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Article de revue

La névrose de l'enfant existe-t-elle ?

Pages 1333 à 1350

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QUELQUES ENJEUX

1Parmi les différentes questions qui ont animé l’argument d’André Green, il y a celle concernant le statut actuel de la névrose infantile, comme celle concernant le diagnostic ainsi que le pronostic de la névrose de l’enfant.

2Cette question ne peut pas ne pas relancer, à vingt-quatre ans de distance, les discussions qui ont eu lieu au sujet du rapport de Serge Lebovici en 1979, « Névrose infantile et névrose de transfert » (S. Lebovici, 1980), non moins que, cette fois à trente-huit ans de distance, les discussions autour de la communication de Samuel Ritvo, au Congrès IPA d’Amsterdam en 1965 (S. Ritvo, 1967). Il s’agit ici de la seconde analyse de Frankie, devenu jeune adulte, après sa première analyse conduite par Berta Bornstein lorsque Frankie était enfant, à la fin des années 1940. Last but not least, toujours en remontant dans le temps, il y a ce qui nourrit toujours les réflexions, nouvelles informations aidant, autour de Hans et de son devenir.

3Nous reviendrons à tout cela. Mais d’abord, il paraît utile de rappeler le cadre dans lequel s’inscrivent, et le questionnement d’aujourd’hui et les rappels que je viens d’évoquer.

4Comme chacun sait, il serait illusoire de croire que les préoccupations des analystes touchant les cas difficiles ne datent que des toutes dernières décennies. Cela a commencé avec Freud lui-même et ses contemporains. Cependant, au fur et à mesure, il paraît assez clair, au point où nous en sommes en 2003, que l’approfondissement métapsychologique des états limites, des états psychosomatiques, de leurs points d’intersection, comme de leurs points d’exclusion, a eu un rôle essentiel dans une certaine redéfinition de la nosologie psychanalytique, au moins par rapport au tripode névrose/psychose/perversion, mais pas seulement. En effet, cet enrichissement nosologique et nosographique n’a pas consisté à remplir les cases manquantes du puzzle au cours d’une évolution linéaire. À preuve déjà, ce que j’ai annoncé précédemment, d’un retour nécessaire à des problèmes discutés il y a près de quarante ans et dont plusieurs gardent, de mon point de vue, une actualité tout à fait certaine. Ce qui est essentiel est que la métapsychologie des états limites comme celle des états psychosomatiques – le travail psychanalytique avec l’enfant allant dans la même direction – n’aurait connu aucun approfondissement si cette métapsychologie ne s’était fondée, à la différence des névroses dites classiques, sur une clinique de plus en plus précise de la relation patient/analyste. D’où les références de plus en plus fréquentes, dans la littérature, à la problématique transféro - contre-transférentielle, avec ce qui se répète en son champ, tout particulièrement à travers des logiques non névrotiques. Cette répétition s’articule à ce que d’aucuns ramassent dans la formule, quelque peu phénoménologique, « interactions transgénérationnelles ». Dès lors, et pour le cadre de discussion que j’évoquais plus haut, il est encore moins possible d’isoler une considération théorique de son sol technique, ce qui implique immédiatement la question – et je le souligne – de l’interprétation, d’une part, et de son indexation, d’autre part.

5Ce qui peut paraître aujourd’hui un truisme à certains l’était certainement moins il y a quelques décennies. Les discussions, et surtout les textes de départ du Congrès d’Amsterdam, portaient beaucoup plus souvent sur la psychopathologie en elle-même – et son évolution –, que sur la technique, surtout celle impliquant la dynamique transféro - contre-transférentielle. Ces discussions portaient encore moins sur la dialectique et l’indissociabilité de ces deux registres. Anna Freud, par exemple, dans sa conclusion au Congrès d’Amsterdam, regrettait que beaucoup de temps de discussion ait été consacré à débattre des parts respectives progression du moi / régression pulsionnelle, dans le passage de ce qui était phobique à ce qui était obsessionnel dans l’évolution de Frankie, de l’enfant à l’adulte.

6Ces quelques considérations de cadre réflexif étant faites, il n’est dès lors pas tout à fait surprenant, évolution des congrès et des colloques aidant – c’est-à-dire, évolution centrant le travail clinique et métapsychologique autour des « cas difficiles » –, qu’André Green ait proposé l’idée, à l’issue même du colloque de Deauville de l’année précédente, qu’il était peut-être l’heure de réinterroger la névrose dans toutes ses connotations, et pas seulement les psychopathologiques.

7Ce que l’on peut relever d’emblée avant d’entrer plus en détail dans ce que j’annonçais plus haut, et qui me paraît général, c’est-à-dire tant pour l’adulte que pour l’enfant, est que tout cas réexaminé dans la littérature – je pense déjà aux cas « historiques » – est complexifié, surtout s’il était catégorisé dans le registre névrotique. Complémentairement, il me semble que, depuis quelques années, les discussions s’épuisent moins à opposer ce qui relèverait du « précoce » en regard de l’ « œdipien », et cela dans le mouvement même d’apparent paradoxe où, pour ce qui concerne le « précoce », ont été approfondies des données métapsychologiques, d’ailleurs profondément liées entre elles. Ainsi de la négativité, ainsi des traces perceptives, des traces sensorielles, dans leur rapport à la question du représentationnel et de ses limites – je rappelle ici la réactivation du concept freudien de représentation limite (M. Ody, 1999) – toutes questions indissociables de celle différencielle entre représentant psychique de la pulsion et motion pulsionnelle, comme de celle de l’organisation de la symbolisation. L’ « œdipien » n’est plus limitable, ici, au seul complexe d’Œdipe et son temps organisateur, ou à ce qui serait la « surface » (comme on disait traiter de la surface à la profondeur). C. Parat avait d’ailleurs préparé le terrain au Congrès de Lausanne de 1966 (C. Parat, 1967). Il est, cet œdipien, ce qui structure l’ensemble de l’histoire de la triangulation. À ce point de vue – qui va au-delà de l’ouverture kleinienne sur l’Œdipe précoce de la période dépressive – l’Œdipe est en effet « attracteur » (M. Ody, 1990), et, qui plus est, fonctionne en séries non linéaires d’après-coups. Ainsi « œdipien » et « précoce » sont en constante dialectique et non en position d’exclusion l’un par rapport à l’autre.

FRANKIE

8Pour l’application de ces considérations, commençons par Frankie. Il ne va évidemment pas s’agir ici de reprendre l’ensemble de l’analyse présentée par B. Bornstein (1949), puis celle de S. Ritvo (1967), ainsi que les discussions nombreuses qui en ont découlé, y compris après le Congrès d’Amsterdam, d’ailleurs. Il va plutôt être question de saisir, à l’intérieur de ce vaste corpus, quelques exemples pouvant être illustratifs de notre problématique présente.

9Déjà, Frankie est présenté comme enfant phobique, comme une névrose (neurosis) – The analysis of a phobic child est d’ailleurs le titre du travail –, enfant présenté aussi comme souffrant d’une sévère phobie scolaire à 5 ans et demi. Ce terme, en France du moins, pose problème à double titre. D’une part, parce que la phobie scolaire concerne des enfants nettement plus âgés, d’autre part, parce qu’elle témoigne très généralement d’états non névrotiques. Sans s’attarder trop longtemps sur la psychopathologie précédant la cure, il est intéressant de s’appuyer, pour la réflexion, sur les éléments qu’apporte B. Bornstein, lesquels vont tout à fait dans le sens de la complexification. Par exemple, nous sommes loin du cas d’un enfant souffrant d’une phobie focalisée, avec antécédents minimes.

10En effet, au-delà du fait que Frankie souffrait de son symptôme depuis deux ans, son développement ne s’était pas effectué sans difficultés. Cris et pleurs ont été présents d’emblée, brièvement interrompus, calmés dirait-on aujourd’hui, calmés par le biberon, mais prolongés. À 5 mois et demi, par exemple, le bébé manifestait son mécontentement devant l’absence du biberon de 2 heures du matin. Il devint insomniaque, criant encore pendant une heure à l’âge de 2 ans avant de s’endormir, ayant reculé le plus possible le moment de se coucher, et se réveillant durant la nuit. L’insomnie céda seulement à la fin de l’analyse. L’anxiété de séparation était donc intense, et même présente dans ses expressions primaires, c’est-à-dire avant qu’il puisse s’agir de séparation mentale proprement dite.

11Comme le texte en témoigne toujours, cette symptomatologie ne tombait pas du ciel. Le père, dit de caractère légèrement compulsif, reprochait à sa femme de ne pas témoigner assez d’affection à leur fils, aîné de leurs deux enfants. Il lui reprochait aussi d’avoir démissionné en confiant leur fils à une nurse. Or cette mère avait une histoire dont le rôle pathogène général est maintenant bien connu, et qui, à l’époque, n’a pas échappé à B. Bornstein. Seule fille, et deuxième de trois enfants, la future mère de Frankie se sentait délaissée par sa propre mère, laquelle était essentiellement tournée vers son fils aîné, garçon à problèmes d’ailleurs, obtenant de sa mère ce qu’il voulait et terrorisant sa sœur. Cette conjoncture témoignait très probablement d’une problématique œdipienne particulière chez cette grand-mère maternelle de Frankie. Toujours est-il que ce qui devait assez probablement arriver arriva, à savoir que, lors de la naissance de Frankie, sa mère se sentit comme étrangère à lui, répétant ainsi, en la retournant, la situation d’enfance. Son fils, premier enfant, devenait le représentant du frère dont elle se vengeait.

12Rappelons que Winnicott (1967) tira une réflexion fort intéressante du problème de la complexification, y compris sur le plan de la théorie de la technique. Pour ce faire, Winnicott s’appuie sur un détail de la première séance d’analyse, séance avec un « jeu-programme » pourrait-on dire. Frankie, en effet, met en scène un garçon de 4 ans, s’étant assis par lui-même sur un siège placé en position élevée dans le hall d’un hôpital séparé en trois divisions : celle pour hommes, celle pour femmes et celle pour bébés. Le père du garçon est dans les étages, rendant visite à une femme ; peut-être, répondra l’enfant, parce que cette dame est malade, ou qu’elle a eu un bébé ; « peu importe », ajoute Frankie. Un incendie se déclare, brûlant pas mal de monde, tous les bébés disparaissant en premier, seules les femmes sans bébés étant sauvées. Bien d’autres détails sont intéressants, mais ceci suffit pour mon propos. Ajoutons cependant que Frankie ne se désorganise pas devant une telle pression pulsionnelle, et que ce jeu avec ses variantes sera répété durant des semaines.

13Winnicott établit un lien entre l’histoire de la mère, son sentiment de s’être sentie comme étrangère à son fils à la naissance de celui-ci, et le détail de la scène de l’hôpital, lors de la première séance, où l’enfant sur sa chaise en position élevée est donc, dans le contexte de solitude omnipotente où il se trouve, comme en même temps tenu par quelque chose : la chaise. Ce détail, par son contexte, témoigne pour Winnicott de la fonction dissociée de la mère par clivage. Autrement dit, les soins reçus par Frankie témoignent de cette fonction dissociée chez cette mère, et non de la mère elle-même. Toujours pour Winnicott, malgré ce qu’il confirme de la somme considérable de bon travail au cours de ces analyses – il implique aussi celle conduite par Ritvo – la guérison du patient ne pouvait être envisagée tant que n’était pas analysée l’impuissance attachée à une situation où les soins reçus émanaient d’une fonction dissociée de la mère et non de la mère elle-même. Même si ce n’était pas explicite dans le texte, compte tenu de ce qu’on connaît de Winnicott, on imagine que cette analyse menant à la fonction dissociée de la mère passerait par la question transfert/contre-transfert.

14Cet exemple est assez emblématique des discussions de 1965 quant à – déjà – ce qui pouvait remettre en cause, et à divers niveaux, le diagnostic de névrose.

15J’ajouterai seulement une observation, à la lecture du texte de B. Bornstein, d’une part, et une réflexion générale, d’autre part.

16L’observation a trait à ce qui a participé à la symptomatologie, du point de vue des événements significatifs. Ces événements se situent tous au cours de la troisième année de l’enfant. Ils ont une force « catalysante » incontournable, compte tenu du contexte maternel, en quelque sorte. Il s’agit de la naissance d’un second enfant – alors que Frankie a 3 ans et 3 mois –, une fille cette fois, laquelle eut aussi une nurse, afin, disait la mère, très mobilisée par son sentiment de culpabilité, que son fils n’exacerbât pas sa jalousie et qu’il pût bénéficier, et de sa mère, et de sa propre nurse. On sait ce qu’il advient des meilleures intentions du monde : Frankie rejetait sa mère et ne pouvait s’en séparer. Six mois après la naissance de sa sœur, nouveau changement : à 3 ans et 9 mois il entre à la maternelle. Il y resta deux jours. C’est le début de ladite « phobie scolaire ». Or, événement supplémentaire : à la même période la nurse de sa sœur quitte la maison, ce qui oblige Frankie à partager sa propre nurse avec sa sœur.

17La réflexion, elle, est d’ordre technique, et évidemment largement facilitée par un non moins large après-coup. Si assez probablement Frankie avait besoin d’une analyse, enfant, devant une situation comparable en 2003, je ne l’aurais personnellement pas indiquée tant qu’un travail analytique parents/ enfant n’aurait pas suffisamment avancé dans ce qui concernait, en particulier, l’histoire de la mère, et ce que son fils pouvait en entendre, c’est-à-dire déjà entendre ce que la mère pouvait entendre elle-même de son propre récit pour le dégagement, ou non, de la projection qu’elle faisait de son frère sur son fils. Quid, par exemple, aussi, du père de la mère devant le « tableau » relationnel mère de la mère / frère aîné de la mère ? Il ne s’agit pas d’un simple problème informatif. Les consultations thérapeutiques peuvent entraîner des mouvements psychiques assez considérables, lesquels ont alors l’effet d’une sorte de « décantation » sur la question de l’indication. Il s’agit, même si c’est complémentaire, de quelque chose de différent du travail « pré-analytique » dont parle B. Bornstein dans la lignée anna-freudienne (travail avec l’école, par exemple).

18Avant de quitter Frankie, il faut dire quelques mots du second temps analytique, celui avec S. Ritvo, à partir de l’âge de 23/24 ans. C’est d’ailleurs l’articulation de ces deux temps qui a nourri les discussions des intervenants au congrès d’Amsterdam. Pour ne prendre que l’exemple de Winnicott sur lequel nous nous sommes arrêtés, il faisait du fonctionnement mental dissocié, au sens ou nous l’avons rappelé, un trait essentiel de la névrose obsessionnelle, ce qui, soit dit en passant, bouleverse quelque peu le concept de névrose. Au passage aussi, A. Green, toujours en 1965, dans son travail sur la « Métapsychologie de la névrose obsessionnelle » (A. Green, 1967), allait dans une direction comparable en soulignant la négativité et la destructivité (ici bien distinguée du sadisme), avec par exemple l’introduction du concept d’identification négative. Je rappelle aussi que la « névrose phobique » de Frankie, enfant, se transforma à partir de l’adolescence en « névrose obsessionnelle ». Les premiers signes de fonctionnement obsessionnel apparurent d’ailleurs durant la période de latence. Le congrès d’Amsterdam, rappelons-le, avait la névrose obsessionnelle pour thème.

19Je ne m’attarderai pas plus ici sur les discussions d’ordre psychopathologique (degrés de gravité ou non de cette psychopathologie, avec étiquettes diverses, y compris le problème classique de l’obsessionnalité comme couverture ou non d’un fonctionnement psychotique), non plus sur les discussions relatives aux interprétations de contenu (les diverses qualités de la prégénitalité, dont bien sûr l’analité, qualités conçues comme fixations ou régression devant la génitalité ; place des pulsions destructrices, etc.).

20Ce qui me paraît plus essentiel est le problème continuité/discontinuité entre le fonctionnement de l’enfant et celui de l’adulte. Pour Ritvo, la cause est entendue : il met l’accent sur la continuité et le développement. L’ancienne névrose phobique est la plupart du temps cachée sous, ou dans, la névrose obsessionnelle, mais est très visible dans les moments de la vie du patient, ou dans le transfert, moments qui ressemblent aux anciennes situations productrices d’anxiété d’où les symptômes phobiques étaient issus originellement. Il relève d’ailleurs que les anciens conflits et symptômes avaient les qualités de structures psychiques durables, la plupart du temps amalgamées dans les traits de caractère. Je souligne que chaque mot compte.

21Nous retrouverons, à propos de S. Ritvo, des critiques comparables à celles faites à B. Bornstein, que ce soit sur le plan psychopathologique, technique, et surtout dans ce qui questionne l’articulation des deux registres ; l’étape suivante, c’est-à-dire celle qui, à l’intérieur de la technique, met en avant les problèmes transféro - contre-transférentiels, n’étant quasiment pas abordée. Jean-Louis Lang, par exemple, s’étonnait déjà à cette époque, dans un travail de 1965 postérieur au congrès (J.-L. Lang, 1966), de ce qu’il nommait « la pudeur » de la plupart des orateurs. À ce propos, ne nous leurrons pas. S’il reste vrai de dire que la prise en compte de la clinique transféro - contre-transférentielle est indissociable de celle se déroulant dans la cure, il y aura toujours une limite à ce qui en sera communicable, a fortiori dans un cadre collectif comme celui d’un colloque ou d’un congrès.

22Cela précisé, l’ensemble de ces travaux reste passionnant. Et si, en fonction même de ce qui précède à l’instant, toute question peut rester ouverte sur les exposés présentés, il n’empêche qu’une d’entre elles était d’importance, à savoir qu’elle était le retentissement de l’analyse de Frankie enfant sur celle adulte ? Dans son résumé conclusif, A. Freud marque clairement sa position : la pathologie adulte de Frankie – précipitée, je le rappelle, par l’entrée dans une phase compétitive intense de préparation à une carrière devant le placer sur un pied d’égalité avec son père ; donc, à nouveau un temps « scolaire » – cette pathologie était déterminée non par l’influence de l’analyste de l’enfant, non par une alternative entre progression et régression, mais par une combinaison de son organisation défensive progressivement intellectuelle avec une inaptitude régressive à tolérer et à maintenir la génitalité et l’objet d’amour. Bref la question développementale, génétique comme on disait, se mêle ici de la conversation. C’est retrouver la question continuité/discontinuité. Il peut être, à mon avis, proposable une dialectique entre structure et développement qui rende pensable l’idée d’une continuité structurale transformationnelle plus ou moins ouverte. Ainsi, dans l’évolution phobies élargies de Frankie enfant/fonctionnement obsessionnel de l’adulte (surtout dans le caractère), c’est-à-dire comprenant l’évolution du corps vers la pensée, il y avait ce qui, pour la continuité, perdurait de l’omnipotence sur fond de faille narcissique. C’est illustrable par l’exemple du roi Boo-Boo, personnage de tyran tout-puissant introduit par Frankie vers la fin de son analyse dans le moment où il se défendait, de façon même éprouvante pour son analyste, contre ses désirs inconscients passifs qui venaient au premier plan. Il y a un lien entre cette identification et la toute-puissance de la pensée obsessionnelle. Frankie, adulte, pouvait paraître avachi physiquement (dans sa « chaise » mentale dirait Winnicott ?) d’un côté, et témoignant d’un esprit particulièrement acéré de l’autre.

23Par ailleurs, si la pathologie de Frankie adulte n’était pas déterminée par l’influence de l’analyste de l’enfant, pour reprendre les termes d’Anna Freud – c’est plus compliqué que cela – une certaine identification de Frankie enfant à la fonction de son analyste a plus que probablement laissé des traces dans son psychisme d’adulte. Que cette identification soit marquée d’ambivalence obsessionnelle c’est non moins probable, la part négative étant utilisable contre son analyste. De toute manière il me semble que la problématique identificatoire avait, par définition, une fonction narcissisante, d’où le privilège de l’économie de caractère participant à la continuité de l’enfant à l’adulte. Cette dynamique paraît d’ailleurs complémentaire à l’égosyntonisation progressive qu’on rencontre dans le travail analytique avec l’enfant en général, question qui n’est pas sans poser problème quant aux modalités de fin de traitement, je pense d’abord aux fins prématurées à coloration de guérison.

HANS

24Dans la ligne des états de l’enfant catégorisés comme névrotiques, catégorisation par la suite complexifiée, il faut évidemment citer ce cas historique « originaire » qu’est celui du « petit Hans » (1954), à propos duquel plusieurs auteurs ont écrit. Je ne me référerai ici qu’à quelques points, ce d’autant plus que nous retrouvons bien des problèmes évoqués précédemment. À ceci près que si d’aucuns, pour Frankie, avaient pu (kleiniens ou non), ranger l’état de Frankie enfant dans la catégorie de ce que R. Diatkine conceptualisera sous la dénomination d’état prépsychotique, on ne peut en dire autant pour Hans, qui lui se situe beaucoup plus du côté névrotique. Par contre – et j’anticipe ici sur la distinction faite par S. Lebovici en 1979 entre névrose infantile et névrose de l’enfant – la symptomatologie de Hans à 4 ans et 9 mois inaugurée par la peur d’être mordu par un cheval témoigne d’un débordement du premier temps organisateur de la névrose infantile en tant que celle-ci a pour fonction d’élaborer et de structurer les phases antérieures, qu’on les appelle psychotiques, prégénitales ou précoces. En tous les cas, comme le dira l’auteur, la névrose infantile peut être entendue, en lecture kleinienne, comme la forme modélisée traitant le résidu des conflits archa ïques organisés par le clivage du moi et le clivage de l’objet à l’issue de la position dépressive. S. Lebovici disait d’ailleurs lui-même dans son rapport que l’intensité de la symptomatologie de Hans en faisait déjà une névrose de l’enfant.

25La complexification que je veux relever est ailleurs. Elle tient déjà à ce que plusieurs ont relevé à partir du texte de Freud (en y ajoutant ses réflexions complémentaires dans Inhibition, symptôme et angoisse). Sans parler du contexte particulier bien connu qui définit les différents protagonistes de cette « analyse », rendant la clinique transféro - contre-transférentielle – jusqu’à Freud compris – à peu près inextricable, il faut relever les diverses contre-attitudes parentales. Elles sont plus ou moins banales selon le cas : éluder des questions de Hans quant à sa curiosité sexuelle, avoir une conduite séductrice en même temps, chez la mère, qu’exprimer une menace de castration, etc. Il y a aussi le soupçon, renforcé par la mésentente conjugale, d’une relation sexuelle surprise par l’enfant entre la mère de Hans et le cocher au lieu de vacances de Gmunden où Hans était avec sa mère, sans son père. Les éléments qui, eux, vont au-delà du texte de Freud viennent en particulier de documents ayant pour source tant Herbert Graf (Hans) que son père Max. La dernière étude en date, à ma connaissance, est celle de J. Bergeret et M. Houser (2001), dans leur tout récent livre La sexualité infantile et ses mythes. Des éléments importants de l’histoire familiale sont décrits, en particulier ce qu’on pourrait nommer une nostalgie endogamique du côté du père : son père et son grand-père paternel avaient épousé des cousines, lui pas, mais il aurait été amoureux d’une des siennes sans se marier avec elle. Ses deux enfants portaient la même première lettre dans leur prénom que cette cousine, la lettre H. Du côté de la mère il y eut plusieurs suicides dans sa fratrie, dont certains durant son adolescence. La sœur cadette de Hans se suicida elle-même à moins de 40 ans.

26Je n’irai pas plus loin, si ce n’est pour dire que ces éléments de l’histoire familiale ont eu, pour les auteurs, un impact nécessaire chez Hans, né, qui plus est, dans un contexte apparemment quelque peu réparateur d’une union conjugale déjà en difficulté (notons que Hans est un adolescent de 14 ans au moment du divorce de ses parents). Tout ceci fait dire aux auteurs que l’épilogue heureux écrit par Freud en 1922 lorsqu’il revit Hans à 19 ans leur parait moins rose, en tout cas pour la suite, puisque pour quelqu’un comme M. Cifali – cité par les auteurs précédents – H. Graf serait devenu glouton pour parer aux situations d’angoisse, et il évitait les situations conflictuelles pouvant lui rappeler l’opposition d’une femme lui tenant tête.

27Tout cela, inévitablement réducteur, demanderait bien sûr une discussion approfondie, textes en détail à l’appui. Mon propos était seulement de montrer, dans la même direction de ce que nous avons examiné pour Frankie, qu’on ne peut se satisfaire, et de façon différente pour les deux situations, du seul diagnostic de névrose, donc de ce qui en découle nécessairement sur le plan technique. Quelle que soit la part névrotique incontestable qui occupe le fonctionnement mental de Frankie et de Hans – et, je le répète, de façon plus importante pour ce dernier – le poids du fonctionnement de chacun des parents, en lien avec leur histoire, oriente les qualités de l’axe narcissique du fonctionnement de leur enfant, narcissisme négatif compris, par définition antinévrotique. Donc, dans les deux cas, dire névrose ne suffit pas, a fortiori lorsqu’on ajoute le paramètre longitudinal dans l’équation. Cela ne simplifie pas la question nosologique, fût-elle psychanalytique, ce qui est le résultat habituel d’ailleurs de toute confrontation de cadre monographique.

NÉVROSE INFANTILE, NÉVROSE DE TRANSFERT, NÉVROSE DE L’ENFANT

28Cette incidente nous conduit à la question complémentaire, celle des modèles et au rapport de S. Lebovici de 1979. Là aussi j’essaierai d’aller à l’essentiel.

29On se rappelle la thèse de S. Lebovici. D’une part, il sépare deux entités psychopathologiques que sont névrose de l’enfant et névrose de l’adulte (cette dernière il la dit « à » transfert ; autrement dit ce sont les psychonévroses de transfert de Freud). D’autre part, il conjoint deux modèles, celui de névrose infantile et celui de névrose « de » transfert, c’est-à-dire celle se développant dans la cure. La névrose de transfert reconstruit la névrose infantile, son premier temps – celui dont j’ai parlé plus haut – s’organisant autour du complexe d’Œdipe et de castration, son second à l’adolescence. Si les deux modèles sont conjoints, ils ne sont cependant pas superposables ou en adéquation comme les deux pièces du sumbolon. Il y a l’épaisseur du déplacement et de l’après-coup, un écart, et S. Lebovici reprend la formule d’A. Green, un écart historico-structurel. Ainsi, les deux temps – le second donnant son efficience au premier – font structure. À ce niveau il est d’ailleurs intéressant de citer des kleiniens comme J. Gammill et R. Hayward (p. 925) qui, dans leur contribution, rappellent la position connue de M. Klein considérant que la névrose infantile est le moyen normal de modifier les angoisses de nature psychotique. Ils ajoutent que c’est la névrose infantile qui permet à la position psychotique précoce de s’exprimer.

30Ajoutons que S. Lebovici précisera dans sa présentation, laquelle suit donc la rédaction du rapport, que la névrose infantile – toujours au sens du modèle – peut être considérée comme une organisation prénévrotique, à un carrefour où l’organisation du moi n’est pas à la hauteur du flux libidinal. Structurellement, elle serait l’hystérie infantile. La période de latence aurait une fonction déshystérisante ; la cure conjoignant névrose infantile / névrose de transfert, elle, aurait une fonction réhystérisante, resexualisante. On reconnaît ici D. Braunschweig et M. Fain.

31Rappelons aussi que S. Lebovici s’appuie sur des réflexions de Freud. Tout d’abord à la fin de Hans (p. 197) où Freud écrit qu’il est – je cite – « tenté d’attribuer à cette névrose infantile une importance toute spéciale en tant que type et que modèle... ». Or, cette citation suit un commentaire de Freud consistant à dire que la phobie de Hans ne lui a rien appris de nouveau par rapport aux analyses d’adulte, et il écrit : « Mais les névroses de ces autres malades pouvaient toutes être rattachées aux mêmes complexes infantiles que nous avons découverts derrière la phobie de Hans. » Suit la citation sur la névrose infantile comme modèle. On peut dire, à mon avis que, en même temps qu’il parle de la névrose infantile comme modèle, Freud ne la sépare pas vraiment de la névrose de l’enfant, terme d’ailleurs qu’il n’emploie pas.

32Ensuite, c’est dix-sept ans plus tard, dans l’avant-dernier chapitre d’Inhibition, symptôme et angoisse (p. 73), Freud évoque ces phénomènes connus que sont les différentes phobies selon l’âge, des hystéries de conversion de l’enfance sans suite, la fréquence observée d’un cérémonial pendant la période de latence, toutes manifestations passant avec l’âge, restant sans suite, comme il l’écrit. Et c’est là qu’il ajoute : « Les névroses infantiles sont, en général... des épisodes réguliers du développement, bien qu’on leur accorde encore trop peu d’attention. Chez aucun adulte névrosé on ne saurait manquer de trouver des signes de la névrose infantile, mais il s’en faut de beaucoup que... tous les enfants chez qui on trouve ces signes deviennent plus tard des névrosés. » Mais, pour la question du pronostic, Freud se posera la question de ce qui fait la différence entre ceux qui, à partir de la névrose infantile, deviendront des névrosés adultes et ceux qui ne le deviendront pas. D’où vient la névrose ? Et de répondre qu’après des dizaines d’années d’efforts le problème reste aussi entier qu’au départ. Une illustration supplémentaire du fameux problème du choix de la névrose. En est-il toujours ainsi maintenant ? Assez probablement à mon avis, à ceci près que, pour la complexification que j’ai déjà évoquée, les paramètres de l’équation à résoudre ont augmenté, évolution technique aidant. Si on y ajoute la dynamique chaologique longitudinale de l’effet papillon, pour le hasard et la nécessité, on comprend encore mieux aujourd’hui que la prédictibilité soit encore plus une lecture d’après-coup.

33Au point où nous en sommes de notre développement en trois temps, résumons-nous. La névrose infantile ? Un modèle, et une clinique, avec tout ce que nous en avons repris pour la description et la conceptualisation. La névrose de l’enfant ? Nous l’avons vu, au travers de ces trois temps de notre parcours : là commence le problème. Car, de deux choses l’une : ou la clinique n’est « que » névrotique, et il devient difficile de la différencier de celle du premier temps de la névrose infantile – premier temps d’ailleurs, comme Freud le rappelait dans Inhibition, symptôme et angoisse, pouvant être métabolisé par la période de latence avec des signes restant toujours dans la ligne du modèle de la névrose infantile. Où alors, la névrose de l’enfant, analogiquement à ce que nous en avons repris différemment pour Frankie et Hans, est complexifiée par une problématique narcissique contenant, en particulier des identifications, ou contre-identifications parentales – c’est-à-dire aux parents – contraignantes. Et, dans ces situations, c’est souvent l’intensité de la symptomatologie névrotique qui alerte et questionne – j’allais dire, paraphrasant J. Gammil et R. Hayward – « permet » cette problématique narcissique. Si je pousse jusqu’au bout les conséquences de cette logique s’appuyant sur les catégories leboviciennes, j’en tire la conclusion que si la névrose infantile existe bien comme modèle et comme période clinique, la névrose de l’enfant, elle, n’existe pas. Si elle existait, elle ne pourrait être que névrose infantile, donc un modèle au sens, en outre, de celui à atteindre, analogiquement à ce qu’on dit de la névrotisation dans les cures de patients difficiles. Cela n’empêche en rien la présence, plus ou moins prévalente, de dynamismes névrotiques à l’intérieur du fonctionnement mental. Mais ici, nous ne sommes plus à l’intérieur d’une question seulement nosographique, comme l’implique la notion « névrose de l’enfant ». Quant à la névrose de transfert, si – en regard des discussions historiques concernant l’existence ou non du transfert chez l’enfant, comme d’ailleurs, pour d’aucuns, l’existence de l’analyse d’enfant elle-même – si S. Lebovici confirmait l’existence du transfert chez l’enfant, il ne parlait pas, à ma connaissance, de névrose de transfert chez l’enfant, mais seulement chez l’adulte. Ceci est après tout cohérent pour le processus logique de S. Lebovici, comme on l’a vu. En effet, si la névrose infantile est un processus qui se structure en deux temps, c’est-à-dire après l’adolescence, la névrose de transfert qui y est conjointe ne saurait concerner que l’adulte.

34Le problème, pourtant, ne fait ici que redoubler. Il suffit de se reporter aux discussions de 1979, et tout particulièrement à l’intervention d’A. Green, ce d’autant plus que c’est aussi l’année de publication de son article qui fit quelque bruit, c’est-à-dire L’enfant modèle (1979). Toujours pour le congrès, A. Green n’y allait pas par quatre chemins puisqu’il disait (p. 1076) qu’il fallait « en finir » avec le concept de névrose pendant que D. Widlöcher lui demandait pourquoi il voulait « tordre le cou » à la névrose de transfert. Comme on le voit, ce congrès était animé, et par bonheur nous en conservons les traces ; et je ne reprends pas l’intervention de M. Neyraut sur le problème de « l’ordre symbolique »... Toujours est-il que, pour en revenir à A. Green, il s’agissait moins de tordre le cou à la névrose de transfert, que de veiller à ce qu’on ne mette pas sur son compte des logiques qui y échappaient complètement. A. Green avait bien sûr en tête les états limites, avec, si je puis dire, comme modèle, l’homme aux loups, cette fameuse « Histoire d’une névrose infantile ». Ainsi, dès lors qu’on était confronté à des logiques différentes il fallait s’interroger (p. 1092/1093) sur le « coefficient d’indexation du sujet à son propre discours », où encore dépasser un registre où « l’intelligibilité continue à porter sur des contenus et non sur les éléments qui commandent l’associativité des contenus », ce qui introduit aux processus tertiaires. Au passage, c’est cela le travail sur la processualité, dans le rapport processus/contenu.

35En tant qu’analyste, et analyste d’enfants aussi, je ne peux qu’être sensible à cette problématique, toujours actuelle, ce d’autant plus que l’enfant peut, j’allais dire, osciller assez rapidement d’une logique à l’autre, et ce en fonction même des mouvements transféro - contre-transférentiels. Cette oscillation, dépassant la question de l’orientation du superficiel au profond, c’est aussi celle du chiasme, celle que posait A. Green dans son travail sur le rapport entre hystérie et états limites.

UNE ILLUSTRATION CLINIQUE

36La réflexion pour l’illustration de quelques-uns des propos qui précèdent n’a pas été simple. La raison essentielle est que la plupart des analyses d’enfant que l’on conduit ne relèvent pas d’états névrotiques seuls. En ce sens, je me retrouve d’emblée dans l’application de ce que j’ai décrit sur le plan théorique. Durant la période de latence – où sont traités les cas les plus nombreux – il peut arriver que la symptomatologie d’un état nous paraissant essentiellement névrotique se résolve entre deux consultations initiales, cette évolution rendant impossible l’indication d’analyse initialement prévue. On se rapproche de la névrose infantile au sens de Freud. A contrario une symptomatologie névrotique insistante s’avère non limitable à une structure névrotique.

37C’est bien ce problème qui s’est posé à moi, dans ces deux registres, par rapport aux situations auxquelles j’ai pensé tout d’abord, qui avaient l’avantage, en outre, d’une dimension longitudinale intéressante, dont celle d’après-coup d’analyse, c’est-à-dire en consultation. Je me suis donc « rabattu » sur une analyse en cours à dominance suffisamment névrotique, dirons-nous.

38Henri m’est adressé par Marie-Pierre Blondel, ma collègue de l’équipe du Centre Alfred-Binet, ici dans sa position de consultante pour Henri et ses parents. Il a 7 ans lorsqu’elle le rencontre pour la première fois fin 1998. Deux mois plus tard il commençait son travail avec moi, à raison de trois séances par semaine. Fils unique d’un couple séparé trois-quatre ans plus tôt, se déchirant toujours à son propos, il fallut d’abord à M.-P. Blondel travailler suffisamment cette situation de crise subaiguë, en quelque sorte, pour y voir plus clair quant à l’indication, et, si celle-ci se confirmait, permettre que la continuité du travail fut assurée. Elle le fut jusqu’à ce jour.

39Le problème d’Henri était double : d’une part, son souci – pouvant aller jusqu’à l’insupportable, céphalées comprises – concernant les conflits entre ses parents. C’est parce qu’il se sentait malheureux de la séparation de ses parents qu’il était d’accord pour venir parler à quelqu’un. D’autre part, derrière ce plan le plus bruyant, l’enfant révéla à la consultante, et devant sa mère, une symptomatologie obsessionnelle avec tics. Il reprocha à sa mère de ne pas comprendre ses difficultés et d’ajouter : « Je ferme la bouche devant les choses que j’aime et je l’ouvre devant les choses que je n’aime pas. » Il avait, disait-il, tout le temps des idées comme cela, et, se frottant la tête, se plaignait que c’était insupportable. À sa façon il fit le lien entre les deux problèmes lors de la consultation suivante. Évoquant le fait qu’il était toujours gêné par ses symptômes, il ajouta, se référant à une parole de la consultante : « Mais c’est vrai aussi que ça me rend très triste ce qui se passe entre mes parents ; çà, c’est une bonne idée. »

40La première fois où je le rencontrai, il se passa quelque chose d’analogue. Il est d’abord remarquable de constater qu’il ne me parla que de ses soucis concernant les disputes entre ses parents. Il me dit à un moment – et c’est la première fois que cela arrivait – que son père avait oublié de venir le chercher à l’école quelques jours plus tôt, mais était venu aussitôt qu’on avait pu le joindre par téléphone. Un peu plus loin, il me raconte un cauchemar dans lequel il est aspiré par le hublot éclaté d’un avion dans lequel il se trouve. Il chute, et ajoute Henri en riant, il tombe sur une botte de foin. Lui faisant remarquer qu’il me disait que, dans les deux cas, tomber ou être laissé tomber, cela s’était bien terminé, conduisit l’enfant, un peu surpris, à me dire, après une pause : « Ça, c’est bien ! » Je n’ai plus eu ce genre de compliment avant longtemps...

41Henri s’installa dans ses séances en privilégiant tout ce qui était ludique. Tout se développait le plus souvent à partir des dessins. Il dessinait d’ailleurs plutôt bien. L’essentiel consistait à imaginer des situations progressivement mi-épreuve, mi-devinette, situations impliquant un déroulement, une ou plusieurs énigmes à résoudre, avec, le temps passant, des complexités supplémentaires : par exemple, introduction du paramètre hasard, lequel permettait dès lors plusieurs options dans le parcours que je viens d’évoquer.

42Par rapport au fonctionnement obsessionnel, en dehors de ce qui précède, notons qu’Henri ne symptomatisait aucunement son matériel (vérification, annulation, etc.). Au niveau transférentiel, c’est la maîtrise apparemment égosyntone qui dominait. En aucune façon, et pour longtemps, il ne se laissa aller à communiquer quoi que ce soit de l’ordre du souci personnel et même quoi que ce soit de personnel tout court. Toute tentative interprétative de ma part, lors des quelques occasions d’échappées de l’inconscient étaient, j’allais dire écoutées poliment, indirectement bottées en touche, je veux dire au sens où l’indexation était nulle dans la suite de l’associativité (nous allons revenir à la question de la nullité). D’ailleurs c’est un travail pour lequel j’ai peu de notes, et aucune pendant plus d’un an et demi, en dehors d’un compte rendu au bout d’un an. Bref, je pouvais me sentir subtilement et gentiment utilisé au sens winnicottien du terme, ce qui, au passage, compliquait déjà la seule question névrotique.

43Pour autant, si l’effet thérapeutique de fond paraissait positif, Henri pouvait manifester de brefs mouvement dépressifs. Comme disait sa mère au bout de quelques mois à M.-P. Blondel, laquelle suivait régulièrement les parents – séparément, de façon obligée – Henri courait à ses séances. Elle était surtout frappée par le fait qu’il paraissait heureux, retrouvant les jeux insouciants d’un enfant de son âge. Mais il pouvait tout à coup dire qu’il avait envie de mourir, se sentir nul, imbécile. Je compris au fur et à mesure que cela n’était pas sans rapport avec ce qui se répétait de sa relation à son père.

44Parenthèse méthodologique : ce n’est qu’à l’écriture de ce texte que j’ai pris connaissance des comptes rendus des consultations de M.-P. Blondel. Quand il y avait un problème important pour le cadre – ce qui était exceptionnel –, elle pouvait me le signaler. Il s’est trouvé qu’au bout de deux ans à peu près Henri a pu activement introduire ses parents en séance (alternativement, en fonction de qui l’accompagnait), par rapport à une divergence qu’il avait avec l’un d’entre eux – surtout avec son père – et qu’il voulait discuter en ma présence. Ce matériel, impliquant des éléments du passé d’un parent pouvait recouper celui de M.-P. Blondel, parfois avec un décalage d’un à deux ans, et évidemment dans un contexte dynamique différent.

45Ainsi, pour le sentiment de nullité éprouvé par Henri, celui-ci put avoir un éclairage lorsque ce père put dire devant son fils qu’il avait fini par comprendre que la pression qu’il mettait sur lui à propos de son travail scolaire – ce qui était un objet privilégié de conflit entre les parents de l’enfant – avait une relation avec le sentiment de ne pas avoir, enfant, été aimé par sa mère, laquelle préférait sa sœur cadette, conjoncture favorisant le fait qu’il était un cancre à l’école. Il n’était donc pas question, pour ce père, que son fils fût un cancre. On peut dire qu’Henri avait pour mission d’être un gagneur. D’ailleurs, précisait le père avec quelque humour, son fils avait un prénom royal... Il y eut quelques événements de cet ordre en cours de cure.

46Revenant au matériel des séances, je retiendrai quelques points. Pour l’aspect winnicottien, au bout d’un « certain temps » de ce que j’ai décrit des jeux d’Henri en séance, une interprétation eut cette fois quelques conséquences sur le processus. En effet, si vérification il y avait, je constatai qu’elle s’exerçait à mes dépens. Henri, sous prétexte que nous rejouions un parcours créé par lui, vérifiait si je me souvenais de chaque étape de celui-ci. Une fois que je réussis à me dégager d’un sentiment « en contre » (transférentiel, attitude, etc.) fait d’un mélange d’ennui lié à la répétition, ainsi que d’irritation à me laisser enfermer, maîtriser, dans une situation que je sentais devenir masochique, je pus lui montrer que cette insistance me faisait penser aux petits enfants qui aiment bien qu’on leur raconte la même histoire et qu’il ne s’agit pas, ce faisant, qu’il y manque la moindre virgule. J’ajoutai que c’était peut-être, pour lui, retrouver son grand-père paternel qui était mort. Je précise que ce grand-père était décédé quelques mois avant la première consultation. Henri fut tout à fait ému, ne commenta rien, pour le souvenir que j’en ai ; mais c’est à partir de là qu’il desserra son système ludique pour introduire, certes ponctuellement et sans prolixité, ce qu’il appelait son « problème du jour ». Celui-ci pouvait être promis jusqu’à la troisième séance de la semaine, et être d’ailleurs reporté...

47Ledit problème du jour était très généralement lié à sa symptomatologie obsessionnelle, enfin ainsi introduite. Par exemple, Henri : « Quand j’aime quelqu’un je salive » (on se souvient de la question de l’ouverture ou de la fermeture de sa bouche), le quelqu’un pouvant être son père, lequel l’accompagne d’ailleurs ce jour. Moi, sur un mode psychodramatique : « Je t’aime tellement que je te mangerais ! » Après un mouvement de surprise il dit : « il y a bien le loup... » Moi : « et qui ? ». Henri, en riant : « le petit chaperon rouge... ». Quelques séances plus tard, autre problème du jour : lorsqu’il prend un étui de crayons feutres et qu’il touche le feutre jaune, couleur qui se trouve être sa préférée, il faut qu’il enlève son doigt avant que la partie mobile de l’étui en plastique ne se rabatte. Notons au passage que lui qui utilise beaucoup les feutres en séance n’agit pas de conduite obsessionnelle, ni même ne donne le sentiment de penser à cela, pris par le déroulement de ce qu’il dessine. Devant cette situation symbolique je n’interviens pas sur masturbation et castration, par exemple, et/ou pénis captivus. Je relie ceci à un premier niveau du transfert en lui faisant remarquer que le jaune est aussi la couleur du pipi, comme celui qu’il va faire de temps en temps quand il ressent une excitation en séance. Or à ce moment il se touche nécessairement le zizi. Le feutre jaune serait alors le zizi. Il rit d’abord puis un silence s’établit, pour me dire au bout du compte qu’il réfléchit, puis de conclure : « Je suis pas d’accord », un peu ludique, et sans vouloir aller plus loin.

48Dernier exemple, ici pour l’analité du fonctionnement obsessionnel. Il y a plusieurs mois, alors qu’il était plus dans des jeux moteurs, mettant en scène devant moi des combats héro ïques quelque peu répétitifs, Henri jouait par moments à ne marcher que sur les traits du carrelage de mon bureau. Cela ne lui faisait penser à rien. Me sentant quelque peu irrité – autre exemple – et eu égard à ce qui avait pu déjà être évoqué du lien entre certains moments d’excitation en séance, et, parfois, la sortie de celle-ci pour cause d’envie de défécation, je lui avais relié son jeu sur les traits du carrelage à l’assurance de ne pas tomber comme un caca dans le trou des cabinets. Il s’arrêta net, me regardant assez stupéfait, à tel point que je me disais que mon irritation – on en connaît, pour le sujet qui nous occupe, l’équivalent argotique – m’avait conduit à y aller un peu fort, c’est-à-dire à une interprétation le faisant disparaître comme une crotte. Mais, c’est aussi le jeu transféro - contre-transférentiel dans ses diverses implications. Comme, ensuite, sans dire un mot, il reprit son jeu de combat héro ïque, quelque peu dépité sans doute, pour l’indexation de mon interprétation, je lui dis que l’idée que je lui avais proposée ne l’avait pas beaucoup inspiré. De façon intéressante, il n’en resta pas au talion transféro - contre-transférentiel. Henri me dit, très sérieux : « Ah non ! Pas du tout ! C’est intelligent !... », et il en resta là... Certes, un analyste n’a pas à être dupe d’une telle parole pour l’ambivalence inconsciente qu’elle porte. Mais qui dit ambivalence, dit aussi investissement positif. Qui plus est on sait combien est important dans le fonctionnement obsessionnel l’investissement de la pensée. Une indexation nouvelle – deuxième temps et après-coup – survint dans une réactualisation de cette thématique, environ un mois après le Colloque de Deauville.

49Alors qu’il me racontait une activité de la journée, Henri jouait en même temps, soit à ne marcher que sur les lignes de séparation des grands carreaux, soit, au contraire cette fois, à ne marcher qu’à l’intérieur de ces lignes. Je lui fais la remarque que cela peut lui rappeler un souvenir récent. Il saisit très bien ce que je dis, et me dit que maintenant ce n’est plus une préoccupation, ce qu’on pouvait d’ailleurs imaginer. Alors suit un acte, celui d’aller vers la fenêtre du bureau, d’enrouler le rideau autour de lui, et d’ajouter : « Pharaon ! » Moi, comme en psychodrame, m’identifiant à lui, je poursuis : « Je suis un pharaon sur son trône... qui ne tombe pas dans le trou des cabinets. » Henri est tout a fait saisi, puis éclate de rire, ajoutant : “ Génial ! !... ça fait un truc de plus dans notre histoire ! »

50Toujours est-il que ce genre de mouvement s’est inscrit pour Henri dans une évolution où sa symptomatologie s’améliorait considérablement. Il pouvait même par moments, dans les derniers temps me dire, de façon incidente et spontanée, qu’il n’avait plus de « problèmes du jour », ce qui, même si ce n’était pas aussi simple témoignait pourtant chez lui d’un mieux être évident, constat cette fois partagé par les deux parents (ceci précisé, Henri disait n’avoir plus aucun problème, y compris pour son passage en 6e, d’abord, puis, au moment de ces lignes, pour celui concernant la 5e, ensuite). Il s’autonomisait ; il avait déjà, à 10 ans et demi, des mouvements de préadolescent, travaillait en classe beaucoup mieux qu’auparavant, terminant l’année scolaire dans les premiers de sa classe de 6e (ce qui fut le cas aussi pour la 5e). Je ne peux pas pour autant dire qu’il en soit à l’identification à la fonction interprétante de l’analyste, pour reprendre un terme de R. Diatkine. Quoique, selon le style indirect d’Henri, il a pu lui arriver de relier les difficultés de comportement d’un camarade de classe à l’histoire difficile de celui-ci.

51Cependant, mon propos n’était pas de décrire une analyse « achevée ». L’est-elle d’ailleurs jamais ? Encore moins que chez l’adulte, mais ceci est une autre histoire.

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : Le petit Hans (Freud), Névrose de l'enfant (existence ou non de), Névrose infantile (statut conceptuel), Cas Frankie (B Bornstein), Névrose de transfert (statut conceptuel)

https://doi.org/10.3917/rfp.674.1333

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