Couverture de RFP_675

Article de revue

Énigmes de la culpabilité, mystère de la honte

Pages 1639 à 1653

Notes

  • [1]
    S Freud, Nouvelles remarques sur les psychonévroses de défense, in Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1974, p. 69.
  • [2]
    S. Freud, Lettre du 19 février 1899, in Naissance de la psychanalyse, tr. A. Berman, Paris, PUF, 1975.
  • [3]
    S. Freud, Pour introduire le narcissisme, in La vie sexuelle, p. 102, trad. D. Berger, J. Laplanche et al., Paris, PUF, 1969.
  • [4]
    Ibid., p. 104.
  • [5]
    Ibid., p. 98.
  • [6]
    S. Freud (1933), Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, p. 33, trad. R..Marie Zeitlin, Paris, Gallimard, 1984.
  • [7]
    S. Freud (1930), Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, p. 94-95.
  • [8]
    S. Freud, ibid., p. 80.
  • [9]
    S. Freud (1930), Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 1971.
  • [10]
    J. Guillaumin, Revue française de Psychanalyse, t. XXXVII, no 5-6, « Culpabilité, honte et dépression », p. 983-1007.
  • [11]
    B. Brusset, La honte et l’adolescence, Adolescence, no 11, 1993, p. 21.
  • [12]
    A. Green (1982), Le narcissisme moral, in Narcissisme de vie. Narcissisme de mort, Paris, Éditions de Minuit.
  • [13]
    J. Guillaumin, op. cit.
  • [14]
    J. Conrad, Lord Jim, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, p. 961.
  • [15]
    Ibid., notice.
  • [16]
    Ibid., p. 1018.
  • [17]
    Ibid., p. 1019.
  • [18]
    Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1964-1965, p. 246-247.
  • [19]
    G. Rosolato, Le sacrifice, PUF, 1987.
  • [20]
    S. Freud, Psychologie des masses et analyse du moi, OC, t. XVI, p. 43.
  • [21]
    S Freud, Le moi et le ça, OC, t. XVI, p. 275.
  • [22]
    Ibid., p. 297.
English version
À Sara et César Botella

1La difficulté majeure que je vois à la compréhension théorique de la culpabilité et de la honte est due à leur statut particulier dans la psychanalyse. La culpabilité, concept central dans la théorie et affect d’importance primordiale dans l’expérience de la cure, et la honte, qui est l’objet d’un intérêt croissant ces dernières années tentant d’unifier des remarques dispersées qu’on pouvait glaner çà et là sans parvenir à dégager une vision d’ensemble, sont toutes les deux, par nature, des résultantes de consécutions dont on ignore précisément les liens internes et les modalités d’organisation avec les phénomènes psychiques qui leur donnent naissance. Certes, ils se prêtent à une analyse phénoménologique assez abondamment exploitée dans la littérature, qui permet d’en donner une image assez ressemblante et aisément reconnue, mais la chaîne des événements psychiques dont ils sont le terme dernier, lors de leur apparition dans la conscience, reste mystérieuse ou donne lieu à des controverses. Cette contribution n’aura pas la prétention de faire toute la lumière sur ces questions, pas plus qu’elle n’aura l’ambition de parvenir à une interprétation métapsychologique complète. Elle se contentera de préciser certaines questions qui se posent à leur endroit, en proposant mes réflexions sur ces deux thèmes.

CULPABILITÉ

2La culpabilité apparaît dès les premiers travaux de la psychanalyse. Même quand elle n’est pas explicitement nommée, on la devine derrière l’allégation de reproches faits à soi-même. Mais, au départ, Freud cherche, sans doute trop rapidement, à l’insérer dans un ensemble d’affects négatifs – incluant aussi la honte – qu’il essaie de coordonner.

3« Ce qui est reproche (d’avoir accompli l’action sexuelle à l’âge d’enfant) se transforme en honte (si on venait à l’apprendre), en angoisse hypocondriaque (devant les conséquences nuisibles pour le corps de cette action à reproche), en angoisse sociale devant la vindicte de la société pour le délit, en angoisse religieuse, en délire d’observation (peur de trahir à d’autres cette action), en angoisse de tentation (méfiance justifiée envers sa propre force de résistance morale), etc. » [1]

4Il faudra des années pour démêler les fils de cet écheveau né d’un effort de synthèse prématuré. Une tentative plus limitée et plus rigoureuse se concentrera, plus tard, sur les aspects structuralement classés de l’angoisse dans Inhibition, symptôme, angoisse. Pour le sujet qui nous occupe, c’est la formule action à reproche qu’il nous faut comprendre et que Freud lie à la sexualité dans l’enfance, avant même qu’il ne découvre la sexualité infantile. Ainsi, il existe une relation significative entre la recherche de sensations voluptueuses avant l’âge officiel où elles sont supposées apparaître et des autoreproches que Freud rattache sans doute à la transgression d’interdits, sans chercher plus loin.

5Cependant, très tôt dans son œuvre, il reliera les autopunitions à l’apparition de pulsions hostiles. On peut supposer qu’à la source de cette intuition l’investigation de la névrose obsessionnelle, qui sera éclairée par la découverte de la fixation sadique anale, joue un rôle non négligeable. Une hypothèse théorique sera soutenue, selon laquelle la sanction de la culpabilité sera le substitut final de l’autosatisfaction [2], où l’autoreproche apparaît comme le double inversé de l’auto-érotisme. Mais c’est là un constat plus qu’une explication, à moins que l’on ne considère que le retournement en son contraire devant des émois intuitivement perçus comme prohibés suffise à l’explication de cette transformation – ce qui demeure obscur. Freud ne se sent pas quitte envers la tâche de devoir rendre compte de cette transformation. Il perçoit que certains outils théoriques lui manquent pour soutenir son argumentation. C’est avec la découverte du narcissisme, de la libidinisation du Moi et de sa division que prend forme une première théorisation. Nul doute que c’est dans la description du délire de surveillance où se constate la scission du Moi (se bornant souvent à un commentaire des actes sans être forcément accompagné de critiques ou d’injures à valeur de reproche) qu’il se sent sur la bonne voie. Par la suite, lors des développements sur le Sur-moi, l’auto-observation gardera la première place. Freud inaugure une théorisation du Moi où celui-ci est marqué par sa possibilité d’apparaître sous une forme dédoublée, ou de permettre, dans d’autres cas, de soupçonner une division inapparente, comme le montre l’exemple à venir de la mélancolie et, plus tard, le clivage fétichiste. Remarquons au passage que la libidinisation du Moi n’entraîne pas, à l’inverse de la sexualité orientée vers l’objet, des autoreproches. En outre, la part du Moi investie d’une fonction de surveillance débouche sur l’hypothèse d’une fonction de l’idéal, qui fait sa première apparition dans « Pour introduire le narcissisme ». On dirait que la fonction de l’idéal joue, par rapport au narcissisme, un rôle correspondant à celui de la culpabilité devant l’action à reproche de la sexualité orientée vers l’objet, celui-ci fût-il pris sur le corps du sujet. Ainsi, paradoxalement, la sexualité auto-érotique est le germe de l’altérité tandis que le narcissisme prend part à la constitution du sentiment de valeur que l’on s’accorde à soi-même (qui peut varier face à l’objet). Freud écrit, dans « Pour introduire le narcissisme » : « Le sentiment d’estime de soi nous apparaît d’abord comme expérience de la grandeur du moi sans qu’entrent en considération les éléments dont cette grandeur se compose. » [3] Cette dernière remarque indique que la grandeur est le précipité, d’une part, de l’image des parents qui sont l’objet d’un agrandissement et, d’autre part, de manière plus obscure, elle semble impliquer une source hypothétique de l’enfance où le Moi est supposé se soumettre à l’évaluation d’un idéal dont il aurait été, semble-t-il, le créateur, sans que Freud en dise beaucoup plus là-dessus. « être à nouveau, comme dans l’enfance, et également en ce qui concerne les tendances sexuelles son propre idéal, voilà le bonheur que veut atteindre l’homme. » [4] Il faut comprendre que cette aspiration partie de l’enfance se prolonge la vie durant. Freud crée le concept d’un Moi idéal, aux extensions nombreuses : il devient motif du refoulement, l’agent de la censure du rêve, etc. « Ce qu’il [l’adulte] projette devant lui comme son idéal est le substitut perdu du narcissisme de son enfance, en ce temps-là il était lui-même son propre idéal. » [5] Il est clair que Freud ne s’arrête pas à l’idéalisation des parents et veut nous faire accepter l’idée d’une appropriation par l’enfant de leur idéalisation qui devient son bien propre. Mais on a l’habitude de s’en tenir à l’idée que l’idéalisation se traduit par la perfection – tout au moins selon Freud. Pour que soit poussée cette idée de perfection jusqu’à ses conséquences, c’est-à-dire en tenant compte de son appropriation par l’enfant, il faut sans doute faire intervenir la mise à l’abri des souffrances du manque, ou la dépendance à l’égard d’un objet détenteur des conditions pour l’accomplissement de la satisfaction ou la capacité à surmonter le désir non satisfait sans peine. Cela implique l’idée d’un affranchissement des causes de déplaisir dépendant du corps, ou de la capacité à supporter l’attente, le temps que met la satisfaction à arriver, sans compter les inévitables déceptions au moment où elle survient enfin. C’est peut-être le point le plus extrême atteint par la spéculation freudienne. Point dont il sentira l’obligation de le dépasser. Progressivement, cette idée qui affirme que le bonheur que veut atteindre l’homme est « d’être à soi-même son propre idéal », fruit d’une auto-idéalisation, sera par la suite oubliée pour laisser la place à une autre complémentarité, dès que Freud ira au-delà de la phase de la division entre une libido objectale et une libido narcissique. Cette dernière n’est pourtant pas dénuée d’intérêt et de valeur.

6Dans le développement qui précède, on est passé du champ de la culpabilité à celui des objectifs du narcissisme, sans que soit traitée la question de la mise en échec des aspirations idéales. Le problème est laissé en suspens. Il se poursuivra avec l’analyse du deuil sur laquelle nous ne nous étendrons pas. Freud n’a pas renoncé à avancer dans la théorie de la culpabilité. Il semble reconnaître que le concept doit, pour la théorie, être à la hauteur de son importance clinique. Pour cela, Freud doit :

  • 1 / le rattacher à une organisation instancielle ;
  • 2 / l’insérer dans une structure qui dépasse la question du seul érotisme ;
  • 3 / lui reconnaître un destin qui tienne compte non seulement de la pathologie où il est rencontré pour l’englober au sein d’une anthropologie où il s’éclaire par les rapports qu’il entretient avec les imagos parentales (complexe d’Œdipe).

7Il en résultera l’obligation d’introduire le sur-moi dans la théorie (sans doute comme conséquence de l’hypothèse des pulsions de mort), confondu, dans un premier temps, avec l’Idéal du Moi. Cette connotation par l’Idéal influencera le tournant théorique en lui donnant une portée qui ne saurait être comprise seulement à partir des effets d’une relation directe. L’influence critique qui émane des parents renvoie le reflet des traces laissées par les idéaux et les valeurs éthiques de leurs propres parents. Elle sera englobée dans un ensemble plus vaste. Par ailleurs, la radicalisation des oppositions ouvertes par la dernière théorie des pulsions, posant l’antagonisme des pulsions qui recevront l’appellation des pulsions de vie et d’amour et des pulsions de mort et de destruction, étend l’éventail des transformations au sein de l’appareil psychique. Désormais, alors que l’individu n’avait affaire qu’au conflit intrapsychique entre l’organisation pulsionnelle et le Moi) car la libidinisation du Moi ne résume pas ses traits constitutifs, désormais deux formes de processus psychiques entrent en jeu : les conflits liés aux pulsions aussi hétérogènes que possibles les unes aux autres, et ceux dérivés des relations entre Moi différents. Ceux-ci s’expriment préférentiellement à travers la transmission générationnelle des valeurs et les liens qu’ils contractent, selon la différence des sexes, à travers leur retentissement sur la bisexualité de l’individu (Le moi et le ça). Si les conflits pulsionnels tentent de se liquider par la voie du refoulement, ceux liés à la différence des générations dépendent des choix identificatoires qui ne sont toutefois pas indépendants des refoulements dont ils subissent certaines levées partielles et temporaires ; ces levées leur donnent diverses colorations singulières, avec des modalités régressives diverses. On peut dire que toutes les pulsions demeurent marquées par leurs origines, lorsqu’elles évoluent de l’état de pulsions partielles liées à des objets partiels jusqu’à la génitalité, tandis que les identifications qui évoluent vers l’Œdipe sont profondément transformées par l’accession à l’image de la personne entière (organes sexuels mis à part). L’introduction de la pulsion de mort n’aura que des effets indirects sur la théorie de la culpabilité. Sans aborder ici la question de la validité de la dernière théorie des pulsions, on peut dire que la pensée de Freud va pencher de manière à attribuer un rôle sans cesse croissant à l’agressivité.

8Enfin, Freud s’approche d’une solution qui laisse bien des points obscurs mais répond à l’essentiel. La définition la plus précise de l’identification est donnée dans Psychologie des masses et analyse du moi : « Le fondement de ce processus est ce qu’on appelle une identification, c’est-à-dire l’assimilation d’un Moi à un autre, étranger, en conséquence de quoi ce premier Moi se comporte à certains égards de la même façon que l’autre, l’imite et dans une certaine mesure le prend en soi. » [6] Ainsi, deux types de processus se complètent mutuellement : pour les pulsions, la fixation et la régression ; et pour le Moi, l’identification (positive ou négative). Les dernières formulations les relieront à la tâche de servir les buts de la liaison et de la déliaison.

9Il faut retenir ces points qui appellent clarification :

101 / On ne peut parler de conscience morale avant le Sur-moi ; en revanche, le sentiment de culpabilité préexiste au Sur-moi [7].

112 / Ce qui avait incité le sujet à former l’Idéal du Moi dont la garde est remise à la conscience morale, c’était justement l’influence critique des parents, telle qu’elle se transmet par leur voix. L’idée d’une auto-idéalisation d’origine personnelle n’est pas reprise.

12Ce sentiment de culpabilité originaire dépendrait donc de la réprobation des parents, comme détachée de leur propre sur-moi, ce qui veut dire avant que l’infans ne soit capable de donner un sens à cette réprobation. Deux caractéristiques pourraient définir cette culpabilité primaire : la peur ressentie et la sensibilité à l’intimidation de la part d’une autorité. Elle fera le lit de l’angoisse. Lorsque la conscience morale apparaîtra, résultant des identifications primaires qui, au lieu de s’assimiler purement et simplement le Moi étranger, lui répondent au niveau de la conscience sur le mode d’une complémentarité en miroir, la peur-soumission étant supposée provoquer la bienveillance. Melanie Klein en donnera une version plus dramatique, où c’est la réaction interne contre ce qui est ressenti comme une menace d’annihilation qui engendre, dans sa conception, une relation en symétrie analogique.

13Comment concevoir alors la conscience morale à laquelle sera confiée la garde de l’Idéal du Moi ? Freud nous laisse sans explication. Nous postulerons que c’est justement le sentiment de culpabilité originaire qui est à l’origine de la conscience morale. Sur ce point, la littérature postfreudienne aboutit à un semi-accord entre Melanie Klein et Winnicott. La première fait intervenir le besoin de réparation ; le second, la capacité de souci pour l’objet qui, toutes deux, comportent en arrière-fond l’idée d’un processus évolutif qui permet de percevoir l’objet en totalité.

14La conscience morale serait donc le résultat d’un nouveau type de relations qui orientent un progrès dans la voie de l’altérité, où l’enfant ne peut se hausser au niveau de la perception externe du parent qu’en projetant sur lui son monde interne, d’abord sa destructivité et, ensuite, la capacité de ressentir ce qu’impliquaient ses attaques antérieures qu’il lançait sans avoir conscience de leurs effets, seulement hanté par la préoccupation d’échapper à ses projections. C’est ensuite qu’apparaîtrait l’idée de l’intériorisation du dommage fait à autrui. Quoi qu’il en soit, Freud arrive enfin au sentiment d’avoir atteint la clarté. « L’agression est “introjectée”, intériorisée [après sa tentative d’atteindre l’objet], mais aussi renvoyée au point même d’où elle était partie ; en d’autres termes retournée contre le propre Moi. Là, elle sera reprise par une partie du Moi laquelle, en tant que Sur-moi, se mettra en opposition avec l’autre partie (...) La tension née entre le Sur-moi et le Moi qu’il s’est soumis, nous l’appelons sentiment de culpabilité ; elle se manifeste sous la forme du besoin de punition. » [8]

15Cette description précise suit une démarche processuelle : frein dans l’orientation de l’hostilité à l’égard de l’objet - intériorisation - capture par le sur-moi - tension Sur-moi-Moi - sentiment de culpabilité - besoin de punition. Il est remarquable que, lorsque Freud veut aborder la question du sentiment de culpabilité inconscient, il se borne à qualifier celui-ci par une tension entre le Sur-moi et le Moi sans aucun affect qualitatif en rapport avec la conscience et, d’ailleurs, il précise que l’individu ne se sent pas coupable, il se sent malade. Cela, soit dit en passant, témoigne de l’insistance de Freud à refuser à l’affect dans l’inconscient une qualité psychique. Une hypothèse implicite, la soumission du Moi au Sur-moi, doit être accomplie ; elle implique une évolution au sein de chacune des instances qui doit rendre le Moi capable d’être sensible non seulement à l’altérité, mais à l’altérité de l’altérité. Dans d’autres circonstances, j’ai appelé cela l’ « autre de l’objet ». Pour finir, Freud opère la réduction : la sévérité de la conscience provient de l’action conjuguée de deux influences rivales : en premier lieu de la privation des satisfactions pulsionnelles laquelle déchaîne l’agressivité vindicative et en second lieu de l’expérience de l’amour laquelle fait retourner cette agression à l’intérieur et la transfère au Sur-moi.

16Dans influences rivales :

  • 1 / une aspiration à la satisfaction pulsionnelle sourde à tous les motifs qui en empêchent l’accomplissement et déchaîne l’agressivité ;
  • 2 / un amour qui veut épargner l’objet – pour pouvoir continuer à aimer et à être aimé.

17Si ces deux influences sont rivales, leur résultante ne peut que donner naissance à l’ambivalence. Mais, alors, l’idée d’une ambivalence fondamentale n’a pas d’autre débouché devant elle qu’une intrication pulsionnelle, lorsque l’opposition désigne l’antagonisme comme celui des pulsions d’amour ou de vie et des pulsions de mort ou de destruction.

18Au fond, l’enjeu de la culpabilité n’est rien d’autre que celui de la survie de l’objet d’amour.

19Les conclusions de Freud témoignent d’une mutation profonde par rapport aux intuitions du début. À la fin de son œuvre, il s’exprime avec netteté : « Quand une pulsion instinctive succombe au refoulement, ses éléments libidinaux se transforment en symptômes et ses éléments agressifs en sentiments de culpabilité. » [9] La question devient alors de savoir si les frustrations des satisfactions pulsionnelles sont les seuls éléments déclenchants de l’agressivité, source de la culpabilité. Il me semble que la compréhension des composantes de la satisfaction pulsionnelle doit être précisée. Dans la forme où paraît exister un acharnement destructif, qui s’accompagne souvent d’un type de relation intersubjective entre mère et enfant dont on devine, derrière la souffrance identifiable retournée en agression, une configuration particulière des relations d’indistinction prolongées entre sujet et objet, dont l’enfant cherche à sortir ensuite par des tentatives répétées d’accrocher la mère, de la forcer à une présence quasi ininterrompue, de ne lui laisser aucun repos, de forcer son inquiétude, comme pour obtenir du soin ce qui ne peut être donné par la relation. Mais le cycle des rapports ne fait que prolonger le cercle vicieux qui prend, de plus, l’allure d’un sadomasochisme entretenu. Ce qui a retenu mon attention est qu’il y avait là comme une tentative désespérée, sans doute dévoyée, de la part de l’enfant pour faire reconnaître la nature désirante du lien à laquelle la mère semble aveugle, absorbée par ses propres conflits. C’est donc une condition préalable que la demande de l’enfant soit reconnue comme expression d’un désir qui ne peut se maintenir qu’à la condition d’être en mesure de percevoir, chez l’autre, une dimension désirante réciproque et réflexive. Alors, l’agressivité exprime, à mon avis, moins un désir d’attaque envers l’objet qu’une manifestation de refus à l’endroit de la réponse du non-Moi dont il attend qu’il réfléchisse son propre désir. Winnicott a bien compris cela.

HONTE

20Quant à l’affect de honte, nous manquons cruellement de repères. Quelques contributions dans la littérature ont retenu mon attention. Je ne mentionnerai que celles de Jean Guillaumin en 1973 [10] et de Bernard Brusset [11] plus particulièrement consacrées à la honte à l’adolescence (1993).

21Puisqu’il a été convenu que les références littéraires ou artistiques nous en donnent encore les descriptions les plus suggestives (je rappelle mon étude déjà ancienne sur les cas d’Ajax et d’Œdipe) [12] et en écho aux remarques tirées de la Genèse, je me permettrai d’évoquer ce qui en reste, pour moi, l’évocation la plus forte : le tableau de Masaccio, Adam et Ève chassés du paradis terrestre, fresque ornant la chapelle Branccacci. Il est impressionnant de constater l’éclatante beauté, la fierté, le port majestueux du premier homme et de sa femme lors de l’épisode de la Tentation, en les comparant à ce qu’évoque leur attitude après que la malédiction de Dieu s’est abattue sur eux. Adam tient son visage dans ses mains. Peut-être pleure-t-il mais, pour moi, c’est surtout son impossibilité à soutenir le regard du monde et de tous les bienfaits qu’il a perdus, cherchant à éviter la douleur que réveillerait sa honte. Quant à Ève, son visage est grimaçant, ses traits sont tordus par la douleur, ses bras tentent de cacher les parties de son corps qui peuvent éveiller l’érotisme : ses seins, son sexe. On est en droit d’y associer la culpabilité. Mais, comme le suggère l’Écriture, c’est la honte qui est surtout présente, cause d’une douleur sans remède. Précisons que le feuillage, supposé dissimuler les parties sexuelles a été ajouté a posteriori.

22Je ne me sens pas capable de proposer une synthèse évolutive de la honte, de la rattacher à une étape développementale. Tout ce à quoi je peux adhérer est son origine narcissique, l’investissement premier de ses sources corporelles, le rôle de la perte de la maîtrise et, surtout, le fait que celui qui la vit souffre de se sentir misérable, démuni, vulnérable comme une cible offerte aux sarcasmes impitoyables des autres et privée de tout moyen de se défendre. La honte signe l’aveu d’une défaite, la révélation d’une faiblesse, la perte des apparences et de la dignité et peut aller jusqu’au point d’imaginer son monde intérieur démasqué aux yeux de l’autre. Je me suis demandé s’il n’y avait pas avantage à chercher les repères cardinaux de la honte pour tenter, malgré ses limites qui ne peuvent dépasser les bornes du préconscient, une construction qui la rende plus accessible à la pensée :

  • 1 / la divulgation d’une potentialité méconnue qui fait s’effondrer l’idéal et entraîne le doute rétrospectif qu’il ait jamais existé ;
  • 2 / un monde placé sous le signe de la toute-puissance du regard, regard qu’on ne peut définir par une érotisation mais davantage comme une surveillance persécutrice, ayant pour fonction la dénarcissisation, avec sentiment d’avilissement, d’indignité, qui produit un accablement dont la source demeure extérieure, contrairement à ce qui peut se passer dans la mélancolie ;
  • 3 / l’absence précise de reproches mais la pesanteur générale d’une désignation globalement infamante ;
  • 4 / la recherche désespérée d’un espace soustrait au regard qui ne peut laisser d’autre issue que la disparition de soi dans l’image insoutenable de l’exposition.

23Édith Jacobson pense que la honte prend sa source dans le Ça, dans une poussée pulsionnelle de type scopique extrêmement puissante. On a voulu insister sur la composante exhibitionniste traduisant le fiasco d’un désir génital qui se trouve brusquement rabaissé par régression anale. Quelle que soit la vérité de la considération pulsionnelle où dominent le dénuement, la solitude, la détresse, ce qui me frappe, c’est la nature du regard causant cette débandade. Guillaumin montre toute la difficulté et écrit : « C’est le père qui surprend “l’enfant coupable”, tandis que, pour l’enfant honteux, l’œil du père qui surprend est celui de la mère elle-même. » [13]

24Les fantaisies héro ïques et mégalomaniaques remplissent l’espace psychique chez les futurs sujets victimes de la honte. Joseph Conrad, dans son roman Lord Jim qui a profondément inspiré la réflexion de Jean-Luc Donnet, nous invite à l’explorer encore. Nous remarquons que les personnages qui entrent dans les scénarios mégalomaniaques du héros ne sont que de pâles faire-valoir. Ce ne sont pas ces fantaisies qui sont directement l’objet de la condamnation de la honte. C’est l’idée – qu’elles n’expriment pas, dans leur contenu – qu’elles trouvent leur raison d’être dans l’éviction du témoin dont elles ont effacé la trace et à qui s’adressaient ces prouesses. Éviction qui soutient l’illusion qu’elles semblent entretenir de se passer de l’autre qu’elles voudraient rendre superflu. Comme par une forclusion, la honte de soi présuppose la contingence de l’autre. Cette superfluité a été le résultat de la tentative de banalisation d’un objet idéalisé dont l’inconscient a voulu ignorer que son amour était le soutien indispensable de l’idée qu’il se fait de lui-même et qu’il voudrait que les autres aient de lui. L’amour narcissique retiré a été vainement reporté sur ces fantaisies héro ïques, et lorsque la défaillance apparaît, ressurgit d’une façon aussi anonyme qu’impitoyable le rappel du détournement de la quête d’amour auquel s’accroche en vain celui qui en attendait la récompense glorieuse.

25J’ai été frappé, au cours de ma réflexion, de rencontrer chez Bernard Brusset, avec qui je me sens largement en accord dans l’idée du rapport de soi à soi, cette citation de Lacan : « Le regard est cet objet perdu et soudain retrouvé dans la conflagration de la honte par l’introduction de l’autre » (mes italiques).

26Le Littré définit la honte comme un sentiment pénible qui excite dans l’âme la pensée ou la crainte d’un déshonneur. L’honneur est la condition du maintien d’une forme d’admiration à susciter chez l’autre qui, réfléchie, porte le nom d’estime de soi. C’est une expression de la fonction de l’idéal. M’est revenu en mémoire un passage de Conrad qui enquête auprès de divers personnages l’idée qu’ils se font de la situation de Lord Jim. L’un d’eux, le Lieutenant de la canonnière française qui a remorqué le navire abandonné par Jim, tient ces propos : « Permettez... Ce que je soutenais, c’est que l’on peut aller de l’avant tout en sachant très bien que le courage “ne vient pas tout seul”. Il n’y a guère de quoi se laisser démonter. Une vérité de plus n’a pas lieu de se rendre la vie impossible. Mais l’honneur – l’honneur, monsieur !... L’honneur... ça c’est quelque chose qui existe – vraiment ! Et quel prix on peut attacher à la vie quand... “(...) Quand l’honneur est perdu – ‘ah ça par exemple’ – je ne peux donner une opinion – parce que, monsieur – je ne sais pas ce que c’est.” Conrad ajoute : “Il avait crevé la bulle d’un coup d’épingle.” » [14]

27Mais ce n’est justement pas ce sentiment de l’honneur qui existe chez Jim. Comme Henriette Bordenave l’écrit, se trouvant rejoindre les conclusions de Jean-Luc Donnet : « Chez Jim, le sentiment de l’honneur se manifeste de façon essentiellement négative : c’est un refus de la honte suscitée par une faute. » [15] C’est la recherche d’excuses. Le déshonneur, pour lui, c’est que soit ternie l’image qu’il se fait de lui-même et encore plus qu’il voudrait que les autres aient de lui. Aussi le danger que Conrad met dans la bouche d’un autre personnage, un entomologiste, véritable double, inverse du commandant, Allemand comme lui, pousse à la recommandation suivante : ne pas se voir « comme un type très bien – bien mieux qu’on aura jamais la possibilité de l’être » [16]. Ce n’est pas une banale modestie que prêche l’auteur, mais simplement de se méfier du retour aussi violent qu’imprévisible de la faiblesse. Tout le livre est en fait bâti suivant une double perspective. Il suit les péripéties de l’infortune de Lord Jim et, tout au long de celles-ci, il rapporte le résultat d’une interrogation perpétuellement renouvelée au fil des rencontres de Marlowe, non seulement pour comprendre la démarche de Jim ou ce qui explique son comportement, mais, plus profondément encore, il cherche à être éclairé sur la nature et la signification de la honte. Le long entretien qu’il a avec l’entomologiste qui, sans doute, s’efforce d’avoir le même regard détaché sur les hommes que celui qu’il a sur les papillons (encore qu’ils soient sa passion) conduit à cette conclusion : « Et parce qu’on ne peut pas garder les yeux fermés toujours, alors viennent les souffrances réelles – la souffrance du cœur, la souffrance du monde. Je vous le dis moi aussi, ça fait mal de s’apercevoir qu’on ne peut pas réaliser son rêve quand la raison en est qu’on n’est pas fort assez ou pas intelligent assez (...) Un homme du seul fait qu’il est né tombe dans un rêve comme on tombe dans la mer (...). Ce qu’il faut faire, c’est à l’élément destructeur s’abandonner et grâce à des efforts des pieds et des mains battant l’eau, faire que la mer profonde, si profonde vous maintienne à la surface. » [17]

VIGNETTES CLINIQUES

28Une patiente, en face-à-face, me dit un jour : « Il faudra que je vous reparle de la honte » et elle passe ensuite à un autre sujet. Au bout de quelques mois, elle me rappelle sa remarque en me disant que ça lui est revenu. Là-dessus, elle est atteinte d’une crise de larmes, baisse les yeux et ajoute : « Ça n’est pas facile à aborder. » Elle prend son temps et se décide enfin à parler : « L’autre Jour, j’étais en train d’écouter la radio. On parlait d’une histoire de pédophilie. C’était une jeune fille qui racontait comment elle avait été abusée, battue, violée, avait fait l’objet d’attouchements incestueux, et moi j’écoutais cela d’une oreille distraite quand, tout à coup, sans que je m’y attende, j’ai ressenti une contraction, un spasme, dans mon vagin. » Quelques minutes de réflexion m’ont fait comprendre le sens de souvenirs très pénibles lorsqu’elle était enfant. Son père a quitté sa mère alors qu’elle avait 4 ans. Elle ne se rappelle pas grand-chose de la période où il était encore à la maison. Cependant, un souvenir lui est resté, celui où elle avait appelé sa mère alors que celle-ci était couchée avec le père, ce qui avait beaucoup irrité et dérangé celui-ci qui avait fini par quitter son lit pour la gronder, ce qui l’avait fait abondamment pleurer. Elle me dit alors : « Je comprends maintenant que, si j’ai tout fait pour me faire battre par mon père, c’est que je devais penser qu’il battait ma mère au lit et, somme toute, je voulais qu’il me fasse la même chose. » C’est ici que la honte apparaît, non pas tellement en rapport avec le souvenir qui n’est que la moitié de l’événement, mais avec la sensation orgasmique qu’elle a pu éprouver à l’écoute des confidences détaillées des sévices que la petite fille racontait à la radio.

29Une autre histoire, proche de la précédente, m’a été racontée par une femme, hautement médaillée de la Résistance, qui avait été envoyée dans un camp de déportation. Elle était, bien entendu, maltraitée par les SS. Un jour, dans des circonstances qui ne me reviennent pas à la mémoire, elle s’était fait battre à la Schlage très violemment par une gardienne. Elle m’avoua alors, avec une honte insondable, qu’elle avait uriné sous elle en recevant les coups, ce qu’elle interpréta sans délai comme un signe de jouissance déguisée. J’ajoute que cette personne n’avait aucune connaissance, ni de près ni de loin, des idées de la psychanalyse. Toujours est-il que l’aveu de ce traumatisme a été marqué du signe de l’opprobre et lui a fait éprouver l’affect de honte dans sa spécificité, alors qu’elle était internée pour avoir été une grande résistante.

30Voici donc deux cas où, alors que bien souvent honte et culpabilité peuvent s’associer, se mélanger, au point que l’on trouve autant d’arguments pour incriminer l’une ou l’autre de ces deux émotions, l’on a affaire à la honte d’une façon relativement pure. De toute manière, dans les deux cas, se confirme l’idée de Freud selon laquelle la honte apparaît à la perte d’une capacité de maîtrise antérieurement acquise. C’est bien le caractère brusque, imprévisible, inopiné et, bien entendu, contraire à un certain idéal et à la morale, qui fait brusquement issue sous la forme d’un lâchage pulsionnel qu’on pensait avoir maîtrisé.

REMARQUES TERMINALES

31La culpabilité ne peut nous dispenser de réfléchir aux grands événements qui ont secoué l’histoire et auxquels nous continuons à repenser sans leur trouver d’explication. Lacan écrit, un peu optimiste et sans doute avec cynisme :

32

« Je tiens qu’aucun sens de l’histoire, fondé sur les prémisses hégéliano-marxistes, n’est capable de rendre compte de cette résurgence par quoi il s’avère que l’offrande à des dieux obscurs est quelque chose à quoi peu de sujets peuvent ne pas succomber, dans une monstrueuse capture.
« (...) le sacrifice signifie que dans l’objet de nos désirs nous essayons de trouver le témoignage de la présence du désir de cet Autre que j’appelle ici le Dieu obscur. » [18]

33Je ne puis m’aventurer sans précaution sur le terrain du sacrifice que Rosolato a traité avec profondeur [19].

34Dans l’élaboration progressive de sa conception du Sur-moi sur laquelle nous travaillons encore sans être complètement satisfaits de ce dont elle rend compte, Freud, parmi les trois composantes que constituent l’auto-observation, la conscience morale et la fonction de l’idéal, attribue à la première la place sans doute la plus importante. Dans L’homme Mo ïse, il affirme que le sentiment d’orgueil est la récompense du renoncement. Je reprendrai ici des citations déjà faites par d’autres, auxquelles j’essaierai de donner une interprétation particulière. Déjà, depuis « Psychologie collective et analyse du moi », la réflexion de Freud sur l’identification suscite le besoin d’une articulation avec celle des investissements sources de plaisir. Il écrit : « Il [l’enfant] montre donc alors deux liaisons psychologiquement distinctes : envers la mère un investissement tout uniment sexuel, envers le père une identification à un modèle. » [20] Or l’allusion de l’identification, dès le départ, à un modèle paternel souligne son caractère singulier. On se rappelle l’expression concernant le père – « Du père le garçon s’empare par identification » [21] – qui souligne le caractère actif de l’appropriation : « Toute identification de ce genre a le caractère d’une désexualisation ou même d’une sublimation. » [22] Cette désexualisation entre en résonance avec les destins des premiers investissements d’objet. Freud dit que le Moi les liquide : « Et certainement en liquide d’ultérieurs, en accueillant leur libido dans le Moi et en la liant à la transformation du Moi instauré par l’identification. » Et il ajoute : « À cette transposition en libido du Moi est naturellement lié un abandon des buts sexuels, une désexualisation. » Ainsi, on le voit, dans une démarche qui se refuse à situer temporellement les processus et qui se préoccupe surtout de différencier et d’articuler, nous voyons le psychisme écartelé entre, d’une part, des investissements d’objet d’un caractère tout uniment sexuel qui, en quelque sorte, nouent étroitement, à travers le plaisir, le corps de sa mère et celui de l’enfant, et, d’autre part, une liaison psychique au père qui poursuit des buts opposés. Celle-ci, du seul fait qu’il ne participe pas et n’est pas inclus dans la relation des investissements d’objet, est reçue sinon comme hostile d’emblée, du moins comme ayant une visée anti-sexuelle. Anti-sexuelle, mais non anti-pulsionnelle, car on ne saurait oublier que la libido narcissique est elle-même pulsionnalisée. C’est à cette fonction du père que nous attribuons, par la place qu’elle occupe hors du plaisir partagé, cette attitude qu’il est impossible d’inclure dans le plaisir. Je crois qu’il n’est pas nécessaire d’introduire ici l’idéalisation ou l’hostilité. La simple non-participation suffit à créer une schize. De la même manière, c’est ainsi que je comprends l’expression du « père de la préhistoire personnelle », à savoir un père avec lequel une véritable relation ne s’est pas encore engagée, qui ne vient pas encore s’opposer ou compliquer la relation avec la mère en s’interposant, mais qui ne tient son statut que de sa situation d’extériorisation par rapport aux investissements d’objet.

35Ce que je postule donc ici, dans la situation paradoxale d’une extériorité qui n’est pas encore fermement établie, c’est la différence d’un investissement d’objet fortement érotisé qui réalise un véritable ancrage du corps de l’enfant dans celui de la mère où naît le plaisir dont l’enfant ne peut que souhaiter le renouvellement (ces premières expériences de singularité sont préparatrices à l’acquisition de la subjectivité) ; à côté prend place un autre type d’expérience où pèse un regard qui peut être neutre, mais qui ne peut en aucun cas être incorporé à ce qui est vécu lors des investissements objectaux ; ce qui lui donne sa qualité est qu’il s’inscrit comme on dit « en regard » et par le regard qui, combiné avec la distance, le fait ressentir comme non-participant, prenant de ce fait une fonction antagoniste aux expériences du Moi-corps. Il se traduit par une idée de manque, s’associe à une complétude qui bientôt vire à une menace de séparation et donnera par la suite naissance à cet appoint pour la mise en œuvre du refoulement dont Freud fait l’hypothèse. Il n’est pas nécessaire de lui supposer une hostilité qui serait aussi superflue que la rivalité dans la situation du père de la préhistoire personnelle. On pourrait la concevoir comme l’ébauche du contraire de l’admiration, à la différence de la réflexion qu’il trouve dans les yeux de sa mère, signe de partage du plaisir.

36Je ne méconnais pas que la situation est difficile à concevoir, et c’est peut-être de là que naît la fonction du regard, qui sera intériorisé dans un temps ultérieur. J’appliquerais volontiers ici les idées que j’ai essayé de défendre concernant la tiercéité. On sait que le représentamen, selon Peirce, est le sujet d’une relation triadique avec un second appelé son objet pour un troisième appelé son interprétant. De telle manière que le sujet détermine son interprétant à la même relation triadique pour quelque autre interprétant. Normalement, on sait que l’interprétant fait partie du signe et n’en est pas indépendant. Mais, dans les situations auxquelles nous faisons allusion, c’est comme si l’interprétant était le regard porté sur le plaisir, que nous attribuons à cette fonction paternelle qui se relie à tous les autres interprétants possibles lorsque l’intériorisation est réalisée et l’englobe. C’est ce qui, en clinique, nous permet de faire des liens à travers les relations entre investissement et identification dans les échanges et les transformations qui permettent de passer de l’une à l’autre et d’aboutir à des structures plus spécialisées, dans lesquelles les fonctions se sont groupées.

37La honte signifie le clivage du rapport avec l’exclusion de l’interprétant. Et son retour massif, lorsque, après coup, le plaisir revient sous la forme de la disqualification. Le paradoxe est donc, ici, celui d’une tiercéité qui ignore l’opération par laquelle elle a rompu la fonction fondamentale du regard qui, d’exclusion, devient omniprésence, qui oblige à la répétition de cet acte de fuite permanente où toujours est soupçonnée la présence de quelqu’un qui, lorsqu’il n’a pas vu, sait que d’autres ont vu, ou encore d’autres qui ont rencontré d’autres qui ont vu, etc.

38Ces hypothèses nous permettent de mieux penser les origines et l’élaboration de l’imago paternelle.

Notes

  • [1]
    S Freud, Nouvelles remarques sur les psychonévroses de défense, in Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1974, p. 69.
  • [2]
    S. Freud, Lettre du 19 février 1899, in Naissance de la psychanalyse, tr. A. Berman, Paris, PUF, 1975.
  • [3]
    S. Freud, Pour introduire le narcissisme, in La vie sexuelle, p. 102, trad. D. Berger, J. Laplanche et al., Paris, PUF, 1969.
  • [4]
    Ibid., p. 104.
  • [5]
    Ibid., p. 98.
  • [6]
    S. Freud (1933), Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, p. 33, trad. R..Marie Zeitlin, Paris, Gallimard, 1984.
  • [7]
    S. Freud (1930), Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, p. 94-95.
  • [8]
    S. Freud, ibid., p. 80.
  • [9]
    S. Freud (1930), Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 1971.
  • [10]
    J. Guillaumin, Revue française de Psychanalyse, t. XXXVII, no 5-6, « Culpabilité, honte et dépression », p. 983-1007.
  • [11]
    B. Brusset, La honte et l’adolescence, Adolescence, no 11, 1993, p. 21.
  • [12]
    A. Green (1982), Le narcissisme moral, in Narcissisme de vie. Narcissisme de mort, Paris, Éditions de Minuit.
  • [13]
    J. Guillaumin, op. cit.
  • [14]
    J. Conrad, Lord Jim, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, p. 961.
  • [15]
    Ibid., notice.
  • [16]
    Ibid., p. 1018.
  • [17]
    Ibid., p. 1019.
  • [18]
    Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1964-1965, p. 246-247.
  • [19]
    G. Rosolato, Le sacrifice, PUF, 1987.
  • [20]
    S. Freud, Psychologie des masses et analyse du moi, OC, t. XVI, p. 43.
  • [21]
    S Freud, Le moi et le ça, OC, t. XVI, p. 275.
  • [22]
    Ibid., p. 297.
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