemment de nombreuses discussions entre préhistoriens (J. Clottes et D. Lewis-Williams, 2001). Sans reprendre ici ce débat (cf. A. Gibeault et R. Uhl, 1998) sur l’intérêt et la valeur d’une interprétation globalisante dans les productions graphiques de la préhistoire, il faut souligner que l’image ne nous livrera jamais le mythe sous-jacent d’autant plus, comme le remarque Leroi-Gourhan (1977), que « la même image a été le récipient d’entités spirituelles aux contextes mythologiques probablement radicalement différents » (p. 25). Néanmoins l’artiste préhistorique a dû se faire le porte-parole de son groupe social pour figurer l’opposition entre la vie et la mort. Selon le préhistorien Jean-Pierre Mohen (2002), « cette opposition de la vie et de la mort doit être dépassée pour que le groupe et l’individu aient un avenir », et les œuvres d’art de la préhistoire, dans leurs expressions multiples et variées, peuvent ainsi être considérées comme autant de formules « pour trouver les chemins d’un pardon pour demain, car l’homme qui peut penser la mort s’en rend responsable, sauf quand il parvient à associer la mort et la naissance » (p. 197). La naissance de l’art dans la préhistoire trouve effectivement sa source dans ce besoin essentiel de l’homme de maîtriser la mort et les angoisses et terreurs qu’elle suscite.
28De ce point de vue, l’art paléolithique témoigne tout autant d’un imaginaire mythique dont les secrets nous échappent, que d’un travail de transformation de la pulsion qui à la fois dissimule et montre, dans un mouvement de lutte contre la détresse et l’anéantissement par la création infinie de substituts divers. L’accent mis sur les processus de symbolisation plutôt que sur les contenus symboliques et sociaux permet de trouver des correspondances entre les créateurs du passé et ceux d’aujourd’hui.
29L’homme préhistorique tout comme celui d’aujourd’hui appartiennent à la même espèce, l’Homo sapiens sapiens, et peuvent être compris dans leur fonctionnement mental de la même façon. C’est la fonction des processus de symbolisation de donner aux individus appartenant aux différentes époques l’opportunité de se reconnaître eux-mêmes, et cela doit avoir été également vrai pour les sociétés de chasseurs-cueilleurs à l’époque préhistorique.
30Nous retrouvons ici à travers l’étymologie du mot symbole, du grec sumbolon (signe, marque), la dimension originairement sociale du symbole : une pierre ou un objet brisé en deux qui pourra servir de « signe de reconnaissance » entre deux individus. Les représentations graphiques de la préhistoire sont autant de symboles ayant pour fonction de permettre la reconnaissance de ce qui est spécifique dans le fonctionnement psychique de l’être humain. Même si l’art préhistorique a pu avoir une fonction utilitaire au service de rituels, il témoigne de l’acquisition chez l’Homo sapiens sapiens d’un espace potentiel de jeu, d’une capacité à jouer gratuitement avec les formes qui autorisent, dès l’aube de l’humanité, la multiplicité et la richesse des représentations artistiques.
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- Vialou D. (1998), Sexualité et art préhistoriques, in F. Sacco et G. Sauvet (éd.), Le propre de l’homme, psychanalyse et préhistoire, Lausanne et Paris, Delachaux & Niestlé, 151-171.
- Winnicott D.-W. (1971), Jeu et réalité. L’espace potentiel, Paris, Gallimard, 1975, 213 p.
Mots-clés éditeurs : Refoulement originaire, Honte primaire, Refoulement organique, Espace potentiel de jeu, Art préhistorique
Notes
-
[1]
BP : Before Present (avant le présent).