Notes
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Ce texte est une version abrégée d’un article publié dans le numéro 34 de la revue Contemporary Psychoanalysis (1998). Les entretiens font partie d’un travail de recherche pour une biographie de Masud Khan que l’auteur publiera en 2004.
“ Nous espérons tous que nos patients en auront un jour fini avec nous, qu’ils nous oublieront et découvriront que la vie est elle-même une thérapie qui a un sens. ”
1M. Masud R. Khan était un psychanalyste, éditeur et auteur qui, à partir de 1951 et pendant plus de quinze ans, eut Winnicott comme analyste. Au début de sa cure, il était doué d’une intelligence brillante, d’une personnalité charismatique, de résistance physique et d’atouts importants sur le plan de la richesse et de l’éducation. Après une période d’une très grande réussite professionnelle et de renommée mondiale, après s’être marié à une femme qu’il aimait et avoir noué des amitiés intenses et gratifiantes, Khan mourut en 1989, seul – il ne lui restait en fait que ses domestiques et quelques amis horrifiés –, ayant ruiné non seulement sa carrière par le scandale, mais aussi sa santé par des décennies d’alcoolisme et de tabagisme. Winnicott n’avait pu l’aider à surmonter sa pathologie et l’amener ainsi à bien vivre.
2Cet article raconte l’histoire de l’analyse de Khan chez Winnicott. Il ne fait aucun doute que cette analyse a réussi dans certains domaines dont nous parlerons. Nous traiterons toutefois plus particulièrement de ce qui n’a pas marché et nous tenterons d’expliquer pourquoi. La thèse centrale est que bien que Winnicott ait écrit longuement et de façon créative sur l’importance dans l’analyse de s’engager dans des expériences de haine et d’y survivre, il n’a pas appliqué sa propre théorie efficacement dans son travail clinique avec Khan.
3Nous poserons davantage de questions sur ce qui s’est passé que nous ne donnerons de réponses. Toutefois, comme le pensait Khan, les questions elles-mêmes sont intéressantes :
4Je suis pour les articles qui définissent le problème afin d’arriver à une question importante. Le réconfort qu’apportent les réponses ne m’est guère utile. Personne ne peut se servir de réponses, mais nous pouvons tous, d’une façon qui nous est propre, prendre une question et l’examiner plus avant. (Lettre de Masud Khan à R. Stoller, du 11 mai 1964)**.
5** Les lettres à Robert Stoller dans cet article viennent des Archives Robert Stoller, Department of Special Collections, University of California, Los Angeles, et sont citées avec l’accord de Mme Sybil Stoller, qui a également donné son autorisation de citer des extraits de sa correspondance avec Khan.
LE CONTEXTE
6Né dans la région du Pendjab de l’Inde d’avant la partition, Mohammed Masud Raza Khan (1924-1989) vécut la plus grande partie de sa vie d’adulte à Londres où il exerca également. Il apporta des contributions majeures à la psychanalyse, fut éditeur de l’International Psycho-Analytical Library pendant plus de vingt ans, ainsi qu’éditeur adjoint de l’International Journal of Psychoanalysis et de l’International Review of Psycho-Analysis, et éditeur étranger de la Nouvelle Revue de Psychanalyse. Khan aida également Winnicott à éditer ses œuvres à partir du début des années 1950 jusqu’à la mort de Winnicott en 1971 ; Sutherland parle de lui comme du « disciple de principe de Winnicott ». (J. Scharff, 1994, p. 315.) Il jouissait d’une réputation internationale d’auteur doué et prolifique et laissa quatre livres : The Privacy of the Self (1974) Le soi caché, Alienation in Perversions (Figures de la perversion) (1979 a), Hidden Selves (Passion, solitude et folie) (1983) et When Spring Comes (1988 ; publié aux États-Unis sous le titre de The Long Wait). Khan fut analysé et supervisé par les meilleurs analystes anglais. Ella Freeman Sharpe (1946-1974), John Rickman (1947-1951) et D. W. Winnicott (1951-1966) furent ses analystes, et Clifford Scott, Melanie Klein, Anna Freud et Winnicott (pour l’analyse d’enfants) comptèrent parmi ses superviseurs.
7Khan souleva une grande controverse, à la fois professionnelle et personnelle, dans les vingt dernières années de sa vie. Son premier livre fut et reste aujourd’hui très bien considéré ; la critique Janet Malcolm (1989) y vit un livre « sensé et civilisé » qui, « avec ses méditations sur l’histoire et la théorie clinique de la psychanalyse, mais aussi les études de cas à la Winnicott, pleines d’humanité, reste une des meilleures introductions à la psychanalyse dans la littérature contemporaine ». En revanche, son dernier livre suscita selon Limentani (1992) non seulement « une très grande hostilité et de vives critiques », mais aussi « un sentiment de répugnance plus que justifié » en raison d’un manque de respect des règles analytiques habituelles et du récit d’un cas contenant des remarques antisémites faites dans le cadre du traitement par Khan. En conséquence de ce livre, il fut exclu de la Société britannique de psychanalyse la dernière année de sa vie. Avant cela, en 1976, il avait été privé de son statut d’analyste formateur du fait de ses relations contraires à l’éthique avec des étudiantes et des analysantes.
8Khan naît en 1924 au Pakistan, dans une riche et nombreuse famille de propriétaires terriens dont il est un enfant préféré. Il est précisément le deuxième de trois enfants nés de la quatrième femme de son père musulman. Bien qu’il ait un frère aîné et de nombreux demi-frères, il est le seul héritier de la fortune de son père au Pakistan et il la gérera tout au long de sa vie à Londres. Il arrive dans cette ville en 1946 et devient analyste formateur en 1959, après avoir suivi lui-même une formation traditionnelle et s’être spécialisé en psychanalyse d’enfants. En 1959, il épouse Svetlana Beriozova, une première ballerine du Royal Ballet. Khan et son épouse ont une vie sociale active. Des artistes de la scène internationale tels que Julie Andrews et son premier mari, Tony Walton, Michael Redgrave, Mike Nichols, Rudolf Noure ïev, Henri Cartier-Bresson et d’autres comptent parmi leurs bons amis. Leur mariage dure jusqu’en 1974 ; ensuite, sa carrière brisée, Svetlana Beriozova vit en recluse.
9La santé et les conditions de vie de Khan se détériorent aussi rapidement après la mort de Winnicott en 1971, puis à la suite de son divorce. En 1976, atteint d’un cancer, on lui enlève une partie d’un poumon, mais il rechute l’année suivante. En 1987, on lui enlève un rein, et son larynx et sa trachée sont également gagnés par le cancer. De 1969 à 1989, Khan se bat régulièrement avec des crises de dépression et de graves insomnies. Son histoire médicale est celle d’un homme gravement malade mais doué d’une résistance extraordinaire.
10« Hautain », « grandiose » et « charismatique » sont quelques-uns des traits de caractère qui lui sont presque toujours attribués. Judy Cooper (1993) et Éric Rayner (entretien personnel du 26 novembre 1996) parlent de lui comme d’un être alternativement « enchanteur », « angélique » et « démoniaque ». Voici ce que disent de lui deux personnes l’ayant connu comme confrère à la Société britannique de psychanalyse :
Khan était sans doute une personnalité impressionnante, même haute en couleur, et il semblait avoir pour habitude d’arriver un peu en retard et de faire une entrée qui ne passe pas inaperçue. Par comparaison avec la plupart d’entre nous, balourds, il était très théâtral. Il était aussi manifestement très intelligent et très cultivé. Je pense que ses écrits étaient extrêmement intéressants – exceptionnellement intéressants. Mais l’idée ne m’est jamais venue de lui envoyer un patient. Pourquoi ? Parce qu’à tort ou à raison, je n’ai jamais eu le sentiment qu’il se contrôlait assez lui-même ou ait été suffisamment capable de réfléchir sur le contre-transfert. Comme il avait sans doute quelque chose d’un poseur avec ses collègues, je me demandais comment il était avec ses patients ! (R. Gosling, Lettre à l’auteur, du 27 octobre 1996.)
Je le rencontrai pour la première fois au milieu des années 1960 quand je me joignis à un groupe de discussion dont il était un des principaux membres. Il était grand mais n’avait rien d’une brute, ni physiquement, ni mentalement ; il n’y avait ni menace, ni sanction dans son ton. Mais son besoin de remplir l’espace, d’occuper le devant de la scène avec hauteur ne lui faisait jamais défaut. Ce qu’il avait à dire était manifestement important ; c’était toujours fascinant et pertinent. Mais son arrogance persistante qui l’amenait à truffer sa conversation de noms de gens connus, d’abord imposante, faisait bientôt grommeler : « Oh, taisez-vous, Masud, vous devenez ennuyeux. » Pourtant, je me souviens de sa générosité et de son soutien quand de nombreux analystes peuvent oublier ces choses-là. (Rayner, Introduction to Cooper, 1993, p. XI).
12Il est intéressant de penser à la façon dont l’état de Khan, déjà en mauvaise forme psychologique, s’est encore détérioré après la mort de Winnicott en 1971. Son alcoolisme avait été un problème dans les années 1960, mais il ne cessa d’empirer malgré ses tentatives périodiques de « désintoxication » et Khan mourut d’alcoolisme, non pas du cancer. Son comportement social inapproprié posa problème tout au long des années 1960, mais ses liaisons avec des étudiantes et des analysantes ne commencèrent que dans les années 1970. Il était toujours arrogant et souvent déplaisant mais avait dans les années 1960 une certaine conscience de ses problèmes de personnalité. En revanche, dans les années 1970, il cessa même d’essayer de contrôler son comportement et devint de plus en plus provocateur, irrité et menaçant. Alors que ses remarques anti-sémites ne furent pas ressenties dans les années 1960 et 1970 comme blessantes, il montra dans son dernier livre, en 1987, tant de méchanceté dans son anti-sémitisme que même Robert Stoller, son ami fidèle, rompit avec lui. Écrivant à un ami, Stoller réagit dans les termes suivants à la mort de Khan :
13« ... toute notice nécrologique... (que j’aurais écrite)... serait inacceptable. J’aurais trépigné de colère contre les mensonges de Masud – ce n’était pas toujours des fantasmes –, sa façon de s’appeler “Prince”, de s’attribuer un titre de “Docteur en lettres”, d’avoir entièrement inventé le matériel clinique de son dernier livre... Mais faire cela aurait empêché le lecteur d’admettre ce que nous savions tous, nous qui le côtoyions : il était vraiment créatif, artiste, merveilleusement fin quand les circonstances s’y prêtaient, tellement vivant et – quelque chose que je n’arrive pas encore à comprendre tout en sachant que c’est vrai – très sympathique. Vu de l’extérieur, comme les étrangers le voyaient, il était, plus que méchant, ignoble. Ce qu’il se faisait à lui-même constituait la pire part de son ignominie. » (Le 7 juillet 1989.)
COMMENTAIRES D’AUTRES ANALYSTES SUR L’ANALYSE DE KHAN
14Il n’existe pas, dans la littérature professionnelle, de débat officiel portant sur l’analyse de Khan par Winnicott. Plusieurs analystes ont toutefois fait des commentaires, notant en particulier que Winnicott n’avait pas réussi à modifier la pathologie narcissique de Khan dont l’hostilité n’avait pas été analysée. Cooper (1993) est le plus généreux de ces commentateurs : « Il semblait que Winnicott tenait et attachait Khan. Il lui donna aussi une idée de ce que c’était de témoigner de l’intérêt comme clinicien et d’autres choses subtiles. En fait, même s’il se servit de Khan pour sa propre créativité et son propre développement, cela a peut-être été la seule constance d’objet que Khan a pu supporter. » (p. 20) Marion Milner (entretien du 25 novembre 1996) pensait en revanche que toute l’analyse était un échec : « L’analyse que Winnicott fit de lui ne fut pas réussie. Il ne put traiter la destructivité de Khan. »
15Rayner attire l’attention sur l’absence de problèmes dépressifs dans la personnalité de Khan et son mode de relation sadomasochiste au lieu d’une véritable inquiétude :
(Khan)... était aussi, je pense, tragiquement le plus malheureux du fait de son incapacité à ressentir de la culpabilité ou de la honte, ou à demander pardon aux autres. Il semble plutôt avoir été trop souvent poussé à seulement provoquer les autres pour se punir lui-même. J’ai l’air d’un moraliste vieux-jeu en disant cela, mais la fierté fut son péché et sa ruine. (Introduction à Cooper, 1993, p. XVI).
17Finalement, R. Stoller croyait que Khan avait présenté un faux self partiel à Winnicott et qu’une grande partie de sa rage n’avait pas été analysée : « (Khan) avait trop de rage et pas assez de courage. S’il avait mis les deux ensemble – la rage et le courage –, il aurait peut-être vraiment éclaté. » (Lettre à un ami, du 7 juillet 1989.)
18Ces commentaires s’accordent pour considérer que l’analyse de Khan fut au moins en partie un échec. Qu’est-ce qui n’a pas marché ? En se fondant sur du matériel non publié ainsi que sur des entretiens et l’analyse d’une correspondance jusque-là non publiée, cet article suggère quelques réponses.
LES THÉORIES DE WINNICOTT SUR LE RÔLE CLINIQUE DE L’AGRESSIVITÉ ET LE TRAITEMENT DE L’HOSTILITÉ
19Le traitement et l’analyse de l’hostilité ayant été le principal problème de l’analyse de Khan par Winnicott, il est important d’examiner la position théorique de ce dernier sur la question de l’agressivité dans le cadre analytique. Son article « La haine dans le contre-transfert », de 1947, est le premier texte analytique important sur la haine dans la relation mère-nourrisson et le travail habituel de l’analyse. Bien qu’il se soit écarté des kleiniens en posant la question de savoir dans quelle mesure l’agressivité est innée et ait eu tendance à penser qu’elle émergeait en réaction à d’inévitables échecs dans l’environnement, l’agressivité était une préoccupation centrale de ses théories du holding et de l’utilisation de l’objet.
20Dans son texte bien connu, « L’utilisation de l’objet et le mode de relation à l’objet au travers des identifications », écrit vers la fin de sa carrière, Winnicott (1968) voit dans l’agressivité beaucoup plus qu’une réaction à la réalité. L’agressivité devient en fait essentielle au développement d’un sens de la réalité. Winnicott accepte le concept kleinien d’une pulsion visant à détruire l’objet afin de protéger le self et va au-delà en disant que, dans l’utilisation de l’objet, le sujet détruit en fait l’objet (qui survit dans le développement normal). Ghent (1990) fait remarquer que Winnicott emploie le mot extrême de « destruction » car la possibilité que l’objet ne survive pas existe. Il ajoute que le fait de ne pas survivre peut prendre de nombreuses formes, dont
... la vengeance, le repli, une attitude défensive, de quelque forme soit-elle, un changement général d’attitude dans le sens de la méfiance ou une diminution de la réceptivité et, finalement, une sorte d’effritement au sens d’une perte de la capacité de fonctionner de façon adéquate en tant que mère, ou bien, dans le cadre analytique, en tant qu’analyste (p. 123).
22Selon Winnicott, l’expérience de l’utilisation de l’objet ne doit pas nécessairement être liée à la compréhension pour que l’analysant en profite. Il pensait qu’il importait avant tout que les patients fassent dans la relation thérapeutique des expériences qui leur donnent le sentiment d’être réel. Bien qu’il ait travaillé de façon interprétative la plus grande partie de sa carrière, le pouvoir des interprétations l’avait de plus en plus déçu :
Je m’écartais de la nécessité d’une interprétation verbale dans sa forme la plus complète. Je suis passé par le long processus consistant à interpréter tout ce que je pouvais voir et qui pouvait être interprété, me sentant terrible si je ne trouvais rien et me précipitant sur quelque chose parce que je pensais pouvoir l’exprimer avec des mots. Je suis passé par tout cela et je me suis rendu compte que dans certains cas, ce n’était pas bien du tout (op. cit.).
24La dernière théorie de Winnicott laissait entendre que l’analysant peut développer la capacité d’utiliser l’objet à travers des expériences de haine de l’objet qui « survit », même quand il ne comprend pas consciemment ces expériences.
25Le modèle de l’utilisation de l’objet conçu par Winnicott remet vraiment en question l’idée classique de l’ « écran vierge ». Selon lui, il faut nécessairement qu’un patient ait un sens de la subjectivité de l’analyste pour qu’une véritable réciprocité et intersubjectivité puisse exister. L’analyste doit être authentique en même temps qu’il ou elle garde une position analytique de façon à ce que le patient puisse faire l’expérience de l’authenticité et développer la capacité d’utiliser l’objet. Cette idée que la personne même de l’analyste est essentielle à la réussite de l’analyse a apporté une contribution étonnamment novatrice à la théorie psychanalytique.
LE TRAVAIL CLINIQUE DE WINNICOTT AVEC LA DESTRUCTIVITÉ
26Cette partie présente trois exemples de matériel clinique montrant que Winnicott avait tendance à se retirer de la destructivité et excluait ainsi la possibilité de l’utilisation de l’objet. Ces récits mettent en évidence un schéma qu’il reproduisit dans l’analyse de Khan.
1. Le garçon orphelin
27Dans son texte intitulé « La haine dans le contre-transfert », Winnicott (1947) décrit la technique qu’il emploie pour traiter un orphelin que sa première femme accueillit et « garda trois mois, trois mois d’enfer » (p. 54). Voici la description de sa réaction dans les moments de crise, lorsque le garçon cherchait à provoquer de la haine chez Winnicott :
L’ai-je frappé ? Non, je ne l’ai jamais frappé. Mais j’aurais été forcé de le faire si je n’avais tout su de ma haine et si je ne la lui avais pas fait connaître aussi. Pendant les crises, je le prenais en utilisant la force physique, sans colère ou blâme, et je le mettais dehors devant la porte d’entrée, quel que fût le temps ou l’heure, le jour ou la nuit. Il y avait une sonnette spéciale qu’il pouvait actionner et il savait que s’il sonnait, il serait admis à nouveau et qu’on ne dirait pas un mot du passé. Il utilisait cette sonnette dès qu’il se remettait de son accès de manie.
Ce qui est important, c’est que chaque fois, au moment où je le mettais à la porte, je lui disais quelque chose ; je disais que ce qui était arrivé avait suscité en moi de la haine à son égard. C’était facile parce que c’était tellement vrai.
Je crois que ces paroles étaient importantes du point de vue de son progrès, mais elles étaient surtout importantes parce que cela me permettait de tolérer la situation sans éclater, sans me mettre en colère et sans le tuer à tous moments (p. 54-55).
29Winnicott décrit une façon tout à fait curieuse de traiter le garçon. Il réagit à la haine en lui disant qu’il est odieux et le met à la porte, mais veille à ce que son comportement ne communique pas de « colère ou de reproche » et fait attention de ne jamais reparler de l’incident. Il reconnaît la « haine dans le contre-transfert », mais son exemple est celui d’un repli de l’engagement émotionnel. Aucune mère ni aucun père normaux et dévoués n’auraient recours à cette technique car elle n’apprend rien à l’enfant sur les conséquences d’un comportement odieux. Il semble que Winnicott soit tellement préoccupé par la destructivité potentielle de sa réaction qu’il se replie émotionnellement et prive le garçon d’un vrai face-à-face dans lequel l’hostilité pourrait être échangée, les deux personnes y « survivant ». Peut-être voyait-il l’expression de la haine comme une « vengeance ». Si tel est le cas, cela peut renvoyer au fait qu’il n’eut lui-même jamais d’enfant et ne fut de ce fait jamais confronté à la tâche constante et habituelle (et odieuse) de devoir poser des limites, nécessaire pour élever sainement un enfant.
30Winnicott semble nier sa propre expérience de la rage. L’acte de mettre un enfant à la porte de la maison, à tout moment, par n’importe quel temps, est un acte agressif, en particulier quand l’enfant est déjà orphelin. Même si la colère ne passe pas dans le ton de la voix, au niveau de la méta-communication (Wachtel, 1993), le message est celui de la rage, ou au moins de la colère. Comme Frank (1997) le fait remarquer, l’anxiété d’un patient peut se trouver exacerbée quand, dans la communication d’un analyste, l’affect et le contenu ne sont pas cohérents ; et de ce point de vue, la technique qu’emploie Winnicott à l’égard de l’enfant est tout à fait indésirable. L’exemple semble démontrer que l’orphelin a « détruit » Winnicott quand celui-ci s’est retiré de telle façon qu’au lieu de permettre une maturation, l’expérience tenait davantage d’une nouvelle mise en acte.
2. L’analyse de Margaret Little avec Winnicott
31Le récit de Margaret Little (1990) montre comment Winnicott traitait la colère au début des années 1950 :
32« Dans une séance avec D. W., je me sentis complètement désespérée de ne jamais réussir à lui faire comprendre quoi que ce soit. Je tournai en rond dans sa pièce essayant de trouver une solution. J’envisageai de me jeter par la fenêtre, mais j’imaginais qu’il m’en empêcherait. Je pensais ensuite à jeter dehors tous ses livres, mais je m’en pris finalement à un grand vase de lilas blancs que je brisai et piétinai. En un éclair, il avait quitté la pièce mais revint juste avant la fin de la séance. Il me trouva en train de ranger le désordre et me dit : “J’aurais pu m’attendre à ce que vous fassiez cela (ranger ? ou briser ?) mais plus tard.” Le lendemain, le vase et les lilas avaient été remplacés à l’identique, et il m’expliqua quelques jours plus tard que j’avais détruit une chose qui lui était précieuse. Ni lui ni moi n’avons plus reparlé de cela, ce qui me parut étrange... et jusqu’à récemment j’avais oublié cet incident (p. 43). »
33Winnicott traita l’acte destructeur comme ayant une valeur symbolique. En remplaçant le vase, il essaya d’interpréter par le biais d’une démonstration que la rage pouvait être exprimée sans que l’objet soit pour autant détruit. La technique de Winnicott avait masqué le fait que quelque chose de non symbolique et de vraiment destructeur s’était produit : bien que le vase fût symbolique d’une personne, le vase lui-même fut néanmoins brisé. Il est probable que l’amnésie de Little eu égard à l’incident soit l’expression de sa conscience d’avoir été vraiment destructrice et que Winnicott n’ait pas eu la capacité de s’impliquer dans sa destructivité. Comme avec le garçon orphelin, l’attitude de Winnicott consistant à ne pas montrer d’affect ni de parler d’un incident très pénible de la vie réelle frise le bizarre.
34Son analyse avec Winnicott aida beaucoup Little, mais comme pour Khan, les traits grandioses de sa personnalité persistèrent après la fin de son analyse. Newman (1995) la décrit en ces termes : « Nous pouvons regarder Margaret Little – elle-même psychanalyste – qui est une des personnes les plus autoritaires que j’ai jamais rencontrées et APRÈS une analyse » (p. 165). En se dégageant de l’hostilité de Little, Winnicott semble lui avoir rendu un mauvais service.
3. L’analyse de Harry Guntrip avec Winnicott
35Harry Guntrip a suivi une cure analytique d’environ cent cinquante séances avec Winnicott, entre 1964 et 1969. Bien que la distance n’ait pas permis d’instaurer un rythme habituel de quatre ou cinq séances hebdomadaires, le traitement inclut tout de même la régression, les associations libres, le divan, l’analyse des rêves ainsi que celle du transfert et du contre-transfert. Guntrip avait fait une analyse habituelle avec W. R. D. Fairbairn dans les années 1950, et de nombreux auteurs, dont Guntrip lui-même, ont commenté les deux analyses. (Markillie, 1996 ; Padel, 1996 ; Eigen, 1981 ; Landis, 1981 ; Glatzer et Evans, 1977 ; et Guntrip, 1975 ; voir aussi Hazell, 1991.)
36Guntrip ressentit Winnicott comme une bonne mère qui le libéra, lui permettant ainsi d’être vivant et créatif. Guntrip dit de lui : « Dans mon inconscient profond, il devint une mère au bon sein pour mon self nourrisson... » Il dit en revanche de Fairbairn qu’il avait été sa « mauvaise mère dominatrice et imposant des interprétations exactes » (ibid.).
37Winnicott faisait parfois des interprétations, mais Guntrip les considérait comme des erreurs, en particulier celles portant sur l’agressivité. Guntrip affirmait : « Il ne vaut pas vraiment la peine de noter que le seul point sur lequel je me sentais en désaccord avec Winnicott était quand il lui arrivait de parler d’ “accéder à mon sadisme primitif, à ce qu’il y a d’impitoyable et de cruel chez le bébé, à l’agressivité que l’on a en soi”... » (Ibid., p. 750). Il se sentait au contraire profondément compris quand Winnicott soulignait sa bonté. Guntrip ne crut jamais avoir des questions importantes à explorer sur le plan de l’agressivité.
38Une façon d’évaluer la réussite de l’analyse de Guntrip avec Winnicott consiste à examiner le tour qu’a pris sa vie après. Guntrip lui-même était très satisfait de son analyse qui soulagea probablement beaucoup sa souffrance personnelle. D’autre part, il avait toujours une personnalité omnipotente et rébarbative, et il était toujours sujet à l’épuisement. (Hazell, 1991, p. 153.) Son ami et collègue Ronald Markillie (1996) nota qu’après son analyse Guntrip limita considérablement sa vie sociale, manqua d’égards envers sa femme et eut toujours besoin d’exercer un contrôle intellectuel et émotionnel. En tant qu’analyste, il prenait avec une telle constance le parti de ses patients contre leurs mauvais objets qu’ils avaient souvent tendance à évoluer vers des régressions et des dépressions improductives. Markillie suggère que son analyse ne fut pas réussie et affirme que « ... (Guntrip) ne fut jamais baptisé en analyse. Il analysa au lieu d’être analysé » (p. 767-768).
39Padel (1996) reconnaît que l’analyse de Guntrip pâtit d’un évitement de la négativité et pense que Winnicott évita de travailler sur des questions difficiles dans le transfert « parce que la thérapie se terminait et il souhaitait que Guntrip se souvienne de lui comme d’un bon objet » (p. 759).
40Eigen (1981) fait la remarque intéressante que Guntrip eut besoin de l’approche maternelle positive de Winnicott tôt dans l’analyse et qu’il n’aurait pas suivi une thérapie chez lui si cette possibilité n’avait pas existé – à ce moment-là, il n’aurait accepté aucune autre sorte d’analyse. Eigen suggère que le problème consista en cela que l’analyse ne se développa pas au-delà du maternel, et que Winnicott n’aida pas Guntrip à faire l’expérience d’un autre matériel conflictuel en train d’émerger, ni à le comprendre, peut-être parce qu’il avait lui-même tendance à préférer l’approche maternelle positive dans la pratique.
41L’analyse qui a été faite semble avoir échoué dans le domaine de l’agressivité. Winnicott se dégagea de l’analyse de l’hostilité de Guntrip, le privant ainsi d’expériences qui l’auraient aidé à vivre l’utilisation de l’objet. Comme chez Little, son agressivité ne devint jamais une part créative et consciente de sa personnalité.
42Nous restons face à des questions. Winnicott savait-il que l’hostilité de Guntrip n’avait pas été analysée ? Et s’il le savait, pourquoi a-t-il permis à Guntrip de mettre un terme à sa cure ? Winnicott était-il trop vieux ou malade pour faire ce travail ?
L’ANALYSE DE MASUD KHAN AVEC WINNICOTT
43L’analyse de Masud Khan dura quinze ans, de 1951 à 1966. Pendant la première partie de la cure, il sembla avoir essentiellement besoin d’une expérience de maternage qui corrige celle de son enfance. Nous ne connaissons pas en détail les débuts de Khan dans la vie mais nous pouvons imaginer l’impact potentiel de certaines circonstances particulières : il est l’enfant d’une jeune femme de dix-neuf ans, une ancienne courtisane, déjà mère de deux garçons, l’un légitime, l’autre illégitime, qui s’était convertie à l’islam et avait abandonné ses précédentes origines en se mariant avec un homme fortuné de soixante ans son aîné. Limentani (1992) écrit que Khan a connu entre quatre et sept ans un état « proche du mutisme » dû à une indisposition de sa mère, et Khan lui-même raconta avoir étudié le français pour se débarrasser de « l’incessant bavardage de la voix de sa mère dans son esprit » (Lettre à S. Stoller du 14 mai 1974). Les écrits théoriques de Khan soulignent à maintes reprises les dommages que l’empiétement maternel, de même que l’idéalisation, causent chez un enfant, et il est probable qu’il ait à cet égard en partie fait référence à sa propre expérience.
44Winnicott était particulièrement habile pour aider des analysants ayant souffert de problèmes dans leur expérience du maternage précoce et Khan reconnaissait que son analyste l’avait considérablement aidé dans ce domaine :
L’un des apports les plus précieux de l’attention longue et protectrice de D. W. W. au cours des vingt dernières années de mon développement en tant que personne a été qu’il changea en moi une menace catastrophique de perte d’objet en une appréhension de la séparation (Khan, 1971, cité par Cooper, 1993, p. 21).
46Du fait que sa mère était tellement « bavarde », Khan appréciait tout particulièrement la capacité de Winnicott de lui offrir un espace de tranquillité et d’acceptation. Il appréciait que Winnicott permette à son patient de grandir à sa façon : « Il avait une incapacité militante à accepter le dogme. Winnicott était non-conformiste par son éducation ; rien n’était donné ou absolu. Chaque individu devait trouver et définir sa propre vérité » (op. cit., p. XI). La technique de Winnicott permit à Khan de trouver son self unique et de l’estimer.
47Winnicott croyait dans la valeur tant de l’interprétation que du holding, et sans doute a-t-il fait de nombreuses interprétations pendant les quelque quinze années où il analysa Khan. Toutefois, comme Guntrip, Khan n’appréciait pas les interprétations de son analyste. Dans un article écrit après la mort de celui-ci, Khan dit que les reconstructions génétiques de Winnicott pouvaient nuire à la tentative de l’analysant de découvrir son potentiel créatif et sa « folie » personnelle. (Khan, 1977, p. 182.)
48Khan préférait de beaucoup le style tardif de Winnicott consistant à ne pas interpréter et voyait principalement dans ce changement de style une attention toute particulière prêtée au potentiel du patient plutôt qu’à la maladie : « Vers la fin de sa vie, Winnicott s’attacha de plus en plus à comprendre non pas seulement ce qui rend les humains malades mais aussi ce qui les amène à se développer en prenant soin les uns des autres, parmi les données de la culture » (1975, p. I).
49En même temps qu’il louait Winnicott pour avoir su changer de technique, Khan aspirait également à ce qu’il soit une figure plus paternelle qui aurait été à la hauteur de son père idéalisé. Ce père de 1,98 m et jouissant d’une excellente santé vécut jusqu’à l’âge de quatre-vingt dix et quelques années et fut le géniteur d’au moins huit fils. Khan, lui-même aussi grand – il mesurait environ 1,90 m –, s’identifiait fortement à son père. En revanche, Winnicott, sans enfants, était un petit homme avec une allure de lutin. Sa voix haute faisait qu’on le prenait parfois pour une femme (Khar, 1996). Il est considéré comme un expert du maternage et critiqué pour sa négligence des pères.
50Khan était déçu de son analyse et pensait que Winnicott ne valait rien comme figure paternelle. Ainsi, Limentani affirme que :
« Entre autres choses, il n’était pas entièrement satisfait de son analyse personnelle, au point même d’en être assez déçu. Peut-être espérait-il retrouver la figure paternelle perdue, qu’il avait adorée et crainte dans son enfance, et son analyste n’avait pas tout à fait satisfait ce besoin (1992, p. 156). »
52Khan va dans le sens de l’interprétation de Limentani quand il dit : « Je dis carrément [à D. W. W.] qu’une raison pour laquelle je n’avais pas réussi à me servir de lui de façon créative pendant toutes ces années d’analyse était que j’avais toujours été plus grand que lui en tant que personne et qu’il ne le supportait pas. Il en fut d’accord ! » (Khan, 1969, cité par Cooper, 1993, p. 21.)
53Dans une lettre à Stoller, écrite après la mort de Winnicott, Khan parle de sa détresse devant la passivité de Winnicott et des difficultés de ce dernier à faire face aux débordements de Khan : « Je l’exaspérais et il me traumatisait par son humilité publique chrétienne et masochiste, tellement fausse et pourtant tellement lui... Et il souffrit mille martyres outrés de désespoir face aux insolences abréactives et arrogantes de mon moi et de mon instinct – manifestement très souvent insensées et bizarres, mais toujours honorables de par mon code d’éducation et de culture » (23 mars 1971).
54Ces « martyres outrés de désespoir » de Winnicott suggèrent qu’il ne « survécut » pas aux attaques agressives de Khan.
55De façon intéressante, Khan souligne dans ses écrits l’importance d’expériences odieuses en analyse. Dans un article qui décrit des patients souffrant de traumatismes cumulatifs, il affirme :
56« Ce que ces patients demandent, c’est de l’indulgence et d’être adoptés, mais ce n’est pas ce dont ils ont besoin. Ce dont ils ont besoin, c’est de certaines expériences où l’on “s’occupe d’eux normalement”, ce que l’agressivité et la haine refoulée de leurs mères ont rendu impossible pour eux. Ce dont ils ont besoin, c’est d’une rencontre et d’une expérience agressives dans le cadre de la situation analytique, à travers lesquelles ils pourront éprouver la validité de leur propre agressivité et de leur haine, ainsi que celle de la personne qui n’est pas soi (l’analyste) » (1969, p. 90).
57La citation ci-dessus est extraite d’un article qui fut d’abord une présentation, en 1965 ; Khan, qui mit fin à son analyse l’année suivante, y recommande une technique qui ne reflète pas sa propre expérience avec Winnicott comme analyste, mais la technique recommandée dans la théorie de ce dernier.
58L’éloignement de l’interprétation et de la confrontation que Winnicott opère tardivement est en contradiction avec ses idées sur l’utilisation de l’objet. Le développement de la capacité d’utiliser l’objet requiert des expériences où à la fois l’analyste et le patient « survivent » à des échanges agressifs ; mais ne pas interpréter est une façon de se dégager d’un engagement agressif avec le patient. Winnicott aimant le paradoxe, se contredire ne lui aurait pas déplu. Il semble toutefois, dans le contexte de cet article, qu’il se soit écarté cliniquement de sa propre théorie.
59Cela nous amène à poser quelques questions fondamentales. Pourquoi Khan et Winnicott ont-ils décidé de mettre fin en 1966 à l’analyse qu’ils avaient entreprise ensemble, alors que Khan souffrait encore d’importants problèmes de dépression, d’alcoolisme et de troubles narcissiques de la personnalité ? Pourquoi Winnicott a-t-il laissé tomber la tentative d’aider son patient à mieux vivre, en accord avec lui ?
60Certes, en 1966, l’analyse de Khan avait déjà duré longtemps. Winnicott avait lui-même une longue histoire psychanalytique : il avait vu James Strachey pendant dix ans, probablement six jours par semaine, puis Joan Riviere encore entre cinq et dix ans supplémentaires. Il n’était toutefois pas partisan des longues analyses. Il mettait en garde contre le danger de continuer l’analyse quand le principal trouble du patient est caché et de ce fait inaccessible à la modification.
Dans de tels cas, le psychanalyste peut, pendant des années, être de connivence avec le besoin du patient d’être psychonévrotique (ici, le contraire d’être fou) et d’être traité comme tel. L’analyse se passe bien, tout le monde est content. Le seul inconvénient, c’est qu’elle ne s’achève jamais. Pratiquement, elle peut se terminer et le patient peut même mobiliser un faux soi psycho-névrotique dans le but d’en finir et d’exprimer sa gratitude. Mais en fait, il sait bien qu’il n’y a pas eu de changement dans son état (psychotique) sous-jacent et que l’analyste et lui-même sont parvenus, par cette connivence, à un échec. [...] Nous écrivons des articles sur ces cas limites et pourtant nous sommes intérieurement troublés quand nous n’avons pas su découvrir et rencontrer la folie qui s’y trouve (Winnicott, 1968, p. 121-122).
62Se pourrait-il que Winnicott ait considéré Khan comme un exemple de ce type de patient dont la folie n’était « ni découverte ni affrontée » ? Khan mentait et gardait des secrets dans sa vie privée ; probablement en faisait-il autant en analyse. Il fait allusion à cela quand il dit : « Des personnes comme moi sont trop privées pour être analysées » (Lettre à S. Stoller, du 14 octobre 1974). Il est probable que Winnicott ait su et/ou pressenti les secrets de Khan mais ait tout de même mis fin à l’analyse parce qu’il considérait ces parts de son patient comme non analysables. Toutefois, dans ce cas, Winnicott n’aurait pas vu l’analyse comme un gâchis : « [...] cet échec même peut acquérir une certaine valeur lorsque tous deux, analyste et patient, le reconnaissent. Le patient a vieilli, les chances de mourir par accident ou maladie ont augmenté, c’est pourquoi le suicide effectif peut être évité. De plus, tant que ça a duré, c’était plutôt amusant » (op. cit. p. 122).
63L’hypothèse que Winnicott ait terminé l’analyse de Khan avec le sentiment d’un résultat incomplet expliquerait qu’il soit resté en relation avec lui pour lui apporter son soutien. Khan (1972) décrivit le cas d’un patient dont l’analyse dura vingt ans et se termina par un échec partiel ; il continua néanmoins à voir son patient une fois par semaine une fois l’analyse terminée parce que ce dernier avait besoin de ce contact pour pouvoir fonctionner de façon optimale. Khan affirma avoir appris cette ligne de conduite de son propre analyste : « J’ai aussi appris de Winnicott que si nous échouons avec nos patients, nous ne devons pas les abandonner en tant que personne. Ma tradition d’éducation recommande également cela » (p. 299).
64L’espoir de Winnicott était que, même après une analyse incomplète, le patient puisse bien vivre. Winnicott lui-même ne se sentit pas entièrement analysé, ni par Strachey ni par Riviere, mais il fut capable d’avoir une vie bien remplie, notamment avec un second mariage heureux et une très grande réussite professionnelle. Sans doute a-t-il souhaité la même chose pour Khan. En acceptant une collaboration éditoriale, il put non seulement soutenir Khan sur le plan émotionnel, mais aussi disposer pour ses propres écrits de l’aide éditoriale d’un spécialiste dont il avait grandement besoin car il était malade et à seulement cinq ans de sa mort. Toutefois, comme nous le verrons plus loin, la volonté de Winnicott de se servir de Khan dans cette relation extra-analytique limita l’efficacité de l’analyse de Khan.
LA QUESTION DU CADRE ANALYTIQUE
65Les analystes savent très bien qu’il faut un cadre pour contenir le matériel débordant du patient ; toutes les questions peuvent ainsi être explorées sans danger, sans l’inquiétude qu’elles donneront lieu à des mises en pratique. C’est pourquoi sortir de ce cadre est un sujet de préoccupation important : le domaine de l’illusion ne peut être libre dès lors que l’on doit s’inquiéter de vrais actes sexuels, d’agressions, etc. De plus, c’est dans l’espace du cadre que les expériences maturationnelles d’une utilisation de l’objet ont lieu.
66Khan devint finalement célèbre pour ses violations du cadre analytique. Il s’y tint dans les années 1950, alors qu’il était en formation, avec des patients qui pouvaient parler (entretien avec Jimmy Hood, novembre 1966), mais se permit toutefois de s’en écarter avec des patients incapables de se servir du langage pour s’exprimer. Par exemple, il rendit à un magasin deux livres qu’un patient avait volés (Khan, 1959) ; il reconduisit un jeune patient chez lui et prit un appel téléphonique du père de ce patient à minuit (Khan, 1972). Ou encore, il autorisa une patiente à parler debout ou à simplement rester debout en lui lançant des regards furieux, jusqu’à ce qu’elle soit finalement capable d’utiliser le divan (Khan, 1969). Ce type d’action contrôlée dans l’analyse de patients non symboliques intéressait tout particulièrement Khan et il écrivit longuement sur ce sujet : « ... J’ai appris à accepter que, souvent, l’auto-expérience dans la situation analytique peut être privée de tout moyen d’actualisation symbolique et/ou concrète dès lors que l’on interdit la mobilité de façon rigide » (Khan, 1972, p. 297). Quand Khan commença à sortir du cadre analytique, ce fut toujours d’une façon contrôlée et afin de répondre à des besoins particuliers (non pas des désirs) des patients.
67Il passa ensuite à des écarts non contrôlés, de plus en plus au service de sa propre satisfaction. Dans les années 1970, peut-être même avant, il commença une série de liaisons plutôt publiques avec des étudiantes et même des analysantes. Bien que ces liaisons fussent ses écarts les plus évidemment scandaleux, il fit également du tort à d’autres par son comportement, par exemple en fréquentant de façon déplacée des étudiants et des patients, en empruntant de l’argent, ou en buvant publiquement à des heures et dans des lieux où il n’avait pas à le faire. Dans le chapitre final de son dernier livre, Khan (1987 b) est très fier de décrire un cas où il va à l’hôpital et empêche les parents d’une patiente de faire provoquer une fausse couche ; il devient ensuite une « relation affectueuse », rend visite à la patiente au Pakistan et séjourne dans le manoir familial alors qu’il assiste aux funérailles du père. « Nous luttions ensemble, nous soutenant le moral les uns les autres quand il était bas. » Khan présente un raisonnement théorique peu convaincant, à savoir qu’il voulait apprendre à la patiente à l’aimer de façon à ce qu’elle soit capable d’abord de s’aimer elle-même, puis d’aimer quelqu’un d’autre. Il affirme savoir que ses confrères se montreront critiques à l’égard de ce comportement en disant que « cela avait davantage à faire avec son tempérament qu’avec le besoin de la patiente » (p. 195). Khan ne choisit toutefois pas de défendre son comportement : « Tel fut mon programme audacieux et il a marché. Mais je ne le recommande à aucun autre clinicien » (p. 195).
68Les écarts de Khan à l’extérieur du cadre analytique ont finalement ruiné sa carrière et sa réputation. Dans ce contexte, il est intéressant de noter que la technique de la régression à la dépendance exige que l’analyste préserve la sécurité de l’environnement du patient dans la réalité, et ce fut Winnicott lui-même qui apprit à Khan à sortir du cadre. Par exemple, Little (1990) parle du comportement protecteur de Winnicott quand elle se trouvait avoir tout particulièrement régressé : il prenait les clés de sa voiture, lui tenait la main, lui permettait de s’allonger seule dans une pièce après la séance, jusqu’à ce qu’elle retrouve son calme, insistait pour qu’elle séjourne dans une maison de repos pendant ses vacances et l’y accompagnait.
69Dès le début de l’analyse de Khan, Winnicott employa une technique non orthodoxe. En 1952, Khan épousa la fille d’un musicien populaire d’une famille anglaise « comme il faut ». Il trouva le mariage étouffant et demanda le divorce au bout de seulement quelques années. Avant le divorce, l’épouse était tellement déprimée et suicidaire que Khan demanda à Winnicott si elle pouvait prendre temporairement sa place en analyse. Winnicott accepta et Khan, au lieu d’être en analyse, l’aida dans son travail de rédaction. Après quelques mois, Khan reprit son analyse mais continua à collaborer aux publications de son analyste. Il affirme : « C’est moi qui ai édité chaque article de Winnicott entre 1950 et 1970, de même que chaque livre de lui » (Khan, 1987 a, p. XVII).
70Winnicott assista à de nombreuses réunions professionnelles avec lui et ils mettaient en actes leurs problèmes analytiques d’une façon publique qui révélait ce qui n’allait pas dans l’analyse. Malcom Pines (Entretien du 25 novembre 1996) évoque leurs interactions dans les réunions de la Société psychanalytique à l’époque où Winnicott y exerçait son premier mandat de président, de 1956 à 1959 :
Les plus âgés étaient devant, les étudiants derrière. Masud s’asseyait au milieu de la pièce, parfois à côté de Rycroft. Quand Winnicott était président et, de ce fait, présidait les réunions, Khan se montrait souvent impoli, arrogant et provocateur à son égard.
72Mais Winnicott ne s’engageait pas publiquement dans une controverse avec Khan et n’essayait non plus de faire cesser ses attaques. Pines dit qu’il les ignorait simplement :
Winnicott était toujours décontracté. Parfois il allait même à ces réunions pour dormir. En tant qu’étudiants observant cela, nous savions que Winnicott était tout à fait capable de détourner les attaques de Masud Khan, mais nous nous inquiétions qu’un analysant s’en prenne à son analyste. Nous ne savions qu’en penser.
74Le problème que posait un tel mélange de travail professionnel, de sentiments personnels et de questions de transfert et de contre-transfert devint encore plus aigu une fois l’analyse terminée et quand Khan et Winnicott mirent en route une importante collaboration éditoriale. À partir de 1967, ils se réunissaient régulièrement le samedi matin chez Winnicott afin de mettre de l’ordre dans ses papiers. À propos de ces réunions, Khan (1986 a) fait la remarque suivante : « C’est à travers ces rencontres que j’ai le plus appris de D. W. W. » (p. 26). Bien que cela ressemble à un compliment, celui-ci n’est toutefois pas sans équivoque car il suggère que l’analyse elle-même avait été d’une utilité limitée. Il apparaît clairement qu’à la fois Khan et Winnicott avaient renoncé à l’analyse qu’ils avaient entreprise et qu’ils acceptaient à la place une « vraie » relation qui ne serait pas analysée.
75En fait, la relation extra-analytique avec Winnicott répétait la relation que Khan avait eue dans son enfance avec son père, en tant qu’enfant préféré parmi de nombreux frères et sœurs, héritier de la propriété familiale après la mort du père. Baljeet Mehra fait remarquer que la relation avait modifié l’espace analytique de telle façon qu’une analyse à proprement parler était devenue impossible : « Winnicott considérait Khan comme un fils et on ne peut pas analyser son propre fils » (1992, cité dans Cooper, 1993, p. 25).
76La théorie que Winnicott a élaborée sur le développement de la capacité d’utiliser l’objet fournit un argument très solide contre la façon dont il est lui-même sorti du cadre analytique avec Khan. Comment Khan aurait-il pu affronter sa propre destructivité s’il était en réalité utile à son analyste ? Et comment Khan et Winnicott auraient-ils pu faire pleinement l’expérience de la destructivité du premier alors qu’ils avaient une relation de collaboration entre les séances et une fois l’analyse terminée ?
77Une autre complication de la relation éditoriale entre Khan et Winnicott fut le développement d’une relation triangulaire dans laquelle l’hostilité de Khan à l’égard de Winnicott fut déplacée sur la seconde femme de ce dernier, Clare, et demeura non analysée. Joël Kanter (1997) dit qu’il y avait beaucoup d’hostilité entre Clare et Khan du fait qu’ils rivalisaient pour s’accaparer l’affection de Winnicott. Khan fait de nombreuses allusions à cette rivalité dans ses écrits ; il dit, par exemple, ne jamais avoir été invité à déjeuner le dimanche (1986 a, p. 26), et, décrivant une réunion d’un dimanche soir où il vint à dix-neuf heures pour une consultation, il affirme : « C’est sa sœur qui m’a ouvert la porte. Rien d’alarmant à cela. Madame Winnicott ne m’ouvrait jamais » (op. cit., p. 33). Khan ne se sentait pas particulièrement bienvenu chez les Winnicott : « Je n’aimais pas beaucoup aller chez D. W. W. le soir. Cela interrompait sa vie privée, ou telle est du moins l’impression que j’ai toujours eue » (op. cit., p. 39).
78Milner (entretien du 25 novembre 1996) livre d’autres éléments sur cette rivalité : « Khan était très jaloux de Clare. Il me dit une fois : “Je ne supporterai pas qu’elle me dise une fois de plus combien elle rend Winnicott puissant !” Et Clare me dit qu’elle-même et Masud ne purent jamais être amis parce qu’il ne lui pardonnait pas d’avoir épousé Donald. »
79Comme Khan rivalisait avec Clare, elle-même participait à cette rivalité. Kanter (1997) pense que, à la demande de Clare, Winnicott lui enleva son rôle littéraire. Cooper (1993) parle du « coup écrasant » et du « choc amer » que fut pour Khan la découverte du contenu du testament (p. 26). Le fait que Winnicott n’ait rien dit à Khan de son testament est un autre exemple de sa difficulté à parler d’un acte justifié mais agressif.
L’ÉTAT CARDIAQUE DE WINNICOTT. UN ASPECT DE LA SUBJECTIVITÉ DE L’ANALYSTE
80La conscience que le patient peut avoir de la réalité subjective de l’analyste est un aspect important de la relation thérapeutique (Aron, 1991). C’est notamment par son état cardiaque que Winnicott révéla sa réalité subjective à Khan, et cette réalité joua un rôle important de limitation dans l’analyse qu’ils avaient entreprise.
81Winnicott eut sa première crise cardiaque en 1948, le soir du réveillon du jour de l’an (Philipps, 1988, p. 154). Quand Khan commença son analyse en 1951, Winnicott avait déjà survécu à deux crises cardiaques et bien qu’il vécût jusqu’en 1971, il souffrait périodiquement d’angine de poitrine et eut d’autres crises cardiaques avant de mourir.
82Dans son dernier livre (Khan, 1988), Khan parle beaucoup de la façon dont il s’inquiétait de la santé de Winnicott. Par exemple, il raconte être arrivé un dimanche soir chez Winnicott à 19 heures et l’avoir trouvé au lit, respirant avec difficulté. Il buvait du whisky dilué à petites gorgées et Khan dit qu’il souffrait certainement car Winnicott ne buvait du whisky « que lorsque l’angine commençait ou quand il se remettait d’une crise d’angine de poitrine » (p. 39). Khan décrit sa réaction personnelle : « J’étais alors encore plus nerveux. Tout signe indiquant que D. W. W. manquait de force me rendait très inquiet. Il essayait toujours de faire en sorte que je ne voie rien et je faisais comme s’il y était arrivé. C’était un jeu britannique idiot auquel il jouait mieux que moi. Il était né avec et avait grandi avec. Moi pas. » (p. 33) Peter Elder (entretien du 7 juin 1997) va dans le sens de ces anecdotes quand il se souvient que Khan lui dit que Winnicott s’endormait souvent pendant les séances. Khan se retournait pour s’assurer que son analyste était toujours en vie.
83Comme Khan, Margaret Little était en analyse quand leur analyste (Ella Freeman Sharpe) mourut d’une crise cardiaque et, comme lui aussi, elle était très sensible à l’état cardiaque de Winnicott. Little (1985) dit qu’elle était en thérapie dans les années 1950 quand Winnicott eut son deuxième infarctus ; elle note qu’il devint déprimé après sa maladie et qu’elle s’inquiétait qu’il ne rechute : « J’avais toujours peur qu’il ait un troisième infarctus et meure, ce qui m’aurait été fatal. Un jour, alors que je venais pour ma séance, j’attendis que l’on me dise qu’il était prêt. Je demandai plusieurs fois au réceptionniste : “N’est-il pas encore là ?” Finalement, au bout de quarante-cinq minutes, j’allai dans son bureau, m’attendant à le trouver malade ou mort et constatai qu’il s’était en fait endormi sur le divan et n’entendait pas la sonnerie ! » (p. 54).
84Little dit avoir « su » que le second infarctus de Winnicott, et la dépression qui s’ensuivit, résultait du bouleversement qu’avait été pour lui la fin de son premier mariage mais cela n’était pas un sujet de discussion. Elle sentait une tension entre son besoin que Winnicott survive et celui d’une expérience de régression profonde qu’elle savait représenter un effort considérable pour lui, « tant du point de vue du temps et de l’énergie que sur le plan de l’anxiété et de l’émotion » (op. cit., p. 101). Little se souvient d’une fois où Winnicott devait partir en vacances alors qu’elle souhaitait désespérément qu’il reste et dit à ce propos que c’était « littéralement une question de vie ou de mort, à la fois la mienne et celle de D. W. W. S’il ne survivait pas, alors je ne pouvais non plus survivre, au moins psychiquement » (op. cit., p. 101).
85Little semble avoir eu raison de penser que les tensions émotionnelles que Winnicott connaissait non seulement dans sa vie privée, mais aussi dans son travail, pouvaient provoquer une nouvelle crise cardiaque. Le premier infarctus de Winnicott se produisit le jour de la mort de son père, et le second à l’époque de son divorce difficile, suivi de peu d’un remariage. Son avant-dernier infarctus, de toute évidence provoqué par le stress, eut lieu seulement quelques heures après qu’il eut présenté son article intitulé « L’utilisation de l’objet » à la Société psychanalytique de New York, le 12 novembre 1968. Brett Kahr (1996) en fait le récit suivant :
L’accueil des vénérables analystes américains fut glacial... et il semble qu’il ne se soit en aucune façon défendu contre leurs vives critiques. Winnicott marmonna qu’il comprenait maintenant pourquoi les Américains s’étaient mêlés à la guerre au Vietnam. Une fois la discussion terminée, il retourna à son hôtel et eut une crise grave qui le contraignit à rester à New York pendant un temps... (Ayant développé un œdème pulmonaire, et souffrant de la grippe asiatique, il fut hospitalisé et frôla la mort)... Deux infirmières durent l’accompagner sur le vol qui le ramena de New York à Londres... À son retour, Winnicott fit à un jeune confrère la remarque suivante : « Un jour, ils me tueront » (p. 118-119).
87On peut voir une ironie du sort dans le fait qu’il ait eu cet infarctus après avoir présenté un article qui traitait de l’importance vitale de l’objet de l’agressivité survivant à une attaque.
88Khan fut toujours au courant de l’état physique de Winnicott, et, comme homme ayant une agressivité considérable dans sa personnalité, il paraît probable qu’il ait été de connivence avec lui pour le protéger en contrôlant la quantité d’hostilité exprimée dans les séances ; tous deux avaient peur de ce que l’hostilité de l’un (Khan) pouvait l’amener à s’en prendre physiquement à l’autre (Winnicott). Khan et/ou Winnicott savaient-ils combien la santé de ce dernier, ainsi que sa réticence à en parler, compromettaient l’analyse ? Khan a-t-il abandonné sa thérapie en partie pour éviter de renouveler l’expérience qu’il avait faite de la mort de son analyste alors qu’il était en analyse ? Pourquoi Winnicott n’adressa-t-il pas Khan à un autre analyste qui aurait pu traiter son hostilité et le remplacer après sa mort ?
LE PROBLÈME DE L’ALCOOLISME
89La question de l’alcoolisme est le dernier facteur que nous examinerons comme ayant limité la réussite de l’analyse de Khan. L’alcoolisme était un problème majeur pour lui et l’analyse ne l’aida pas à cet égard. Rien ne laisse toutefois penser que Winnicott ait recommandé ou essayé de recommander un traitement particulier à son patient ; en fait, Winnicott et Khan mirent un terme à l’analyse qu’ils avaient entreprise à un moment où Khan luttait avec force mais sans succès contre sa dépendance à l’alcool.
90Khan fut d’abord un alcoolique mondain, jusqu’au milieu des années 1960. C’est à cette époque qu’il devint régulièrement grossier et agressif après avoir bu, à tel point que ses amis refusaient souvent d’aller au restaurant avec lui. Il tenta de traiter lui-même son alcoolisme, souvent en partant pour le Pakistan et en se contraignant à l’abstinence pendant des semaines, parfois même des mois. Mais il rechutait toujours. En 1975, Khan eut une crise de foie indubitablement en rapport avec sa consommation d’alcool ; dès lors, les problèmes de foie s’ajoutèrent aux nombreux problèmes de santé qu’il avait déjà.
91Winnicott avait d’abord reçu une formation de pédiatre puis de psychanalyste, et le sujet de l’alcoolisme ne constituait une part significative dans ni l’une ni l’autre de ces formations. Il ne s’y intéresse non plus vraiment dans la somme importante de ses écrits. Eu égard à la théorie, il ne fait qu’une fois référence aux addictions dont il parle comme d’un exemple de pathologie dans l’espace transitionnel (Winnicott, 1953). Dans le matériel clinique, il n’en parle également qu’une fois dans ses notes à propos d’un homme avec un côté « féminin » dissocié qui ressent une envie du pénis (Winnicott, 1963). Il parle à ce patient de son angoisse de désintégration, de la chute, et lui dit qu’il boit afin de provoquer ces symptômes pour mieux les contrôler. La présentation de ce cas ne contient aucune autre référence à la consommation d’alcool.
92Le problème de Khan avec l’alcool devient évident dans des textes où il parle de plus en plus d’occasions où il boit avec des patients. Dans un cas où il fait une consultation à la demande de Winnicott, Khan (1986 a) rapporte qu’il va rendre visite à une jeune fille dans une maison de repos et charge sa secrétaire de lui dire ce qu’il aimerait pour son déjeuner : « Du poisson et un verre ou deux de vin blanc frais, sec si possible » (p. 34). Plus tard, alors qu’il voit la jeune fille et son père dans son bureau, Khan demande à sa secrétaire de leur apporter du champagne frais et trois verres. Une autre fois, Khan (1986 b) raconte comme suit un échange dans son bureau, juste après qu’il a vu le fils d’un patient en consultation : « Lucia demanda : “Puis-je vous apporter une tasse de thé ou bien un verre de sherry ?” “Je ne suis pas anglais, Lucia. Servez-moi un grand whisky pas trop fort. Mais sans glace, s’il vous plaît”. Lucia me servit un verre. Quant à elle, elle prit un Bloody Mary » (p. 74).
93Dans le récit peut-être le plus étonnant, Khan (1986 a) raconte que Winnicott lui offre de l’alcool. Il dit être venu chez Winnicott pour une consultation à 19 heures. Winnicott lui propose un whisky qu’il se sert lui-même « généreusement ». Un peu plus tard, Winnicott propose : « Servez-vous en un autre, Khan » (p. 33), ce qu’il fait. Si Winnicott offrait de l’alcool à son ancien patient en sachant qu’il se battait avec l’alcoolisme, alors son comportement était inapproprié bien que socialement correct. Il devait savoir que Khan était alcoolique. Même si Khan ne parla pas d’alcool dans son analyse, Winnicott avait inévitablement entendu de la part de connaissances communes de nombreuses histoires où il s’agissait de Khan et de la boisson.
94La psychanalyse peut servir à traiter l’alcoolisme, mais l’approche doit alors aller au-delà de la technique classique. Il faut affronter la consommation d’alcool du patient et le schéma de la négligence de soi, même s’il – ou si elle – n’aborde pas le sujet. (Khantzian, 1995) L’attitude de Winnicott consistant à ne pas se montrer importun ne convenait que trop bien à la tendance de Khan à nier sa vulnérabilité.
CONCLUSIONS
95L’hommage de Khan (1975) à Winnicott se termine par la formule suivante : « Winnicott était un homme comme je n’en rencontrerai plus » (p. VIII). Et en effet, Khan ne trouva jamais quelqu’un qui puisse remplacer Winnicott et il ne fut jamais capable de se développer sans lui. Winnicott finit de ne pouvoir survivre lorsqu’il eut sa dernière crise cardiaque en 1971.
96On se demande en quoi la vie de Khan aurait pu être différente si Winnicott avait survécu. Du fait qu’il était une figure parentale vénérée, Khan aurait probablement mieux contrôlé son comportement s’il avait su que Winnicott allait découvrir ses mésaventures. (Winnicott avait lui-même attendu que son père meure pour divorcer et se remarier.) Margaret Little rapporte avoir eu besoin de Winnicott pour rester en vie tout au long de son analyse, mais Khan se servait de lui différemment : il avait besoin de lui pour rester vivant, même après la fin de son analyse.
97Khan était-il « condamné », comme le suggère Cooper, 1993, p. 36), de telle façon qu’il était impossible d’empêcher la tragédie de sa chute ? Khan ne serait pas d’accord avec cette idée. Il pensait qu’après une bonne analyse, la fatalité devient destin, l’analysant devenant alors capable d’exercer un certain contrôle sur sa vie (Khan, 1984, p. 13). Alors pourquoi, après quinze ans d’analyse avec Winnicott, n’a-t-il pas mieux contrôlé sa destinée ?
98Winnicott étant considéré par beaucoup comme un des grands analystes, il est important de voir comment il a pu échouer avec Khan. Une façon d’examiner ce qui s’est passé dans l’analyse consiste à examiner l’équilibre entre holding et interprétation. Les analystes qui ont critiqué la méthode que Winnicott a employée avec Guntrip offrent ici certains éléments de compréhension car la situation est similaire. Comme Guntrip, Khan a probablement choisi Winnicott en partie à cause de son magnifique talent en matière de holding maternel, et il en bénéficia en effet. Peut-être ne serait-il pas resté en analyse avec quelqu’un qui n’aurait pu lui offrir cela. Toutefois, la façon dont Winnicott se tenait à l’écart d’une confrontation avec Khan priva ce dernier d’une névrose de transfert pleinement développée et le laissa avec des défauts qui auraient pu être modifiés si son analyste avait été plus interprétatif. Selon Bromberg (1996), il n’y avait pas assez de « collisions de réalités » ou d’engagement avec les parts « pas propres » de la relation analytique.
99Une bonne question est de se demander si Khan aurait été capable de répondre à la confrontation et elle se pose également pour l’analyse de Guntrip (Eigen, 1981). Guntrip avait toutefois bénéficié de séances pendant seulement quelques années alors que Khan avait eu cinq à six séances par semaine pendant quinze ans. De nombreux éléments dans la vie privée de Khan montrent de plus qu’il pouvait, au moins dans les années 1960, modifier son comportement quand quelqu’un l’affrontait. Sybil Stoller (entretien du 24 juillet 1996) rapporte qu’après qu’elle eut affronté Khan sur la question de sa consommation d’alcool, il put s’abstenir de boire au milieu des années 1960, quand les Stoller vinrent à Londres et quand Khan se rendit en Californie. Un autre ami, Z. (entretien du 23 novembre 1996), affirme avoir appris à Khan à s’abstenir de faire des remarques antisémites chez lui en le jetant dehors un jour qu’il venait de dire quelque chose de blessant juste avant le dîner. Sahabzada Yakub-Khan, un diplomate distingué du Pakistan, raconte (entretien du 26 avril 1997) que tout au long des années 1960, il vit Khan de nombreuses fois en société et remarqua qu’il contrôlait toujours ce qu’il buvait. Tôt dans son analyse, Khan a peut-être été un patient gravement endommagé ayant avant tout besoin de holding et d’interprétations de soutien. Mais si, à un certain moment, Khan aurait pu avoir une réaction constructive à la confrontation et au fait que des limites lui étaient fixées, c’est alors précisément à ce moment que Winnicott a commencé à lui faire défaut.
100Peut-être les termes de Joyce Slochower (1996) offrent-ils le meilleur résumé de l’échec objectif de Winnicott avec Khan (c’est-à-dire l’échec qui aurait pu être évité). Traitant du holding et de l’interprétation en analyse, elle ajoute une nouvelle perspective qui consiste à distinguer l’ « être » du « faire ». Le « faire » constitue une part importante du holding quand le patient est particulièrement difficile ou attaque beaucoup. Avec ce type de patient, le holding inclut non seulement de fixer des limites, mais aussi la survie, l’absence de représailles et la reconnaissance verbale de l’intensité de l’agressivité du patient. L’analysant ne va vers l’utilisation de l’objet que lorsque l’analyste adopte une attitude ferme et active.
101Un examen de l’analyse de Khan du point de vue que propose Slochower nous amène à une conclusion on ne peut plus ironique, à savoir que Winnicott, le maître du holding a échoué à mettre en place cette attitude avec Khan ! Il a échoué dans l’aspect du « faire » qu’elle comporte. Sa réponse à l’hostilité de Khan a été le retrait et l’apaisement ; en outre, il a évité d’affronter la mise en acte de son patient, ou cet affrontement était inefficace. Le malaise personnel de Winnicott face à l’affrontement (et la complicité de Khan dans l’évitement d’une confrontation directe) a ainsi mené à une fin d’analyse incomplète avec des conséquences désastreuses pour Khan.
102Les questions posées subsistent. Plusieurs ont trait à des problèmes fondamentaux. Certains patients ne peuvent-ils être traités ? À quel moment (s’il y en a un) l’analyste devrait-il passer de l’acceptation à la confrontation ? Quel rôle l’interprétation joue-t-elle pour des patients présentant de graves troubles de la personnalité ? D’autres questions portent plus particulièrement sur les personnalités de Khan et Winnicott : Winnicott avait-il peur de Khan ? En quoi l’état cardiaque de Winnicott et l’expérience de la mort de deux analystes que Khan avait faite ont-ils eu une influence réciproque ? Winnicott savait-il qu’il avait fait défaut à Khan et est-ce pour cela qu’il continua à le voir professionnellement après la fin de l’analyse ? Khan et Winnicott étaient-ils conscients du fait que, tout en écrivant et réfléchissant sur l’importance d’interactions agressives saines conduisant à l’utilisation de l’objet, ils évitaient en même temps les techniques qu’ils recommandaient eux-mêmes ? Pourquoi Winnicott n’a-t-il pas adressé Khan à un confrère s’il ne pouvait l’aider ?
103Nous pourrions continuer longtemps à poser des questions. Les analystes spécialistes des relations d’objet faisant progresser nos connaissances sur les façons de combiner holding et affrontement afin de permettre l’utilisation de l’objet, nous aurons certainement plus de réponses, mais aussi plus de questions sur ce cas passionnant.
104(Traduit de l’américain par Anne-Lise Hacker)
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Notes
-
[1]
Ce texte est une version abrégée d’un article publié dans le numéro 34 de la revue Contemporary Psychoanalysis (1998). Les entretiens font partie d’un travail de recherche pour une biographie de Masud Khan que l’auteur publiera en 2004.