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Article de revue

L'incestuel dans les familles

Pages 179 à 196

Notes

  • [1]
    P.-C. Racamier, Le génie des origines, Payot, 1992.
  • [2]
    P.-C. Racamier, L’incestuel, Vocabulaire de psychanalyse groupale et familiale, Éd. du Collège, 1998.
  • [3]
    Revue française de psychanalyse, 4, 1994.
  • [4]
    Entretiens avec J. Guillaumin, L’œuvre de P.-C. Racamier, Delachaux & Niestlé, 1997.
  • [5]
    Il est fréquent d’entendre certaines patientes issues de milieux très incestuels, voire incestueux, se plaindre du regard que leur portent tel père ou tel beau-père ! On peut bien sûr penser qu’il s’agit là de projection, mais d’autres aspects de la relation peuvent nous laisser entendre qu’il s’agit bien d’autre chose.
  • [6]
    Jeanne Defontaine, Corps familal, corps anorexique, Groupal 7.
  • [7]
    P.-C. Racamier, Cortége conceptuel.
  • [8]
    Jeanne Defontaine, article à paraître dans Groupal 10, Schreber, abus de pouvoir et meurtre d’âme, une figure d’antœdipe.
  • [9]
    S. Freud, Nouvelles conférences sur la psychanalyse, Gallimard, 1936.
  • [10]
    Ce point de vue issu de mes discussions avec Bernard Defontaine met fin à la polémique sur la légitimité ou la non-légitimité de la théorie de la séduction : oui, il faut abandonner la théorie de la séduction dans la névrose et dans l’œdipe.
  • [11]
    Je renvoie le lecteur au texte d’André Green dans Incestes, Petite Bibliothèque, PUF, novembre 2001.
  • [12]
    Le deuil originaire désigne le processus psychique fondamental par lequel le moi, dès ses prémisses, avant même son émergence et jusqu’à la mort, renonce à la possession totale de l’objet, fait son deuil d’un unisson narcissique absolu et d’une constance de l’être indéfinie et par ce deuil même qui fonde ses origines, opère la découverte ou l’invention de l’objet, et par conséquent de soi grâce à l’intériorisation « (Cortège conceptuel, p. 33).
  • [13]
    P.-C. Racamier, Le génie des origines, p. 129.
  • [14]
    Ce qui caractérisait les symptômes de cet homme renvoyait à un état d’inachèvement, par exemple il avait interrompu des études de médecine alors qu’elles parvenaient à leur terme.
  • [15]
    J.-P. Caillot, L’incestuel meurtrier, Groupal 3, p. 24.
  • [16]
    M. Hurni et G. Stoll, Pillages et saccages psychiques, Groupal 9.
  • [17]
    Nous reprenons ici l’expression de M. Hurni et G. Stoll, in Groupal 9, Pillages et saccages psychiques.
  • [18]
    Ibid.
  • [19]
    P.-C. Racamier, Brève histoire de l’incestuel, Groupal 3.
English version

L’INCESTUEL : UN CONCEPT CLINIQUE ACTUEL

1L’incestuel est une notion conçue par P.-C. Racamier à partir de son travail avec les familles au sein de son institution pour patients psychotiques. Cependant, cette notion s’applique aussi à toute une sphère clinique qui comporte les patients psychotiques mais également les patients en qui l’association de symptômes et de signes psychotiques existe, sans pour autant que nous ayons affaire à une psychose franche. Ceci n’est pas sans conséquences en ce qui concerne l’optique de travail avec ces patients.

2Freud nous a donné des troubles mentaux une approche essentiellement intra-psychique. Malgré ses travaux sur la psychose et la perversion, son référent reste la névrose. Dans la névrose, la conflictualité interne se joue entre désir et loi. Il n’en est pas de même avec les pathologies non névrotiques, narcissiques ou identitaires, centrées sur le mal-être et la dépression et qui recouvrent tout l’éventail des états limites, avec la prévalence des troubles relationnels, caractériels, des agirs, des addictions et des somatisations diverses ainsi que des troubles de la personnalité allant des inhibitions simples aux troubles de la pensée et aux délires.

3Cette notion est issue de sa réflexion sur la psychose. L’œdipe était en psychanalyse la seule référence reconnue et même admise, tant en théorie qu’au regard des techniques de la cure. Racamier sera conduit à réfléchir sur la validité de ce modèle dans la psychose.

4On en était à poser que si dans la névrose l’œdipe se présente toujours en quelque sorte masqué par des procédés de déplacement et de condensation, dans les états psychotiques il semble que « l’œdipe éclate à ciel ouvert, cru, sans faille, bref, sans refoulement... P.-C. Racamier d’affirmer :

5« L’œdipe se crée une voie difficile à travers des structures qui ne lui correspondent pas, chez certains on perçoit une teinture d’œdipe. Souvent chez des sujets borderline on assiste à une fuite en avant vers un œdipe de couverture, qui s’instaure comme défense contre des angoisses archa ïques (voir les érotomanes qui parlent de leur père quand elles n’ont que leur mère dans la tête). Ainsi pour comprendre ces états limites l’œdipe ne faisait pas l’affaire, le pré-œdipe non plus. » C’est un tel cheminement qui a conduit au concept d’incestualité.

6L’incestuel, pour P.-C. Racamier qualifie « ce qui dans la vie psychique individuelle et familiale porte l’empreinte de l’inceste non fantasmé, sans qu’en soient nécessairement accomplies les formes génitales ». L’accent doit porter ici sur « non fantasmé ». L’inceste fantasmé, comme le meurtre fantasmé – nous y reviendrons – définit en effet l’œdipe. L’inceste et l’incestuel ne relèvent pas du fantasme (du moins pas du fantasme mental) mais de l’agir (du fantasme agi).

7À l’œdipe, P.-C. Racamier oppose l’inceste : « L’inceste n’est pas l’œdipe, il en est même tout le contraire. » [1]

8Pourtant, l’inceste ne se trouve pas nécessairement dans toutes les familles de psychotiques. L’originalité de sa pensée est d’introduire un nouveau concept. Il en va autrement avec l’incestuel, car il permet une généralisation, non seulement aux familles psychotiques, mais également à de nombreuses autres familles non psychotiques. L’incestuel ou l’incestualité permet de généraliser la problématique incestueuse à la majeure partie des pathologies non névrotiques. L’opposition entre l’œdipe, d’une part, et l’inceste, d’autre part, repose sur cette différence essentielle entre le fantasme mental et l’agir.

9La relation incestuelle se définit comme « une relation extrêmement étroite, indissoluble, entre deux personnes que pourrait unir un inceste et qui cependant ne l’accomplissent pas, mais qui s’en donnent l’équivalent sous une forme apparemment banale et bénigne » (1992). Ainsi, l’incestuel est-il un vaste registre qui recouvre une aire dont les schizophrénies ne constituent qu’une province, et dont les ressorts ne se découvrent pleinement qu’au sein d’un contexte familial et dans la perspective de plusieurs générations.

INCESTE ET ŒDIPE

10« L’inceste n’est pas du registre de l’œdipe, Il n’a rien à faire du tabou de l’inceste. Il n’est pas non plus du registre de la castration » [2] : opposer l’œdipe à l’inceste peut être illustré par la confrontation de deux personnages : Œdipe et Périandre. Le mythe et la mythologie d’Œdipe dont nous ne reprendrons pas ici les différents épisodes, relèvent à la fois de l’acte et du fantasme. Fantasme, parce qu’il est question d’un mythe, acte, parce qu’il décrit un inceste : inceste ignoré de ses protagonistes qui en apprenant leur délit se punissent, l’un par la mort et l’autre par la cécité et donc expient leur faute. L’œdipe apparaît ainsi comme à la jointure de l’acte et du fantasme, il implique également la reconnaissance de la culpabilité.

11Toute différente est l’histoire de Périandre, ce jeune homme devenu roi et qui tenta de s’émanciper de sa mère, mais celle-ci ne l’entendit pas ainsi et souhaitant conserver l’amour exclusif de son fils, elle tenta de le séduire afin qu’il ne puisse jamais se séparer d’elle. Elle mit au point le stratagème suivant : elle lui annonça qu’une femme amoureuse de lui viendrait le rejoindre la nuit sur sa couche et qu’elle serait masquée afin de conserver l’anonymat. La mère séductrice utilise alors ce subterfuge et pour séduire son fils, va le rejoindre dans son lit sans se faire reconnaître. Résolu à percer ce mystère, Périandre découvrit que cette amante merveilleuse était sa mère. L’histoire illustre les conséquences d’un acte auquel, par complaisance il avait participé, en effet, lui qui avait été un jeune monarque plein de promesses devint alors un épouvantable tyran.

12Ce qui différencie l’œdipe de l’inceste c’est qu’ici il y a un secret qui fait alliance avec un déni, le déni de la faute, le déni de la culpabilité. Si Périandre est aveugle c’est parce qu’il le veut bien : l’obscurité dans laquelle l’inceste a lieu symbolise son désir de ne pas voir. Tout inceste fait alliance avec le déni à travers une technique, celle du non-dit. À la différence de l’œdipe et de son cortège de rêves et de fantasmes, l’inceste s’effectue sur un fond de deuil impossible à faire ; il est une mise en acte, hors psyché qui vise à éviter toute souffrance psychique liée à la conflictualité.

13La mère de Périandre a recours à l’inceste, car elle est incapable de renoncer à la possession exclusive de son fils : ce deuil est impossible à faire. C’est ainsi que P.-C. Racamier affirme :

14« Le patient qui couche avec sa mère le fait non parce qu’il la désire, mais au contraire pour éviter de la désirer. L’acte pare au fantasme : l’inceste a une fonction, celui de pare-feu libidinal. En exauçant le désir il vise à le tarir, évacué d’avance le désir sera satisfait sans fantasme. Il ne reste rien à désirer. »

L’INCESTUEL DÉFINI COMME UN ÉQUIVALENT D’INCESTE

15Par opposition à l’inceste, l’incestuel se définit comme un équivalent d’inceste. « L’incestueux dans ce que nous connaissons d’ordinaire en analyse c’est le fantasme et le produit d’une symbolisation, tandis que l’incestuel ne résulte d’aucune symbolisation. Il est tout dans l’agir, pas forcément dans le génital de l’inceste, mais plus souvent dans des équivalents d’inceste qui sont des comportements à travers lesquels une relation de nature incestuelle transite. » [3]

16Il faut souligner que cette notion d’équivalent impose l’idée que nous ne sommes pas dans le déplacement ni dans le symbole : en aucun cas, l’incestuel ne pourrait être un substitut déguisé de l’œdipe ! Les rêves où l’inceste se donne à voir à ciel ouvert sans aucun travail de déformation ne sont pas des rêves œdipiens mais incestueux. Ils ne procèdent d’aucun travail de symbolisation.

L’INCESTUEL ET LE PROBLÈME DU FANTASME

17À la vérité, la connaissance que nous avons du fantasme et de sa nature est intimement liée à celle du complexe d’Œdipe. En effet, on ne comprend l’œdipe qu’à travers ses fantasmes et l’on ne connaît le fantasme que par l’œdipe.

18À l’inverse, l’incestuel constitue un registre qui se substitue à celui du fantasme et se tourne vers la mise en acte.

19Ce qui est frappant dans l’incestuel c’est qu’il est tueur de fantasme. L’incestuel ne s’image pas, ne se représente pas, ne se fantasme pas. Il peut être repérable à partir d’un constat clinique, celui du vide de la pensée. Il renvoie à ces patients difficiles qui expriment un vague malaise mais n’associent pas : on a parlé de pensée blanche, de pensée opératoire. On s’aperçoit que bien souvent ces patients n’ont rien à dire, non en raison d’une carence ou d’un défaut de mentalisation mais de ce qu’ils vivent et ont toujours vécu sous l’impact d’un interdit qui porte sur la vérité. Quand nous invoquons la pensée blanche, nous sommes bien souvent sous le coup d’une collusion avec le patient lui-même prisonnier d’une injonction interne à ne pas parler. C’est, croyons-nous, un des aspects du transfert incestuel.

20C’est ce qui fait toute la différence avec l’œdipe, car si nous connaissons l’œdipe, c’est à travers les fantasmes qui le composent et qui l’organisent. Rappelons que dans le champ de la névrose, on a affaire à une sexualité fantasmatique inconsciente en rapport avec ce complexe alors que dans les structures non névrotiques, il s’agit d’une sexualité agie qui se situe hors du champ de l’œdipe et qui ne peut parvenir à s’organiser en fantasme.

21Le fantasme est comme on sait, construit sur le modèle d’un scénario ; son modèle inconscient universel est constitué par la scène primitive, et le plus célèbre exemple de ce scénario conscient est représenté par le roman familial. Rappelons qu’il est « une mise en scène dans la psyché, que cette mise en scène comporte un cadre (celui de la psyché), des origines et un développement qui comporte des variations et des rejetons. Ceux-ci s’organisent sur le mode d’un réseau au fonctionnement réticulé : la scène primitive s’articule à la séduction, qui elle-même s’articule à la castration », etc.

22« D’autre part, le fantasme est soumis à la double loi du refoulement et du retour du refoulé. Il sera conscient ou inconscient, communiqué ou gardé secret, mais en aucun cas il ne perdra sa double qualité d’être un objet intra-psychique avec des origines. » [4]

23À l’inverse de ce qui se passe dans une structure œdipienne, il y a dans l’incestuel une incapacité toute particulière à pouvoir se situer par rapport à une scène originaire et sur le plan psychique à produire, pourrait-on dire, une scène originaire. Les fantasmes produits n’obéissent guère aux caractéristiques propres aux fantasmes mais sont de l’ordre de l’arrêt sur image. Racamier a produit un concept propre à rendre compte de cette carence fantasmatique inhérente à l’incestuel à travers la notion de fantasme / non-fantasme.

24Il le définit comme une « formation intermédiaire entre le fantasme et l’éprouvé brut ». C’est « une formation qui du fantasme emprunte la place sans en posséder la propriété non plus qu’en remplir les fonctions ». À la différence du fantasme, « il est tout d’une pièce et non ramifié, agissant mais non scénarisé, transmissible, mais non communicable, enté sur le corps mais prêt à s’agripper au corps de l’autre ».

LA BANALISATION

25La banalisation apparaît comme un obstacle majeur à la possibilité de repérer l’incestuel dans la clinique : la banalisation à voir avec ce que P..C. Racamier appelait « dénis diaphragmés ». Cette banalisation est fréquente chez les pervers qui tentent de faire passer pour normales, voire naturelles des conduites ou des situations familiales dans lesquelles des liens incestuels, voire incestueux sont à préserver à tout prix et qu’il faut soustraire au regard du clinicien. Le plus souvent, cette banalisation entretient un lien avec le déni de sens.

26Un couple vient consulter à la demande de Madame qui menace de divorcer en raison d’une incapacité de son mari à imposer la loi face à leurs trois adolescents. C’est elle qui doit assumer une fonction d’autorité au sein de la famille et si ce n’est elle, c’est leur fils aîné âgé de 16 ans qui ne manque pas de réprimander et de punir les cadets. Il apparaît que l’échec scolaire de cet aîné est mis en parallèle avec une faillite de l’autorité maternelle vis-à-vis de lui. Si madame consulte c’est parce qu’elle ne parvient plus à se faire obéir.

27Nous apprenons que Monsieur ne parvient guère, face à ses fils, à revendiquer sa place à table. Il est par ailleurs incapable de les contraindre à rentrer à une certaine heure ou à ranger leur chambre. Quand la famille regarde la télévision, les fils s’alanguissent sur le seul canapé de la maison, ce qui contraint Monsieur à se contenter d’une chaise. Il dit que c’est pour lui plus confortable mais en réalité il souhaite éviter tout conflit avec ses enfants.

28Ces problèmes de place et d’interchangeabilité des places révèlent une famille aux différences générationnelles brouillées. Nous apprendrons par ailleurs que la seule télévision de la maison est installée dans la chambre à coucher des parents. Cette chambre est devenue de ce fait un lieu de rencontre de toute la famille, des enfants et des amis des enfants, la télévision étant le prétexte à toutes les intrusions au point que ceux-ci n’hésitent pas à se vautrer sur le lit conjugal pour regarder telle série télévisée ou tel dessin animé : la confusion entre l’espace privé et public est prévalente et révélatrice d’incestualité.

LES OBJETS INCESTUELS

29Nous venons de parler du climat incestuel qui court dans certaines familles. Il faut dire qu’il y a aussi des objets qui expriment le caractère incestuel d’une relation, ces objets incestuels ont l’intérêt de mettre en évidence un fonctionnement mental régi par la concrétude. Ce sont bien souvent, les objets échangés, les comportements qui se substituent à la pensée et à l’affect.

30Parmi ces objets, l’argent occupe une place centrale, mais on peut également citer les vêtements, les bijoux, la nourriture : ces objets d’échange sont une façon d’entretenir une relation incestuelle à défaut d’entrer dans un inceste proprement dit ; mentionnons également le travail scolaire qui peut être utilisé comme prétexte d’un rapprochement physique ou d’une relation d’emprise entre un enfant et un parent.

31Ces objets incestuels doivent être distingués de la relation incestuelle qui peut s’effectuer essentiellement à travers les contacts de peau à peau et le regard [5]. Ils peuvent être également des objets impalpables et prégnants comme des symptômes (anorexie, par ex). Ces objets n’ont pas valeur de symboles mais ont plutôt une fonction d’amulettes, de gris-gris, ou de fétiches et imposent l’idée d’une relation fétichisée.

L’argent

32Racamier évoque un couple : « Chacun se plaint de la désaffection de l’autre. Père et fille sont tous deux absorbés par des affaires d’argent. Ils palpent avec ardeur des chèques des comptes et des billets. Un air insidieusement indécent flotte autour de ces échanges. Lorsque vous tentez d’en faire un commentaire, vous êtes rabroué comme si vous aviez commis une inconvenance. Tous deux père et fille quittent alors la pièce. La mère les suivra. » L’auteur commente de la façon suivante :

33« Lorsque vous comprenez qu’en croyant aborder une banalité vous avez porté la main sur un secret d’alcôve, l’erreur était déjà commise : c’est une relation incestuelle qui s’est déroulée sous vos yeux. »

34Cette dimension incestuelle liée à l’argent est présente dans certains couples où bien souvent le fantasme de prostitution est évoqué à propos des relations sexuelles. Telle épouse reprochera à son mari de la payer avec des cadeaux pour obtenir qu’elle couche avec lui.

La nourriture

35Dans les familles anorexiques, il est banal de constater l’importance énorme accordée à la nourriture comme moyen privilégié d’expression des liens d’amour et de haine entre les membres. Cette concrétude dispense de la parole et abolit l’effort pour penser. Avec l’incorporation qui caractérise le fonctionnement anorexique, la dimension symbolique des mots ou des conduites s’abrase au profit de comportements ou d’agirs autour de l’acte de se nourrir.

36Avaler, cracher, refuser d’ouvrir la bouche sont autant d’expressions agies de l’amour et de la haine. Le langage familial de l’incorporation a ceci de particulier qu’il est fait non de signes articulés mais de signaux (par ex. les variations de poids sur balance) : en effet par le comportement on ne signifie pas, on indique.

37Dans tous les cas, pour la mère de l’enfant présentant des troubles alimentaires, il s’agit, au travers de l’objet incestuel nourriture, de pénétrer le corps de celui-ci et d’avoir la haute main sur tout ce qui entre et qui sort du corps de son enfant. C’est pourquoi, celui-ci, par son refus alimentaire, tente se déprendre de cette emprise et gagner son individualité.

CADRE FAMILIAL INCESTUEL

38L’exploration de ce concept implique une approche de la maladie mentale sous l’égide de sa dimension relationnelle ou transsubjective. C’est en 1983 que Racamier a mis en évidence la dimension interactive présente dans la psychose :

39« Un problème s’est posé à moi, qui était de savoir si une organisation psychotique pouvait se reconnaître et se comprendre psychanalytiquement parlant, comme une entité autonome et capable de fonctionner seule à son propre compte ; or, j’avais déjà résolu cette question : je savais qu’une schizophrénie par exemple est un processus ouvert, béant, branché sur l’entourage, étroitement articulé à lui, je le savais depuis les années 1950, à l’encontre de la perspective courante en psychanalyse, qui envisageait la psyché uniquement comme un appareil autonome. »

La confusion

40Par opposition au cadre œdipien on peut introduire l’idée d’un cadre familial incestuel : il réside comme on l’a vu dans une confusion des places au sein de la famille : père qui occupe la position de la mère, mère qui occupe la position du père, gendre qui occupe la position du fils, enfant qui occupe une position parentale : ces confusions de places conduisent à d’autres confusions, celles qui portent sur la différence des sexes, sur la différence des générations ou sur les deux à la fois. Ces confusions de places ou de positions sont motivées par le désir de permettre la poursuite ou la reviviscence d’une relation de séduction narcissique (dont il sera question plus loin). La position atypique d’un seul membre conditionne la position atypique de tous les autres membres de la famille, ce qui aboutit à la constitution d’un cadre familial dans lequel la relation incestuelle se trouve déposée. Et si cette relation est cachée secrète c’est parce qu’elle appartient à ce cadre non perçu : Il s’agit là d’une caractéristique générale de l’incestuel.

La paradoxalité

41Celle-ci se trouve inscrite au cœur même de l’incestuel. Le couple incestuel est un couple non couple. L’anorexique refuse de se nourrir et se laisse mourir pour parvenir à vivre. Dans la séduction narcissique, telle mère incestuelle tente de préserver entre elle et son enfant un univers à l’abri des excitations du monde interne et externe faisant prévaloir un ordre libidinal étale et non pulsionnel mais en même temps, par certains de ses comportements, elle peut produire un état permanent d’excitation chez son enfant qui a des incidences graves sur son fonctionnement mental comme des troubles comportementaux ou un défaut de symbolisation, surtout, le lien incestuel est sexuel non sexuel.

42L’atmosphère qui règne dans les familles incestuelles est à la fois saturée de sexualité latente et marquée de la plus grande pudibonderie : c’est ainsi qu’on pourra, comme dans la famille d’une patiente, éteindre la télévision pour épargner aux enfants la vue d’une scène d’amour, mais aller avec toute la famille passer régulièrement les vacances dans un camp de nudistes.

43L’autorité n’y est pas reconnue de même que l’altérité. Les enfants de ces familles sont des enfants mais en même temps ils peuvent se poser comme parents des parents ou du moins remplir telle ou telle fonction parentale. Le fonctionnement incestuel est le plus souvent difficilement perceptible, il est parfois simplement indiqué par le fait que les enfants n’appellent pas leurs parents papa et maman mais les désignent par leurs prénoms.

44La distinction entre le familier et l’étranger est confuse. Il est arrivé à une famille très incestuelle de ramener en séance de thérapie familiale un ami qui se trouvait chez eux à l’heure de la séance. Tout le monde s’est entendu pour tenter de banaliser l’arrivée de cet intrus dans la séance, mais on peut comprendre cet acting non seulement comme l’expression d’une confusion entre l’étranger et le familier, mais également comme une manœuvre perverse propre à attaquer la séance en semant la confusion.

Le défaut de limite

45Comme on le voit dans l’exemple ci-dessus, les frontières entre les êtres sont mal définies. La confusion des identités est importante : telle mère met un pull quand son fils a froid. Telle autre mère se nourrit à travers ses enfants, elle prend plaisir à nourrir tout le monde sans se nourrir elle-même, se nourrissant ainsi à travers les autres par procuration. La confusion des identités est importante. Il n’y a pas de limites entre vie privée et vie familiale. La porte de la chambre à coucher des parents ne ferme pas, les enfants ne sont pas protégés de la sexualité des parents. D’aucuns pourront parler d’immersion dans la scène primitive, en réalité il n’y a pas chez ces patients de capacité à se situer par rapport à une scène primitive. À la place de celle-ci, ce qui est donné à voir de façon non représentée mais agie, c’est une scène incestueuse.

46Un exemple clinique assez classique et assez représentatif de ces confusions est celui des parents qui, en prenant leurs enfants pour confidents de leur vie sexuelle de couple, les immergent dans le lit conjugal : la mère de telle patiente atteinte de phobies d’impulsions lui avait beaucoup parlé des difficultés relationnelles et sexuelles de sa vie de couple au point que la patiente avait pris une part active dans les conflits de ses parents.

47Il est fréquent de constater combien certaines patientes qui viennent consulter se plaignent de la façon dont, étant enfant, elles se sont trouvées impliquées dans la vie sexuelle des parents. Ces confidences du parent, d’une certaine façon, flatteuses pour l’enfant sont, en fait une cadeau empoisonné car elles ont comme effet paradoxal de détruire la sexualité de l’enfant en question.

L’intrusion

48L’angoisse d’intrusion est au premier plan chez tout sujet prisonnier d’une relation incestuelle, elle l’est tout particulièrement dans l’anorexie. Pour faire front à l’intrusivité de la famille, le corps de l’anorexique devient une forteresse : ne faut-il pas des parois épaisses pour se protéger contre l’attaque éventuelle de dangereux assaillants ? Ainsi pour l’anorexique, la carapace caractérielle s’érige comme moyen de protection de son individualité. Celle-ci est une réaction à l’indétermination des limites et des différenciations entre les êtres qui règne dans la famille [6].

49Nous voyons souvent côtoyer avec l’anorexie et la boulimie une tendance antisociale dont le principal motif est l’angoisse d’intrusion.

50Aussi, l’indétermination des limites débouche-t-elle sur une position paradoxale en ce qui concerne le réglage des ouvertures et des fermetures des orifices du corps par rapport au monde extérieur. Dans ce domaine règne la plus complète paradoxalité : s’ouvrir c’est courir le risque d’être envahi par un ennemi intrusif et destructeur, se fermer c’est courir le risque de périr d’inanition et d’appauvrissement. Ceci est particulièrement visible dans la famille anorexique qui par son renfermement se défend avec force contre l’altérité. Ainsi, une trop grande ouverture au monde extérieur est génératrice d’un désordre qui pourrait déboucher sur le démembrement familial, mais une complète fermeture aurait des conséquences désastreuses et serait porteuse de destruction et de mort.

51Que ce soit chez le sujet ou dans la famille, les défenses mises en place contre l’intrusivité pleinement agissante des différents membres conduisent à des procédures d’enfermement, au contrôle scrupuleux des entrées et des sorties afin de ne pas laisser son organisation interne menacée par la présence intrusive de l’autre.

L’engrènement

52Une des formes prise par cette intrusivité est l’engrènement. Nous en avons un exemple admirable dans Le crime des sœurs Papin repris par Jean Genet dans Les bonnes.

53« L’engrènement est ce processus par lequel les rouages d’une psyché semblent se mettre en prise directe sur ceux d’une autre sans que puissent intervenir ni les intermédiaires fantasmatiques ni les médiations familiales, ni même enfin les médiations culturelles. » [7]

54L’engrènement est proche de l’identification projective, mais alors que dans l’identification projective ce sont des sentiments et des émotions dont le sujet se débarrasse et qu’il fait éprouver à l’autre, l’engrènement est de l’ordre de l’agir, du faire agir : c’est une sorte de circuit interactif qui s’instaure, faisant abstraction de toute pensée.

55J’ai eu en thérapie familiale une famille dont l’un des enfants, adolescent, avait commis plusieurs larcins dont celui, motif principal de la demande, de voler une voiture. Ce n’est qu’au bout de quelques mois de traitement familial que j’ai pu comprendre comment cet adolescent, par ses agirs, se constituait comme le bras armé de son père et exprimait les aspects délinquants réprimés de ce dernier, homme honorable à l’abri de tout soupçon.

56Le cas Schreber peut être vu à la lumière de l’engrènement : un lien incestuel extrêmement puissant liait Schreber à son père. Non seulement le père avait la haute main sur tout ce qui concernait le corps de son fils (ceci avec la complicité maternelle), mais il avait également une prise directe sur son âme au point qu’il est possible d’avancer que le fils réalisait par son aliénation et son délire l’homosexualité complètement réprimée de son père. Ainsi, l’incestualité poussée dans ses derniers retranchements peut conduire un fils à agir ou à délirer en lieu et place de son père, lui épargnant ainsi la folie [8].

L’INCESTUEL ET LE PROBLÈME DE LA SÉDUCTION

57Dans les débuts de son œuvre, à partir du récit de ses patients, Freud en vint à imputer leurs symptômes névrotiques à des traumatismes sexuels subis au cours de leur enfance ; comme on sait, il fut conduit à abandonner sa théorie de la séduction (neurotica) fondée sur une réalité vécue au profit de fantasmes. Dans un de ses derniers écrits, il nous dit : « À l’époque où l’on s’attachait surtout à découvrir les traumatismes sexuels de l’enfance, presque toutes mes patientes me déclaraient avoir été séduites par leur père. J’en vins à conclure que ces affirmations étaient fausses et j’appris ainsi que les symptômes hystériques découlaient non de faits réels mais de fantasmes. Plus tard seulement, je me rendis compte que ces fantasmes de séduction par le père étaient chez la femme l’expression du complexe d’Œdipe typique. » [9]

58L’abandon de la neurotica se justifie, car il s’agit bien d’hystérie, il s’agit bien de fantasmes de séduction et non de séduction réelle. Ainsi Freud met en relation très étroite trois facteurs : le fantasme, la névrose et l’œdipe. Dans tous les cas cliniques imposant l’idée d’une organisation œdipienne, on est dans la névrose, la séduction est de l’ordre du fantasme, en cela je suis entièrement d’accord avec Freud, mais il en va tout autrement en ce qui concerne la séduction réelle, ce cas de figure impose l’idée que l’on n’est ni dans le champ de la névrose ni de l’œdipe (où l’abandon de la neurotica se justifie) ; on est en effet dans le champ des problématiques non névrotiques dans laquelle la neurotica garde toute son importance, ce que le concept d’incestualité vient affirmer ou reprend d’une autre façon. [10]

59Cependant, même dans la névrose on peut affirmer un grain d’incestualité comme Freud a pu insister sur le fait qu’il fallait un grain de sable (un élément de névrose actuelle) pour que se constitue la perle de la psycho-névrose. En ce qui concerne notre question, ce grain de sable est pour le moins constitué par la séduction originaire, c’est-à-dire la relation incestueuse de la mère avec son bébé, dont il sera question plus loin [11].

60Ce qui est présent dans l’incestuel c’est la reconnaissance d’une séduction réelle, extrêmement agissante, mais qui n’exclut nullement les répercussions internes du traumatisme.

61Ainsi l’incestualité présente dans une famille a-t-elle des effets traumatiques et marque-t-elle de son empreinte le fonctionnement psychique individuel qui l’internalise.

62Racamier fait dériver l’incestuel d’une relation de séduction narcissique vouée à ne pas se résoudre. La séduction narcissique apparaît ainsi comme un concept central susceptible dans certaines conditions d’être à l’origine d’incestualité.

63Mais il faut distinguer séduction sexuelle et séduction narcissique.

64Rappelons que dans le cadre de la théorie freudienne de la séduction, la séduction imposée par l’adulte à un enfant est de nature sexuelle. Mais il existe une relation de séduction normale qui concerne les premiers émois en rapport avec les soins maternels : il faut souligner le caractère structurant de la séduction du bébé par la mère et de la mère par le bébé. C’est ainsi qu’il existe une incestualité normale : l’exemple des soins maternels en est une illustration : les soins maternels donnés au bébé font dire à Freud que la mère est la première séductrice, mais quoi de plus normal et de plus souhaitable que ce contact peau à peau s’il s’accompagne de l’interpénétration suffisamment bonne dans laquelle le regard joue un rôle déterminant, cette incestualité normale conditionne l’évolution favorable des auto-érotismes.

65Cette séduction est nécessaire, voire vitale, dans les débuts de la vie ; réussie, elle doit conduire au deuil originaire où mère et enfant parviennent à se déprendre de leur lien. Il peut arriver que cette relation primaire n’ait pas été suffisamment satisfaisante, elle risque alors de déboucher sur un deuil impossible : voici les conditions propres à générer de l’incestualité.

66Le sexuel n’intervient pas dans la séduction narcissique. L’ordre libidinal dont elle émane est étale, presque uniforme, non pulsionnel. Cette séduction se constitue comme l’antidote du deuil originaire et du fait du développement, elle peut se sexualiser au point de pouvoir se transformer parfois en relation incestueuse.

67C’est pourquoi Racamier dit que l’incestuel « accomplit l’exploit remarquable de cumuler en lui attrait sexuel et attrait narcissique ».

68L’incestuel apparaît lorsque le deuil originaire [12] est impossible. On peut mettre cette difficulté sur le compte d’une relation de séduction narcissique manquée, insatisfaisante, et qui pour cette raison doit continuer, perdurer. Tout cela est une question d’âge et de limites. La dimension temporelle est importante dans la question de l’incestuel, ce qui peut paraître comme allant de soi dans l’enfance ne peut plus continuer à l’être par la suite.

69Cette question de temporalité est importante car elle constitue le trait distinctif entre l’incestualité normale et l’incestualité pathologique.

70Écoutons ce que dit P.-C. Racamier : « Le désir qui chez la mère la pousse à séduire narcissiquement son enfant est que cet enfant reste une partie d’elle-même, physiquement et psychiquement et qu’à eux deux ils forment un organisme omnipotent défiant toute autre présence et toute autre loi, ainsi l’enfant narcissiquement séduit doit être comme s’il n’était pas né, en tout cas comme s’il n’avait pas été engendré : la représentation du père et du sexe du père est exclue. » [13]

71On peut dire qu’une telle relation, fait faire à la mère l’économie de l’œdipe, de l’ambivalence et du sentiment de dépossession, de perte et de deuil qu’infligent la croissance de l’enfant et son évolution vers l’autonomie. La mère vise alors à faire de l’enfant sa chose, son instrument, sa propriété. L’enfant doit demeurer quant à lui une partie intégrante de cette organisation maternelle au titre d’un organe vital.

72Ainsi une des finalités visée dans cette relation est de tarir le désir chez le partenaire narcissique : il s’agit de tarir le désir que l’objet pourrait à la fois éprouver, inspirer et représenter. Ce qui en résulte pour le séduit c’est de faire partie intégrante de l’objet séducteur, de prendre ainsi statut de fétiche. Son statut est celui d’un « objet - non-objet ».

73« Ainsi, la séduction narcissique combat le sexuel comme son ennemi le plus intime. Son ultime combat contre le sexuel est l’inceste. »

L’INCESTUEL ET LA THÉORIE SEXUELLE

74La question se pose de savoir de quelle sexualité il est question dans l’incestuel. On peut opposer l’incestualité à l’inceste génitalisé : nous sommes dans un registre qui est paradoxal, celui du sexuel non sexuel.

75Avec Freud, nous assistons à une extension du concept de sexualité qui ne se limite pas seulement au génital mais aussi à l’anal, l’oral puis à toute la surface du corps comprenant les zones érogènes jusqu’aux organes internes et même jusqu’aux diverses fonctions, celles-ci n’étant pas limitées à l’alimentation et à l’excrétion, mais encore à la respiration par exemple, aux fonctions intellectuelles et sensorielles.

76Ainsi, avec l’incestuel, on ne se trouve pas limité à des rapports génitaux comme c’est le cas dans l’inceste mais tous les aspects non génitaux de la sexualité se trouvent mis en jeu.

77Un exemple clinique est propre à illustrer le caractère incestuel de la relation mère/fils. Jean-Paul est l’aîné d’une famille de six garçons. Il est venu demander une analyse en raison de problèmes sexuels en rapport avec une éjaculation précoce. Il me dit qu’il a souvent été dans le lit de sa mère jusqu’à une période avancée de son adolescence.

78Très peu de temps après le début de son analyse, il a le fantasme que nous nous retrouvons tous deux sur le divan amoureusement enlacés. Je suis frappée par le caractère très cru de ce fantasme et j’évoque un souvenir qu’il avait raconté quelque temps auparavant : couché aux côtés de sa mère, il avait tenté de lui caresser les seins et celle-ci lui avait dit : « Arrête, ton père pourrait arriver. » Elle sous-entendait par là que le seul obstacle à ces caresses était extérieur.

79Ce serait une erreur de penser que cette mère est œdipienne, car tout en posant l’interdit, elle lui laisse entendre que cela pourrait être possible : la limite est posée mais non comme venant d’elle, cette limite n’étant pas le fait d’une véritable introjection de la loi interdictrice, mais elle est posée comme venue d’une instance extérieure, le père (appréhendé comme empêcheur), et produite par la seule peur du gendarme. Ce qui est incestuel c’est qu’une telle parole laissait entendre à l’enfant qu’il était, que la relation pouvait être considérée comme tout à fait possible.

80J’avais souligné d’ailleurs à ce patient que sa mère lui parlait non pas comme une mère à son fils mais comme une femme à un amant qui risquerait d’être surpris par la venue du mari.

81Il est alors conduit à me dire que sa mère en épousant son père souhaitait surtout avoir des enfants, reprenant ce qu’elle lui a souvent dit, il avait ajouté que sa venue au monde pour elle a été « le plus beau jour de sa vie ».

82Nous voyons dans cet exemple comment la séduction narcissique peut trouver à se prolonger dans une relation fortement marquée par l’incestualité. Jean-Paul, par ces paroles a été séduit, porté aux nues par cette mère séductrice mais on voit de quelle façon, sans doute a-t-il payé ce statut d’exceptionnalité par une impuissance sexuelle. L’incestualité importante qui a régné et qui règne toujours dans ses relations à sa mère renvoient à un état d’inaccomplissement, celui-là même qu’il a dû éprouver lorsque dans le lit de sa mère il s’est trouvé incapable de la satisfaire [14].

83L’angoisse qu’il éprouve quand il est au lit avec une femme est réactivée par le souvenir de celle qui a accompagné l’excitation produite par la proximité du corps de sa mère si proche et presque offert, tout en étant interdit.

84La position paradoxale dans laquelle s’est trouvé ce patient du fait même de l’incestualité de sa mère, se traduit par une position non moins paradoxale dans sa relation amoureuse d’adulte car, tout en sollicitant sans arrêt sa compagne actuelle pour faire l’amour, il ne supporte pas le désir de celle-ci.

85L’éjaculation précoce dont il est atteint pourrait évoquer la menace de castration par le père. Mais il semble que derrière son inhibition à pénétrer une femme se cache la peur d’être aspiré par un vagin excité, d’où son impossibilité de faire face au désir d’une partenaire. On voit les composantes prégénitales en jeu dans cette sorte de régression : composante anale dans la perte de la maîtrise de l’érection, composante orale dans la peur d’être dévoré, aspiré par un vagin excité.

INCESTUALITÉ ET TRAUMATISME

86L’incestualité désigne un climat familial dans lequel l’enfant est amené contre son gré, mais par une violence encore plus pernicieuse que dans l’inceste, à accueillir les désirs sexuels d’un ou des deux parents abuseurs et à les satisfaire au prix de sa propre sexualité.

87Il constitue une forme de ce que l’on est en droit d’appeler un « meurtre psychique ». Cette notion n’est pas éloignée de ce que J.-P. Caillot a désigné comme relevant du registre de l’incestuel meurtrier. [15]

88Ce qui est en jeu c’est le narcissisme : pour ses parents, l’enfant n’a pas statut de personne mais de faire-valoir. Il est un instrument au service de leur narcissisme. En ce sens, on pourra autant parler d’abus narcissique que d’abus sexuel.

89Avec l’incestuel nous sommes aux confins d’une conception traumatique du psychisme qui, loin de considérer le traumatisme comme un choc ayant eu lieu une fois, loin de le voir comme un acte isolé s’approche plutôt d’un mode de vie d’une constellation relationnelle permanente au degré constant de toxicité [16]. Dans un tel contexte, nous ne sommes pas éloignés d’une conception qui voit dans l’incestualité une manifestation de perversité au sein de certaines familles où elle se donne comme une sorte de norme quotidienne, constamment banalisée mais dont l’effet est la destruction et le saccage psychique [17]. Nous sortons en effet du registre de la perversion sexuelle car la finalité de telles relations est de ne laisser à l’autre aucune place pour être, la finalité étant pour reprendre l’expression d’André Green de « désobjectaliser, de retirer à cet autre sa propriété de semblable humain » [18].

CONCLUSION

90Nous terminerons par la question : L’incestuel pour quoi faire ?

91La difficulté à cerner cette notion dans la clinique vient de ce qu’elle est marquée du sceau du quotidien et du banal, le reproche en effet que certains font à l’incestuel c’est l’idée qu’il se rencontre partout et que si tout est incestuel, alors plus rien ne l’est ; mais comme on l’a vu l’incestuel n’est que l’excès et la poursuite indue de quelque chose de normal et de positif.

92L’incestuel est un concept qui permet de rendre compte du rôle joué par les relations familiales inter ou transgénérationnelles dans la constitution d’un délire d’une somatisation ou d’une addiction. Cette notion a une valeur opératoire, elle permet d’aiguiser le regard clinique sur des formes de pathologie non marquées par l’œdipe dont les manifestations sont en proximité avec les perversions. Ainsi l’incestuel peut nous donner la clé de pathologies jusqu’alors obscures, parfois mal comprises, psychotiques, perverses et parfois meurtrières.

93Il peut ne pas nettement se repérer car il est souvent mêlé à d’autres aspects plus œdipiens. Il ne se rencontre jamais à l’état pur : l’incestualité ne recouvre jamais entièrement la vie psychique d’une personne ou d’une famille, elle se trouve toujours en balance avec l’œdipe, non pas comme un pan de la personnalité à côté d’autres aspects plus œdipiens, mais en tension avec ces aspects car il faut souligner combien l’incestuel est anti-œdipien, combien la présence d’éléments incestuels travaille pour la déconstruction de l’œdipe et évince l’œdipe ! Il existe donc des gradients d’incestualité allant de quelques traits à peine perceptibles à l’incestuel caractérisé.

94Dans les familles incestuelles, nous dit P.-C. Racamier, le tabou de l’inceste y est remplacé par le tabou de la vérité sur l’inceste, ce dernier y est banalisé, normalisé [19]. L’autre tabou transgressé par l’incestuel, est celui de l’indifférenciation des êtres, un tabou qui interdit de confondre les individus sur le plan corporel, psychique et social. L’incestuel est anti-œdipien car il abolit les différences en ce sens, il est le grand destructeur de la vie psychique au point qu’il débouche tout droit dans le corporel et le social.

BIBLIOGRAPHIE

  • P.-C. Racamier, Les schizophrènes, Paris, Payot, 1980, 1990.
  • — Antœdipe et ses destins, Paris, Apsygée, 1989.
  • — Autour de l’inceste, in Gruppo 7, p. 49, 65, Paris, 1991.
  • — Le génie des origines, Paris, Payot, 1992.
  • — Cortège conceptuel. Brève histoire de l’incestuel, in Groupal 9.
  • Vocabulaire de psychanalyse groupale et familiale, Éd. du Collège, 1998.
  • L’œuvre de P.-C. Racamier, Delachaux & Niestlé, 1997.
  • Freud, Nouvelles conférences sur la psychanalyse, Gallimard, 1936.
  • Jeanne Defontaine, Corps familial, corps anorexique, Groupal 7.
  • — Schreber, abus de pouvoir et meurtre d’âme, une figure d’antœdipe, Groupal 10.
  • M. Hurni et G. Stoll, Pillages et saccages psychiques, Groupal 9.
  • J.-P. Caillot, L’incestuel meurtrier, Groupal 3, p. 24.

Mots-clés éditeurs : Traumatisme, Œdipe, Incestuel, Séduction sexuelle, Séduction narcissique, Inceste, Engrènement, Paradoxalité, Fantasme - non-fantasme

https://doi.org/10.3917/rfp.661.0179

Notes

  • [1]
    P.-C. Racamier, Le génie des origines, Payot, 1992.
  • [2]
    P.-C. Racamier, L’incestuel, Vocabulaire de psychanalyse groupale et familiale, Éd. du Collège, 1998.
  • [3]
    Revue française de psychanalyse, 4, 1994.
  • [4]
    Entretiens avec J. Guillaumin, L’œuvre de P.-C. Racamier, Delachaux & Niestlé, 1997.
  • [5]
    Il est fréquent d’entendre certaines patientes issues de milieux très incestuels, voire incestueux, se plaindre du regard que leur portent tel père ou tel beau-père ! On peut bien sûr penser qu’il s’agit là de projection, mais d’autres aspects de la relation peuvent nous laisser entendre qu’il s’agit bien d’autre chose.
  • [6]
    Jeanne Defontaine, Corps familal, corps anorexique, Groupal 7.
  • [7]
    P.-C. Racamier, Cortége conceptuel.
  • [8]
    Jeanne Defontaine, article à paraître dans Groupal 10, Schreber, abus de pouvoir et meurtre d’âme, une figure d’antœdipe.
  • [9]
    S. Freud, Nouvelles conférences sur la psychanalyse, Gallimard, 1936.
  • [10]
    Ce point de vue issu de mes discussions avec Bernard Defontaine met fin à la polémique sur la légitimité ou la non-légitimité de la théorie de la séduction : oui, il faut abandonner la théorie de la séduction dans la névrose et dans l’œdipe.
  • [11]
    Je renvoie le lecteur au texte d’André Green dans Incestes, Petite Bibliothèque, PUF, novembre 2001.
  • [12]
    Le deuil originaire désigne le processus psychique fondamental par lequel le moi, dès ses prémisses, avant même son émergence et jusqu’à la mort, renonce à la possession totale de l’objet, fait son deuil d’un unisson narcissique absolu et d’une constance de l’être indéfinie et par ce deuil même qui fonde ses origines, opère la découverte ou l’invention de l’objet, et par conséquent de soi grâce à l’intériorisation « (Cortège conceptuel, p. 33).
  • [13]
    P.-C. Racamier, Le génie des origines, p. 129.
  • [14]
    Ce qui caractérisait les symptômes de cet homme renvoyait à un état d’inachèvement, par exemple il avait interrompu des études de médecine alors qu’elles parvenaient à leur terme.
  • [15]
    J.-P. Caillot, L’incestuel meurtrier, Groupal 3, p. 24.
  • [16]
    M. Hurni et G. Stoll, Pillages et saccages psychiques, Groupal 9.
  • [17]
    Nous reprenons ici l’expression de M. Hurni et G. Stoll, in Groupal 9, Pillages et saccages psychiques.
  • [18]
    Ibid.
  • [19]
    P.-C. Racamier, Brève histoire de l’incestuel, Groupal 3.

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