1L’intensité de la honte est proportionnelle à la désorganisation des appareillages d’emprise. Cette formulation, sans doute un peu lapidaire, peut être avancée en écho des passionnantes réflexions proposées par Claude Janin dans son rapport. Sa démarche l’amène à reprendre l’un des axes de son livre de 1996 sur le traumatisme dans lequel il met en évidence la désorganisation de l’emprise dans les situations traumatiques. Cette conception, à laquelle je souscris totalement, mérite cependant une réflexion spécifique. Je me propose ainsi, dans cette courte contribution, de problématiser les enjeux de l’emprise et de la honte en intégrant la position spécifique de l’objet. En effet, C. Janin propose dans son rapport un schéma qui articule honte primaire, honte-signal d’alarme et honte secondaire. Potentiellement présente dans le schéma à travers l’étayage, l’intrication pulsionnelle et la sexualité infantile, la place de l’objet – et spécifiquement de la fonction réfléchissante de l’objet – mérite toutefois d’être interrogée.
2Ces propositions poursuivent un dialogue entamé avec C. Janin depuis maintenant deux ans. Il se trouve que je me suis intéressé à la question de la honte dans le prolongement de mes travaux sur la pulsion d’emprise (A. Ferrant, 2001). Il m’est apparu que l’emprise, définie classiquement comme un équivalent de la pulsion de mort et systématiquement référée à l’idée d’une domination pathologique en direction de l’autre, relevait d’une dynamique beaucoup plus complexe. En reprenant les différents textes de Freud sur ce concept, j’ai pu relever trois dimensions différentes.
3Dans Trois essais sur la théorie sexuelle (1905) et les écrits autour de l’analité et des destins pulsionnels de 1913 ( « La disposition à la névrose obsessionnelle » ) et 1915 ( « Pulsions et destins des pulsions » ), l’emprise apparaît destinée à faciliter la satisfaction et assurer l’appropriation du monde. Ce processus se développe en deux temps : le premier est contemporain de l’organisation orale de la pulsion et le second correspond à « la poussée à l’emprise » accompagnant l’organisation anale de la pulsion. Le troisième temps est contemporain de « Au-delà du principe de plaisir ». L’emprise est désormais arrimée à la pulsion de mort. Dans les textes postérieurs à 1920, on peut toutefois repérer le maintien implicite des deux premières conceptions, de sorte qu’il est possible d’avancer l’hypothèse que l’emprise compte, parmi ses destins, une fonction d’appareillage de la psyché. L’emprise n’est pas seulement une « mainmise » pathologique, elle est aussi, dans son fondement, c’est d’ailleurs un de ses sens étymologiques, une « entreprise ». Dans cette optique, les « relations d’emprise » (R. Dorey, 1981) apparaissent comme des effets de bord de l’échec du travail de l’emprise nécessairement engagé par le petit enfant pour se rendre maître de lui-même et du monde (Freud, 1915). Dans cette entreprise, la place de l’objet est centrale. Sa fonction réflexive, sa malléabilité et sa consistance déterminent les destins ultérieurs de l’emprise en direction d’un modèle « bien tempéré » ou en direction des pathologies d’emprise classiquement décrites par les psychanalystes.
4L’emprise apparaît toujours comme un excès, un débordement, et on s’interroge rarement, du moins à ma connaissance, sur l’inverse : l’insuffisance d’emprise, sa faillite ou sa défaillance. Mon hypothèse est que l’insuffisance d’emprise est précisément accompagnée de l’émergence de la honte. Le processus d’appropriation pulsionnelle (R. Roussillon, 2001) contient la double dimension d’une transformation du monde et d’une transformation de soi, à la fois dans le sens de la possession et de la dynamique identitaire. Le travail d’emprise construit un appareillage de la psyché, c’est-à-dire une délimitation entre le dedans et le dehors et une topique de la profondeur. L’auto-emprise « bien tempérée », qui se différencie de l’auto-emprise froide telle qu’on la rencontre dans l’anorexie mentale, implique une intimité du secret, gardienne des éléments pulsionnels.
5Cette dynamique spécifique est magistralement repérée par Freud dans « Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient » (1905) à propos du surgissement de la honte en lien avec ce qu’il désigne comme le cloaque « à l’intérieur duquel la séparation entre le sexuel et l’excrémentiel se fait mal ou pas du tout » (1905, trad. franç., p. 189). La dimension confusionnelle de la honte est ici clairement désignée mais cette confusion renvoie à deux domaines à la fois distincts et combinés. Le premier relève de l’organisation anale de la pulsion et le deuxième s’articule avec le « travail de civilisation » avancé par Freud en 1929 dans Malaise dans la culture. Le travail de l’emprise, via la musculature, permet la découverte du monde. Dans le même temps, son destin d’appareillage interne construit une suffisante couverture psychique. La honte signe le processus exactement inverse : la psyché est découverte et le monde devient opaque. Dans « Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient » Freud souligne que la honte ou l’embarras éprouvés à l’écoute d’une grivoiserie signifient « une réaction contre (l’)excitation et, par ce biais, un aveu de cette même excitation » (1905, trad. franç., p. 189). L’aveu est ici « découvrement » du sujet malgré lui, c’est-à-dire défaillance des appareillages d’emprise.
6C. Janin développe cette dialectique en passant par l’état de passivation : « La honte primaire est l’après-coup (sexualisé) d’un temps originaire de passivité, temps pendant lequel l’autoconservation est entièrement liée à la vicariance de l’objet. » La vicariance de l’objet opère, dans la perspective du travail de l’emprise, suivant deux dynamiques complémentaires et indissociables. L’une concerne le registre de la satisfaction (P. Denis, 1997), et l’autre la butée. L’expérience de satisfaction forme le sommeil de l’emprise. Elle est, de mon point de vue, une condition nécessaire mais non suffisante d’un travail d’emprise « de vie ». La butée implique une résistance, une forme de compacité qui permet le double éprouvé de la résistance de l’objet et de soi-même. L’emprise s’éprouve elle-même dans la résistance de l’objet. Le jeu de la bobine, analysé par Freud en 1920, permet de repérer cette nécessaire butée de l’objet articulée au « formant » (P. Denis, 1997) de la satisfaction.
7La honte émerge dans le mouvement même des échecs plus ou moins marqués de cette double articulation entre satisfaction et butée. L’expérience de non-satisfaction favorise la représentation d’un monde non malléable, non disponible, qui ne renvoie aucun reflet adéquat au sujet. Elle implique le débordement interne des excitations non qualifiées pulsionnellement. Le sujet reste passif et sans recours face à l’excès d’excitation qui ne trouve pas sa « résolution ». L’absence de butée laisse le sujet « à découvert » sans construction suffisamment solide d’une intériorité à la fois compacte et masquée. La passivation est ici centrale. L’incapacité devant le monde et l’impossibilité de se construire soi-même forment le creuset au sein duquel émergeront ultérieurement les moments de honte déferlante qui paralysent le sujet.
8Afin de préciser les enjeux du rapport entre honte et emprise il est nécessaire de revenir brièvement sur les conditions d’apparition du concept en 1905 dans Trois essais sur la théorie sexuelle. L’emprise n’apparaît pas en tant que telle mais émerge d’abord sous forme d’un appareil que le contexte permet de définir comme l’ensemble bouche, main, œil. La notion même d’appareil est suffisamment spécifique dans le corpus freudien pour qu’on puisse en déduire que cet appareil est destiné à un certain travail. Mais cette mise en œuvre suppose d’abord une suffisante efficience de l’appareil d’emprise, efficience qui n’est possible que par l’intermédiaire de l’objet. C’est, d’ailleurs, me semble-t.il, ce que C. Janin a en perspective lorsqu’il discute précisément de l’étayage. Le travail de l’emprise suppose une organisation suffisamment solide de l’appareil d’emprise, c’est-à-dire une véritable trame qui associe main, bouche et œil au sein d’un ensemble fonctionnel et cohérent. L’emprise peut alors jouer son double rôle de couverture interne et de facteur de découverte en direction du monde. J’ai essayé de montrer (A. Ferrant, 2001), à partir de l’histoire de G. de Maupassant, comment on pouvait saisir à la fois les enjeux d’une mésorganisation de l’appareil d’emprise et ses destins. On pourrait, de ce point de vue, suivre les destins de la honte dans les errements multiples de l’écrivain fuyant les images de lui-même mais avide d’être lu et admiré. Le travail de création littéraire est ici clairement du côté du retournement : la honte non éprouvée en tant que telle par Maupassant infiltre toutes ses œuvres à travers des personnages qui n’ont, pour la plupart, aucune prise sur eux-mêmes et sur leur destin. Lorsqu’ils ont le sentiment de maîtriser quelque chose, le hasard ou une sorte de mécanique implacable les ramène à l’état d’impuissance et de passivité.
9À partir de là, il semble possible de préciser davantage les rapports existant entre la honte, la main et le regard.
10Dans le chapitre « Matériel et sources du rêve » de L’interprétation des rêves (1900), Freud déclare que le rêve typique de nudité s’accompagne du sentiment de honte. Le rêveur cherche à fuir la situation honteuse sans y parvenir. Freud souligne également qu’il existe un contraste entre la honte éprouvée par le rêveur et l’indifférence des spectateurs dont le visage est toujours indistinct. Logiquement, les spectateurs devraient regarder le rêveur et se moquer de lui. Freud suppose d’abord que cette attitude a été écartée comme accomplissement d’un désir et que seule subsiste la honte « maintenue par quelque force puissante ». Dans un second temps, toutefois, il écarte cette possibilité au profit d’une autre, illustrée par le conte d’Andersen Les habits neufs de l’empereur. Partant de ce conte, Freud propose une autre interprétation du rêve. Enfants, nous n’avions pas honte d’être nus devant nos parents ou des domestiques. Beaucoup d’enfants, ajoute-t-il, éprouvent non de la honte mais de l’ivresse, du plaisir lorsqu’on les déshabille. Cet exhibitionnisme qui ignore la honte figure le paradis. Dès lors, le grand nombre de personnes indifférentes dans le rêve représente le contraire du désir de voir les quelques personnes auxquelles on se montrait nus pendant l’enfance. L’impression pénible provient du refoulement.
11Ce qui frappe précisément ici c’est l’indifférence de l’environnement. Les spectateurs ne reflètent rien au sujet et on peut considérer que l’éprouvé de honte surgit justement en lien avec cette absence de reflet. Le sujet n’est plus couvert par le regard de l’autre. La nudité, en poussant les choses plus avant, ne serait donc pas première mais seconde par rapport à l’absence de reflet. La nudité serait connectée directement à l’indifférence de l’objet. Plus précisément encore, le rêve typique de nudité, nouant indifférence de l’environnement et sentiment de honte, mettrait en évidence une désarticulation entre regard et motricité : le rêveur n’est pas regardé par l’objet et cherche à fuir la situation sans y parvenir. Il s’agirait en somme d’un symptôme signant un démantèlement partiel de l’appareil d’emprise, un échec du couple de travail « main-œil ».
12Cette lecture suppose une différenciation entres deux types de nudités, physique et psychique. La nudité du bébé est source de jubilation parce quelle est reflétée par le regard de l’autre. Du côté de l’objet, la mise en œuvre d’un plaisir pulsionnel « inhibé quant au but » alimente le courant tendre. Du côté du sujet, cette nudité, comme fragilité exposée, appelle la protection du partenaire et évoque les efforts du petit enfant s’offrant activement aux soins maternels. On observe en effet que le bébé est d’abord passif vis-à-vis des soins maternels. Après quelques mois, il commence à participer activement en offrant son corps au toucher et au regard de la mère. Il se tend activement vers l’objet qui, en réponse, poursuit le jeu des caresses et de l’échange. C’est au sein de cette mutualité que commencent à émerger les mouvements qui rendent comptent de la coordination de l’appareil d’emprise. Non seulement le bébé s’efforce d’attraper l’objet, de s’offrir activement à lui, mais il s’efforce de se saisir lui-même. C’est une nudité couverte par le regard, habillée par l’investissement maternel. L’enfant est actif dans l’exposition de cette nudité, il transforme l’environnement et induit un retour. C’est une forme de jeu où les appareils d’emprise sont totalement engagés de part et d’autre.
13La nudité psychique, inversement, se rapproche de l’état de détresse et précisément de l’état de Hilflosigkeit, de « désaide ». La couverture formée par l’investissement de l’autre fait défaut. L’enfant est vraiment nu, confronté à l’intransformabilité de l’environnement. Il n’est plus couvert ou habillé par l’investissement maternel. C’est ici qu’on peut mesurer l’écart signalé par A. Green (1999) entre passivité et passivation. La passivité est liée au plaisir alors que la passivation est tout entière prise dans la détresse.
14L’idée d’un démantèlement au moins partiel de l’appareil d’emprise suppose un mantèlement préalable qui ne peut se produire que dans le lien à l’objet. Ce mantèlement passe par l’investissement réciproque des coordinations visuo-motrices des partenaires en présence. La honte surgit précisément dans la perte de ce qui a d’abord été tramé et organisé. Elle accompagne et signe la déchirure de cet accordage d’emprise basal.
15Nous pouvons trouver un certain nombre d’éléments allant en ce sens dans l’Ancien Testament et l’Évangile de Luc.
16Dans la Genèse, l’homme et la femme se découvrent nus après avoir goûté au fruit de l’arbre de la connaissance. Ils se cachent. Dieu ne les voit pas et les appelle. Après un discours traçant le destin humain et condamnant le serpent, Dieu « fit pour Adam et sa femme des tuniques de peau dont il les revêtit » (TOB, Genèse, 3, 21). En d’autres termes, Dieu ne condamne pas – à aucun moment il n’est question de faute ; seule la honte, liée à la nudité, est potentiellement repérable – mais habille le corps d’Adam et de sa femme avec des peaux. Ces vêtements équivalent à l’investissement. On notera surtout que Dieu ne voit pas Adam et sa femme et il est possible d’avancer qu’ils tentent de se cacher précisément parce qu’ils ne sont pas vus. La honte semble ici directement liée, comme dans le rêve typique de nudité commenté par Freud, à l’absence de regard. Cette lecture spécifique ne rend bien sûr pas justice au foisonnement du mythe. Elle permet toutefois d’articuler, comme C. Janin le propose dans son rapport, honte, humanisation et lien à l’objet.
17Dans l’Évangile de Luc, la parabole du fils prodigue décrit un mécanisme semblable. Le plus jeune des fils demande à son père sa part d’héritage qu’il va dépenser dans une « vie de désordre » (TOB, Luc, 15, 13). Il est bientôt réduit à garder les porcs dans les champs, position radicalement humiliante et dégradante pour un juif puisque le porc est un animal impur. Il retourne alors vers son père. Honteux, il supplie son père de bien vouloir l’accepter parmi ses ouvriers les plus pauvres. Loin de le condamner, son père l’embrasse chaleureusement et dit à ses serviteurs : « Vite, apportez la plus belle robe et habillez-le, mettez-lui un anneau au doigt, des sandales aux pieds. » Cette parabole met en scène la honte comme retournement d’une « exhibition phallique en exposition anale » (J. Chasseguet-Smirgel, 1974). Le fils, enrichi par le don du père, mène une vie dispendieuse et brillante qui se retourne rapidement en dégradation à la limite de l’humain. Le texte le dit explicitement : « Il aurait bien voulu se remplir le ventre des gousses que mangeaient les porcs » (TOB, Luc, 15, 17). C’est le regard du père, voyant arriver son fils de loin, qui lui rend toute son humanité et le « guérit » de la honte. En d’autres termes, le père, comme le Dieu de la Genèse, marque son investissement en habillant son fils. Inversement, la nudité est source de honte si elle n’est pas couverte. L’analyse du rêve typique de nudité travaillé par Freud implique, dans cette perspective, un renversement des termes. La nudité du rêveur n’est pas première mais seconde par rapport à l’absence de regard, c’est-à-dire d’investissement, du côté des spectateurs.
18Ces quelques remarques, en écho aux propositions avancées par C. Janin, esquissent les contours d’une honte articulée à un état de passivation accompagnant le démantèlement partiel du travail d’emprise. En mettant l’accent sur la fonction réfléchissante de l’objet elles impliquent également la question du travail de la honte dans les dispositifs en face à face, divan-fauteuil et psychodrame psychanalytique. Ces réflexions ne rendent évidemment pas justice à la très grande richesse du rapport de C. Janin qui ouvre de multiples pistes de travail tant dans le registre théorique que dans le registre clinique. Elles poursuivent toutefois un échange qui, à partir de positions à la fois proches et spécifiques, contribue modestement à notre élaboration
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
- Chasseguet-Smirgel J. (1974), L’idéal du moi, Paris, Tchou.
- Denis P. (1997), Emprise et satisfaction, les deux formants de la pulsion, Paris, PUF.
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- Freud S. (1900), L’interprétation des rêves, Paris, PUF.
- Freud S. (1905), Le mot d’esprit et ses relations avec l’inconscient, Paris, Gallimard, 1988.
- Freud S. (1905), Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, 1987.
- Freud S. (1915), Pulsions et destins des pulsions, OCP, t. XIII, Paris, PUF, 1988.
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- Janin C. (2002), Pour une théorie psychanalytique de la honte, Bulletin de la SPP, 66.
- Roussillon R. (2001), Le plaisir et la répétition, Paris, Dunod.
Mots-clés éditeurs : Travail d'emprise, Appareil d'emprise, Honte, Mantèlement