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Article de revue

Le sadisme... à travers ce qu'il n'est pas

Pages 1269 à 1284

English version

1La notion de “ sadisme ”, contrairement à nombre de concepts utilisés par les psychanalystes, n’a pas tiré son origine des travaux de Freud ou de ses successeurs. Ce n’est certes pas le seul concept ayant connu un tel sort. Mais nous pouvons constater que, d’une façon générale, les termes empruntés à d’autres problématiques portent en eux des risques d’approximation, voire de confusion dans la façon dont ils vont se voir compris par la suite par un psychanalyste.

2Le terme de « sadisme » quant à lui s’est vu utilisé dans des sens assez différents par les sexologues, ou les sociologues ou encore les différentes variétés de psychopathologues. Le psychanalyste ne peut s’estimer autorisé à choisir entre de « bonnes » ou de « mauvaises » définitions parmi les utilisations de ce terme proposées par les uns ou les autres. Tout en respectant la problématique particulière à chaque discipline, il nous faut reconnaître les différences existant, de fait, entre les façons d’envisager le sadisme, selon les angles variés d’abord de ce problème. Comme c’est le cas de tous les mots qu’on appelle « les faux-amis », en référence aux traductions possibles de termes de même consonance mais appartenant à des langues différentes et possédant du même coup des sens différents selon l’identité de celui qui les emploie. Cela ne facilite pas la communication mais risque au contraire d’induire quelques quiproquos.

3Freud semble avoir fait usage pour la première fois de l’adjectif « sadique » dans l’édition de 1909 du quatrième chapitre de sa seconde édition de la Traumdeutung. Il considère d’emblée le sadisme comme une conséquence et un retournement du masochisme. Nous savons que sa conception des rapports du sadisme avec le masochisme a connu certaines variations. Sans que nous puissions considérer pour autant qu’à certains moments Freud ait pu réellement se tromper et à d’autres moments énoncer une « vérité » totale et définitive. Les mouvements successifs de la pensée freudienne à propos de tel ou tel sujet doivent être compris comme plus complexes et correspondent souvent à des contextes ou à des niveaux différents, ou encore à des contextes nouveaux au cours des progrès de ses conceptualisations, sans qu’on puisse, du moins toujours, parler de « virage » et surtout de contradictions.

4La psychanalyse constituant, du point de vue même de Freud, une discipline scientifique originale et non une entreprise religieuse, nous n’avons, certes, ni à condamner trop vite ou trop radicalement telle ou telle conception freudienne du moment, ni non plus à faire de chaque hypothèse émise un jour par Freud un dogme incontournable, ne pouvant se voir éventuellement réévalué, discuté, et surtout complété. La fidélité légitime à la pensée freudienne implique le besoin de chercher à comprendre, au fil d’une œuvre aussi riche et aussi étendue dans le temps, quel est le fil directeur d’une géniale recherche, en suivant ses éventuels détours, bien plus que de morceler une telle recherche en clichés fixés sur des instantanés successifs qui n’auraient point de rapports entre eux. C’est ainsi qu’il semble utile de procéder quand on désire disserter sur la façon métapsychologique profonde dont Freud se représentait le sadisme en évitant d’en faire un concept statique pouvant rassembler des données hétéroclites. Par exemple un mélange à la fois de haine, de plaisir sexuel, de besoin de domination, ou d’humiliation, voire de perversité destructive. Tout cela pêle-mêle, conduisant à ne plus savoir de quoi nous aurions à parler aujourd’hui. Il semble assez évident que Freud, dans sa façon initiale de concevoir le sadisme, s’est trouvé soumis à un certain nombre de pressions, et extérieures et intérieures. Des pressions extérieures qui provenaient en grande partie de l’usage fait avant lui du terme de sadisme. Et des pressions intérieures découlant de l’évolution même de ses avancées métapsychologiques en face des réactions de ses élèves, en particulier au registre pulsionnel, comme de l’évolution de ses propres hypothèses psychogénétiques, en particulier avant et après la découverte de la spécificité du rôle organisateur premier joué par le narcissisme. D’où découlent les hésitations que nous serions amenés à constater dans tel ou tel passage de l’œuvre de Freud à propos de la notion de sadisme.

5Un premier niveau d’hésitation dans le cheminement de la pensée freudienne à propos du sadisme provient du fait que Freud a repris à son compte, en 1909, un terme mis en avant par Krafft-Ebing en 1886 et qui comportait une double signification en se référant à deux données conjointes assez précises : l’idée d’une déviation de l’acte sexuel d’une part, et d’autre part, la qualification de perversion. Ce précédent conceptuel ne pouvait manquer d’influencer Freud dans une façon à la fois très précise et singulièrement restrictive de se représenter le sadisme, c’est-à-dire le comportement affectif d’un sujet infligeant une souffrance à autrui. Et il a été difficile pour Freud d’abandonner une telle forme simplificatrice de figuration agressive.

6Un second niveau d’hésitation dans la pensée de Freud peut se voir relié à une conception première et trop radicalement précoce du mode d’expression de la sexualité infantile. Dans les premières conceptions freudiennes (celles auxquelles demeurent encore fermement attachées certaines tendances psychanalytiques trop « conservatrices » à nos yeux), toute activité liée à des actes mettant en jeu des organes à destinée finale d’ordre génital, devrait être supposée d’emblée comme du ressort de la libido objectale. Selon de telles conceptions, toute satisfaction pulsionnelle (tout « érotisme » donc) devrait être enregistrée comme de nature obligatoirement sexuelle, œdipienne et objectale, sans procéder préalablement à de prudentes distinctions.

7Un troisième niveau d’hésitation freudienne sur la nature et le rôle à attribuer au sadisme, du point de vue psychanalytique, résulte de la symétrie et de la complémentarité à la fois, décrites par Krafft-Ebing puis par Havelock Ellis, comme existant de façon assez constante pour lier sadisme et masochisme et les rendre difficilement séparables. Or une étude plus détaillée des différents facteurs en jeu au niveau de l’un et de l’autre de ces deux concepts nous montre que les choses ne sont pas aussi simples ni aussi univoques qu’on l’entend trop souvent. Freud avait signalé très tôt l’existence de cette opposition entre sadisme et masochisme « entrant, à ses yeux, dans la constitution de bien des gens » (Traumdeutung, chap. IV). Mais il considérait alors que c’était le sadisme qui générait, par retournement, le masochisme. Ce qu’il désavouait par la suite en supposant l’existence d’un « masochisme primaire », corrélatif pour lui de l’érotisation de son fameux « instinct de mort ». L’idée de base commune aux deux notions freudiennes de « masochisme primaire » et de « masochisme secondaire » porte sur l’existence, dans les deux situations, d’une érotisation de la tendance portant le sujet à rechercher la souffrance. Et cette précision ne doit jamais se voir perdue de vue dans nos travaux sur ce qui constitue vraiment le sadisme au sens freudien du terme, en le distinguant ainsi de ce qu’il n’est pas. Qu’il s’agisse en effet de sadisme ou de masochisme, Freud (au-delà de ses éventuelles variations sur les rapports et l’ordre d’antériorité existant entre sadisme et masochisme) a de plus en plus insisté, en avançant dans ses recherches, sur l’obligatoire présence d’une érotisation pour qu’on soit certain que nous parlons bien et de sadisme et de masochisme. Et, au fil de ses progressions théoriques, Freud tentait de préciser la nature d’autres concepts, proches du sadisme ou du masochisme au registre manifeste, mais qui ne comportaient conjointement aucune érotisation vraiment objectale. Nous pensons, bien sûr, à la violence instinctuelle située à côté du sadisme mais ne pouvant se voir confondue avec lui, ainsi qu’à la tendance autopunitive située à côté du masochisme mais fort différente de lui.

8Par voie de conséquence, si nous suivons cette distinction de plus en plus clairement opérée par Freud, nous obligeant à ne considérer le sadisme que comme la rencontre d’une poussée violente tournée vers l’autre avec un courant érotisé, il ne nous est plus possible de nous représenter le sadisme comme un dynamisme dont l’origine serait naturellement unique. Puisque le sadisme résulterait (donc secondairement) de l’union de deux courants pulsionnels spécifiques et différents. Il ne pourrait donc pas s’agir d’une pulsion « à l’état pur ». Alors que la pulsion sexuelle, d’une part, et la violence instinctuelle, d’autre part, qui sont les deux composantes du sadisme comme du masochisme, représentent, elles, selon les vues même de Freud, deux dynamismes innés « à l’état pur », avant de se voir associés entre eux selon des modalités variables que nous allons évoquer.

9Il semble utile de tenter de bien cerner ce qu’un psychanalyste peut entendre comme répondant aux termes d’érotisme, de plaisir, et de libido, de manière à mieux approcher le sens véritable que Freud entend donner à la notion même de sadisme, et par connexion à la notion aussi de masochisme. C’est-à-dire dans une compréhension de ces tendances incluant obligatoirement la mise en jeu à la fois d’une érotisation sexualisée et d’une objectalité au sens plénier du terme. Nous avons déjà longuement insisté dans d’autres travaux sur la similitude que nous discernons, en gros, à travers les différents moments de l’œuvre de Freud, entre les termes d’érotisation, de plaisir et de libido. La plupart des auteurs postfreudiens, même s’ils préfèrent utiliser l’une ou l’autre de ces appellations dans leurs propres écrits, se présentent cependant comme d’accord, en général, pour reconnaître cette assez globale synonymie. Par contre le problème différentiel sur lequel nous n’avons cessé d’insister au cours de ces dernières années se situe à un autre niveau. En effet nous avons cru nécessaire de mettre en garde les psychanalystes contre une habitude qui s’est peu à peu manifestée chez beaucoup d’entre eux et qui les conduirait trop facilement à considérer comme d’un registre d’emblée sexuel tout ce qui touche à l’érotisation, au plaisir ou à la libido. Même si le terme de « sexuel » a pris, de nos jours, un sens malheureusement tellement affadi qu’on n’hésiterait plus à l’utiliser pour qualifier des développements affectifs tout à fait « pré-sexuels » et qui n’auraient donc, de ce fait même, rien encore d’authentiquement sexuel.

10Une réflexion, fort importante à nos yeux, semble s’imposer pour prendre conscience des dangers d’un glissement sémantique assez grave par rapport aux repères assez nets sur lesquels s’était fondée la théorie freudienne, dès son point de départ. En effet, en faisant comme s’il allait de soi que toute libido serait « sexuelle », on commettrait sans doute une fâcheuse occultation d’une partie fort conséquente de l’ensemble de la perspective métapsychologique laborieusement élaborée, étape par étape, tout au long de l’œuvre de Freud. Ce qui entraînerait du même coup vers une trop rapide « sexualisation » les notions d’ « érotisme » et de « plaisir ». Ce n’est pas parce qu’il a consacré l’essentiel de son œuvre aux problèmes liés à la sexualité, à l’œdipe et aux névroses que Freud n’a pas largement et fort clairement amorcé l’étude d’un autre niveau, plus primitif, de fonctionnement psychique humain : c’est-à-dire le niveau de fonctionnement affectif et relationnel primitivement organisé autour du système dynamique, topique et économique de statut narcissique.

11Freud a pris, en 1914, une position sur laquelle il n’est jamais revenu, en proposant aux psychanalystes de tenir compte de la coexistence inévitable, au cours de toute psychogenèse, d’une libido d’essence d’abord narcissique à côté de la libido classiquement conçue comme devant s’avérer de statut objectal et sexuel chez l’adulte. Freud ouvrait ainsi la voie à de fructueuses recherches, non seulement sur la nature originale du fonctionnement affectif et relationnel de niveau narcissique, mais il préparait surtout les psychanalystes à s’intéresser aux différents modes d’articulations possibles du narcissisme avec l’objectal et, par-delà, aux conditions d’intégration du narcissisme au sein du courant objectal. La séparation et l’articulation des registres narcissique et objectal ainsi conçues par Freud ne peuvent se réduire au seul registre libidinal. Elles concernent tout autant les notions très équivalentes aussi de « plaisir » et d’ « érotisation ». Nous avons toujours intérêt à préciser dans nos travaux théoriques ou cliniques si nous entendons parler de libido narcissique ou de libido objectale, ou si nous nous référons à un plaisir se rapportant à une satisfaction d’ordre narcissique ou objectal ou encore à une érotisation de nature narcissique ou de nature objectale.

12Cette constatation de la dualité existant de façon constante après 1914 dans les conceptions métapsychologiques freudiennes nous conduit à émettre de prudentes réserves quant à la façon de comprendre et d’utiliser certains concepts, dont en particulier celui de « sadisme ». À propos du sadisme, comme à propos d’un certain nombre d’autres concepts, il paraîtrait peu pertinent de compliquer chaque jour davantage nos terminologies en cherchant à dénommer séparément un sadisme « érotisé » et un sadisme qu’on pourrait appeler « sadisme non encore érotisé » parce que ce dernier demeurerait encore du registre narcissique. Cette dernière appellation serait d’ailleurs d’autant plus impropre que, pour Freud, le sadisme demeure toujours érotisé. Il convient donc de concevoir une appellation spécifique pour désigner un « sadisme non déjà érotisé ». Et la solution la plus logique est de nous référer au concept auquel Freud lui-même a fait à plusieurs reprises allusion, le concept de « Bemächtingungstrieb », qu’il avait, dès 1905, rattaché à un besoin instinctuel infantile de maîtrise défensive de l’objet. Besoin inné, donc de nature pulsionnelle primitive. B. Grunberger avait proposé en 1960 de traduire ce terme en français par l’expression « Pulsion d’emprise ». Il s’agirait somme toute de reprendre les premières théories freudiennes des pulsions qui faisaient alors référence à un « instinct de conservation », ou bien à un « instinct de survie » qui correspondrait pour lui à une brutalité purement défensive du Soi, commune aux hommes et aux animaux, sans aucun plaisir objectal associé au fait de nuire à l’autre, simplement pour s’en protéger.

13Le terme d’ « emprise » paraît justifié dans la mesure où il s’agit d’une satisfaction (d’une sorte de plaisir narcissique du Soi) retirée de la victoire narcissique obtenue par le Soi (et non déjà par un Moi suffisamment mis objectalement en action). Il ne s’agit pas ici d’une interaction affective d’ordre objectal entre deux sujets ayant atteint leur épanouissement structurel comportant le présupposé relationnel mettant en présence deux êtres égaux en potentiel, différents dans leur nature et complémentaires dans leur fonction. Deux êtres, autrement dit, entre lesquels peut entrer en action tout un jeu de relations amoureuses ou agressives fantasmatiquement triangulées, ce qui ouvre la voie bien sûr et du même coup au sadisme comme à son complément difficilement séparable, le masochisme. La pulsion d’emprise suppose au contraire une victoire narcissique recherchée, à des fins défensives du Soi, sur un objet narcissiquement représenté, c’est-à-dire forcément antagoniste au niveau de la puissance phallique imaginée comme étant obligatoirement en jeu chez l’un et l’autre des partenaires. Puissance phallique recherchée pour soi et vite projetée sur un autre vu en miroir et qui du même coup serait capable de tout donner au sujet (anaclitisme infantile induisant la dépendance) ou de tout lui refuser (frustration insupportable) et dans les cas plus graves encore de le menacer dans son existence (sentiment de persécution primitive bien repérée par M. Klein et ses élèves).

14Depuis quelques années, certains d’entre nous ont proposé d’utiliser le terme de « violence instinctuelle » pour définir le dynamisme originel correspondant au Bemächtingungstrieb freudien. En effet, en français, le terme de « violence » dérive du radical latin (et au-delà du grec et même de l’indo-européen) qui implique l’idée de « vie », donc de « survie » dans la relation à l’environnement primitif. Le terme utilisé par Freud met en avant la notion de « puissance exercée sur... ». Il insiste donc sur le moyen, c’est-à-dire attaquer l’autre non par plaisir de lui faire mal, mais pour s’en défendre. Le terme de « violence » place l’accent sur le but du dynamisme primitif, c’est-à-dire la défense de la vie, le besoin de survivre contre toute menace extérieure, réelle ou fantasmatique, peu importe, en s’opposant au non-soi. Quelle que soit l’appellation retenue, nous sommes loin, avec la notion de « violence » comme avec la notion d’ « emprise », de la conception demeurée précise du sadisme à travers l’ensemble des travaux psychanalytiques. Et nous avons toujours tenu à préciser quels sont les différents repères qui nous permettent de refuser l’appellation de « sadisme » trop souvent utilisée pour désigner nombre d’attitudes affectives et relationnelles qui n’ont, en réalité, rien de spécifiquement « sadique ».

15Le sadisme authentique, tel que l’a défini Freud, ne peut se concevoir, comme nous l’avons déjà précisé, sans un réel degré d’érotisation objectale. C’est-à-dire sans l’existence d’un plaisir accordé à la libido objectale, ce qui suppose donc l’attaque d’un objet déterminé et identifiable, au moins symboliquement, au registre œdipien. Et cela pour des raisons liées, consciemment ou non, à l’histoire affective et relationnelle du sujet. En particulier des événements ou plus simplement des vécus de son enfance. Alors que, par contre, la simple violence instinctuelle ne s’intéresse, initialement du moins, qu’à la personne propre et narcissique du sujet (son « Soi »), à la sauvegarde de ce Soi. Au maintien de son intégrité physique, affective, et relationnelle (donc également sociale et comportementale). Peu importe le sort qui résultera, pour l’objet du moment, de cette activité défensive déployée uniquement en faveur et au service du Soi. Peu importe si l’objet va souffrir ou non. Peu importe si celui-ci va même risquer de se voir gravement atteint, voire même détruit. Une telle opération affective et relationnelle s’effectue sans qu’aucun bénéfice d’érotisation objectalement vécue ne soit nécessaire pour la déclencher ou la rendre plus complète. Le seul plaisir retiré d’un succès de la violence demeure de l’ordre de la satisfaction narcissique par maîtrise exercée sur un non-soi supposé dangereux. Nous sommes donc dans le cadre d’une érotisation spécifiquement narcissique et non pas objectale, au sens où, à la suite de Freud nous limitons l’usage de cet adjectif. La satisfaction narcissique n’a rien de sadique. Elle résulte simplement à la fois du fait d’avoir pu échapper à la maîtrise de l’autre et du fait d’être parvenu, en quelque sorte, à une maîtrise préventive de l’objet. Maîtrise ayant pour but tout autant de se protéger contre la violence de l’autre que de penser éviter des refus de bénéfices narcissiques venant d’un objet dont on aurait tout à attendre aussi bien que tout à redouter, si le sujet ne s’en assure pas la maîtrise par la violence. Dans la problématique narcissique où se déroule un tel débat, il y a lieu de bien se souvenir que l’ « objet narcissique » tel que l’a décrit Freud, n’est qu’un « autre soi-même » en miroir, et non déjà un objet « objectalement » extériorisable, c’est-à-dire un véritable « autre sujet ». L’objet « narcissique » se voit représenté avant tout comme un « non-soi », tour à tour imaginé comme nécessaire ou menaçant pour le Soi du sujet tant que persiste la prédominance de la pré-ambivalence d’origine infantile portant le sujet à considérer son objet d’alors comme un autre soi-même forcément ambigu (et en cela non déjà ambivalent). Ce qui ne permet pas encore l’unification, au sens kleinien du terme, d’un objet sous son statut véritablement « objectal », donc sexuellement et triangulairement représentable, et même dans une optique pouvant maintenant devenir vraiment ambivalente, au sens proposé par K. Abraham.

16K. Abraham nous a beaucoup appris sur la façon de différencier le sadisme d’une part, de la simple violence, d’autre part. En effet l’échelle des étapes évolutives, et des fixations et régressions qui concernent le sadisme et la violence, ne peut se concevoir comme une énumération simplement linéaire et purement verticale. Les choses sont plus compliquées : bien que teinté en partie par l’objectalité, le sadisme met en éveil des fixations plus archa ïques que celles d’où part la simple violence. K. Abraham nous a montré que le sadisme puisait ses origines les plus profondes dans la prégénitalité contemporaine du premier sous-stade anal. Il parle à ce propos de « sadisme-anal ». Ce qui sera illustré dans notre seconde observation. Tout ce qui peut provenir de l’extérieur est à rejeter, à projeter aussitôt rageusement sur l’extérieur. Tout est à refuser globalement comme nuisible et le rejet même fait partie du mouvement destiné à porter atteinte à l’extérieur. Alors que la simple violence trouve son origine dans les débuts de l’ambivalence relationnelle décrite par K. Abraham comme correspondant au second sous-stade anal, ambivalence permettant de choisir dans les apports extérieurs proposés, ce qui sera de nature à renforcer le narcissisme du sujet et à lui assurer ainsi satisfaction au registre de sa libido narcissique. Cependant que sont laissées à l’écart et parfois même mises à mal les représentations menaçantes pour le narcissisme du sujet. Nous sommes donc en présence dans le sadisme d’une fixation pulsionnelle plus archa ïque que dans la simple violence. Mais le sadisme vise cependant un objet secondairement infiltré de libido « objectale » (sexuelle), alors que la violence demeure tout simplement fixée au registre des échanges narcissiques entre puissants et faibles.

17Notre propos n’est pas ici de nous pencher sur l’important problème auquel ne manqueront pas de s’intéresser d’autres articles de ce numéro spécial de la RFP et qui consiste à savoir si le sadisme précède le masochisme ou au contraire lui succède. Nous nous limiterons à faire remarquer que, comme on le fait par trop rapide extension à propos du sadisme tourné vers l’objet, le masochisme ne saurait correspondre à tout ce qu’on semble lui attribuer parmi les attitudes négatives exercées par un sujet envers lui-même. Pour qu’on puisse vraiment parler de masochisme, il nous faut prouver la présence d’une érotisation d’ordre objectal dans l’attitude négativement autocentrée. Sinon il devient abusif d’évoquer la notion de masochisme. La plupart des attitudes décrites dans notre clinique quotidienne comme « masochistes » ne correspondent en réalité qu’à l’expression de tendances autopunitives, résultant non d’une agressivité ou d’un sadisme mais d’une simple violence retournée sur le sujet. Dès ses Trois essais, Freud évoque ce niveau autopunitif du fonctionnement primitif correspondant aux réactions de honte et de dégoût de soi-même qui demeurent du registre de l’idéal de soi narcissique et ne découlent pas déjà de l’action d’un surmoi qui est, lui, de statut objectal. Il fait allusion alors à certains comportements suicidaires. Et les psychanalystes ne sont pas les seuls à constater que la plupart des suicides et surtout (car ceci est plus aisé à vérifier) des tentatives de suicide ne correspondent pas à une exacerbation du masochisme. On y retrouve le plus souvent un profond sentiment de nature autopunitive impossible à intégrer ni à éponger au niveau simplement affectif et risquant de passer ainsi parfois au registre comportemental (et somatisé...).

18En demeurant fixés aux aspects des problèmes concernant le sadisme que nous avons voulu privilégier, nous entendons attirer l’attention du clinicien sur le fait que le sadisme authentique se rencontre beaucoup moins souvent qu’on ne le croit au cours de notre pratique quotidienne et dans notre écoute des conflits interpersonnels qui nous sont présentés sur nos divans. Un examen critique relativement poussé au registre du latent, à partir des propos tenus par nos patients fait souvent apparaître qu’au sein des conflits courants, plus archa ïques que les classiques conflits névrotiques (et pour lesquels nous nous trouvons le plus souvent sollicités), il convient de ne pas confondre les émergences d’une violence instinctuelle, naturelle, innée et purement défensive du Soi, avec une manifestation plus secondarisée et déjà érotisée objectalement, d’agressivité et de sadisme. Que des références érotiques à ce qui serait vraiment génital chez un névrotique apparaissent ou non au registre manifeste de l’expression mentale, comportementale ou somatique ne change rien au problème. La confusion entre ces deux entités, si différentes pourtant du point de vue métapsychologique tout autant que psychogénétique, que sont le registre narcissique et le registre objectal est souvent difficile à éviter.

19Freud a défini le statut d’une tendance par son but, sa source, et son objet spécifiques. Le but du sadisme est d’obtenir une satisfaction de la libido objectale dans l’attaque de l’autre. Mais il faut que cet autre se trouve objectalement (donc en quelque sorte sexuellement) investi au registre relationnel. Alors que la violence instinctuelle se limite à la défense contre la puissance attribuée à un autre narcissiquement représenté en tant que menace pour le soi. La source du sadisme est double et, de ce fait, il ne s’agit pas d’une tendance naturelle, innée avec son unité originelle dans la mesure où le sadisme allie violence et libido objectale, en colorant la violence naturelle d’une vectorisation érotisée objectalement. Alors que la violence instinctuelle se réduit à un primitif instinct de base, essentiel dans sa constitution, c’est-à-dire sans alliage déjà à une autre pulsion. La violence instinctuelle coexiste, dès la naissance, comme l’a indiqué Freud, avec le dynamisme libidinal objectal. Dynamisme libidinal de statut objectal auquel le destin naturel de la violence est logiquement de s’intégrer pour mettre à son service tout son potentiel énergétique. Potentiel qui devient du même coup ainsi génitalisé.

20La distinction à opérer entre l’ « objet » du sadisme et l’ « objet » de la violence n’est pas facile à expliciter si nous nous contentons de nous référer à notre langage encore trop souvent habituel. Pour un psychanalyste tenant compte des différentes recherches contemporaines, la relation peut être considérée comme « objectale », au sens freudien classique, lorsque le sujet (c’est-à-dire son Moi) parvient à entretenir un échange affectif convenable avec un « objet » conçu comme « névrotique » et œdipien au sens également freudien du terme. Il s’agit donc d’un « autre sujet » doté à la fois des trois caractéristiques indispensables que sont une égalité de potentiel dans les échanges affectifs avec le sujet, et d’autre part une différence et une originalité de nature par rapport au sujet lui-même, et enfin une complémentarité opératoire entre le sujet et cet « objet », ne serait-ce (dans le cas du sadisme) que la solide complémentarité du sadisme avec le masochisme. Le sujet en proie seulement aux poussées de la violence primitive, s’emploie, pour l’essentiel, à protéger le noyau narcissique de sa personnalité encore mal consolidée (son Soi) contre les menaces pouvant se voir exercées par la représentation d’un « objet » de nature narcissique comme lui, donc conçu en miroir, comme un « non-soi » qui serait en même temps un « comme soi », menaçant en même temps son Soi à lui sujet. Comment dénommer clairement cette forme narcissique d’ « objet » quand le terme justement d’ « objet » se voit déjà utilisé habituellement pour désigner l’objet parvenu au statut d’ « objectal ». Donc au statut œdipien autour duquel tourne toute la problématique sexuelle ? Dont le sadisme authentique bien sûr. Cette question semble d’importance pour une meilleure compréhension de la distinction indispensable à faire, du point de vue conceptuel tout autant qu’au registre clinique, entre sadisme et violence.

21Un exemple assez démonstratif d’une « violence » qui ne devrait pas se voir confondue avec une manifestation affective d’ordre sadique, ni même de simple agressivité, peut être paradoxalement trouvé dans l’attitude manifestée par le Mahatma Gandhi. Celui-ci s’est révélé être un leader de ce qu’on a appelé improprement la « non-violence », alors qu’il s’agissait ici justement de violence défensive et non pas de sadisme, puisque la nature spécifiquement objectale importait peu à un registre sexualisé. Il était seulement question pour cet homme de génie de défendre avant tout le droit à la vie du peuple hindou. Le « Soi collectif » de cette nation contre l’intrusion étrangère (un non-soi). Peu importait l’identité ou le destin de l’élément exogène à mettre hors de portée. Même quand il exerçait une incontestable violence en développant les filatures artisanales de son pays, entraînant ainsi la fermeture de nombre d’usines textiles britanniques, Gandhi se souciait beaucoup moins de faire du mal aux Anglais que de redonner au Soi collectif national une complétude que l’étranger était venu menacer. Gandhi n’a jamais pris les armes mais sa violence défensive s’est montrée cependant très efficace dans la défense violente d’un droit à l’existence, d’un droit à la vie.

22Pour compléter notre réflexion sur un registre plus spécifiquement psychanalytique, nous proposerons maintenant deux exemples cliniques destinés à mettre en valeur, dans la pratique, les aspects typiquement différentiels du sadisme... et de ce qu’il n’est pas. N’étant pas convaincus pour notre part que le sadisme authentique apparaisse sur nos divans plus fréquemment que la simple violence...

CAS CLINIQUE No 1 : PSYCHOPATHIE VIOLENTE AVEC AUTOPUNITION DE FONCTION ANTIDéPRESSIVE

23« Escroquerie, banqueroute par détournement d’actif, augmentation frauduleuse de passif, tenue de comptabilité fictive »... tels étaient les principaux chefs d’accusation signifiés par le juge à cet homme, que nous appellerons Francis, après que celui-ci ait effectué un long et scabreux parcours délictueux. Tout avait débuté lorsque, de modeste vendeur de monnaies anciennes qu’il était – et à la faveur de la levée de l’anonymat sur l’or – Francis avait opté pour le « diamant-investissement ». Son imagination et sa puissance séductrice lui avaient alors valu une fulgurante ascension sociale autant que financière. Il s’agissait pour lui d’organiser des rencontres réunissant une clientèle soigneusement sélectionnée (chefs d’entreprise, commerçants, membres de professions libérales...), à laquelle Francis proposait des diamants qu’il allait acheter lui-même à Anvers. Les pierres étaient pures et certifiées bien sûr, mais il les revendait sans vergogne à un prix pouvant atteindre quinze fois leur prix d’achat, ce qui lui permettait de garantir, pour l’achat d’un diamant, jusqu’à 30 % d’intérêts sur un semestre. Ce taux exorbitant n’étonnait pas, tant cet homme pouvait séduire... tant aussi, faut-il le dire, cupidité peut rimer avec crédulité ! Il est vrai que, soucieux de rigueur et de promptitude à régler ses comptes, Francis n’omettait jamais de verser à l’heure dite ces substantiels intérêts, prélevés sur l’énorme plus-value réalisée, elle-même toujours davantage multipliée par de faciles et nouvelles conquêtes.

24Ainsi fêtes et parties de chasse, pour ne pas dire orgies (sans compter le train de vie de Francis, largement affiché, qui pouvait tenir lieu de « preuve » aux yeux bien na ïfs de ses nouveaux « amis-clients »), multipliaient les victimes potentielles, nombreuses à se laisser gruger sans la moindre suspicion, envoûtées par la faconde de ce beau parleur, aveugles aux agissements de leur pourvoyeur. Nul ne s’avisait de rendre les pierres contre restitution des sommes avancées ; d’autant que Francis allait jusqu’à confectionner des tableaux de cours fictifs qu’il produisait pour attester de la dynamique du placement... Jusqu’au jour fatal où le rétablissement de l’anonymat sur l’or, grain de sable censé inattendu quoique pourtant parfaitement prévisible pour un malin de cette espèce, vint gripper cette mécanique trop bien huilée. On devine la suite. Nos détenteurs de diamants ne pouvaient qu’être incités à s’en défaire au profit réapparu, et jamais longtemps démenti, du précieux métal. Pris à la gorge par les demandes soudaines et massives de remboursement – pas toujours à grand bruit d’ailleurs, car outre la honte de devoir assumer au grand jour le fait d’avoir été bernés, les clients n’avaient généralement guère intérêt à faire état publiquement des sommes investies – Francis se voyait précipité dans une déconfiture à allure de naufrage. Celui-ci était certes financier (le « gouffre » atteignit près de 23 millions de francs, nous dirions aujourd’hui plus de 3 millions et demi d’euros) mais aussi social, moral, judiciaire... et psychique. Car l’histoire de cet homme ne débute, ni ne s’arrête là, bien que ce soit alors (disons tout de suite qu’il ne pouvait s’agir d’une analyse, tout au plus d’une psychothérapie, et même seulement de soutien) que l’un de nous fut amené à le prendre en charge.

25L’escroc cherche avant tout à se montrer, face à autrui, dans une position de domination et de suprématie narcissique-phallique, véritable exhibition d’une puissance dont il a absolument besoin pour se prouver à lui-même, aussi illusoirement que cela puisse être, non pas seulement sa valeur propre mais, beaucoup plus profondément encore, son existence même. Que vienne à disparaître, ou seulement à se ternir, l’image de Soi – grandiose peut-être, mais plus sûrement encore grandiloquente – qu’il cherche désespérément à susciter par tous les moyens dans le regard de l’autre sur lui, et voici que son intégrité mentale, voire sa vie biologique peuvent être mises en question, sinon en danger.

26Chez notre patient, un jeu pervers très protecteur faisait partie du système défensif. Il disait par exemple : « Je ne suis pas un escroc, ce sont les événements qui se sont retournés contre mon honnêteté. » Ou encore, parfaitement désinvolte quant au tort fait aux autres, et en guise de défense : « Ce ne sont pas des faibles ou des malheureux que je suis allé voir. » Il n’a jamais extériorisé devant nous le moindre sentiment de culpabilité, ni non plus la moindre érotisation objectale du fait d’avoir violenté tant de gens. Ne lui était éventuellement accessible que l’idée, narcissique, selon laquelle il pourrait accepter de s’autopunir pour les méfaits qu’on lui reprochait, mais en fin de compte essentiellement par fidélité à un Idéal de soi demeuré gigantesque, et dans une période ultime de négativité. Nous retrouvons là un fonctionnement autopunitif – bien plus que masochiste et a fortiori sadique – comme retournement d’une violence instinctuelle visant, en dehors de toute culpabilité réelle, à sauvegarder une image de soi vécue inconsciemment comme menacée, sinon défaillante. Mais sans haine véritable pour l’autre, considéré comme un simple objet fonctionnel.

27Francis avait fait appel aux psychiatres, sur l’insistance de son médecin et à la suite d’une première tentative de suicide, au moins deux ans avant le début de son frauduleux commerce. Ce détail de date nous semble intéressant dans la mesure où il confirme l’observation banale selon laquelle être « malade » (mental) n’empêche nullement de séduire les foules, y compris, hélas, si l’on est parvenu au statut de leader politique, comme l’histoire du monde le montre par maints exemples. Francis se décrivait alors comme anxieux, hyperémotif, scrupuleux, jamais satisfait, irritable... Il admettait aussi « boire un peu trop » (en fait 10 à 12 pastis en une heure pour calmer son angoisse !) et ne souhaitait guère qu’une « cure de dégoût » assortie, pour faire bon poids, d’une « cure de sommeil ». Mais, ajoutait-il, pourvu que ce fut « vite fait », sans – ce qu’il ne disait pas explicitement mais qui était sous-entendu – que fut touché si peu soit-il à ses très rigides, parce que fragiles, défenses. Devant un tel personnage, tout en bruyantes gesticulations de prestance et qui s’autoproclamait sans problème viveur et tombeur de femmes, soi-disant bien inséré socialement, le pronostic avait été à juste titre des plus pessimistes.

28S’agissant de son histoire et de son enfance, Francis fit d’abord état d’événements particulièrement tragiques. Pupille de la Nation, nous disait-il, car, fils d’une mère juive et d’un père maquisard résistant, il aurait survécu à une rafle opérée par les allemands en juin 1944 parce que sa mère, qui le portait dans ses bras (il avait 18 mois ou 2 ans), l’avait jeté subrepticement dans un fossé et qu’il n’avait pas crié ! Nous devions apprendre, en 1997, année où Francis disparut de notre horizon pour retourner dans son département d’origine, le caractère purement mythomaniaque de ce récit. En fait son père, prisonnier en Allemagne pendant toute la guerre, n’était probablement pas son père biologique ; et sa mère, psychopathe grave, délinquante et réjectrice, l’aurait proprement abandonné, d’où l’importance des carences narcissiques profondes que l’on peut aisément imaginer. D’autant que dans sa prime enfance le patient aurait été très souvent hospitalisé, ce qui avait évoqué pour nous les effets possibles de l’hospitalisme bien décrits par R. Spitz.

29La prise en charge psychothérapique de Francis ne fut pas facile. Il multipliait les tentatives ou pseudo-tentatives de suicide, alternait les incarcérations avec les hospitalisations psychiatriques... ou neurologiques. Car il s’était mis à présenter des crises assez curieuses évoquant de façon très atypique l’épilepsie, crises dont l’un de nous fut souvent témoin et qui mettaient à mal la sagacité des neurologues, lesquels avaient fini par parler de « spasme d’une artère temporale » ! Nous n’avons guère fait qu’écouter ce malheureux homme, toujours prêt à se défendre avec violence contre toute menace extérieure supposée, pour son narcissisme très précairement constitué, cela sans plaisir, mais plutôt par nécessité d’ordre existentiel. On ne relevait chez lui aucune trace de véritable sadisme, de désir de nuire pour le plaisir. Tout se limitait à une défense du Soi. Le fond de l’activité affective demeurait de nature dépressive et tout le comportement extériorisable n’était destiné qu’à chercher à masquer – et à combattre – ce fond dépressif. Ce qui se passait chez l’autre, en écho à ses efforts de restauration de son propre narcissisme à lui, n’avait aucune importance. Il ne s’estimait pas sadique... et il avait raison.

CAS CLINIQUE No 2 : COMPORTEMENT CARACTéRIEL REPOSANT SUR UNE éCONOMIE SOUS-JACENTE AUTHENTIQUEMENT SADIQUE

30Simon, 37 ans, professeur de philosophie dans un lycée de bonne réputation, se présentait avec une certaine suffisance comme ayant lu la majeure partie des œuvres de S. Freud et J. Lacan, au motif premier qu’elles étaient inscrites à son programme d’année. Il en tirait néanmoins argument pour se targuer d’une compétence qu’il se gardait bien de considérer comme purement livresque et se lançait d’abord, comme s’il était devant ses élèves, dans un quasi-monologue au cours duquel il croyait bon de faire part à l’analyste de ses conceptions personnelles de la psychanalyse et de la manière de la transmettre.

31Devant le silence prudent d’un interlocuteur qui lui demandait enfin de quelles difficultés éventuelles il pourrait avoir jugé nécessaire de venir parler, Simon, d’abord interloqué, reprenait bien vite une autre forme d’expression du même monologue. Il admettait bien quelques angoisses ici ou là, mais qualifiées par lui de banales, ne l’amenant pas en tout cas à se vivre comme porteur d’une souffrance personnelle ni à mettre en question ses relations à ses environnements habituels. Bien plus, ajoutait-il en se dandinant sur son siège et en ménageant ses effets, ce qui le motivait dans sa démarche était surtout le désir de devenir lui-même analyste. Un véritable désir, peut-être aussi un plaisir d’imposer aux autres et sans conteste ses propres modalités de plaisir, étaient en cause, assorti d’un sentiment d’aptitude que Simon ne mettait nullement en doute. Comme il connaissait fort bien la nécessité pour ce faire d’avoir été personnellement analysé, il venait chercher, à titre essentiellement « didactique » ce véritable « sésame » de type avant tout « opératoire ».

32Trois entretiens furent nécessaires pour faire accepter à Simon de se dire à lui-même clairement combien son angoisse profonde et son sentiment d’insécurité le gênaient et induisaient en lui un besoin, voire une satisfaction trouble, d’attaquer l’autre et de tenter de l’asservir, ne serait-ce que sous le couvert d’une intelligente et séduisante démarche rhétorique. Après quelques mois d’attente, l’analyse débuta par de longs récits portant sur un factuel et un actuel difficiles à rattacher au passé. Il fallut un certain temps pour que le patient puisse plus librement parler de son histoire, de son enfance, de ses rêves. Simon en venait même à verser quelques larmes, moment d’authentique émotion qui pourtant ne dura pas.

33Il était le cadet d’une fratrie de cinq. Un jour il expose un rêve où apparaît une imago maternelle à la fois dépressive et au comportement d’allure hystérique. Ce qui laissait supposer l’existence, dans la toute première enfance de Simon, de graves difficultés relationnelles entre sa mère et lui. Le père, à la fois fortement idéalisé et décrit comme « cabotin », semblait représenter pour les enfants une doublure assez peu différenciée de la mère. Dans l’imaginaire de Simon, les « genres » (au sens de R. Stoller) de ses parents étaient certes distincts mais beaucoup moins leurs « sexes », autrement dit leur fonction relationnelle demeurait narcissique. Alors qu’il avait 9 ans, Simon avait perdu, d’une pneumonie foudroyante, un petit frère âgé de 7 ans, deuil que le patient n’était pas parvenu à négocier. Ce n’est que beaucoup plus tard qu’il fut possible d’associer le souvenir des bougies qui entouraient le corps de l’enfant qui ne respirait plus, avec l’apparition chez Simon d’un asthme (c’est-à-dire d’une difficulté respiratoire) de nature psychogène, toujours réveillé avec une certaine violence dès qu’une bougie était allumée en sa présence. D’autres troubles, pouvant aussi apparaître comme psychogènes, étaient apparus au cours de la vie du patient.

34Simon n’avait pas d’enfant. Ses premiers rapports avaient eu lieu de façon assez occasionnelle, pendant ses études et son service militaire, uniquement avec des prostituées. Il ne s’agissait pas alors de pur autoérotisme, mais guère davantage de véritable relation objectale. Il méprisait ces femmes avec lesquelles il prenait un incontestable plaisir, et pensait surtout pouvoir les humilier dans la façon dont il jetait ses billets sur le lit ; il aurait bien voulu leur faire physiquement mal. Et c’est dans ce type de fantasme qu’il parvenait à l’orgasme. Qu’y avait-il de vraiment « sexuel », c’est-à-dire avant tout d’ « objectal » dans ce genre de plaisir ? Ses rapports à son épouse, Cécile, étaient du même ordre. Leur rencontre s’était produite dans des circonstances un peu compliquées, Cécile ayant divorcé d’un premier mariage dont elle avait eu un fils. Elle était plus âgée que lui, ce qu’il fallut un certain temps pour relier à la représentation maternelle. De plus, elle était totalement frigide et, pire encore, c’est devant les prétextes les plus divers qu’elle avançait pour éviter les rapports que Simon n’en devenait que plus excité. L’idée de la « forcer », voire de lui faire mal, l’amenait tout aussitôt à l’orgasme, bien avant qu’elle put atteindre elle-même sa propre satisfaction. Il s’agissait donc pour Simon d’un érotisme narcissique, mais de nature sadique celui-là, obtenu avec un objet certes conçu comme différent du sujet, mais perversifié dans la mesure où le plaisir est atteint non pas seulement par la domination narcissique de l’autre, mais par un fonctionnement imaginaire impliquant une blessure imposée à cet objet.

35L’organisation affective et relationnelle de Simon semblait par ailleurs marquée d’un très fort accent d’inauthenticité, on pourrait dire aussi de « fausseté ». Attaché surtout à se mettre en valeur, il s’exprimait volontiers en termes alambiqués et maniérés, voulant briller, séduire narcissiquement, bref, de manière assez histrionique, « amuser la galerie ». Si bien que contrairement à ce qu’il cherchait assurément à faire valoir, on aurait pu le prendre pour un simple plaisantin, ou bien encore un imposteur. S’il aimait rire, ce qui est le droit de quiconque, il ne tenait pas tellement à le faire avec nous, mais de nous, et contre nous. Et c’est bien là le trait de caractère qui différencie un tel sujet d’un autre seulement demeuré au stade de l’érotisme purement narcissique et antidépressif. Simon ne limitait pas son objet relationnel à un rôle de réconfort narcissique, et il ne tenait finalement pas tellement compte de la spécificité identitaire de l’autre. Pour lui, l’autre doit être à la fois vraiment un objet identifiable et un objet non pas seulement de réconfort, mais de jouissance forcée et douloureuse au profit du plaisir sadique qu’en attend le sujet.

36Il nous a semblé que l’accumulation, même intelligemment discrète, des dénis de certaines réalités, les incessantes reconstructions imaginaires nettement projectives et les clivages sérieux dans le fonctionnement mental, nous conduisaient à considérer Simon non pas comme un simple état-limite (un « caractériel » au sens où on l’entend habituellement) mais comme un sujet qui se défend, sur un fond structurel en réalité psychotique, contre des manifestations plus franchement délirantes par une couverture caractérielle de coloration sadique.


Mots-clés éditeurs : Objectalité, Narcissisme, Idéal de Soi, Violence, Surmoi, Sadisme, Autopunition, Masochisme

https://doi.org/10.3917/rfp.664.1269

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