Notes
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[1]
Je me limite volontairement au champ de la peinture, bien que les artistes contemporains expérimentent des modalités de l’auto-portrait dans les nouveaux domaines des arts plastiques : photo, vidéo, installations, etc. Je laisse également de côté la sculpture, qui pose une problématique différente. À noter qu’il n’y a pour ainsi dire pas d’auto-portraits sculptés... Je dirais – idée à creuser – que le rapport du sculpteur à son œuvre est lié non pas au regard de la mère, mais au corps de la mère, à partir de l’idée kleinienne que le premier objet des pulsions épistémophiliques concerne l’intérieur du corps de la mère.
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[2]
C’était l’un des arguments des iconoclastes, à partir de l’idée de la consubstantialité, que de dire que l’image ne pouvait pas rendre le réel, puisqu’elle ne bougeait pas, ne respirait pas et ne parlait pas.
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[3]
Rappelons que, dans les cabinets de curiosités, les tableaux étaient recouverts de rideaux que l’on ouvrait pour les visiteurs. Dans le même ordre d’idées, L’Origine du Monde de Courbet était caché derrière un panneau, peint par Courbet lui-même au début, puis par un panneau-masque réalisé par André Masson lorsque le tableau entra dans la collection de Lacan.
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[4]
À ce propos, il faut rappeler que, de tous les handicaps sensoriels, la déficience visuelle est celle qui met le plus en danger l’établissement de la relation mère/enfant et comporte le plus de risque de psychotisation pour l’enfant. Pourquoi ? Curieusement, une mère, qui sait ou pense que son enfant ne la voit pas, perd sa capacité à être mère. Voir l’autre et être vu de lui est la structure fondamentale de la construction de l’identité et de la reconnaissance d’autrui.
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[5]
D’après moi, l’auto-portrait rend compte aussi bien d’une rencontre heureuse avec le visage/regard de la mère que d’une rencontre manquée, défaillante, voire traumatique. La motivation à peindre n’en est pas moindre, bien au contraire, ce qui correspond à une certaine conception du traumatisme, dont je tiens à souligner les potentialités créatrices. Thème que j’ai développé dans : S. Korff-Sausse (2000), La mémoire en partage, Revue française de psychanalyse, 1/2000, et S. Korff-Sausse, Le trauma : de la sidération à la création, dans l’ouvrage collectif de François Marty, Figures et traitement du traumatisme, Paris, Dunod, 2001.
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[6]
Pour une étude plus approfondie, je renvoie le lecteur au chapitre « L’infirmité, le sexe et le regard de la mère. Henri de Toulouse-Lautrec » de mon ouvrage D’Œdipe à Frankenstein. Figures du handicap, paru aux Éditions Desclée de Brouwer en 2000.
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[7]
Ce jeu-là sera très largement développé dans les auto-portraits de l’art contemporain.
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[8]
Lucian Freud est le fils de Ernst Freud, quatrième fils de Freud, qui épouse Lucie Brasch à Berlin en 1920, avec laquelle il a trois enfants, dont Lucian, né en 1922. En 1933, la famille émigre à Londres où Ernst Freud accueille son père Sigmund en 1938.
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[9]
Lucie, la mère de Lucian (on ne peut que remarquer la similitude des prénoms...), était une personnalité cultivée et active, mais qui connut des épisodes dépressifs, avec des tentatives de suicide entraînant plusieurs séjours en hôpital psychiatrique.
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[10]
Le peintre suisse Ferdinand Hodler, qui a beaucoup pratiqué l’auto-portrait, a réalisé une série impressionnante de plus de 100 portraits de sa compagne Valentine Godé-Darel atteinte d’un cancer, où l’on voit la dégradation corporelle jusqu’à sa mort en 1916.
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[11]
À noter que les négociations entre Lucian Freud et Elisabeth II ont duré six ans. L’artiste exigeait 72 poses dans son atelier... La reine refusait de se rendre chez l’artiste et voulait réduire le nombre de séances à 6... Les séances ont finalement eu lieu en terrain neutre, à St. James, de mai 2000 à décembre 2001.
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[12]
Mais qui se retrouve aussi – et ce serait un autre volet d’une recherche sur l’auto-portrait – dans une identification et un débat entre Dieu le père, le Créateur et sa créature.
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[13]
Le Miroir brisé est le titre que j’ai choisi pour mon ouvrage consacré aux enfants handicapés (Paris, Calmann-Lévy, 1996).
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[14]
Assis seul dans un compartiment de train, la porte s’ouvrit suite à un choc et Freud vit « un homme d’un certain âge, en robe de chambre et casquette de voyage, qui entra chez moi... Je me précipitai pour le renseigner, mais je m’aperçus, tout interdit, que l’intrus n’était autre que ma propre image reflétée dans la glace de la porte de communication. Et je me rappelle encore que cette apparition m’avait profondément déplu » (L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985).
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[15]
Le 16 mars 1915, Beckmann écrit : « Hier, j’étais en perm. Au lieu de faire une excursion quelconque, je me suis mis à dessiner comme un forcené et j’ai exécuté pendant sept heures des auto-portraits (...) j’éprouve une passion folle pour l’espèce humaine. »
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[16]
Keats évoque la negative capability dans la lettre du 21 décembre 1817 et du 27 octobre 1818 de sa correspondance.
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[17]
A. Minazzoli, Le tragique, le pathétique : l’exemple de Dürer, Conférence à la SPP du 8 mars 1997.
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[18]
L’importance des auto-portraits dans son œuvre est comparable à celle de Rembrandt.
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[19]
De cette mère, dont les catalogues ne parlent pas, nous ne pouvons que glaner quelques indications, d’abord à partir du journal et des lettres de Max Beckmann. « Mère est malade, bien fait pour elle. Bien que je ne sois pas tranquille quand ils vont mal, je ne veux pas voir ces gens qui geignent et se plaignent » (Écrits, 1er septembre 1903). Puis à partir des souvenirs rédigés par sa première femme, Minna Beckmann, qui raconte que, « auprès de sa mère, Max ne trouvait que pleurs et reproches ». Pleurs, reproches, plaintes : cela évoque, bien entendu, une mère dépressive.
1Pourquoi un artiste exécute-t-il son portrait ? Exercice de style, de preuve de possession du métier ? Narcissisme de l’artiste ? Quête de l’autre à la fois connu et inconnu ? De son moi profond, de son moi idéal ? Épreuve de force contre la marche inéluctable du temps ? Désir de laisser une image de lui, preuve de son talent ? Traduit-il l’assomption jubilatoire de Lacan ? Affirmation de soi par soi présentée au regard de l’autre ? L’auto-portrait est tout cela à la fois (Henriette Bessis, 1988), mais, pour les psychanalystes, il s’agit de comprendre ce que cette entreprise mobilise en termes d’enjeux psychiques, en postulant que ce n’est pas seulement la psychanalyse qui explique l’œuvre d’art, mais la création artistique qui éclaire un certain nombre de notions psychanalytiques mobilisées chez le peintre auto-portraitiste. Il s’agit de faire travailler dans les deux sens l’articulation entre une approche clinique et une approche des œuvres. Elles s’éclairent l’une l’autre.
2D’avance je renonce à répertorier les auto-portraits, étant donné leur profusion et l’incroyable variété de leur typologie, attestant la multiplicité des possibles de l’auto-représentation [1]. Que ce soit le regard : humble ou arrogant, affirmé ou fuyant, affiché ou dissimulé, perçant ou effacé... Que ce soit le miroir : présent ou absent, explicitement représenté ou implicitement intégré dans le dispositif, orienté vers le spectateur ou vers le peintre, donnant lieu à des agencements extrêmement divers, ce dont les Ménines sont la plus brillante démonstration. Que ce soit la place de l’artiste dans l’œuvre, seul ou en présence de quelqu’un d’autre ou encore dissimulé dans la foule. Que ce soit l’identité que revêt le peintre dans son tableau : lui-même, en tant qu’artiste, ou s’identifiant à un autre personnage, Dürer et Gauguin en Christ, Rembrandt en potentat oriental ou en mendiant estropié. Que le peintre se représente en toute simplicité, voire nu (Dürer, Bonnard, Lucian Freud, Egon Schiele), ou revêtu de somptueux vêtements (Rembrandt, Clovis Corinth, Malevitch), qu’il se situe dans un cadre dépouillé ou entouré d’attributs techniques (miroir, pinceaux, chevalet) ou d’accessoires tels les lunettes (Chardin), chapeaux (Ensor, Toulouse-Lautrec). Que ce soit la place plus ou moins grande de l’auto-portrait dans l’œuvre, allant de l’œuvre unique (de Vermeer nous connaissons un seul auto-portrait vu de dos ; Poussin en a fait deux) à l’œuvre entièrement composée d’auto-portraits (ce qui est rare et concerne uniquement l’art moderne), en passant par ceux (très nombreux) qui pratiquent l’auto-portrait de manière occasionnelle ou régulière, comme autant de jalons qui émaillent le cours de leur existence d’être humain et d’artiste. La pratique de l’auto-portrait pousse les artistes à déployer une virtuosité infinie.
3Il regarde. Il se regarde. Il me regarde. Qui es-tu, toi qui me regardes, semble dire Velazquez, toi dont plusieurs siècles me séparent ? Et moi, je regarde ce visage qui me regarde, mais qui se regarde se regardant et se peint se peignant. Que me veux-tu ? Tel l’enfant de Jean Laplanche, confronté aux signifiants énigmatiques : « Que me veut ce sein qui me nourrit mais aussi qui m’excite ; qui m’excite à m’exciter ? Que veut-il me dire, qu’il ne sait pas lui-même ? » (1987, p. 125). Il me donne – ou me demande – la réponse à une question que j’ignore. Mais qu’il ignore aussi. Ce que l’auto-portrait donne à voir, c’est l’invisible du visage, du regard, du sexe et de la mort. Ce sont les deux premiers motifs, le visage et le regard, que je développerai dans cet article.
LE PREMIER VISAGE
4C’est une longue série de visages qui nous dévisagent. Contemplant ces œuvres qu’on nomme auto-portraits, nous sommes comme l’enfant qui vient de naître, ébloui par le monde qu’il découvre. Ce nouveau-né, captivé d’emblée par les êtres vivants, ce qui bouge, respire et parle [2], scrute de manière privilégiée le visage humain.
5Des recherches récentes ont montré que le bébé est intensément attiré par le visage humain qu’il explore, de manière précoce et persistante, par la vue (A. Decerf, 1987). À dix minutes de vie, les nourrissons préfèrent regarder un visage que tout autre stimulus visuel et, à deux semaines, l’attention visuelle du bébé est plus soutenue pour le visage de la mère que pour celui d’une femme étrangère. La discrimination entre visages beaux et laids est aussi d’une précocité étonnante : des bébés âgés de 6 à 8 mois regardent significativement plus longtemps un beau visage plutôt qu’un visage laid, cette discrimination commençant à se manifester dès l’âge de 2 ou 3 mois (expérience citée par Maisonneuve et Bruchon-Schweitzer, 1999). Au début, l’enfant se centre sur les contours du visage, comme pour trouver les limites entre le visage et son fond perceptif, puis son attention portera plutôt sur les différents éléments qui le composent : yeux, nez, bouche. Je fais l’hypothèse que les auto-portraits nous font revivre cette expérience face au premier visage.
6Le temps a nourri l’oubli. Sur ces premières expériences, l’amnésie infantile a tiré le rideau du refoulement. Mais les peintres, eux, ouvrent le rideau et leurs œuvres restituent les traces de ce monde perdu d’avant le langage, dont ils aspirent à être l’intercesseur.
7À propos du rideau qui voile et dévoile [3], Jawlenski, artiste qui a approfondi le thème du visage avec une rare passion, reproduisant inlassablement une figure humaine en séries (Têtes abstraites, Têtes mystiques, Faces du Sauveur...), rapporte un souvenir d’enfance, où l’on devine la source de sa vocation de peintre. Sa mère l’emmena dans une église polonaise où se trouvait la célèbre icône d’une Vierge miraculeuse. « Lorsque nous entrâmes, le tableau était recouvert d’un rideau doré. De nombreux paysans et paysannes gisaient face contre terre, les bras étendus, comme crucifiés. Soudain, de retentissantes trompettes vinrent briser le silence. Terrifié, je vis alors le rideau doré s’ouvrir et la Vierge apparaître dans son manteau d’or. » Jawlenski ne cessera d’interroger le visage énigmatique de la Vierge mère, dans une tentative fascinée et fascinante de le réduire, le réduire encore, éliminant tout aspect anecdotique afin d’atteindre son essence spirituelle, les contours de l’ovale épuré du visage dont les traits finissent par envahir l’entière surface de la toile. « À mon avis, le visage n’est pas seulement visage, mais le cosmos tout entier (...). Dans le visage, se manifeste l’univers. » Se saisir du visage de l’autre, c’est déchiffrer les mystères du monde. Avec ce souvenir, le peintre Jawlenski évoque – dans un après-coup – l’éblouissement et la terreur de l’enfant Jawlenski, submergé par l’impact esthétique du premier objet, qui resurgit à la faveur du dévoilement du visage sacré de la Vierge, rappelant ce que Meltzer a nommé le conflit esthétique.
8Après la césure de la naissance, l’être humain, assailli par un flux de stimulations sensorielles nouvelles, subit, selon Meltzer (1988), un choc esthétique. « La mère ordinairement belle – et – dévouée, présente à son ordinairement – beau – bébé un objet complexe qui le submerge d’un intérêt à la fois sensuel et infra-sensuel. La beauté du dehors, concentrée comme il se doit sur son sein et son visage, chacun d’eux rendu plus complexe par les mamelons et les yeux, le bombarde d’un vécu émotionnel de nature passionnelle, à cause de ses qualités esthétiques formelles, et le résultat en est la capacité du bébé à voir ces objets comme beaux. Mais le sens du comportement de sa mère, de l’apparition et de la disparition du sein et de la lumière dans ses yeux, le sens d’un visage sur lequel les émotions passent comme les ombres des nuages sur un paysage sont inconnus de lui. Sa mère est énigmatique pour lui. » Tels les visages des peintres que nous contemplons, à la fois tournés vers eux-mêmes, leur monde intérieur, dont ils marquent les limites, tout en nous invitant à en percer le secret ou à en deviner l’énigme – mais aussi tournés vers l’extérieur, vers nous, le spectateur du tableau, à qui ils s’adressent, qu’ils interrogent et interpellent. Parce qu’il porte en lui un secret, qu’il nous donne à voir sans toutefois nous en livrer les arcanes, le peintre de l’auto-portrait nous fascine, comme la mère primordiale.
9Confronté au décalage entre la beauté extérieure dont il peut appréhender les qualités formelles par les sens, et la beauté interne, qui, par son caractère énigmatique, source de doutes et de soupçons, exige d’être appréhendée et interprétée par l’imagination créatrice, l’enfant fait l’expérience du conflit esthétique que Meltzer formule par la question : « Est-ce que c’est aussi beau à l’intérieur ? » Cette question du bébé met en route les pulsions libidinales et épistémophiliques, qui dans les derniers temps du séjour dans le claustrum demandaient à s’exercer (Meltzer, 1992). « La naissance ne serait donc pas vécue comme la perte d’un monde intra-utérin paradisiaque, mais comme une libération et un émerveillement » (Didier Houzel, 1988). Si toute mère confronte l’enfant au sourire de la Joconde, avec sa beauté et son mystère, tout peintre s’obstine à sonder cette énigme de l’unité mère-enfant, dont Meltzer pense qu’il est « le prototype de tous les objets esthétiques ».
10Mais le visage est associé au sein. C’est en tétant, le mamelon dans la bouche, que le bébé regarde la mère, établissant un lien dynamique entre la succion du sein et l’agrippement du regard. Pulsion orale et pulsion scopique s’étaient l’une sur l’autre. Avidité orale et avidité du regard vont de pair, à moins que l’une ne supplante l’autre, ce qui est le cas des peintres, la voracité orale étant alors entièrement orientée vers le visuel. En ce sens, l’auto-portrait représente l’incorporation cannibalique du regard de l’autre. Il se développe alors une pensée à prédominance visuelle, qui fait que Van Gogh, dans sa correspondance avec son frère Théo, exprime ses pensées en couleurs, que Bacon raconte qu’il a une mémoire visuelle infaillible, que Dürer a un exceptionnel sens de l’observation, que Max Beckmann parle d’un « travail ininterrompu de la vision » et que Cézanne disait qu’il voit en couleur le velouté, la dureté, la mollesse et même l’odeur des objets.
11De plus – et ce sera l’apport de Bion –, ce sein est un sein pensant. Renversant la séquence de Freud qui supposait une première satisfaction réelle par le sein, puis le temps de la satisfaction hallucinatoire, Bion postule un déjà-là de l’objet, sous la forme d’une préconception : « Le petit enfant a une disposition innée correspondant à l’attente du sein » (1963, p. 29). N’y aurait-il pas, de la même manière, une préconception du visage de la mère ? Un désir déjà-là qui se révèle au moment de la croisée des regards ? C’est de cet instant précisément que rend compte le peintre de l’auto-portrait.
12Le premier objet apparaît ainsi dans toute sa complexité, constitué par l’ensemble visage-yeux-sein-mamelon-bouche, qui implique d’emblée la bisexualité, s’inscrivant dans la double rencontre avec le couple mère-père, puisque, avec Melanie Klein, on ajoutera que dans cet espace psychique maternel est inclus le pénis paternel.
13Il y a un peintre, peut-être, qui parvient à rassembler, figurer et condenser dans un seul tableau tous les éléments qui composent cet objet primordial. Il y fallait l’un des plus grands... Picasso. Dans les œuvres des dernières années, Picasso nous livre une série de portraits et d’auto-portraits où sont représentées, de manière presque obsédante, des variations sur le corps féminin, marqué par les yeux, les mamelons, et le sexe, souvent associé à la figure du peintre qui brandit son pinceau-phallus devant une toile-miroir. « Dans ce chaos prodigieusement maîtrisé, un élément se signale par sa présence obsédante : les yeux » (Alain Bonfand, 2001, p. 14). Le peintre vieillissant restitue l’expérience première du regard, avec ces œuvres dont chacune est un « auto-portrait qui phagocyte et mange le corps de la femme, où le nombril est le nez, le sexe la bouche, les bras les sourcils et les seins les yeux » (p. 20). Curieusement, si on superposait les toiles, on verrait sur le visage du peintre les traits du corps de la femme, tels des idéogrammes, dans une configuration où se juxtaposent, se rencontrent ou se heurtent les yeux du peintre, les yeux de la mère, associés aux mamelons, à la fente du sexe féminin et au pénis paternel, figurant une scène primitive, qui évoque la « Chambre nuptiale, cachée et essentiellement mystérieuse, des rapports sexuels entre les parents » (Meltzer, 1988, p. 166). Sur le visage du peintre, à l’approche de la mort, s’impriment les signes du corps de la femme mère, dans une reprise frénétique (on dit que pendant ses dernières années Picasso peignait comme un forcené, réalisant jusqu’à 2 ou 3 toiles par jour) de la rencontre du temps de la fin avec l’instant du commencement. L’auto-portrait est l’éternel recommencement d’un commencement.
LE REGARD DE LA MÈRE
14On croit qu’on est deux... Le spectateur et le personnage sur la toile. Mais en réalité on est trois. Celui qui regarde le tableau, celui qui est représenté sur le tableau et celui qui a peint le tableau. Par un dédoublement, le peintre assume les deux positions, le modèle et l’artiste, le sujet et le signataire, la créature et le créateur. Car l’auto-portrait est d’abord un portrait, mais un portrait avec des enjeux très particuliers, puisque : « Ce portrait est le portrait d’un autre. Le peintre peint un peintre. Je se peint il, modèle qui pose. Le portrait reste portrait d’un autre, portrait parmi les portraits » (Pascal Bonafoux, 1984). Mais de quel autre s’agit-il ? Que peint le peintre en peignant son auto-portrait ? Lui-même ? C’est trop simple. Lui-même se regardant ? Mais le regard qu’il porte sur lui-même, que peut-il être, sinon le regard de la mère ? Lui-même regardé par sa mère...
15Le peintre de l’auto-portrait nous convie – ou nous défie – à le regarder. Le regardons-nous ou nous regarde-t-il ? Ou se regarde-t-il à travers notre regard ? Nous ? Mais qui est ce « nous », son spectateur virtuel ? L’analyse magistrale de Winnicott (1971) invite à désigner cette place comme étant celle de la mère et plus particulièrement le regard de la mère. « Dans le développement émotionnel de l’individu, le précurseur du miroir c’est le visage de la mère. » Je ferai donc l’hypothèse que le peintre de l’auto-portrait, identifié à la mère, premier miroir, porte sur celui qu’il peint le regard de la mère le regardant. Ou encore son regard sur le regard de sa mère le regardant.
16Revenons au bébé : dans son intérêt pour la figure humaine, il marque une orientation privilégiée vers les yeux. Un bébé qui regarde une personne qui parle va diriger son regard, non pas vers la bouche mais vers les yeux. « Le bébé se comporte comme si les yeux étaient véritablement les fenêtres de l’âme. À sept semaines d’existence, il traite les yeux comme le centre géographique du visage et le centre psychologique de la personne » (Daniel Stern, 1992). Quand on joue à « coucou », la joie du bébé éclate pleinement au moment où il perçoit les yeux de l’autre. Les yeux ont donc un rôle central pour l’enfant, dès le plus jeune âge [4]. Or ce qui nous frappe en premier dans un auto-portrait, c’est le regard du peintre. À ce propos, un fait curieux : comment se fait-il que, dans la majorité des cas, nous savons d’emblée qu’il s’agit d’un auto-portrait ? C’est peut-être, suggère Agnès Minazzoli (1990), l’autorité du créateur qui s’impose à nous. « Ainsi retrouverions-nous en l’auto-portrait le modèle de la création, le mythe de son origine, relaté en énigme et en miroir, quand le surgissement de l’image de soi paraît co ïncider avec le commencement du monde... » Avec l’auto-portrait, véritable paradigme de la peinture, le peintre effectue un retour vers ce qui fonde l’acte de peindre. Chaque auto-portrait est une cérémonie des premiers temps, qui célèbre la rencontre inaugurale entre le regard et le monde.
17Mais si ce regard ne regarde pas ? ou mal ? ou trop ? Que fait cet enfant non regardé ou mal regardé ou trop regardé ? Soit il se replie, se déprime, s’inhibe, glisse éventuellement vers la psychose. Soit il se met à déployer une grande activité. Il cherche, il scrute, il interroge. Dans ces cas, les bébés tendent, tels des scientifiques, à observer les éléments d’une situation dont le sens leur échappe et tentent, tels des thérapeutes, à réanimer et guérir leur mère. « Certains bébés ne renoncent pas à tout espoir ; ils étudient l’objet et font tout leur possible pour y déceler une signification qui devrait s’y trouver, si seulement elle pouvait être ressentie. D’autres bébés, torturés par ce type de défaillance maternelle relative, étudient les variations du visage maternel pour tenter de prévoir l’humeur de leur mère, tout comme nous scrutons le ciel pour deviner le temps qu’il va faire » (Winnicott, 1971, p. 156). Le regard suspendu à l’azur, à la fois enveloppe spéculaire et fenêtre sur le spectacle du monde, avec lequel ils tentent de renouer le lien perdu.
18Elle scrute le ciel. À chaque séance, cette patiente, jeune femme accomplie, la trentaine active, commente le temps qu’il fait. « Comme il fait gris aujourd’hui ; ça me rend triste. » Ou alors : « Ce soleil ! Il me met du baume au cœur ! » Scruter le ciel, n’est-ce pas scruter le visage de la mère ? « Il est surprenant de voir à quel point même les petits enfants apprennent à jauger l’humeur des parents. Ils le font au début de chaque journée, et parfois ils apprennent à rester attentifs à l’expression de la mère ou du père presque tout le temps. Je pense que plus tard ils regardent le ciel ou écoutent les prévisions météorologiques à la radio » (Winnicott, 1961, p. 395). Cette patiente a eu à subir au moment de sa naissance les conséquences de la maladie de sa mère, qui rendait celle-ci très peu disponible pour son bébé. Angoisse, incompréhension, inquiétude. « Je ne comprends pas ma mère », dit-elle à tout bout de champ. Chaque agissement maternel est une énigme. Elle déploie une intense activité d’interprétation, comme les patientes décrites par André Green (1983).
19Scruter le ciel, afin d’y déceler les indices susceptibles, peut-être, de donner une signification à une situation qui est douloureusement incompréhensible. Comme les bébés de Winnicott, cette patiente est à l’affût du moindre signe. Ces signes, l’enfant va les amplifier, voire les créer de toutes pièces. De non-regardé, il devient regardant. Et un regardant d’une perspicacité exceptionnelle, chez qui la pulsion scopique va donner lieu à un intense développement. « Quand je regarde, on me voit, donc j’existe », dit Winnicott. En l’absence d’un miroir qui permettrait de construire une image de soi, à la place du visage maternel dont la tristesse ou l’inexpressivité les renvoie à eux-mêmes, c’est le ciel tout entier qui devient une vaste surface réfléchissante. Le ciel. Ou l’écran blanc du rêve. Ou le tableau du peintre. Ou le miroir de l’auto-portraitiste.
20Je vois dans ce type de configuration la motivation profonde de ceux qui se consacrent à observer, fabriquer, commenter, créer, produire des images. Ceux qui, du regard et de l’image, font leur métier ou la source de leur créativité. Ainsi la vocation du peintre s’origine-t-elle dans une expérience très intense – c’est-à-dire, en termes économiques, très investie – du regard de la mère [5]. L’auto-portrait en est un exercice exemplaire, où l’artiste pratique cet investissement du regard, ce Schau-und-Zeigelust (plaisir de regarder-et-de-montrer), remettant en jeu l’affirmation de Freud (1915) que « le regarder précède l’être regardé ». En jeu, car on ne sait plus ce qui précède du regarder ou d’être regardé, tant les deux positions s’intriquent. Est-ce le regard qui est premier ? ou l’espace du tableau ? Est-ce le regard qui crée et rend possible le tableau, ou le tableau qui permet l’exercice et l’expression du regard ? Question qu’il faut laisser en suspens comme le paradoxe winnicottien de l’objet créé/trouvé. Regard et tableau se créent l’un l’autre. Le peintre de l’auto-portrait explore toutes les positions du voir et de l’être vu, combinant avec une extraordinaire inventivité les aspects actifs et passifs de la pulsion scopique, donnant lieu à d’infinies variations sur le plan pictural.
LE REGARD SUR LA MÈRE
21Derrière le regard que le peintre porte sur lui-même, il y a le regard de la mère, mais aussi le regard sur la mère. Ce regard-là, il faut tenter de le repérer dans les portraits que les peintres ont réalisés de leur mère.
22Toulouse-Lautrec [6] a fait quelques portraits de sa mère, où celle-ci est représentée, le regard baissé, absente et inaccessible. L’image de la mère qui transparaît à travers ces portraits est en contradiction avec les descriptions qui ont été faites d’elle, qui la disent vivante et très présente auprès de son fils. Représenter la mère avec cette absence du regard est le choix du peintre. Pourquoi ?
23Toulouse-Lautrec était atteint d’une infirmité survenue dans l’enfance qui l’avait laissé presque nain et difforme. De plus (ce que l’on sait moins), il était atteint dès la naissance d’une hypertrophie sexuelle. Dès lors, qu’en était-il du regard qu’a posé sur lui sa mère ? Le peintre a-t-il connu le même destin que Priape, fils d’Aphrodite et de Dionysos, petit dieu grec se caractérisant par une difformité physique, une hypertrophie sexuelle ? Lors de sa naissance, Aphrodite, sa mère, déesse de la beauté et de l’amour, ne peut soutenir la vision de la laideur de ce bébé. Elle détourne le regard de l’enfant, qui sera réduit à provoquer toute sa vie rires et moqueries en exhibant ce qui a suscité sa honte et son rejet. Tel Priape, Toulouse-Lautrec a toujours manifesté une tendance à afficher sa difformité et à en jouer sur le mode de la dérision, réalisant des caricatures où il s’auto-portraiture d’une manière féroce : ses jambes courtes, ses lèvres charnues, sa silhouette difforme, travesti ou nu, n’hésitant pas à exposer son derrière. Néanmoins, en opposition avec cette série d’auto-représentations, où le peintre joue avec le spectateur au jeu du voyeur et de l’exhibitionniste, sur un mode pervers [7], on retrouve le regard dissimulé de la mère dans le seul auto-portrait peint de Toulouse-Lautrec (à 19 ans, en 1883), où les yeux du peintre sont obscurcis. Lui qui se montre jusqu’aux limites de l’exhibition dans ses silhouettes caricaturées semble ici cacher ce qui condense l’essentiel de son être et de sa souffrance : « On ne voit qu’à la condition de ne pas voir d’où l’on voit », écrit Derrida (1990) à propos de la part d’incertitude attachée à toute tentative d’auto-portrait. Le regard sur la mère dans les portraits de celle-ci rejoint le regard de la mère introjecté par le peintre dans l’auto-portrait : c’est un regard honteux, dont le seul objet est la difformité et le sexe, ce qui va destiner l’œuvre de l’artiste à une oscillation équivoque entre le montrer et le dissimuler, où une impudeur obscène vient camoufler une pudeur tragique.
24Lucian Freud [8] est considéré comme l’un des plus grands portraitistes du XXe siècle. Peintre figuratif, restant profondément fidèle à la tradition de la peinture occidentale, Lucian Freud renouvelle cependant l’art du portrait, en approfondissant de manière novatrice le rapport entre le modèle et le peintre. N’utilisant jamais des modèles professionnels, il choisit des personnes de son entourage proche à qui il impose de nombreuses et longues heures de pose, pour réaliser des toiles qui font pénétrer le spectateur, de manière impudique, dans l’intimité quasi obscène de leur corps, souvent nu. Au fil des années, le peintre représente des corps humains de plus en plus marginaux, obèses, vieillissants, voire difformes. Ce sont les nus les plus intenses de l’art moderne, après L’Origine du Monde de Courbet, dit le critique d’art Robert Hughes (1988).
25Dans cette œuvre, se détache un ensemble de peintures qui nous intéresse particulièrement, en rapport avec le thème de l’auto-portrait et le regard de la mère. Il s’agit d’une série très impressionnante de portraits de sa mère [9] (ayant nécessité plus de 1 000 séances de pose d’après Robert Hughes...), qui avait souffert d’une sévère dépression après la mort de son mari, Ernst Freud, en 1970. C’est donc à la suite de la mort de son père que le peintre entreprend cette série, où il nous montre sans pitié, mais non sans compassion, une femme malade, dépressive, vieillissante, jusqu’à sa mort, et même au-delà, puisqu’il a réalisé un dernier portrait de sa mère morte [10]. Dans les propos de Lucian Freud, cette entreprise apparaît comme une étrange rencontre avec une mère, dont il était le fils préféré et dont il avait toujours tenté d’éviter le regard, qu’il décrit comme trop admiratif et trop présent. « Depuis tout petit, elle me traitait comme un enfant unique. Je lui en voulais de cet intérêt excessif. Je le ressentais comme menaçant. Elle était si intuitive. Et elle aimait me pardonner. Elle me pardonnait même pour des actes que je n’avais pas commis » (Feaver, 2002). Il a commencé à la peindre parce que, dit-il, après la mort de son mari « elle a perdu son intérêt pour moi ; je n’aurais jamais pu si elle avait été intéressée ». C’est à partir du moment où la mère ne le regarde plus que Lucian Freud peut la peindre. Pour cet enfant trop regardé, dont la vocation de peintre s’origine probablement dans une identification au regard si intense et si pénétrant de la mère, l’apaisement vient avec la dépression maternelle, moment où il va exercer enfin son talent à figurer ce regard maternel que toute sa vie durant il a évité.
26L’imago maternelle resurgit dans une œuvre récente qui a fait beaucoup de bruit, le portrait d’Élisabeth, la reine d’Angleterre, portrait qui avait été commandé à Lucian Freud par la Royal Collection (dont on peut noter au passage l’audace !) [11]. Un commentaire du critique d’art du Guardian, le jour où le tableau a été présenté au public, détecte avec une remarquable intuition le rapport du peintre avec la figure maternelle. « C’est le portrait d’une femme consciente de ses responsabilités. Elle regarde ses sujets comme si nous n’étions rien et qu’elle n’était pas grand-chose non plus. » N’est-ce pas le désir exprimé par le peintre à l’égard de sa mère ? Qu’elle le regarde moins ! Ou avec moins de complaisance. Ce qui n’empêche pas ce critique d’ajouter : « C’est le meilleur portrait royal depuis 150 ans ! » Très critiqué, mais aussi très admiré, ce portrait féroce réalisé par un peintre âgé de 79 ans d’une femme septuagénaire elle aussi apparaît comme une dernière reprise des échanges avec la mère. Reprise qui concentre et condense (la dimension du tableau est étonnamment réduite : 30 cm de haut) le lien entre ce fils prénommé Lucian et sa mère Lucie, dont les biographes nous disent peu, mais les tableaux beaucoup.
27La mère et le fils en correspondance de regard ? Selon Jean Clair (1996, p. 181), Lucian Freud renverse le thème dominant de toute la peinture occidentale, celui de « la mère qui déplore son fils gisant sur ses genoux : il n’y a guère d’images qui aient autant hanté la sensibilité de l’art d’Occident ». D’après lui, « le thème du Filius dolorosus demeure infiniment plus rare. Car il est exceptionnel, dans l’histoire de la peinture, qu’un peintre ait pu s’identifier au fils ». Il y a pourtant un motif dans l’iconographie chrétienne qui renverse le thème habituel de la Vierge à l’enfant ou de la Pietà, c’est celui de la Dormition de la Vierge, où l’on voit la Vierge mourante, allongée au premier plan du tableau, dont l’âme, figurée par un bébé emmailloté, est recueillie par le Christ, debout derrière elle. « À la Madone à l’Enfant répond le Christ qui porte sa Mère comme un enfant ; on y verrait le désir narcissique masculin d’être maternel, de porter la vie, et d’avoir également, de reconstruire, réparer, ressusciter, et maîtriser le maternel » (Guy Rosolato, 1989). Il y va du rapport entre procréation et création, enjeu fondamental de tout processus artistique, et qui se manifeste plus précisément dans le rapport du peintre à sa mère [12]. « Qui regarde qui ? » recouvre « Qui crée qui ? » ou « Qui a engendré l’autre ? ». Avec l’auto-portrait, le peintre s’autoproclame auteur de son œuvre, dans une identification – ou un débat – entre celle qui crée des êtres de chair et celui qui crée des êtres imaginaires.
FACE AU MIROIR
28L’auto-portrait, c’est d’abord la confrontation directe de l’artiste avec soi-même par le truchement du miroir, qui en est l’outil par excellence. Les dispositifs de l’auto-portrait se prêtent à d’infinies variations quant à la place et la fonction du miroir, déployant le jeu des identifications croisées à travers ce jeu des regards où chacun est le miroir de l’autre – tantôt le regardé, tantôt le regardant. Tout comme, dans l’expérience esthétique décrite par Meltzer, où, liés par le « coup de foudre » de leur première rencontre, le nouveau-né est un objet esthétique pour la mère et la mère est un objet esthétique pour le bébé (Meltzer, 1999, p. 162).
29Mais le miroir est ambigu et ses fonctions sont multiples (Agnès Minazzoli, 1990 ; Sabine Melchior-Bonnet, 1994). Miroirs déformants, miroir de Vénus, miroir du double, miroir brisé [13], miroir de l’introspection. Ou encore le miroir de l’inquiétante étrangeté dans le fameux souvenir de Freud [14]. Nous pensons spontanément que celui qui, le matin, se regarde dans le miroir de sa salle de bains y voit non seulement un visage, mais un visage qu’il reconnaît être le sien... La clinique, rejoignant en cela certaines productions artistiques, montre que cette expérience du miroir n’est pas aussi assurée qu’il y paraît. À la limite, ce qui est étonnant, ce n’est pas tellement que certaines personnes ne se reconnaissent pas dans le miroir, mais que la plupart des gens s’y reconnaissent...
30Face au miroir se déploient toutes les facettes du rapport identificatoire de l’homme au monde : affirmation, interrogation, vacillement, effondrement...
31Face au miroir, il y a ceux qui se voient eux-mêmes. Assurés de leur image, ils se servent de cet outil pour affirmer une identité bien établie. Les auto-portraits de la Renaissance, désignés comme « portraits du peintre par lui-même » jusqu’au XIXe siècle, où est apparu le terme d’ « auto-portrait », représentent non pas un individu, mais un peintre, comme l’auto-portrait de Vermeer, vu de dos, devant son chevalet. C’est dans la modernité que le miroir est devenu l’instrument de la connaissance de soi, mais aussi de l’interrogation inquiète sur l’identité. Car, face au miroir, il a ceux qui doutent. Est-ce moi ? Est-ce un autre ? « Quand je regarde dans le miroir, je vois ma mère », dit l’anorexique. Quel rapport entre ce reflet dans une glace et mon Moi ?, semble dire Bonnard dans l’un de ses auto-portraits. « Le portrait du peintre par lui-même est ce clivage, faille entre l’identité et l’appartenance » (Bonafoux, 1984). En effet, nous savons depuis Lacan que l’image dans le miroir est porteuse d’une double polarité : l’image qui donne forme et rassemble – fondatrice de l’identité, source de jubilation. Mais il y a aussi l’image qui fige et défigure » image aliénante, réductrice, voleuse d’identité.
32Face au miroir, certains font l’expérience d’un effondrement identitaire. Persécutrice, l’image renvoyée par le miroir donne alors à voir à celui qui se regarde, ce qu’il advient de ce corps attaqué par des pulsions sadiques-orales et anales : l’éclatement des limites corporelles, le morcellement, les objets bizarres projetés dans l’espace extérieur. Les auto-portraits (et les portraits) de Francis Bacon n’évoquent-ils pas le corps dissocié du psychotique, où les parties ont perdu tout lien avec le tout et réapparaissent à l’extérieur, tel que le décrit cette patiente de Gisela Pankoff, qui a « l’impression qu’un de ses bras vivait en Afrique, l’autre en Amérique, une jambe dans le Midi et l’autre on ne sait où » (1969, p. 147). Éparpillement du corps que Francis Bacon tente de rassembler dans des structures transparentes étranges qu’il nomme des « cages » et dont on ne sait trop s’il s’agit d’un contenant ou d’un claustrum (Meltzer, 1992), et des miroirs qui, dans un mouvement inverse de l’anticipation de l’unité du sujet dans le stade du miroir de Lacan, reflètent une image du corps déformée et explosée. Le miroir des yeux maternels n’a pas fonctionné, dit Anzieu (1981). Je dirais cependant que Bacon s’obstine à le figurer, le traquer presque, poussant jusqu’aux limites du supportable les déformations terrifiantes qui, dès lors, apparaissent dans un miroir qui n’est pas si vide que cela. Avec la notion de non-sein, Bion introduit l’idée que l’absence de l’objet n’est pas seulement un vide, mais la présence d’un mauvais objet présent, générateur d’angoisses schizo-parano ïdes. Plutôt qu’une absence d’image dans le miroir, ne s’agit-il pas d’une hypertrophie de l’image chez Bacon, qui vivait d’ailleurs entouré d’une incroyable multiplicité d’images de toutes provenances qui envahissaient l’espace de son atelier ? Il y a peut-être autant de plaisir ou, en tout cas, de ferveur, à témoigner de la haine de soi, que de l’amour de soi...
33Winnicott fait référence à Francis Bacon dans son article sur le regard de la mère. « Dans la perspective qui est ici la nôtre, ce Francis Bacon se voit lui-même dans le visage de sa mère, mais avec une torsion en lui ou en elle, qui nous rend fous, et lui, et nous. (...) Bacon, regardant les visages, me semble douloureusement chercher à être vu, ce qui est à la base d’un regard créatif » (p. 158). La quête du regard de la mère, aussi douloureuse fût-elle, est la source de la créativité de l’artiste, qui n’a eu de cesse d’explorer et de figurer ces visions déformées et terrifiantes de l’être humain, jusqu’à chercher une identification du peintre au corps christique sur la croix, dont il dit que c’est « plus proche d’un auto-portrait » (faisant référence peut-être à l’auto-portrait en Christ de Dürer). Avec la vision inquiétante qui caractérise l’œuvre de Bacon, il voit dans cette image du crucifié une carcasse de viande qui pend, mais avec la « capacité négative » (Bion) qui caractérise tout grand artiste il prend sur lui les aspects les plus éloignés ou les plus dégradés de la condition humaine. « Nous sommes des carcasses potentielles. Si j’entre dans une boucherie, je trouve toujours surprenant que ce ne soit pas moi qui soit à la place de l’animal. »
34Face au miroir, pris par une hallucination négative, il y a ceux qui ne voient rien. Toujours dans l’article sur le regard de la mère, Winnicott rapporte les propos de la patiente qui lui avait parlé de Bacon : « Ce serait terrible, n’est-ce pas, si l’enfant se regardait dans le miroir et ne voyait rien ? » N’est-ce pas le cas de Bram van Velde, lui qui a dit que « peindre c’est chercher le visage de ce qui n’a pas de visage » ? De ses toiles abstraites, proposant une composition en réseau, sans limites ni frontières, où s’alignent et se frôlent des espaces contigus et interpénétrés, Bram van Velde a dit qu’elles étaient toutes des auto-portraits. Retraçant un processus créateur long et douloureux, la vision du tableau nous fait parcourir avec l’artiste ces mouvements primitifs qui, du chaos pulsionnel non organisé, des agonies primitives winnicottiennes, des terreurs sans nom de Bion, des angoisses de précipitation de Didier Houzel, font surgir une forme dont la pertinence esthétique s’impose. Sylvie Le Poulichet (1996) évoque, à propos de Bram Van Velde, des « formes premières de la sublimation », où la sublimation, au-delà de son acceptation classique, en tant que destin pulsionnel impliquant un changement de but et d’objet, est à concevoir comme un processus créant un nouveau lieu psychique. Ce serait un auto-portrait sans miroir ou au-delà du miroir. « Il existe encore un autre monde au-delà du monde visible et c’est lui que ma peinture veut représenter », dit Bram van Velde (Juliet, 1978).
LE REGARD SUR LE MONDE
35Pour Alberti, Narcisse serait l’inventeur de la peinture, et chaque peintre en se peignant à l’aide d’un miroir, à l’instar de celui qui se regarde dans une surface réfléchissante, réinventerait la peinture. Mais Narcisse, justement, capté par son image qu’il prend pour la réalité (erreur qu’aucun peintre ne commettrait jamais !), n’est pas devenu peintre... À la différence de Narcisse qui « prend pour un corps ce qui n’est qu’une ombre », le peintre donne corps à l’ombre en mettant en œuvre tous les procédés de la symbolisation et en traversant toutes les étapes des identifications, dans une démarche qui dépasse l’autocélébration narcissique.
36C’est pourquoi je soutiens que l’auto-portrait est à l’opposé d’une position narcissique. Si le premier regard de l’infans, en rencontrant la prunelle maternelle, connaît le plaisir de se mirer dans le miroir narcissique de sa « première séductrice », ce qu’il perçoit à travers elle – la mère –, c’est le monde, qui se présente comme espace à explorer et énigme à déchiffrer, comme dit Meltzer. Ce n’est pas : « Je m’aime », mais : « J’aime l’être humain que je suis. » [15] L’auto-portrait n’est pas un objet qui se donne à voir, mais, tel l’icône dont il est issu, « ne prétend pas qu’on la voie, mais offre qu’on voie ou qu’on se laisse voir à travers elle » (Jean-Luc Marion, 1991, p. 109). Bacon aimait que ses toiles soient mises sous verre, car, quand les gens regardent le tableau, ils ne voient pas seulement le tableau mais leur propre image qui se superpose sur celle du portrait ou de l’auto-portrait. Ainsi, l’invitation « Regardez-moi ! » en implique une autre : « Regarde-toi ! », puis : « Regardez avec moi ».
37Cette position de l’artiste évoque la notion de « capacité négative » que Bion a empruntée au poète John Keats [16]. Il s’agit de l’aptitude à tolérer l’inconnaissable, avec une attitude d’attente réceptive de l’inspiration créatrice. « Quand l’être humain est capable d’être dans les incertitudes. Mystères, doutes, sans aucune recherche des faits et de la raison », écrit Keats. Fondement de la fameuse trilogie bionnienne – « sans mémoire, sans désir, sans connaissance » –, la capacité négative est en rapport avec les liens de type C, qui sont à l’origine de la pensée qui émerge de cette zone d’incertitude, d’où l’émotion prend forme. « En ce qui concerne le caractère du poétique (...), il n’existe pas en lui-même, il n’a pas de moi ; il est tout et rien ; il n’a pas de caractère (...), Un poète est la chose la moins poétique qui existe, parce qu’il n’a pas d’identité : il anime et emplit continuellement un autre corps », dit encore Keats. Se proclamant étranger à soi-même, d’une étrangeté assumée qui le fait accéder à l’universel, Keats précède de quelques décennies le « Je est un autre » de Rimbaud.
38Ce sont peut-être les deux principaux auto-portraits de Dürer qui illustrent le mieux ce renversement du narcissisme. L’auto-portrait de 1498 du Louvre ne manque pas de caractères narcissiques : le regard très conscient sur lui-même, l’extraordinaire élégance des vêtements, le soin apporté aux détails de sa coiffure. Mais dans l’auto-portrait de 1500 de Münich, où Dürer se représente sous la figure du Christ, il prend sur lui, comme le pense Agnès Minazzoli [17], au moyen d’une identification tragique à l’Homme de douleurs, la souffrance de chacun.
39Autre exemple : à l’approche de la vieillesse, Zoran Music se met à peindre, presque exclusivement, des auto-portraits immenses, majestueux autant que humbles, où le visage de l’artiste ressemble étrangement aux morts de Dachau, qu’il avait observés et dessinés cinquante ans auparavant. Il disait alors : « Je dessinais comme en transe, m’accrochant morbidement à mes bouts de papier. J’étais comme aveuglé par la grandeur hallucinante de ces champs de cadavres. Tout en dessinant, je m’agrippais à mille détails : quelle élégance tragique dans ces corps fragiles ! Des détails si précis : ces mains, ces doigts minces, les pieds, les bouches entrouvertes dans une ultime tentative de happer encore une bouffée d’air. Et les os recouverts d’une peau blanche, à peine un peu bleuie. Et la hantise de ne point trahir ces formes amoindries, de parvenir à les restituer, aussi précieuses que je les voyais, réduites à l’essentiel. » Dans les auto-portraits des années 1990, on retrouve les mêmes yeux exorbités, la même texture blanche et cadavérique de la peau, les mêmes doigts filiformes tragiquement noués, la même lumière blafarde, la même position de la tête rejetée en arrière. Les morts de Dachau, Zoran Music les figure en se figurant lui-même. Admettre le mal en soi. C’est peut-être ainsi que l’on peut comprendre les auto-portraits très controversés d’Anselm Kiefer, se représentant en faisant le salut nazi. « Je ne m’identifie pas avec Neron ou Hitler, mais j’avais besoin de répéter ce qu’ils faisaient, juste un peu afin de comprendre leur folie. » Le Soi et l’Autre, assurément, mais dans la mesure où l’un peut endosser l’identité de l’autre.
40Keats dit que Shakespeare possédait la negative capability au plus haut point. Dans le domaine de la peinture, c’est Rembrandt, plus que tout autre, qui en témoigne. Lui qui offre au spectateur ce visage profondément humain, subissant mille métamorphoses, revêtant une multitude d’identités fictives, jouant avec les illusions du miroir jusqu’à se dessiner grimaçant dans une glace, comme pour explorer toutes les émotions, tous les âges, toutes les conditions sociales.
41Plus près de nous, les auto-portraits de Max Beckmann [18] me paraissent aussi fortement empreints de cette capacité négative, qui allie le singulier à l’universel ou, dans le cas de Beckmann, le destin individuel et l’histoire. Marqué d’abord par son expérience d’infirmier dans les tranchées de la Première Guerre mondiale, puis quittant Allemagne, immédiatement après avoir été catalogué parmi les artistes de l’art dégénéré, vivant la Seconde Guerre mondiale en exil en Hollande, avant de terminer sa vie aux États-Unis, c’est un peintre qui s’inscrit profondément dans l’histoire, celle du siècle, mais aussi celle de la peinture. Voici donc l’artiste que nous voyons, toujours arrogant, quelquefois mondain, souvent tragique, sur les multiples auto-portraits qui émaillent son œuvre. « Le moi est, en effet, le mystère le plus grand et le plus impénétrable du monde (...). C’est pourquoi je m’intéresse à l’individu, à l’ensemble de ce que l’on nomme individu, et que je cherche à le sonder et à le représenter sous toutes ses formes. – Qui es-tu ? – Que suis-je ? – Voilà les questions qui me poursuivent et me hantent sans trêve ; mais peut-être contribuent-elles également à l’accomplissement de mon travail d’artiste. »
42Cependant, il ne nous regarde pas... Rares sont les auto-portraits où son regard se dirige vers nous. Son regard, d’une exceptionnelle intensité, d’une perspicacité sans relâche, passe à côté de nous, spectateurs, nous dépasse, pour voir autre chose. Quoi ? S’il ne nous sollicite pas directement, son regard est omniprésent dans son œuvre. De même, les miroirs sont très présents, mais il les détourne de leur fonction puisque, le plus souvent, ils restent des surfaces vides qui ne reflètent rien, mais qui sont là comme éléments des dispositifs sophistiqués qui structurent la composition de la toile. « La poétique beckmanienne du miroir fait de celui-ci le lieu énigmatique de la vision, ou de l’apparition, d’un invisible se manifestant sous l’aspect d’un impossible reflet », écrit Daniel Arasse. Pourrions-nous dire alors qu’il détourne son regard de la mère, dont le miroir oculaire est vide, pour se tourner vers ce qu’il appelle le « théâtre du monde et de l’infini » ?
43Dans un tableau intitulé Naissance, il y a un double auto-portrait, où il se représente à la fois dans la figure du bébé et dans celle de l’infirmier. Le bébé-infirmier n’évoque-t-il pas le nourrisson savant de Ferenczi ? l’enfant thérapeute de sa mère ? Dans un tableau intitulé Mort, il représente l’âme de la défunte comme un corps de femme emporté par un poisson qui s’envole. À regarder attentivement, l’œil de ce poisson ressemble étrangement à l’œil de Beckmann. Le poisson, très fréquent dans son œuvre, est traditionnellement le symbole du Christ, et on pourrait donc voir apparaître là, de manière déguisée (mais que de déguisements dans l’œuvre de Beckmann !), le thème de la Dormition, avec le fils qui emporte l’âme de sa mère. Rapprochons ce tableau d’un texte de Beckmann : « Les chaudes nuits des mers lointaines ne te faisaient-elles pas rêver quand, flammèches incandescentes, nous voguions sur les poissons volant loin au-dessus des océans et des étoiles ? Ton masque de feu noir était splendide avec ta longue chevelure embrasée et tu croyais, enfin, tenir dans tes bras le dieu qui te délivrerait de la misère et de la nostalgie ! » Le poisson-Christ-Beckmann qui s’envole avec la défunte évoque la figure du Sauveur ou, dans une perspective psychanalytique, le réparateur de la mère [19], les deux se combinant dans la figure d’un créateur : « L’artiste est aujourd’hui le véritable créateur du monde, qui n’existait pas avant lui. » Si l’homme, fait à l’image de Dieu, crée à son tour une image représentant l’homme, le peintre reproduit le geste divin de la création de l’homme.
44Ecce homo. Voici l’homme qui, tout en étant homme, est aussi dieu. Voici donc le père dont je disais au début qu’il est inclus dans ce premier objet esthétique représenté par le visage combiné de la mère et de l’enfant. Double face, qui correspond à la double nature postulée par le principe de l’incarnation qui, autorisant la représentation de la figure humaine, est à l’origine de la levée de l’interdit iconoclaste et constitue le fondement de tout le développement de la peinture occidentale. Ambition que Beckmann reprend à son compte : « Car nous sommes Dieu (...). L’art est le miroir de Dieu qui est l’humanité. »
45Et je terminerai sur un propos de Bacon, qui pourrait bien résumer la démarche et l’enjeu de l’auto-portrait : « Voici une image de la vie refaite, remémorée et redonnée telle qu’elle était au moment où elle avait été saisie dans sa complexité. »
46Simone Korff-Sausse
164, boulevard du Montparnasse
75014 Paris
BIBLIOGRAPHIE
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Mots-clés éditeurs : Auto-portrait, Regard, Capacité négative, Conflit esthétique, Miroir
Notes
-
[1]
Je me limite volontairement au champ de la peinture, bien que les artistes contemporains expérimentent des modalités de l’auto-portrait dans les nouveaux domaines des arts plastiques : photo, vidéo, installations, etc. Je laisse également de côté la sculpture, qui pose une problématique différente. À noter qu’il n’y a pour ainsi dire pas d’auto-portraits sculptés... Je dirais – idée à creuser – que le rapport du sculpteur à son œuvre est lié non pas au regard de la mère, mais au corps de la mère, à partir de l’idée kleinienne que le premier objet des pulsions épistémophiliques concerne l’intérieur du corps de la mère.
-
[2]
C’était l’un des arguments des iconoclastes, à partir de l’idée de la consubstantialité, que de dire que l’image ne pouvait pas rendre le réel, puisqu’elle ne bougeait pas, ne respirait pas et ne parlait pas.
-
[3]
Rappelons que, dans les cabinets de curiosités, les tableaux étaient recouverts de rideaux que l’on ouvrait pour les visiteurs. Dans le même ordre d’idées, L’Origine du Monde de Courbet était caché derrière un panneau, peint par Courbet lui-même au début, puis par un panneau-masque réalisé par André Masson lorsque le tableau entra dans la collection de Lacan.
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[4]
À ce propos, il faut rappeler que, de tous les handicaps sensoriels, la déficience visuelle est celle qui met le plus en danger l’établissement de la relation mère/enfant et comporte le plus de risque de psychotisation pour l’enfant. Pourquoi ? Curieusement, une mère, qui sait ou pense que son enfant ne la voit pas, perd sa capacité à être mère. Voir l’autre et être vu de lui est la structure fondamentale de la construction de l’identité et de la reconnaissance d’autrui.
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[5]
D’après moi, l’auto-portrait rend compte aussi bien d’une rencontre heureuse avec le visage/regard de la mère que d’une rencontre manquée, défaillante, voire traumatique. La motivation à peindre n’en est pas moindre, bien au contraire, ce qui correspond à une certaine conception du traumatisme, dont je tiens à souligner les potentialités créatrices. Thème que j’ai développé dans : S. Korff-Sausse (2000), La mémoire en partage, Revue française de psychanalyse, 1/2000, et S. Korff-Sausse, Le trauma : de la sidération à la création, dans l’ouvrage collectif de François Marty, Figures et traitement du traumatisme, Paris, Dunod, 2001.
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[6]
Pour une étude plus approfondie, je renvoie le lecteur au chapitre « L’infirmité, le sexe et le regard de la mère. Henri de Toulouse-Lautrec » de mon ouvrage D’Œdipe à Frankenstein. Figures du handicap, paru aux Éditions Desclée de Brouwer en 2000.
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Ce jeu-là sera très largement développé dans les auto-portraits de l’art contemporain.
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[8]
Lucian Freud est le fils de Ernst Freud, quatrième fils de Freud, qui épouse Lucie Brasch à Berlin en 1920, avec laquelle il a trois enfants, dont Lucian, né en 1922. En 1933, la famille émigre à Londres où Ernst Freud accueille son père Sigmund en 1938.
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Lucie, la mère de Lucian (on ne peut que remarquer la similitude des prénoms...), était une personnalité cultivée et active, mais qui connut des épisodes dépressifs, avec des tentatives de suicide entraînant plusieurs séjours en hôpital psychiatrique.
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Le peintre suisse Ferdinand Hodler, qui a beaucoup pratiqué l’auto-portrait, a réalisé une série impressionnante de plus de 100 portraits de sa compagne Valentine Godé-Darel atteinte d’un cancer, où l’on voit la dégradation corporelle jusqu’à sa mort en 1916.
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[11]
À noter que les négociations entre Lucian Freud et Elisabeth II ont duré six ans. L’artiste exigeait 72 poses dans son atelier... La reine refusait de se rendre chez l’artiste et voulait réduire le nombre de séances à 6... Les séances ont finalement eu lieu en terrain neutre, à St. James, de mai 2000 à décembre 2001.
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[12]
Mais qui se retrouve aussi – et ce serait un autre volet d’une recherche sur l’auto-portrait – dans une identification et un débat entre Dieu le père, le Créateur et sa créature.
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[13]
Le Miroir brisé est le titre que j’ai choisi pour mon ouvrage consacré aux enfants handicapés (Paris, Calmann-Lévy, 1996).
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[14]
Assis seul dans un compartiment de train, la porte s’ouvrit suite à un choc et Freud vit « un homme d’un certain âge, en robe de chambre et casquette de voyage, qui entra chez moi... Je me précipitai pour le renseigner, mais je m’aperçus, tout interdit, que l’intrus n’était autre que ma propre image reflétée dans la glace de la porte de communication. Et je me rappelle encore que cette apparition m’avait profondément déplu » (L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985).
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[15]
Le 16 mars 1915, Beckmann écrit : « Hier, j’étais en perm. Au lieu de faire une excursion quelconque, je me suis mis à dessiner comme un forcené et j’ai exécuté pendant sept heures des auto-portraits (...) j’éprouve une passion folle pour l’espèce humaine. »
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[16]
Keats évoque la negative capability dans la lettre du 21 décembre 1817 et du 27 octobre 1818 de sa correspondance.
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[17]
A. Minazzoli, Le tragique, le pathétique : l’exemple de Dürer, Conférence à la SPP du 8 mars 1997.
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[18]
L’importance des auto-portraits dans son œuvre est comparable à celle de Rembrandt.
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[19]
De cette mère, dont les catalogues ne parlent pas, nous ne pouvons que glaner quelques indications, d’abord à partir du journal et des lettres de Max Beckmann. « Mère est malade, bien fait pour elle. Bien que je ne sois pas tranquille quand ils vont mal, je ne veux pas voir ces gens qui geignent et se plaignent » (Écrits, 1er septembre 1903). Puis à partir des souvenirs rédigés par sa première femme, Minna Beckmann, qui raconte que, « auprès de sa mère, Max ne trouvait que pleurs et reproches ». Pleurs, reproches, plaintes : cela évoque, bien entendu, une mère dépressive.