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Article de revue

Défense de l'art de peindre.

Art de peindre et défenses psychiques

Pages 589 à 599

Notes

  • [1]
    Jean Starobinski, Virgile dans Freud, trad. franç., in Starobinski en mouvement, Éd. Champ-Vallon, Seyssel, 2001, p. 373.
  • [2]
    Lettre à Emil Fluss du 16 juin 1873, in Sigmund Freud, Lieux, visages, objets, Bruxelles et Paris, Éd. Complexe/Gallimard, 1979.
  • [3]
    Citation dans le Catalogue de l’exposition « Matisse et Picasso » au Grand Palais, Paris, 2002.
  • [4]
    Virgile, L’Énéide, traduction par Pierre Klossovski, Éd. André Dimanche, Paris, 1989.
  • [5]
    S. Freud, Le souvenir écran, in La vie sexuelle, Éd. Payot.
  • [6]
    Le rêve du « Navire du petit déjeuner » fait ainsi exception. « Le bleu foncé de l’eau, la fumée brune des cheminées... et le brun rouge foncé des batiments » évoquent chez Freud les couleurs d’un jouet de son enfance. Il esquisse à ce propos sa théorie des stimulus visuels liés à la régression topique, rattachée à la théorie du réflexe. On peut évoquer aussi quelques rêves où la couleur ayant une valeur symbolique...
  • [7]
    G. Didi-Huberman, L’invention de l’hystérie, Charcot et l’iconographie photographique de la Salpétrière, Paris, Éd. Macula, 1982.
  • [8]
    S. Freud, Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques (1911). Résultats, idées, problèmes, Éd. Payot.
  • [9]
    E. Gombrich est sans doute est le premier à établir des liens entre l’histoire de l’art et la psychanalyse.
  • [10]
    Jacqueline Miller, Une mémoire pour deux. Le virtuel des transferts, Paris, PUF, 1997. Cet ouvrage contient, avec les idées et les contributions cliniques de l’auteur, les références des textes psychanalytiques publiés sur l’image et la représentation plastique. Je renvoie le lecteur à sa bibliographie vraiment complète et objectivement commentée, qui en fait un texte de référence.
  • [11]
    Marie Bonnafé-Villechenoux, Proust. L’image pariétale : les petits pans de murs jaunes et le souvenir d’enfance, Rev. franç. de psychanalyse, 2/1999.
  • [12]
    Fénéon, article célèbre sur La grande Jatte de G. Seurat, Revue La Vogue, 1886.
  • [13]
    Sigmund Freud Sandor Ferenczi, Correspondance, t. I, 1908-1914, Calmann-Lévy, 1992.
  • [14]
    Cette référence initiale à l’étude de O. Pfister, pourrait bien innocenter Freud de l’erreur sur le rapace qui est non pas un vautour (toujours femelle, d’après le mythe, enfantant avec le vent) mais un milan dans le texte de L. de Vinci.
  • [15]
    C’est dans les Formulations que l’on trouve la remarque célèbre sur le nourrisson « organisation entièrement soumise au principe de plaisir et qui néglige la réalité du monde... fiction qui se justifie quand on remarque que le nourrisson, à condition d’y ajouter les soins maternels, est bien près de réaliser un tel système psychique » avec le jeu du déplaisir le rôle de la décharge motrice, puis la satisfaction hallucinée et la projection vers le monde externe des excitations externes déplaisantes. On sait tout l’avenir qu’a eu, depuis Winnicott, cette note.
  • [16]
    Les mots soulignés en italiques sont soulignés par moi. Freud a souligné : la décharge motrice se change en action.
  • [17]
    « On est amené à faire dépendre le choix de celle-ci (le choix de la névrose, incluant la névrose narcissique, la parano ïa de Schreber) de la phase de développement du moi et de la libido pendant laquelle est intervenue l’inhibition du développement psychique prédisposante. » (Formulations sur le cours des événements psychiques). Il ouvre ainsi une voie nouvelle, argumentée, qui permet de contrer les psychologies qui interprètent les différentes structures psychiques en termes de hiérarchie de complexité, selon un schéma jacksonien. Ainsi, pour Janet, les stades « rationnel-énergétique », puis « asséritif », etc. Il peut affronter Jung différemment sur le terrain de la psychose.
  • [18]
    Lettres des 6, 9 et 16 déc. 1910.
  • [19]
    A. Leroi-Gourhan, L’Art de la Préhistoire, Éd. Mazenod, Paris, 1973.
  • [20]
    G. Bataille, La naissance de l’Art Lascaux, Éd. Skira, Paris, 1955.
  • [21]
    Walter Benjamin, Œuvres, t. II, Densel, Paris, 1971.
English version
“ Notre but étant, pour le jour où les machines auront à la fois perdu énergie et mode d’emploi... qu’une peinture puisse encore, dans sa matérialité énigmatique, sa vulnérabilité, sa poésie, accueillir un œil existant à l’état sauvage. ”
Pierre Alechinski.

1« Art de peindre » : ces mots nous renvoient à la peinture, mais ils ne s’y enferment pas. Ils nous renverront aussi au dessin, comme à divers autres modes d’expression plastique. Ils mettent aussi l’accent sur une mentalisation de l’acte qui est au centre de notre propos.

2Accessoirement, nous voudrions ressusciter les liens anciens, qui tendent à se séparer aujourd’hui, entre le tableau (ou la fresque) et le texte, la peinture étant, comme l’a dit Vinci une « cosà mentale ».

L’ÉNÉIDE, UNE ŒUVRE ESTHÉTIQUE SOUBASSEMENT DE LA THÉORIE FREUDIENNE

3En introduction à l’édition du centenaire de la Traumdeutung [1] dans un texte aussi inspiré que convaincant, Jean Starobinski nous convie à reconnaître comme fil conducteur de l’élaboration du texte freudien, un voyage, une navigation au long cours, avec le trajet du héros, Énée, parti des décombres des rives de Troie, passant par « Carthage, narguant l’Italie et les bouches du Tibre », et qui, à la fin, fondera Rome.

4Dans ce texte, il reprend le vers de l’Énéide qui est l’épigraphe de L’interprétation des rêves : « Flectere si nequeo superos, Acheronta movebo... » La citation, nous dit-il, est presque un lieu commun dans la culture humaniste de l’époque, illustrant une volonté qui, prenant le risque d’échouer, ne s’incline devant aucun obstacle.

5 Si je ne peux fléchir les dieux d’en haut, je mettrais en mouvement l’Achéron... »

6Suivant la trace du récit de l’Énéide, au long du développement de l’œuvre qui fonde la psychanalyse, Starobinski fait ce commentaire : « tout se passe comme si le réprimé, tel un personnage, prenait vie quand il trouve un chemin et qu’il exerce cette poussée, ou pulsion..., qui correspond au movebo de Junon »... Il n’abandonne pas la théorie du réflexe, mais, « ce n’est pas simplement hydraulique..., une “animisation” s’opère ”... La théorie elle-même se narrativise... avec l’introduction de la sexualité infantile et de son effet à retardement / Nachträglichk la pensée freudienne verra s’allonger considérablement le parcours qui mène à la formation du symptôme (ou du rêve). Il poursuit : la rédaction devient très différente et « se démarque de la sobriété exemplaire des Études sur l’Hystérie ». Freud ajoute une histoire qui résulte de l’intervention d’un système secondaire... En suivant toujours l’auteur, nous retrouverons la citation fameuse de l’épigraphe reprise à un moment crucial du texte, au chapitre VII, immédiatement à la suite de la citation non moins célèbre : « L’interprétation des rêves est la Via Regia qui mène à la connaissance de l’inconscient dans la vie psychique... Le vers de Virgile est une parfaite allégorie du chemin détourné que prend l’énergie du désir quand la voie directe lui est barrée. » Parti de la théorie du réflexe, il lui reste fidèle – il y a toujours un système de forces auquel Freud jamais ne va renoncer – mais, une fois qu’il va ajouter les processus secondaires et l’après-coup « cette histoire ne se calcule pas, elle ne peut que se raconter ». Ici sont évoquées, dans les lettres à Fliess « ...ses idées théoriques... » comme des récits (Erzähblungen), et même « ...un conte de Noël... » Dès lors, les systèmes de forces auxquels obéissent les mouvements psychiques ne sont pas abandonnés, mais ils jouent avec ce qui advient comme « conte ».

7L’Énéide, qui apparaît peu comme telle parmi les citations du livre fondateur de la pensée freudienne, est repérable comme fondement en filigrane du texte : le récit imprègne tellement la culture humaniste qu’il n’est point besoin d’être explicite au-delà de l’épigraphe pour être présent. Mais il faut s’arrêter sur Virgile car l’Énéide est au point central des images romaines, si importantes, et au cœur de la névrose de Freud : « Ma nostalgie de Rome est profondément névrotique », écrira-t-il à Fliess (3 déc. 1896). Il évoque, dans sa correspondance [2], une seule citation explicite, les vers qui narrent l’amitié et la mort au combat de Nisus et Euryale « relus au hasard », au cours de la scolarité, comme un passage de ce qui est connu par cœur depuis les premières humanités.

8Starobinski lui-même nous invite à créer un lien entre les vers fameux et une image. Lui qui a écrit Les emblèmes de la raison, pose que « sa place est finalement dans le texte, dont il résume emblématiquement la doctrine centrale qui concerne le refoulement. L’épigraphe a fonction de la devise accompagnant le blason ». Elle ouvre la trajectoire emblématique d’un double mouvement, poussée et trajectoire qui meut le récit épique, et sous-tend la démonstration de la théorie. Si l’on en croit les peintres eux-mêmes, le travail du peintre se déroule, lui aussi, comme un drame en action : « Faire un tableau, dit Picasso, c’est engager une action dramatique au cours de laquelle la réalité se trouve déchirée. » [3]

UNE FRESQUE À CARTHAGE

9Puisque le sujet de notre propos est l’acte de peindre, notre attention peut être retenue par ceci : le récit d’Énée s’est ouvert avec une fresque. En revenant à la construction du texte même de l’épopée [4], nous voyons qu’une œuvre peinte a précédé le récit du héros. Pendant l’attente de la rencontre avec Didon à qui va s’adresser la première partie de son récit (Livre II et III) au moment où Énée et ses compagnons « pour la première fois espèrent un sort meilleur », ils découvrent que leurs exploits et leurs défaites sont déjà connus à Carthage. Le récit donc est déjà là, présent sous l’aspect d’une fresque « s’offrant à l’admiration du dardanien qui admire la main des artistes... Voici qu’il reconnait les batailles iliaques dont la rumeur s’est déjà répandue dans l’univers, les Atrides et Priam, Achille et lui-même dans la mêlée des princes Achéens... »

10L’intrigue amoureuse va se nouer, grâce à l’intervention de Vénus, mère insaisissable : lui, dès sa mère reconnue, déjà fugitive, la poursuit de ces mots : « Eh quoi, ton propre fils si souvent, cruelle, de fallacieuses images tu l’abuses ! » et avec l’aide de Cupidon la rencontre a lieu, et bientôt la mise en récit de la vie du héros. Didon va lui en faire la demande : « Alors, mon hôte, fait-elle, dis-nous plutôt les fourberies des grecs et la chute de tes proches, et ta propre errance depuis l’origine, par toutes terres et par les flots... » La fresque ne remplace pas le récit. Issue des récits épars de la rumeur répandue, elle sous-tend chaque épisode qui va prendre corps, par la parole du héros, avec le poème épique. Sous le texte, une image est déjà peinte. Elle ajoute un jeu du visible et de l’invisible, de la vérité et du leurre, de ce qui peut ou non se laisser apercevoir dans ce qui est transmis.

11En première conclusion et en revenant à la thèse de Starobinski, il nous faut insister sur ce fait que le récit sous-jacent à la construction théorique de la découverte freudienne est une œuvre d’art. Elle se situe tel un soubassement, source d’un ensemble de références esthétiques bien présent aux yeux de tout lecteur de l’époque. Ajoutons, avec lui, que Freud, comme Virgile possède le talent de savoir traduire le mouvement, movebo, ce qui se meut ou qui se déroule.

12Nous allons reprendre ci-après dans les textes freudiens ultérieurs, avec notamment les Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques la position topique et dynamique assignée à la création artistique. Retenons déjà cette présence forte du poème classique imprimant un jeu entre une démarche d’ordre poétique et narrative et la démarche scientifique à la découverte des processus de la terra incognita de l’inconscient. Nous ajoutons donc que ce caractère de levier vers une telle nouvelle connaissance joue non pas par le simple déroulement d’une pensée entre « le plus haut et le plus bas, qui sont en interdépendance dans la sexualité » (ainsi que Freud le dit dans Les Trois essais...), mais bien en raison du caractère esthétique de cette traversée, en notant au passage que le récit épique lui-même est associé à une image, une œuvre peinte qui l’a précédée.

À LA RENCONTRE DES PEINTRES, FREUD SI È RETRATO A ... ORVIETO

13Après l’évocation des fresques de Signorelli de la cathédrale d’Orvieto – les représentations infernales, dont la licence est parmi les plus directes des œuvres d’art alors exposées à tous, ne seront à aucun moment décrites par Freud, qui en reste au seul oubli sur le nom Signorelli avec le sens sous-jacent, l’arrêt des menstruations de la femme aimée –, Freud ne cite pratiquement plus d’œuvres peintes. Sur cette évocation de Psychopathologie de la vie quotidienne, où rien de la manière ni du contenu de la surface peinte ne nous est donné à voir, une page est tournée. S’il nous est permis d’accompagner en pensée les rêveries de Freud sur son voyage à Rome, objet de désir et d’interdit, ne peut-on le voir admirer, après Goethe, les fresques des chambres du Vatican, à Rome, peintes par Raphaël et parmi celles-ci la scène où Énée porte sur son dos Anchise mourant, après la triste défaite. Cette scène n’apparaît pas plus en clair que le texte de l’épopée dans les associations que Freud propose à partir des œuvres d’art, au long de son ouvrage princeps sur les rêves et leur interprétation. Image fameuse, elle est cependant vraiment emblématique du parcours du héros : avant de parvenir à Rome, Énée descend aux enfers pour rencontrer son père parmi les morts. Dans la distance que Freud prend avec la peinture, ne retrouve-t-on pas l’indice d’un tabou névrotique ? Des années plus tard, Freud se dira plus captivé par la sculpture que par la peinture, et l’intérêt et la fascination qui le saisit d’emblée et resteront durables pour le Mo ïse romain de Michel Ange, figure tutélaire de la prescription des interdits, en témoigne. Quand il revient à l’œuvre peinte, avec Léonard de Vinci, c’est la vie de l’homme de génie qui le retient avant tout, ainsi qu’un texte publié, sur un détail de la peinture... nous reviendrons plus loin sur les sourires énigmatiques.

14Cependant, il continuera d’accorder aux images une place dominante dans le champ de la représentation mentale. Mais si, au départ, l’image du Souvenir écran (1899) [5] est véritablement dépeinte comme un tableau, en de vives couleurs, qu’il associe au « goût du bon pain », à la sensation, dès L’interprétation des rêves (datée 1900), rares sont les images oniriques qui nous sont décrites, si étonnant que cela soit. Le parti pris de donner la prévalence au discours est en place, sans qu’il ne se donne la peine de s’expliquer sur ce changement. Les images des rêves cités sont livrées, à quelques exceptions près [6] pour ce qu’elles disent, en clair ou en rébus, et non pour leur facture, pas même une couleur.

15Faut-il voir là un démarcage envers Charcot, figure du maître, auteur d’ouvrages sur la peinture pour laquelle il se passionnait, et dont on a pu dire que la prédominance accordée aux images mentales, ainsi que l’évaluation au moyen de croquis, mesures ou clichés photographiques dans l’approche de la perturbation hystérique, le maintenait à distance de l’élaboration du sens du symptôme ? [7] Plus tard, est-ce de Jung, chez qui abonde le symbolisme des images, qu’il devrait se démarquer ?

16Mais, comme nous allons le voir dans le texte sur les Formulations sur les deux principes du cours du fonctionnement mental [8] (adressé à Jung) article qui est la référence obligée – avec Le mot d’esprit, dont les références sont toutes purement littéraires – lorsqu’on évoque le rôle que Freud attribue à la création des artistes dans la vie psychique, c’est bien la peinture qu’il citera comme exemple de référence, quand il voudra donner à la création artistique, comme nous allons le voir, une fonction particulière, unique dans le fonctionnement psychique.

DANS LA VIE PSYCHIQUE ET LA CURE, SOUS LE TEXTE, UNE IMAGE SE FORME. AVEC LA MADELEINE DE PROUST ÉMERGE LA PEINTURE

17Dans le courant associatif de vie psychique, comme avec le rêve et le fantasme, une image préexiste et accompagne l’élaboration du discours. Or, où les images mentales trouveraient-elles pour une part leur source, sinon dans un lien avec des éléments de la culture iconique ? [9] Certes, c’est bien avec l’achèvement du langage que se fait le travail psychique et, notamment, le mouvement du transfert dans la cure. Mais quand les réminiscences du traumatisme butent à se dérouler souplement, il peut être dynamique de repérer et de souligner un souvenir iconique, une image de rêve ou le souvenir d’un dessin ou de l’illustration d’un conte (tel le dessin de L’homme aux loups). Une telle représentation ne sera pas à analyser en tant que telle, mais elle permettra souvent de sortir d’un processus qui tend à s’enliser, une fois qu’est pointée la répétition de son émergence, dont il ne faudra pas craindre de travailler la répétition dans un travail pré-interprétatif. Ainsi, on parviendra dans certains cas au processus trop bloqué à relancer plus de souplesse associative. L’image mentale accolée à une réminiscence iconique, par le patient lui-même, est bien souvent l’indice d’un nœud de condensations très significatives. J’ai eu l’occasion de donner plusieurs exemples de tels matériaux cliniques dans des articles précédents. Dans son livre Une mémoire pour deux, Jacqueline Miller [10], reprenant un travail clinique, a montré qu’une telle image mentale, se répétant cette fois dans les pensées de l’analyste, une illustration du conte Barbe Bleue, pouvait avoir une telle importance dans le mouvement transféro - contre-transférentiel d’une cure. Cet auteur privilégie l’image animée d’un mouvement, cinématographique, dans ce qui s’échange, sous jacent, en « un lieu virtuel du transfert » telle l’impression virtuelle du film animé d’une pellicule, entre la pensée de l’analyste et celle du patient en analyse.

18Proust a voulu montrer le lien entre l’émergence d’une image – qu’il relie à la peinture – et le récit du souvenir [11]. Mais le récit du souvenir de la madeleine reste plus vivace chez ses lecteurs que les images qui le précèdent. « ...et dès que j’eus reconnu le goût de la madeleine... un plaisir délicieux m’envahit... ce qui palpite au fond de moi, ce doit être l’image, le souvenir visuel... mais il se débat trop loin... à peine si je perçois le reflet neutre où se confond l’insaisissable tourbillon des couleurs remuées... » Ce sont les mêmes mots que ceux qui présentent la peinture de Seurat : « sous un ton uniforme, on trouvera ...en une tourbillonnante cohue de menues macules, tous les éléments constitutifs du ton » [12]. Tout au long de son œuvre, Proust unira intimement la création littéraire et la peinture. Avec La Recherche, illustration des procédés de la création, il expose au long de l’œuvre, avec une sorte de passion, ce lien qui culmine avec la mort de Bergotte, l’écrivain « de grand talent, mais... trop sec », qui meurt après son saisissement devant le petit pan de mur jaune de Vermeer de Delft.

LES CRÉATEURS ET LE MOUVEMENT. LA PEINTURE ENTRE ACTION ET PENSÉE

19Si l’on revient aux textes freudiens, c’est dans la période féconde entre 1910 et 1912 que Freud approche la peinture avec Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci (1910). Cette période dont on voit bien la richesse dans la Correspondance Freud-Ferenczi [13] débouchera, à partir du Président Schreber, à l’étude de la psychose (avec la discussion sur incorporation et introjection). Il est clair que ce qui a stimulé Freud qu’il cite, c’est l’étude où Oscar Pfister établit un lien entre le dessin du cou d’un vautour « symbole maternel », « image devinette » repérée dans le manteau bleu de la vierge, et un fantasme de Léonard [14]. Voici un passage de cette étude, cité (en note, p. 159) par Freud. « Le bout, à droite, de cette queue est dirigé vers la bouche de l’enfant, c’est-à-dire de Léonard, exactement comme dans son rêve prophétique d’enfance ». Freud ne fait pas de description des œuvres, supposées bien connues, si ce n’est à propos de son interprétation comparative, qu’il revendique comme bien personnelle, entre la Sainte Anne du Louvre et le « fameux carton de Londres sur le même sujet » dont le croquis est reproduit dans la publication ; les deux femmes, mère et grand-mère, « sont pour ainsi dire, aussi confondues que des figures de rêve mal condensées, de sorte qu’il est difficile de dire où Anne finit et où Marie commence ». Et, bien sûr, il décrit aussi le fameux sourire de la Joconde ainsi qualifié : « Un sourire immobile, sur des lèvres allongées et arquées »... « et l’artiste voila, avec le bienheureux sourire de la Sainte Anne, la douleur et l’envie que ressentit la malheureuse quand elle dut céder à sa noble rivale, après le père, l’enfant. Le sourire de Mona Lisa del Giocondo réveilla, en l’homme fait qu’était alors Léonard, le souvenir de la mère de ses premières années » (p. 153-156). « La violence des caresses que révèle son fantasme au vautour n’était que trop naturelle de la part de la pauvre mère abandonnée... à la façon des mères insatisfaites... c’est une relation d’amour qui comble non pas tous les désirs psychiques, mais assouvit aussi tous les besoins physiques. »

20Avec les Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques (1911) l’année suivante, on ne peut douter que ce soit le fantasme de l’enfance de Léonard qui se dessine en lui lorsqu’il écrit que « L’artiste donne forme à des fantasmes... pour en faire des images très précieuses de la réalité. » De la même façon, quand il expose comment en chaque être, au début de la vie, la décharge motrice se transforme pour se changer en action... « le processus de pensée assurant une suspension de cette décharge motrice [pour que] se forme l’activité de représentation »... N’est-il pas alors en prise avec la petite enfance de ce bébé actif que fut Léonard – alors indistinct de la personne psychique et physique de sa mère [15]. Enfin, ne peut-on pas voir une relation entre lui-même et avec la création et les fantasmes de « l’homme fait » qu’il vient de nous montrer, dont les fantasmes peuvent être rapprochés de ceux dont il a pu lui-même rêver : « ... être la proie de la tendre séduction d’une jeune mère » dont il aurait cru être « l’unique consolation », ce qui aurait expliqué « l’intensité de son investigation sexuelle infantile » (SELV, p. 200).

21Est-il imprudent de soutenir que le travail auquel Freud se livre sur lui-même en s’attaquant à Vinci – après que Fliess ait cessé de jouer son rôle dans l’autoanalyse – ne puisse lui avoir servi à la continuer, et, ce faisant, lui aurait permis d’avancer dans la connaissance de territoires du psychisme de plus en plus éloignés de lui-même. Cet écrit sur l’art lui aurait permis d’étendre sa curiosité et ses investigations les plus neuves, les plus éprouvantes, au risque de l’échec comme Léonard, nous dit-il, en montrait la voie.

22Une relation avec un créateur, avec son art, lui aurait permis, ainsi qu’il le montrera dans les Formulations, en réconciliant les deux principes opposés du fonctionnement psychique, de rendre plus abordable et tolérable, l’ensemble des formes du fonctionnement psychique.

23Dans cet essai, une fois encore, la peinture n’est pas nommée. Serait-elle trop près du fantasme, d’images indistinctes, confuses, proche des images oniriques et du rêve comme défense, trop proche d’effusions violentes... Quoiqu’il en soit, Freud va parler alors de « représentation ». Pourtant, lorsqu’il revient ensuite à l’œuvre d’art, ce qui est désigné – comme nous venons de le voir en rappelant la proximité des deux rédactions – c’est bien la création picturale, « l’artiste crée des images »... détourne le geste, et crée par ce moyen « une part précieuse de la réalité qui est une représentation du fantasme ». Le jugement de réalité intervient, ajouterons-nous, dans l’appréciation du talent créatif octroyé par les autres, qui apprécient la balance entre les insatisfactions partagées et le plaisir procuré par les œuvres, validant ainsi le pouvoir de l’artiste.

24Nous reprenons ici des extraits du texte, bien souvent cité quand il s’agit de définir le rôle de l’art dans la pensée freudienne. Nous voulons souligner, cette fois, la place particulière du geste du peintre dans la création esthétique et dégager de cette façon l’importance accordée à la mentalisation de l’acte, en mettant l’acte de peindre en toile de fond du texte... « La décharge motrice, qui, pendant la domination du principe de plaisir, sert à débarrasser l’appareil psychique de l’accroissement des excitations, est parvenue à cette tâche... [par des expressions motrices et mimiques extériorisant l’affect]... prend alors une nouvelle fonction, dans la mesure où elle est employée à une modification appropriée de la réalité. Elle se change en action. La suspension, devenue nécessaire, de la décharge motrice est assurée par le processus de pensée qui se forme à partir de l’activité de représentation. » Le texte, qui se dit « plus introductif qu’exhaustif », s’attache à préciser le mécanisme de « la création de fantasmes... Une partie essentielle de la prédisposition psychique à la névrose réside donc dans le fait que, sur la voie qui mène à tenir compte de la réalité, l’éducation de la pulsion sexuelle subit un retard », en raison du refoulement qui œuvre pour « inhiber, in statu nascendi... des représentations dont l’investissement peut occasionner une libération de déplaisir » [16].

25Freud, dans ce texte clé, a trouvé une description des processus psychiques qui vaut pour toutes les variations structurelles, les déséquilibres pulsionnels résultent tous d’un tel décalage entre la précocité de l’instauration des exigences de la réalité, et le refus persistant de s’y plier, lié à l’emprise persistante du plaisir/déplaisir [17]. « Eureka ! écrit-il à Ferenczi, nous allons sacrifier cent bœufs sur l’ara de Hiéron, que nous avons vu ensemble [la table sacrificielle du tyran de Syracuse] ! » et... « ce pas dans la Psychiatrie est sans doute le plus hardi que nous ayons accompli jusqu’à présent ! » et Ferenczi renchérit : « Bien des choses s’éclairent tout d’un coup ! », il peut envoyer quelques bœufs de Budapest [18].

26Le regard des artistes et les œuvres d’art, dans une conception nouvelle de l’esthétique, peut être un bon instrument pour raviver cette flamme. Comme pour les mouvements esthétiques contemporains de la psychanalyse, et les ouvertures aux arts « brut » ou « premier », ouvertures dans la réception de l’art qui vont aussi plaider pour un rôle universel des œuvres d’art, celles-ci, d’une autre part, avec ce point de vue nouveau dans la théorie psychanalytique conquièrent ici une place nouvelle et singulière : celle de parler à tous les êtres et non à de seules élites pour les édifier. En effet, Freud pose alors la question des moyens qui permettent de surmonter la prééminence du principe de plaisir/déplaisir et de lui substituer celle du principe de réalité. Il cite les religions, qui tout en donnant une première solution satisfaisante avec la promesse de la vie éternelle, ne sont que d’un secours relatif (à quelle tragique actualité nous renvoie cette réflexion !) ; la morale, la science y réussit mieux, en raison du plaisir qu’elle procure... l’éducation vient en aide au développement du moi... mais il en montre les limites. « L’art accomplit par un moyen particulier une réconciliation des deux principes... Grâce à ses dons particuliers, nous l’avons vu, l’artiste donne forme à ses fantasmes, pour en faire des images de la réalité. C’est ainsi que, d’une certaine manière, il devient le héros, le roi, le créateur, le bien-aimé qu’il voulait devenir, sans avoir à passer par l’énorme détour qui consiste à transformer réellement [par l’action] le monde extérieur. »

27La peinture, en commandant de s’attarder sur le geste, avec l’acte de peindre, dans cette étape où il faut s’arracher à l’agi pour atteindre et répéter la représentation hallucinatoire, ne joue-t-elle pas un rôle privilégié pour que soit acceptées les exigences imposées par la réalité – dans laquelle va se trouver aussi l’objet – tout en permettant que le règne du plaisir – y compris le jeu entre plaisir et déplaisir – puisse, dans ce que l’artiste a fixé, durer encore. Ce faisant, elle s’approche aussi au plus près des désirs les plus vifs et les plus insatisfaits, attisant ainsi les défenses psychiques.

28Que l’art soit cette transformation de la réalité qui prend naissance dans le geste, dans le même temps que le travail, issu de la main de l’homme, au début de l’humanité, l’étude de la préhistoire nous l’a déjà appris, avec Leroi Gourhan [19], ou Georges Bataille [20], qui nous fait revivre l’art pariétal de Lascaux. Les premières formes peintes jouent de la symbolique érotique, ainsi que nous le montrent ces travaux. Est-ce la trace presque vivante des doigts enduits d’ocre, paraissant s’être essuyés la veille, au-dessous des chevaux de la grotte Chauvet – dessinés trente mille ans avant notre ère – se succédant sur le relief en ronde bosse où ils sont tracés, animés par les ombres dessinées par la lumière flottante d’une lampe à huile provoquant un mouvement, les faisant galoper, qui leur donne une présence hallucinante, et si riche en associations vers les sphères du plaisir ou les conquêtes du monde réel ?

29Au sommet de « l’ère de la reproduction technique de l’œuvre d’art » comme l’a dénommée et étudiée W. Benjamin [21], si certains annoncent la mort de la peinture, les artistes eux ne s’en laissent pas conter et continuent d’utiliser le plan, le trait et la couleur. Un trait de Tal Coat, incomparable dans son unicité, des formes colorées de Klee, une toile de Soulages, bien d’autres artistes qui les suivent, continuent de nous faire rêver à l’élan d’un vol d’oiseau, à la première idée d’infini, à l’énigme d’un sourire clos, empreinte probable d’un visage perçu dès la venue au monde, à des croupes qui, du début à la fin du temps, s’animent.

30Les œuvres peintes restent toujours, pour les créateurs comme pour leur public, un repère et une voie privilégiée pour négocier les équilibres instables entre les exigences contraires du plaisir et de la réalité : « faire un tableau » (de même que le voir vraiment), redisons-le avec Picasso, « c’est engager une action dramatique au cours de laquelle la réalité se trouve déchirée ».


Mots-clés éditeurs : Action, Décharge motrice, Acte de peindre, Autoanalyse, Psychose, Principe de plaisir, Fresques, Virgile et Freud, Carthage et Rome, Défenses et peinture, Fantasme

https://doi.org/10.3917/rfp.672.0589

Notes

  • [1]
    Jean Starobinski, Virgile dans Freud, trad. franç., in Starobinski en mouvement, Éd. Champ-Vallon, Seyssel, 2001, p. 373.
  • [2]
    Lettre à Emil Fluss du 16 juin 1873, in Sigmund Freud, Lieux, visages, objets, Bruxelles et Paris, Éd. Complexe/Gallimard, 1979.
  • [3]
    Citation dans le Catalogue de l’exposition « Matisse et Picasso » au Grand Palais, Paris, 2002.
  • [4]
    Virgile, L’Énéide, traduction par Pierre Klossovski, Éd. André Dimanche, Paris, 1989.
  • [5]
    S. Freud, Le souvenir écran, in La vie sexuelle, Éd. Payot.
  • [6]
    Le rêve du « Navire du petit déjeuner » fait ainsi exception. « Le bleu foncé de l’eau, la fumée brune des cheminées... et le brun rouge foncé des batiments » évoquent chez Freud les couleurs d’un jouet de son enfance. Il esquisse à ce propos sa théorie des stimulus visuels liés à la régression topique, rattachée à la théorie du réflexe. On peut évoquer aussi quelques rêves où la couleur ayant une valeur symbolique...
  • [7]
    G. Didi-Huberman, L’invention de l’hystérie, Charcot et l’iconographie photographique de la Salpétrière, Paris, Éd. Macula, 1982.
  • [8]
    S. Freud, Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques (1911). Résultats, idées, problèmes, Éd. Payot.
  • [9]
    E. Gombrich est sans doute est le premier à établir des liens entre l’histoire de l’art et la psychanalyse.
  • [10]
    Jacqueline Miller, Une mémoire pour deux. Le virtuel des transferts, Paris, PUF, 1997. Cet ouvrage contient, avec les idées et les contributions cliniques de l’auteur, les références des textes psychanalytiques publiés sur l’image et la représentation plastique. Je renvoie le lecteur à sa bibliographie vraiment complète et objectivement commentée, qui en fait un texte de référence.
  • [11]
    Marie Bonnafé-Villechenoux, Proust. L’image pariétale : les petits pans de murs jaunes et le souvenir d’enfance, Rev. franç. de psychanalyse, 2/1999.
  • [12]
    Fénéon, article célèbre sur La grande Jatte de G. Seurat, Revue La Vogue, 1886.
  • [13]
    Sigmund Freud Sandor Ferenczi, Correspondance, t. I, 1908-1914, Calmann-Lévy, 1992.
  • [14]
    Cette référence initiale à l’étude de O. Pfister, pourrait bien innocenter Freud de l’erreur sur le rapace qui est non pas un vautour (toujours femelle, d’après le mythe, enfantant avec le vent) mais un milan dans le texte de L. de Vinci.
  • [15]
    C’est dans les Formulations que l’on trouve la remarque célèbre sur le nourrisson « organisation entièrement soumise au principe de plaisir et qui néglige la réalité du monde... fiction qui se justifie quand on remarque que le nourrisson, à condition d’y ajouter les soins maternels, est bien près de réaliser un tel système psychique » avec le jeu du déplaisir le rôle de la décharge motrice, puis la satisfaction hallucinée et la projection vers le monde externe des excitations externes déplaisantes. On sait tout l’avenir qu’a eu, depuis Winnicott, cette note.
  • [16]
    Les mots soulignés en italiques sont soulignés par moi. Freud a souligné : la décharge motrice se change en action.
  • [17]
    « On est amené à faire dépendre le choix de celle-ci (le choix de la névrose, incluant la névrose narcissique, la parano ïa de Schreber) de la phase de développement du moi et de la libido pendant laquelle est intervenue l’inhibition du développement psychique prédisposante. » (Formulations sur le cours des événements psychiques). Il ouvre ainsi une voie nouvelle, argumentée, qui permet de contrer les psychologies qui interprètent les différentes structures psychiques en termes de hiérarchie de complexité, selon un schéma jacksonien. Ainsi, pour Janet, les stades « rationnel-énergétique », puis « asséritif », etc. Il peut affronter Jung différemment sur le terrain de la psychose.
  • [18]
    Lettres des 6, 9 et 16 déc. 1910.
  • [19]
    A. Leroi-Gourhan, L’Art de la Préhistoire, Éd. Mazenod, Paris, 1973.
  • [20]
    G. Bataille, La naissance de l’Art Lascaux, Éd. Skira, Paris, 1955.
  • [21]
    Walter Benjamin, Œuvres, t. II, Densel, Paris, 1971.

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