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Article de revue

La psychanalyse... pour quoi faire ?

Pages 1585 à 1591

Notes

  • [1]
    Dans la VO il se nomme HAL, lettres (moins I) dérivées d’IBM équipant la NASA à l’époque, acronyme répondant en anglais à une définition équivalente à celle de la version française.
  • [2]
    Traduction littérale de l’allemand Versagung plus classiquement connu sous le terme de frustration (J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse).
English version

1Dans 2001, a Space Odissey, film de S. Kubrick, la fabuleuse aventure de l’expédition intergalactique s’annonçait sous les meilleurs auspices. Au rythme profond et majestueux de la plus célèbre des valses de Vienne, la station spatiale accomplissait sa révolution sidérale vers l’espace multiconnexe de Jupiter. Mais en cours de route le voyage prenait une tournure tragique. CARL (Cerveau analytique de recherche et de liaison) [1], super-ordinateur de bord, quintessence de l’intelligence cybernétique, programmé sans possibilité de doute ni d’erreur pour fonctionner au maximum de ses possibilités “ comme n’importe quelle entité organisée ”, disait-il, décidait de prendre les commandes, éliminant l’un après l’autre les navigateurs humains...

2Au risque de créer un effet de dépressurisation comme il m’a paru prudent de le souligner lors de mon intervention au Congrès, si c’est à André Beetschen en tant qu’auteur du rapport que s’adressait factuellement la question que je vais m’efforcer de développer ici, elle visait, de manière plus large et plus générale, un courant de pensée qui, depuis quelques années déjà, entraîne dans sa spirale notre vaisseau métapsychologique – et peut-être bien la planète psychanalyse tout entière – vers les confins indiscernables d’une galaxie en expansion accélérée, attraction agissant à l’inverse de la force gravitationnelle, à l’instar de cette « mystérieuse énergie noire » récemment découverte par les astrophysiciens.

3La notion familière d’ « écart théorico-clinique » dont la paternité revient à J.-L. Donnet pourrait suggérer que les remarques qui vont suivre ne sont qu’objections nulles et non avenues, cet « écart » restant définitivement inhérent à la loi du genre. Il ne s’agit évidemment pas de « confondre » espace psychique, espace analytique, champ clinique et champ de la théorie mais bien de les différencier. Le terme d’ « écart » (théorico-clinique) peut d’ailleurs sembler impropre puisqu’un écart définit une distance séparant deux points dans l’espace ou dans le temps, espace qui peut s’élargir ou se réduire jusqu’à se résoudre et disparaître pour peu que les extrémités qu’il sépare viennent à entrer en contact. Peut-être serait-il plus approprié de parler de hiatus théorico-clinique dans la mesure où existe une irréductibilité radicale de la théorie à la clinique, coupure épistémologique entre champs de référence relevant de deux ordres spécifiques hétérogènes : l’un de la sphère de l’abstraction des concepts, l’autre du niveau de l’observation et de la description dynamique de phénomènes (les symptômes, par exemple) passant par la perception – même si le sens que nous y mettons n’est pas vierge de toute « théorie » mais c’est là un autre débat. Bien qu’irréductibles l’un à l’autre, encore faut-il que leurs champs entrent en résonance et puissent se renouer en certains points de mise en tension. Mais nous, qui sommes d’abord et par postulat cliniciens (prima la musica, poi le parole) avant que d’être des théoriciens, de quel jauge disposons-nous pour faire la différence entre une théorie et une autre, et opter pour un espace conceptuel plutôt qu’un autre, si ce n’est celle de la clinique de l’inconscient, concept qui ne s’use que si l’on ne s’en sert pas, qui passe par le corps, portée par ces piliers de soutènement de l’édifice analytique que sont les pulsions, les fantasmes originaires, la sexualité infantile, les variantes œdipiennes dans leurs complexités hétéro- et homosexuelles, la différence des sexes, enrichis des notions plus « modernes » de bisexualité, de négatif et de tout ce que la « nouvelle clinique » des états limites a apporté aux théories du et des narcissismes ? Et où est donc passé le transfert, cet OVNI, objet volé-perdu non identifié ? Qu’advient-il de la cure dès lors que son « moteur » serait tombé en panne sèche et désuétude ? Nul autre instrument de mesure à nos yeux que l’épreuve de la réalité psychique, que l’épreuve des fantasmes de castration, de la séparation, de la perte et de la mort – en d’autres termes, que la confrontation aux limites. Piliers conceptuels qu’il me semble voir se désagréger chaque jour un peu plus sous nos yeux, et s’évanouir, fade away comme le Chat-du-comté-de-Chester cher à Lewis Caroll, dont il ne reste bientôt plus que le sourire fantôme flottant dans les branches de l’arbre. Dissipation des concepts psychanalytiques jusqu’à état gazeux dans l’éther de l’hyper-espace ?

4En préambule au commentaire de son rapport, André Beetschen n’a pas manqué de rappeler avec force qu’aucune spéculation intellectuelle, aucune théorisation, aussi complexe, subtile et séduisante fût-elle, ne pouvait prétendre à un statut de vérité. Avertissement au public et aux lecteurs de son rapport, qui, compte tenu de la sincérité et de la probité intellectuelle qui lui sont unanimement reconnues, ne saurait être tenu pour une précaution oratoire de convenance, ou une simple clause de style. À l’évidence, A. Beetschen ne peut être suspect de prendre ou de vouloir nous faire prendre le mot de la spéculation théorique pour la chair de la chose. Il serait malvenu et présomptueux, de ma part, de prétendre proposer ici une conceptualisation, une théorisation se donnant pour plus vraies ou plus justes que les siennes. Cela n’aurait pas de sens. Et dans le cas tout à fait improbable où je m’y risquerais cela ne conduirait en dernière analyse qu’à renvoyer toutes les théories dos à dos au risque de succomber aux sirènes du relativisme. Restons donc solidement attachés(e) à nos mâts...

5Lors de la discussion entre rapporteurs et discutants, l’insistance mise par l’auteur à soustraire radicalement la mélancolie au territoire brûlant de la honte et à la « tirer » du côté de la culpabilité m’a prise de court et passablement intriguée. La honte, cet affect mortifère qui pourtant carbonise à mort celui qui en est la proie bien plus sûrement que le sentiment de culpabilité. Les exemples cliniques, privés, publics, culturels, mythologiques ou littéraires (que l’on pense à Phèdre) abondent et sont là pour en témoigner. Pour revenir aux places et statuts respectifs de la culpabilité et de la honte mis à l’épreuve de la réalité clinique, je relève dans le rapport d’André Beetschen la phrase suivante : « (...) l’énorme charge hostile du patient mélancolique, enfermé dans une plainte qui déclenche la haine en retour, tyrannisant les êtres autour de lui “avec une culpabilité à qui il manque la honte” », guillemets rajoutés par l’auteur restituant à Freud cette déclaration de Deuil et mélancolie. Dans cette perspective, je me demandais comment alors André Beetschen et le courant dans lequel s’inscrit sa réflexion qualifieraient d’un point de vue métapsychologique les idées et sentiments d’indignité inhérents à la mélancolie, à titre de trait pertinent de cette pathologie, et pratiquement au rang d’élément de diagnostic différentiel de la mélancolie d’avec d’autres dépressions graves. À ma remarque l’on pourra objecter que c’est davantage à une nosographie psychiatrique qu’à un point de vue métapsychologique que je fais référence. À supposer que ce soit le cas, pourquoi néanmoins ignorer ces affects ? Quant à la citation exacte de Freud rapportée par André Beetschen, je n’ai pas manqué de la réinterroger. Dans Deuil et mélancolie (p. 154 de la traduction de l’allemand de J. Laplanche et J.-B. Pontalis), elle dit ceci : « (...) enfin nous ne pouvons qu’être frappés du fait que le mélancolique ne se comporte malgré tout pas tout à fait comme quelqu’un qui est, de façon normale [c’est moi qui souligne], accablé de remords et d’autoreproches. Il manque ici la honte devant les autres qui, avant toute chose, caractériserait ce dernier état (l’état normal plus haut évoqué) ou, du moins, cette honte n’apparaît pas de manière frappante (c.m.q.s.). On pourrait presque mettre en évidence chez le mélancolique le trait opposé : il s’épanche auprès d’autrui de façon importune, trouvant satisfaction à s’exposer nu. »

6L’interprétation que l’on peut faire de cette phrase n’est-elle pas validée par Freud lui-même à de nombreuses reprises dans les pages qui suivent ? C’est que cette exposition participerait d’une jouissance mortifère, d’une mortification au sens le plus littéral du terme par l’exhibition de sa prétendue déchéance, et destinée à en apporter les preuves. « Il a perdu le respect de soi » (p. 154). « Dans le tableau clinique de la mélancolie, c’est l’aversion morale du malade envers son propre moi qui vient au premier plan, avant (c.m.q.s.) l’étalage d’autres défauts » (p. 155). Autodépréciation, honte de soi avant les autoreproches, faut-il accumuler les citations ? Dès lors, pourquoi ce fait psychique se trouve-t-il frappé d’extraterritorialité ? Quels peuvent être les enjeux et les conséquences théoriques et techniques de cette exfiltration ? La question reste en suspens...

7De la même façon, comment qualifier les suicides et meurtres dits « altruistes », perpétrés en apparence sans l’ombre d’un sentiment conscient de culpabilité, mais, là encore, le dialogue ne souffre-t-il pas d’une confusion de niveaux ? Meurtres quasi sacrificiels ayant, qui plus est, pour vocation paradoxale de sauver les êtres chers de la honte mortelle qui cloue le sujet au sol. Je pense, entre autres exemples publics, au suicide de P. Bérégovoy dans le contexte que l’on sait, au faux Dr Romand (au sujet de qui l’on dispose de nombreux documents directs oraux et écrits) qui rata le sien mais, dans l’impossibilité d’affronter une honte térébrante et d’en voir le reflet dans leur regard, massacra les cinq membres les plus aimés de sa famille, la révélation publique de son imposture faisant de toute évidence sauter le clivage protecteur et décompenser brutalement un noyau mélancolique probablement contenu jusque-là par la mise en place de cette mystification monumentale soutenue à grands frais (psychiques). Il faut rappeler que c’est après un échec à ses examens de deuxième année de médecine dont il ne put supporter l’aveu qu’il construisit cette montagne de mensonges au sommet de laquelle il trônait dans une position prestigieuse de dimension « mondiale » (à l’OMS). Bien au contraire, ne doit-on pas voir dans ces passages à l’acte terribles du mélancolique le signe d’un échec de la culpabilité, échec à élaborer et organiser des stratégies de rattrapage réparatrices – repasser ses examens et les réussir l’année suivante, par exemple ! –, constat de faillite qui, lorsque le masque tombe, ne laisse pour solde de tout compte que la honte de l’exhibition d’une castration horrifiante en lieu, place et image inversée d’un idéal du moi grandiose ? Même si ces actes, suicides, meurtres gardent toujours une part de leur mystère, comment comprendre qu’un affect et un trait psychique aussi caractérisés aient été tenus écartés du champ de la réflexion ? Viendraient-ils rompre l’équilibre et la beauté de l’édifice ou la cohérence sans faille du discours ?

8Souvent formalisée dans un néo-langage ad hoc découpé sur mesure, encore intelligible (mais jusqu’où et pour combien de temps ?), une néo-théorie métapsychologique prolifère, se substituant peu à peu, morceau par morceau, à la métapsychologie freudienne, ne manquant pas de nous « interpeller ». « Le refusement... l’originarité... » et autres indénombrables « passagèretés » (la nov-langue prophétisée par G. Orwell dans 1984 nous aurait-elle déjà contaminés à notre insu ?). D’où, de quel lieu émerge cet attrait pour une telle subversion du langage, pour cette attaque en règle sémantique du corps propre de la langue ? (Barbarismes !, auraient sévèrement annoté en marge les correcteurs.) Une lubie ? une manie ? une mode ? Certes non. Et ce n’est pas de cette oreille que nous l’entendons. Pas un instant nous ne doutons que la création de ces néologismes n’ait pour but d’introduire une nuance conceptuelle, différenciant ainsi le néo-concept de celui, présumé obsolète, que portait sur ses épaules fatiguées le mot consacré par l’usage, représentant la chose. Ainsi du « refusement » : on devine évidemment l’intention – nullement explicitée d’ailleurs – de processualiser le travail du refus [2]. Mais partout insidieusement le risque de distorsions de sens et de malentendus s’insinue. On peut en effet craindre que, en dépit de toute la subtilité qui les légitime, ces néo-concepts, parmi quantité de néologismes aux résonances insolites, ne soient plus accessibles qu’aux seuls initiés, tels des mots de passe à usage interne, et que, au lieu de nourrir l’échange entre proches voisins et famille élargie, ils ne contribuent au contraire à le restreindre. L’ « entre-soi » endogamique auquel nous avons tant de mal à renoncer – a-t-il jamais cessé ? – de nouveau menace de nous enfermer dans des monologues parallèles jusqu’à complète babélisation des rencontres. Comme y insistait Freud, si la psychanalyse n’est certes pas une vision du monde, ne tend-elle pas à devenir un cadre-prétexte pour tirer la théorie vers un degré de complexité et d’abstraction dont le brillantissime rapport de Laurence Kahn au Congrès de langues romanes de 2001 à Paris nous offrit un modèle parfaitement... irrécusable ? « L’action de la forme » : ce titre-programme n’était-il pas à lui seul évocateur d’une topologie dynamique, domaine dans lequel s’illustra le mathématicien et philosophe René Thom inventeur de la théorie des catastrophes qui eut son heure de gloire – récusée depuis par son auteur en raison des possibilités nouvelles de calcul infinitésimal rendant caduques toutes les données antérieures –, ce titre donc ne s’énonçait-il pas d’entrée de jeu comme une tentative (réussie) de morphogenèse de la pensée en train de se penser ? Sans doute est-ce là où le bât, de mon point de vue, peut blesser. Frustration ? Blessure narcissique de ne pas « être à la hauteur » quasi stratosphérique de ces échanges (entre champions, comme à Roland-Garros) ? Ainsi, pendant plus de trente ans d’exercice de la psychanalyse – à moins que mes souvenirs ne commencent à me trahir... –, j’aurais cru à tort que le vif du corps de la psychanalyse se situait plutôt et plus souvent au-dessous de la ceinture qu’au-dessus des nuages. Quoi ! On m’aurait menti ?

9Si Karl Popper déniait tout caractère de scientificité à la psychanalyse dans la mesure où l’on ne pouvait pas la réfuter, je suis tentée de récuser le caractère psychanalytique de cette « tendance lourde » précisément pour les mêmes raisons. On ne peut ni l’argumenter, ni la contester, ni s’y opposer, ni davantage y adhérer car elle déborde aussi bien le champ de notre expérience que celui de notre domaine de compétence dès lors qu’elle touche à des systèmes aussi totalement dématérialisés et spéculatifs, à l’extrême limite d’une esthétique culturalisante. Je fais ici allusion à l’ « esprit universitaire », microcosme qui est aussi à soi-même sa propre culture. Cette critique que l’on pourra trouver injuste ou excessive et qui n’engage que moi émane non des remarquables rapports de nos deux excellents collègues, mais des aller-retour entre discutants et avec la salle et de ce sentiment diffus d’être convoquée au titre de témoin admiratif, médusé, passive, sous l’emprise d’une pensée étrangère, conviée aux éloges et propos de circonstance, sans que soient discutées sur le fond des questions qui pourraient laisser apparaître des lignes, sinon de fracture, du moins... de démarcations. Par exemple, celle et non des moindres de la place dévolue à la mélancolie dans ce nouveau système conceptuel. Que faire ? Se mettre au diapason ? Rester dans un consensus trompeur ? Jouer les trouble-fête ? Sans pour autant me faire le porte-voix d’une parole flottante qui serait restée non dite, il me paraît assez salutaire, toute honte bue, de partager ce sentiment et de céder à l’incoercible tentation de jeter une pincée de poil à gratter dans le chaudron de la sorcière métapsychologie, où désormais bouillonne une drôle de soupe cosmique... Plus qu’une critique, plus qu’un anti-intellectualisme primaire ou qu’un réquisitoire, c’est surtout l’expression d’une inquiétude dont il faut reconnaître ici la trace entre les lignes. CARL aura-t-il le dessus ? La psychanalyse « d’en bas » sera-t-elle aspirée par la mystérieuse énergie noire ?

10Au terme d’une belle journée d’excursion dans un paysage verdoyant et ensoleillé, je monte au hasard dans un autocar qui doit me ramener en ville à mon hôtel. Assise au fond, je m’aperçois qu’il est entièrement occupé par des hommes d’église genre clergymen en habit noir ou gris et faux cols blancs. J’ai un doute sur la destination du car que je n’ai pas vérifiée, et me penche vers le clergyman le plus proche assis dans la rangée parallèle pour me la faire confirmer. Il ne comprend pas ma question, je ne comprends pas sa réponse. Tous les hommes d’église se retournent et me dévisagent en silence. (Ils ne sont pas assis sur une branche et sont bien plus nombreux que cinq.) Je profite du premier arrêt pour descendre, et dans la lumière bleue de la nuit qui tombe, clair-obscur ou « sombre clarté » façon Magritte, je poursuis ma route à pied. En d’autres termes et plus sérieusement, entre illusion scientiste – évaluations, classifications, recherches programmées, statistiques – et tentation rhétorique, quelle place demain pour la vocation humaine de la psychanalyse ?

Bibliographie

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

  • Freud S., Deuil et mélancolie, Paris, Gallimard, 1977.

Mots-clés éditeurs : Honte, Néo-concepts, Néo-langage, Faillite de la culpabilité, Mélancolie, Hiatus théorico-clinique

https://doi.org/10.3917/rfp.675.1585

Notes

  • [1]
    Dans la VO il se nomme HAL, lettres (moins I) dérivées d’IBM équipant la NASA à l’époque, acronyme répondant en anglais à une définition équivalente à celle de la version française.
  • [2]
    Traduction littérale de l’allemand Versagung plus classiquement connu sous le terme de frustration (J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse).
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