Notes
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Paris, PUF, coll. « Épîtres », 1998, 167 p.
1Ce livre s’inscrit dans le mouvement psychanalytique contemporain tel qu’il s’est particulièrement développé en France à la suite des travaux de Michel de M’Uzan sur “ les esclaves de la quantité ”, de Jean Cournut sur “ les désertiques et les défoncés ” et d’André Green sur les états limites. Tous ces travaux mettent en avant la prévalence du point de vue économique dans l’abord des pathologies actuelles, non névrotiques ; certains y associent la prise en compte de la dernière théorie pulsionnelle de Freud pour tenter de ramener les fonctionnements sis au-delà du principe de plaisir dans le champ du principe de plaisir. Mais c’est dans la tradition de l’École psychosomatique de Paris que Gérard Szwec se situe, se référant non seulement à la théorie de Pierre Marty mais surtout aux travaux de Denise Braunschweig et Michel Fain, particulièrement à la distinction proposée par ce dernier entre le calme et la satisfaction.
2Les « procédés autocalmants » que l’auteur nous propose, d’abord décrits avec Claude Smadja, sont ici développés dans diverses directions et approfondissent des questions tant cliniques que théoriques, intéressant la recherche psychosomatique et psychanalytique aussi bien celle de l’enfant que celle de l’adulte.
3Gérard Szwec centre son propos sur le fonctionnement mental des « galériens volontaires », ces hommes qui « rament, courent, nagent jusqu’aux limites de leurs forces puis recommencent sous l’effet non d’un plaisir mais d’une contrainte de répétition d’un comportement à l’identique ». Sa thèse principale, fruit d’une réflexion qui s’étend sur six années, est que les galériens volontaires utilisent des procédés autocalmants pour s’empêcher de penser. Ces procédés résultent d’un surinvestissement moteur et perceptif visant à faire le vide dans l’appareil psychique et s’opposant à toute activité fantasmatique. La compulsion de répétition qui y œuvre exerce une contrainte qui ne trouve aucun soulagement dans la satisfaction. Ces procédés ne visent pas le plaisir et ne sont donc pas masochistes. Ils sont des substituts au masochisme primaire érogène et à l’auto-érotisme œdipien. Leur présence témoigne de la défaillance de la satisfaction hallucinatoire du désir du fait d’un défaut de constitution d’un pare-excitations de suffisante qualité. Cette défaillance est attribuée à une inadéquation des soins maternels qui n’ont pas fourni les expériences câlines suffisantes, un bercement apportant, selon la conception de Michel Fain, aussi bien des messages érotiques que des manifestations de l’instinct de mort. Enfin toutes ces conduites témoignent de fixations à des traumatismes précoces.
Les procédés auto-calmants
4Dans le premier chapitre, « Les galériens volontaires », Gérard Szwec entend limiter son propos à l’étude des procédés qui visent à ramener le calme à travers la recherche répétitive de l’excitation. Outre l’exemple des « galériens volontaires », l’auteur étaie sa réflexion sur une psychothérapie d’adolescent, celle de Rocky. À 3 ans, Rocky a subi un accident de voiture au cours duquel, sa sœur, âgée de 5 ans et demi, est morte. Rocky est hanté par une image, celle du moment où il a été projeté hors de la voiture. Il est, de plus, réveillé souvent la nuit dans un état de détresse dont il ne connaît pas la cause. Durant toute son enfance, il a joué à un jeu répétitif qui consistait à provoquer indéfiniment un accident entre deux petites voitures. C’est un jeu qui a échoué dans sa fonction de liaison du traumatisme, opérant un faible déplacement et une symbolisation infime. Marqué par ce fonctionnement évoquant celui d’une névrose traumatique, Rocky se montre incapable de faire des liens, ce qui entrave considérablement son fonctionnement intellectuel. Il colle à la réalité : « Raconter, pour lui, c’est dire où et quand, cadrer par un temps et un espace réel... » « L’imaginaire, c’est nul ! », dira-t-il à son thérapeute. Il découvre la batterie qui va prendre, dans sa vie, une place considérable. Gérard Szwec note qu’il s’agit là d’une activité sans fantasme. La musique y occupe peu de place ; seules comptent la vitesse et la répétition. « Sous prétexte de musique, son comportement répète dans le bruit et dans l’acte l’accident non élaboré et non lié. » L’auteur compare ce fonctionnement à celui des rameurs solitaires. Dans chaque geste du batteur, comme dans l’activité motrice du rameur solitaire, il repère deux temps : un temps de mise en tension, un temps de retour au calme. Il évoque également le comportement des enfants qui, pour s’endormir, se martèlent violemment et répétitivement la tête. Se référant aux idées de Michel Fain sur le calme opposé à la satisfaction, il rappelle que, pour ce dernier, ces enfants ont internalisé le bercement, mais un bercement spécial qui vise le plus bas niveau d’excitation, bien différent d’un bercement ou d’un martèlement de la tête qui viserait à rechercher une douleur et s’accrocherait à une forme de masochisme primaire. Pour Michel Fain, en effet, chaque individu a un rapport personnel au bercement qui porte l’empreinte de la double nature de celui-ci. La mère, en endormant son enfant, transmet ce qui va dans le sens de la vie, de l’érotique et des pulsions d’auto-conservation, en même temps que des manifestations de l’instinct de mort. Lorsque ce dernier prime, le comportement répétitif qui en est l’héritier tend à remplacer la pensée. Dans cette première approche, Gérard Szwec propose donc la description d’un mécanisme à deux temps : un temps de déliaison qui laisse entrevoir les pulsions désintriquées, suivi d’un temps de reliaison. Le procédé auto-calmant qui, pour Gérard Szwec est une sorte d’auto-bercement agi, est mis en œuvre lorsqu’il y a échec ou insuffisance d’une mère calmante. « À défaut d’une liaison psychique réalisée par le fantasme, le procédé auto-calmant tente d’établir quand même une liaison, mais à un niveau comportemental cette fois, entre les aspects pulsionnels érotiques et mortifères. »
5Après cette description princeps, Gérard Szwec va étendre la notion de « procédés auto-calmants » à d’autres situations. On le voit donc dans les chapitres suivants, explorer de nombreux domaines afin d’affiner ce concept.
6À la manière de Freud, il part d’une situation spécifique pour l’étendre à tout un éventail de pathologies. Ce faisant, il précise ce qui lui paraît devoir séparer sa description des procédés auto-calmants de syndromes décrits par d’autres psychanalystes contemporains. Ainsi est-il amené à confronter ses propres théories à celles de divers auteurs.
7À celles de Jean Cournut d’abord, et il s’attache à cerner la différence entre les « galériens volontaires » et les « désertiques et défoncés ». Pour Jean Cournut, ces patients ont pour caractéristique d’avoir eu une mère « mal endeuillée » à qui ils ont « emprunté » son sentiment inconscient de culpabilité. Gérard Szwec souligne que, tant les désertiques que les défoncés, les premiers avec leur « vide », les seconds avec leur « trop-plein », témoignant dans les deux cas d’un « trop-brûlant » provenant d’un contre-investissement, font preuve d’une excitation qui est toujours pulsionnalisée et non d’une excitation non liée psychiquement, évocatrice d’un état traumatique. À partir d’un exemple clinique de « mère mal endeuillée » ayant un nourrisson insomniaque et hyperactif, il montre toute la différence entre ses conceptions et celles de Jean Cournut. Chez les patients qu’il est amené à rencontrer il n’existe pas de lien secret avec l’objet perdu mais plutôt une volonté de se déconnecter des relations objectales ; l’angoisse observée n’est pas liée à une perte objectale, c’est une angoisse automatique, une angoisse-détresse liée à l’état d’impuissance à s’aider soi-même (Hilflosigkeit) ; enfin il n’existe pas de secret. À propos d’un « petit téteur insatiable » hyperactif, sorte de petit « défoncé », il montre que c’est le comportement opératoire de la mère quand elle allaite son enfant qui empêche ce dernier d’accéder à la passivité, ce qui entraîne un état d’inachèvement du destin pulsionnel ainsi qu’un amoindrissement des possibilités bisexuelles (la mère ne redevenant jamais amante). L’enfant est incapable de se calmer par des moyens utilisant la représentation, l’activité auto-érotique, la pensée fantasmatique. Pour l’auteur, on ne peut parler, chez ce type de patients, d’identifications inconscientes mais d’un « manque à être inconscient ». Enfin, si Jean Cournut refuse la notion de pulsion de mort, Gérard Szwec la revendique pleinement, elle est à l’œuvre, pour lui, dans le désinvestissement réciproque de la mère et de l’enfant. « Si quelque chose est emprunté par l’enfant à sa mère, il me semble, nous dit-il, que c’est bien plutôt la pulsion de mort de celle-ci et que c’est cet investissement maternel mortifère à l’intérieur de soi qui pousse au désert, à la défonce, comme aux procédés auto-calmants et aux néo-besoins. »
Le masochisme
8La place prépondérante accordée au masochisme primaire érogène et la difficile distinction clinique entre ce qui en relève et ce qui ne peut pas lui être attribué conduit l’auteur à s’opposer de manière très intéressante à la position de Betty Joseph (1982). Pour celle-ci, en effet, toute conduite à risque témoignerait de l’effet d’un puissant masochisme. Pour Gérard Szwec, il est fondamental de distinguer l’utilisation de la détresse sur un mode masochiste et sur un mode auto-calmant. Ce n’est pas là une question purement théorique : elle a des conséquences techniques puisque l’apparition, dans les psychothérapies, de fantasmes sadomasochistes, particulièrement transférentiels, témoigne d’une amélioration du fonctionnement mental, de possibilités auto-érotiques, d’accès aux fantasmes originaires... On peut donc dire que, pour Gérard Szwec, le masochisme érogène, fruit de la coexcitation libidinale, est à faire advenir.
9Il propose l’exemple d’un adolescent (Pedersen) qui au premier abord semble utiliser le danger sur un mode masochiste, pour montrer que le fonctionnement mental de ce jeune homme le situe bien au-delà (ou en deçà) d’un tel fonctionnement. Du fait de l’incapacité de cet adolescent à intégrer sa passivité, « le masochisme alimenté par la coexcitation sexuelle a un côté bancal et inachevé ». Masochisme de comportement (P. Marty), masochisme inachevé (M. Fain), « il s’agit d’un fonctionnement au-delà du masochisme, utilisant l’angoisse-détresse sur un mode auto-calmant par la répétition du trauma qui l’a provoquée ». Pour l’auteur, si la recherche du danger fait souvent partie d’un jeu érotisé avec la mort témoignant d’une intrication pulsionnelle à l’œuvre, elle peut aussi parfois obéir à un automatisme de répétition d’un trauma qui ne s’élabore pas. Si, classiquement la répétition d’un trauma est une défense visant à maîtriser activement ce qui a été vécu passivement, tout comportement compulsif traumatophile n’obéit pas obligatoirement à un déterminisme inconscient. Il peut s’agir de la répétition inlassable, à l’identique, d’un trauma précoce qui reste non élaboré. L’auto-destruction, derrière l’apparent masochisme, n’est que le symptôme d’un état traumatique. Si Betty Joseh voit dans la compulsion à frôler la mort l’effet d’un masochisme puissant visant à susciter chez l’analyste des propos sadiques et entraînant les deux protagonistes dans l’échec, le tout s’accompagnant d’intenses satisfactions libidinales, Gérard Szwec, lui, ne s’en tient pas à cette version somme toute optimiste. Chez les patients dont il nous parle c’est, au contraire, l’absence de visée de plaisir, la répétition au-delà du principe de plaisir qui prédomine. Le but de la psychothérapie est de ramener le fonctionnement de ces patients dans le champ du principe de plaisir. La constitution des fantasmes sadomasochistes permet donc, au contraire, la disparition des procédés auto-calmants et la sortie de l’état traumatique. L’auteur généralise à juste raison ce procédé à tous les états traumatiques où l’apparition de fantasmes sadomasochistes témoigne d’une intrication pulsionnelle, d’une sexualisation de la pulsion de mort qui trouve ainsi d’autres expressions et d’autres destins que la compulsion de répétition. Cette apparition d’un sadomasochisme érotisé est particulièrement éloquente dans la psychothérapie de Rocky, le jeune batteur. D’une activité purement automatique, on le voit passer à une exhibition provocante d’images de mort, exhibition qui semble lui procurer un plaisir qu’il veut faire partager à son analyste. Petit à petit, le lien avec l’accident de ses 3 ans va pouvoir être fait, ce qui entraîne l’apparition de nouveaux détails dans le récit dudit accident, détails qui ont cette fois le caractère d’authentiques souvenirs-écrans, dont Gérard Szwec nous dit qu’ils étaient « jusque-là refoulés ». On pourrait, bien évidemment s’interroger sur la qualité dudit « refoulement », question que l’auteur ne manque pas de se poser et qu’il aborde dans un autre chapitre. Chez Rocky, l’accident de voiture peut devenir représentation d’une scène primitive et la violence représenter en écho la violence pulsionnelle. Même si tout n’est pas gagné, l’auto-agressivité auto-érotique laisse place, peu à peu, à un sadomasochisme plus relationnel, ce qui s’accompagne de plaisir dans le jeu, dans l’échange verbal et dans les acquisitions scolaires. On retrouve là l’intérêt porté au sadomasochisme objectal dans sa fonction re-liante, ré-intricante, « masochisme gardien de la vie » dont Benno Rosenberg a montré toute l’importance, particulièrement dans les psychothérapies des patients psychotiques.
Objectalisation, désobjectalisation, anobjectalisation
10Un autre aspect important du travail de Gérard Szwec est la place qu’il accorde à la suite d’André Green à l’objectalisation et à la désobjectalisation. Le chapitre 5 de son livre est un essai théorique sur les premières articulations psychosomatiques, sur l’articulation de l’inconscient du tout début de la vie avec le biologique. L’auteur part du modèle de Pierre Marty, la « mosa ïque première » des fonctions biologiques, somatiques et psychiques qui n’a pas d’organisation de départ ni de programme. C’est la fonction maternelle qui va médiatiser cette organisation des fonctions vitales du nourrisson. D’elle dépend la constitution des fixations dont la présence permet la réorganisation des mouvements de régression psychosomatique sous-tendus par la libido, alors que leur absence laisse place aux mouvements de désorganisation progressive sous-tendus par l’instinct de mort (c’est-à-dire pour Pierre Marty non pas la pulsion de mort mais l’insuffisance de l’activité libidinale). Gérard Szwec propose d’ajouter au modèle de Pierre Marty deux postulats freudiens, d’une part celui d’un refoulement originaire mettant en place les premières formations inconscientes ; d’autre part, celui d’un antagonisme pulsionnel tel que S. Freud le décrit dans « Le moi et le ça », au sein de la substance vivante : la pulsion de mort et la pulsion de vie œuvrent l’une à l’édification, l’autre à la dissociation « dans une union aux proportions variables » (Freud, 1923). Pour l’auteur, la force refoulante exercée par la mère d’une façon harmonieuse... permet le refoulement originaire et à sa suite l’érotisation des zones et des fonctions. « Par contre, écrit-il, dans d’autres cas la nature des messages maternels conduit à un échec du refoulement originaire et à une forme d’organisation autour d’un dysfonctionnement répétitif du corps, par exemple l’autobercement ou le mérycisme » (p. 87). C’est donc la mère qui favorise ou non l’union pulsionnelle et par conséquent la voie érotique. Partant d’une citation de Freud dans « Le trouble psychogène de la vision », selon laquelle « ce sont les mêmes organes et les mêmes systèmes d’organes qui sont à la disposition des pulsions sexuelles et des pulsions du moi », Gérard Szwec propose une troisième voie, valable après 1920, celle de la subversion par la pulsion de mort désintriquée. Pour illustrer cliniquement ce qui serait le pendant de la subversion érotique (ici la cécité hystérique), l’auteur évoque l’activité compulsive de certains enfants agitant de façon compulsive le doigt devant l’œil. Qu’il s’agisse de ce qui est vu ou encore d’un bruit, d’une odeur, ces procédés auto-calmants répètent une perception traumatique en rapport avec une perte prématurée de l’objet. Pour maîtriser cette perte, l’enfant va tenter de se passer lui-même prématurément de l’objet : nourrissons insomniaques, non câlins, hyperactifs, évitant le contact avec leur mère... « Ce qui semble déterminant, c’est que cet objet maternel impuissant à soulager la douleur est vécu comme faillible, voire destructeur et qu’il faut alors le négativer comme objet aidant. » Ce comportement d’indépendance s’oppose à l’objectalisation. Chez les enfants mérycistes, non câlins ou autoberceurs, se passer de l’objet est la visée d’un comportement qui s’oppose au deuil de l’objet. Plutôt qu’une désobjectalisation, au sens d’André Green, Gérard Szwec pense qu’il s’agit là d’une anobjectalisation qui est un défaut de liaison par le masochisme primaire.
11Le livre de Gérard Szwec, on l’aura compris, se situe au carrefour des questions posées par la psychanalyse contemporaine. D’un style vivant, abondamment illustré par la clinique, il sollicite l’intérêt du lecteur dont il stimule la réflexion, grâce en particulier au dialogue permanent qu’il entretient avec la pensée d’autres auteurs dans une dynamique où coexistent avec bonheur rigueur théorique et ouverture.
Notes
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[1]
Paris, PUF, coll. « Épîtres », 1998, 167 p.