Notes
-
[1]
Cette étude s’inscrit pour nous à la croisée de deux réflexions : celle de l’écriture d’un scénario et de la réalisation d’un documentaire télévisuel sur ce sujet, et celle d’un travail universitaire de recherche sur ce thème, qui convie de nombreuses femmes à des entretiens en profondeur pour parler de leur expérience de la maternité en tant que belles-mères.
1Dans ce numéro thématique, la Revue française de psychanalyse nous invite à réfléchir sur les familles. Aussi séduisante que soit cette proposition, elle s’inscrit néanmoins dans le champ de la psychanalyse appliquée, laquelle, nous le savons, irrite certains au point de les rendre réticents à prolonger leur lecture. Nous avons choisi de nous intéresser plus spécifiquement au statut psychique de ce qu’on nomme couramment les “ belles-mères ”, ou plus cyniquement, et historiquement, les “ marâtres ” [1]. Ce texte, vous le constaterez, nous oblige à revoir la constellation familiale dans une perspective dans laquelle plusieurs histoires, plusieurs romans familiaux, se côtoient, s’entrecoupent, voire s’entrechoquent. Jamais, selon nous, la notion de sentiment de culpabilité inconscient n’a-t-elle été autant d’actualité que dans le contexte des familles recomposées. Et que dire des considérations sur les liens de la chair, les liens du sang, qui n’existent pas dans le statut de belle-mère, bien que souvent présents dans les fantasmes et les associations libres. Le thème de la maternité par alliance semble constituer un autre tabou de la maternité que la psychanalyse a très peu exploré. À notre connaissance, et nous y reviendrons, seule Hélène Deutsch (1945) a parlé de la situation psychologique des belles-mères mais dans le contexte propre à son époque où le mari se retrouvait veuf, avec des enfants en bas âge. Nous introduirons notre sujet par la référence à Médée, tragédie écrite il y a pourtant bien longtemps et qui déjà, mettait en lumière les affres d’une mère qui préfère tuer ses propres enfants que de les confier à la nouvelle conjointe de son mari. Comme toujours, les tragédies vont droit au cœur, et Médée n’est pas une exception.
CRÉÜSE ET MÉDÉE
2La Médée d’Euripide est une tragédie écrite avant la guerre du Péloponnèse, dans une Athènes encore en paix. Médée : une barbare parmi les Grecs, une sorcière, une furie, capable du crime entre les crimes, le meurtre de ses propres enfants. Dans cette tragédie, la répétition est criante : Médée tue, et tue à plusieurs reprises. Dans l’ordre chronologique, elle tue d’abord son frère, puis le vieux roi Pélias, puis Créüse et par accroc Créon, enfin elle tue ses deux fils. Dans cette tragédie, Jason abandonne Médée, avec qui il a eu deux enfants, pour épouser Créüse, fille de Créon. Créüse est une Grecque, non une Barbare comme Médée. Jason invoque comme motif à cet abandon, non pas l’amour de Créüse et le désir qui le tenaille d’avoir enfin la possibilité de devenir roi, mais le bien qui pourrait advenir aux bâtards qu’il a eus de Médée s’ils avaient des frères légitimes pour les protéger. Médée outragée, blessée dans son orgueil et dans sa passion pour Jason, use de son art de magicienne, de ses philtres et de son savoir pour faire périr Créüse, et même Créon. Elle offre à Créüse, pour la tromper et faire semblant d’acheter sa clémence, un voile léger et une couronne d’or empoisonnée qui brûleront le corps et la tête de la jeune épousée jusqu’à tuer celle-ci et la rendre horrible dans la mort. Médée se trouve délaissée par son mari au profit d’une femme jugée plus séduisante et qui est, comble de l’humiliation, une authentique princesse grecque.
3Le vide que ressent Médée quand Jason la quitte lui fait revivre la douleur d’un abandon antérieur, celui de son père qui a plutôt choisi son frère qu’elle immolera aussi. Cette nouvelle perte renvoie donc Médée à l’intolérable blessure narcissique longtemps enfouie mais demeurée vive. Comme le souligne Bécache (1982), les sentiments que cache la violence démoniaque de Médée « se révèlent d’abord comme issus directement ou presque du complexe d’Œdipe » (p. 786). En effet, cette rivalité entre Créüse et Médée n’est pas sans rappeler la rivalité de deux sœurs pour leur père, sans compter la rivalité d’une fille et de sa mère dans le partage fantasmatique inconscient du désir sexuel pour le même homme. Ne voulant surtout pas perdre une place que personne d’autre ne peut lui ravir, celle d’une mère donatrice de vie et dispensatrice de tout ce qui est supposé être pour l’autre source de plaisir, de quiétude et de joie, Médée se révolte et se venge en tuant d’abord Créüse, puis ses propres fils. Dans cette tragédie, Médée, écartelée entre la haine et le déshonneur, ne trouvera de soulagement que dans le crime.
4Mais, d’un autre côté, pourrait-on imaginer des fantasmes de culpabilité chez Créüse qui, dans la situation de prendre place dans le lit de son conjoint, Jason, vient écarter la rivale du premier lit, Médée ? En effet, elle a jeté hors du lit la mère biologique (ou dans le fantasme, sa propre mère) pour occuper une place dessinée dans les sillons du sexuel, et non dans ceux de la reproduction. Nous l’avons vu, le désir non avoué de Jason est l’amour qu’il porte à Créüse et, surtout, le désir qui le tenaille d’avoir enfin la possibilité de devenir roi. Son désir profond n’est donc pas tant celui de faire de Créüse la mère de ses enfants, que celui de s’élever aux rangs de la noblesse et, qui plus est, au bras d’une princesse jeune et séduisante...
5Cette tragédie pourrait-elle nous aider à regarder plus près de nous qui seraient les Créüse et Médée d’aujourd’hui ? Dans le contexte social actuel où le taux de divorce atteint des proportions inégalées dans l’histoire, où les recompositions familiales sont sans cesse plus nombreuses et complexes, qui ces deux femmes mythiques peuvent-elles incarner ? Cette rivalité entre Créüse et Médée s’apparente à celle pouvant exister entre une belle-mère et une mère biologique. Créüse n’incarnerait-elle pas cette femme que l’on qualifie trop souvent de marâtre ou de putain et qui, dans le fantasme de rivalité, est venue rappeler au couple pur que le démon de la sexualité existait et que la sorcière libidinale pouvait triompher de la Vierge qui enfante et qui materne ? Médée, quant à elle, ne représenterait-elle pas la mère biologique, déprimée et enragée parce qu’abandonnée par un homme tombé sous le charme d’une femme plus jeune et plus séduisante ?
6En occupant la place dans le lit de son conjoint, la belle-mère se trouve écarter la rivale du premier lit. Mais de quel premier lit parle-t-on alors : du lit originaire, celui de sa propre conception, du lit œdipien de ses désirs incestueux, ou du lit réel d’une femme précédente qui a donné naissance à un enfant avec un homme qui est maintenant son partenaire ? Nous pouvons alors imaginer combien difficile il peut être pour une belle-mère dont l’Œdipe a été précairement vécu de supporter la situation de l’enfant qui lui exprime sa haine et son rejet.
LA REVIVISCENCE DU ROMAN FAMILIAL INFANTILE
7En étudiant la psychologie de l’enfant adopté, bien des psychanalystes ont montré que sa situation ressemble à la réalisation du roman familial (Blum, 1983 ; Brinich, 1980/1995 ; Deutsch, 1945 ; Feder, 1974 ; Glenn, 1974 ; Nickman, 1985 ; Schechter, 1967). Nous le savons depuis Freud (1937), dans chaque fantaisie se trouve un fragment de vérité ; mais pour l’enfant adopté, ce fantasme est adapté à la réalité puisqu’il a véritablement deux sortes de parents. Certains auteurs, dont Deutsch (1945) et Schechter (1967), soutiennent que pour les parents adoptifs, la voie est également ouverte à la reviviscence, sous une forme entièrement modifiée, de leur propre roman familial infantile. Eux aussi se trouvent placés devant le problème : « Qui sont les vrais parents de mon enfant ? »
8Dans son article « Le roman familial », Freud (1909) présente le phénomène du roman familial comme une expérience normale et universelle de la vie infantile qui devient pathologique lorsque l’adulte continue d’y croire. Cette fable est au départ consciente chez l’enfant ; chez l’adulte normal elle devient inconsciente et, toujours selon Freud, elle ne persisterait que chez les « névrosés ». Même si ce récit peut être plus ou moins développé, il trouve toujours ses racines affectives dans le complexe d’Œdipe. Nous comprenons alors comment le roman familial est refoulé avec la résolution du complexe d’Œdipe et n’est accessible que sous la forme de vestiges. Par ce processus, dans un premier temps, le petit enfant voit dans ses parents la toute-puissance absolue. Il les situe dans un monde à part, ils sont au-dessus et différents de toute autre personne. Mais cette tendance à magnifier les parents se heurte, à un moment donné, aux modifications de la vie réelle. Freud explique comment l’enfant échappe à cette impasse en s’inventant un monde. C’est ainsi qu’il va s’inventer une biographie différente pour essayer d’expliquer la nouvelle situation. L’enfant se voit donc placé face à deux couples de parents : les parents réels qu’il ne considère pas comme les vrais et les parents royaux imaginaires.
9N’arrivant plus à différencier qui sont ses vrais parents et pour tenter de clarifier cette confusion, l’enfant pourrait se sentir justifié de croire qu’il a une bonne mère et une mauvaise mère, un bon père et un mauvais père. Ainsi, la présence d’un dédoublement concret des figures parentales est propice à rendre plus difficile l’unification en une seule représentation des aspects bons et mauvais de celles-ci, ce qui peut se manifester, nous le savons, par une tendance au clivage. Pour protéger sa mère de ses fantasmes agressifs et pour éviter de se retrouver dans un conflit de loyauté vis-à-vis d’elle, l’enfant peut se sentir justifié de croire qu’il a une bonne mère et une méchante belle-mère. Cet échec d’intégration peut s’observer, en parallèle, chez les parents adoptifs pour qui la fusion des aspects bons et mauvais des représentations qu’ils se font de leur enfant est compromise. Les mères adoptives pourraient alors avoir tendance à interpréter les comportements agressifs de leur enfant comme relevant d’une mauvaise hérédité. Deutsch (1945) avait soulevé cette hypothèse en mentionnant que les déceptions de la mère adoptive sont plus promptes que chez la mère biologique à se traduire par des reproches concrets : « Ce n’est pas mon enfant. » La situation psychologique de l’adoption intensifie la réactivation des enjeux œdipiens et intergénérationnels. C’est d’ailleurs Deutsch qui expliquait déjà en 1945, que « la mère adoptive doit se montrer plus libre encore des anciennes dépendances si elle a à se débarrasser d’idées pénibles, non plus imaginaires mais réellement justifiées, au sujet de la mère naturelle perdue, rivale, dépréciée, et surtout inconnue » (p. 357). Nous pourrions nous attendre à ce que si la mère biologique est présente et connue, cela pose moins de problèmes à la marâtre. Quels problèmes différents peuvent s’articuler autour de la présence réelle, connue, comparativement aux fantasmes d’une mère biologique inconnue, sur qui peuvent être projetés tous les fantasmes du mauvais objet, sans que jamais la réalité ne vienne contredire ces derniers ? On voit dès lors, nous semble-t-il, que le problème n’est pas tant au niveau du phénomène (présent ou absent, connu ou inconnu) mais qu’il s’agit d’autre chose. Se pourrait-il que ce quelque chose d’autre soit lié à la reviviscence, sous une autre mouture, d’un scénario œdipien au sein de la famille recomposée ?
TRAGÉDIE OU TRIOMPHE ŒDIPIEN ?
10Dans l’imaginaire populaire, la marâtre est souvent décrite comme séductrice, égo ïste, vaniteuse, avide, vengeresse, mensongère, malveillante, manipulatrice, indigne de confiance, toute-puissante et redoutable. Les contes de fées, par exemple, véhiculent ce mythe de la godmother et de la stepmonster, ce clivage entre la Vierge et la putain. De Cendrillon à Blanche-Neige, en passant par Aurore, l’enfant martyr, la belle-mère a donc le plus souvent mauvaise réputation. « Je me disais toujours, lorsque j’étais fâchée contre mon beau-fils : il ne faut pas que j’en parle parce qu’ils vont dire : “Regarde comme elle est méchante... on sait bien, ce n’est pas son enfant !” C’est beaucoup mieux accepté lorsqu’on se fâche contre ses propres enfants. Dans les familles où il y a une belle-mère, on est toujours une méchante belle-mère. »
11Sur quoi repose cette idée qu’on se fait de la « marâtre » ? Que vient-elle « trop » ou « pas assez » réveiller en nous ? Le positionnement psychologique de la « marâtre » risque de favoriser, chez tous les protagonistes, une reviviscence œdipienne assez inconfortable : la mère biologique, la belle-mère et son conjoint sont plongés dans une situation qu’ils n’ont pas nécessairement choisie, du moins consciemment, mais qu’ils doivent apprivoiser. Une analysante disait : « Je n’ai pas choisi de me séparer, je n’ai pas choisi que mon ex-mari cohabite si rapidement avec une autre femme, je n’ai pas choisi que cette femme ait une petite fille de l’âge de la mienne, et j’ai dû accepter de lui confier ma fillette une semaine sur deux. Je vous jure qu’il faut être très mature pour accepter tout cela. Si j’avais pu prévoir qu’un jour, ce serait une autre femme qui s’occuperait de ma fille, et sans que j’aie un mot à dire sur le choix de cette femme ! » Alors qu’une autre, belle-mère de son état, dira : « La rivalité avec l’ex de mon conjoint se jouait plus du côté du maternel. Cette personne-là voulait que je m’occupe de son enfant, mais ne voulait pas que son enfant m’apprécie, encore moins qu’il m’aime. Je peux aimer cet enfant-là mais je paie cher le prix de cet amour. » Une autre belle-mère ajoute : « Lorsque ma belle-fille de 14 ans nous a quittés pour aller vivre chez sa mère, c’est comme si c’était ma propre fille qui partait. J’étais étendue sur le lit et je pleurais à chaudes larmes. Je savais que je ne pouvais pas la retenir, à peine le droit de dire ce que je ressentais. »
12De quelle maturité parle-t-on alors lorsqu’il est question de se partager l’amour d’un enfant ? À l’aune de quelle source se nourrit cet amour et cette acceptation de la situation ?
13Quinodoz (1999) avance l’hypothèse suivante : si le mythe a donné à Œdipe deux couples de parents, c’est pour exprimer une tendance inconsciente universelle à dédoubler les imagos parentales et les affects correspondants afin d’éviter inconsciemment l’angoisse de castration et, au niveau des affects, le conflit d’ambivalence œdipien ainsi que le sentiment de solitude éprouvé devant le couple des parents. Et lorsque ce mécanisme psychique de dédoublement des imagos parentales vient s’inscrire dans une réalité externe de dédoublement concret, il risque d’être plus difficile pour l’enfant de surmonter le complexe d’Œdipe, comme pour les protagonistes adultes de réaménager leur place dans leur scénario œdipien précoce.
14« Tant que la belle-mère est simplement l’épouse du père ou, pis encore, l’objet sexuel du père, la femme qui dort auprès de lui, elle restera la méchante belle-mère » (Deutsch, 1945, p. 384).
15Dans le fantasme de l’enfant, les parents biologiques n’ont pas de vie sexuelle puisque c’est lui, l’enfant, dans son désir œdipien, qui porte le désir pour son parent du sexe opposé. Il ou elle écarte inconsciemment le parent du même sexe mais, dans la réalité du divorce, c’est une séparation accomplie, et non fantasmatique, qui prend place, avec toute la culpabilité de l’enfant d’y être pour quelque chose grâce à la toute-puissance de son désir œdipien. Comment se permettre, après la culpabilité souffrante du désir œdipien réalisé, d’aimer un ou une partenaire qui prend une place sexuelle tangible auprès du parent, et une place tangible dans le lien d’autorité vis-à-vis de l’enfant ? Dans ces cas, la belle-mère ne peut être qu’une « putain », le versant sale, proscrit et illégal du tabou de l’inceste et de la sexualité. C’est une belle-mère qui explique : « Avant que j’aille habiter avec mon conjoint, il m’aurait décrite comme une petite princesse toujours bien habillée, toujours parfaitement mise, avec les ongles bien soignés. Il ne m’aurait jamais imaginée cuisiner pour ses enfants. J’étais l’objet sexuel qu’on sort, qu’on montre. »
16Lorsque Freud, dans Totem et tabou (1912), a traité de l’interdiction des rapports incestueux chez les peuples dits primitifs, il parlait d’un type d’inceste où la parenté de sang est remplacée par la parenté totémique, de telle sorte que dans les prohibitions totémiques, l’inceste réel ne constitue qu’un cas spécial. Dans ce système, la loi de l’exogamie défend à l’homme l’union sexuelle avec n’importe quelle autre femme de son groupe, c’est-à-dire avec un certain nombre de femmes auxquelles ne le rattache aucun lien du sang, mais qui sont cependant considérées comme des consanguines.
17Plus près de nous, F. Héritier (1994) se pose différemment la question : Pourquoi un homme ne peut-il pas coucher avec deux sœurs ? À son avis, à côté des relations entre père et fille, entre mère et fils, entre frères et sœurs, il existe un inceste du deuxième type qui concerne en particulier les consanguins de même sexe partageant un même partenaire. F. Héritier (1994) inclut l’interdit des deux sœurs comme relevant d’un inceste homosexuel indirect de deuxième type car il y a, par l’intermédiaire d’un partenaire commun, rencontre de deux consanguins de même sexe qui n’auraient pas dû être dans ce type de rapport.
18Nous l’avons dit en guise de préambule, en plus de favoriser la reviviscence du complexe d’Œdipe, la situation psychologique de la belle-mère pose la question de l’identique et du différent entre deux femmes choisies successivement par un même homme et qui, de surcroît, partagent la relation avec le même enfant. Par l’intermédiaire d’un partenaire commun, la belle-mère touche et rencontre la mère naturelle (ou dans le fantasme, sa propre mère). Ce ne sont pas que deux femmes qui, dans une sorte de rapport homosexuel inconscient, partageraient le même homme, mais deux « mères » qui labourent dans le même sillon l’affection et l’amour pour le même enfant et le même homme.
19Suivant cette logique, nous serions tentés de reprendre l’idée de Françoise Héritier (1994) en proposant qu’il pourrait y avoir, pour la belle-mère, la présence inconsciente d’un inceste homosexuel de deuxième type, même si l’on doit souligner la différence entre la consanguinité réelle dans le cas des deux sœurs et la consanguinité imaginaire dans le cas de la belle-mère. Il n’en demeure pas moins que la belle-mère se voit placée en territoire occupé par l’ombre de la mère biologique puisque cette dernière y a laissé sa trace, son empreinte et sa progéniture, sorte de parenté totémique susceptible d’apporter une couche supplémentaire de culpabilité dans le nouveau lit conjugal.
« TU N’ES PAS MA MÈRE ! »
20Quand la belle-mère entre en scène, la fillette pourra supporter moins facilement que le garçon de renoncer à l’intimité avec le père, se sentant trahie et abandonnée de lui. Une belle-mère nous décrit ceci : « Au début, ma relation avec les deux fillettes de mon conjoint étaient très bonnes... jusqu’au jour où j’ai décidé d’aller habiter avec eux. La plus vieille avait presque 14 ans. C’était elle qui décidait un peu tout à la maison. En fait, jusqu’à mon arrivée, c’était elle la femme de la maison. Elle faisait la liste d’épicerie, et son père l’écoutait à la lettre. Il y a donc eu des tiraillements parce que je lui ai expliqué que c’est moi maintenant qui ferais le budget et les courses. Elle a fini par s’y habituer mais lorsque j’ai quitté la maison pour trois mois pour aller m’occuper de mon père, elle en a repris tout le contrôle et à mon retour, ce n’était plus vivable. J’ai pris la décision de les laisser lorsque son père a refusé de prendre position et de sévir après qu’elle m’ait crié : “Tu ne vois pas que personne ne t’aime ici, que personne ne t’a jamais aimée ?” C’est à ce moment que j’ai décidé de partir. »
21Quant au jeune garçon, la situation œdipienne peut être plus intense et dangereuse vis-à-vis d’une belle-mère que lorsqu’elle s’adresse à la mère biologique. Père et fils se défient comme des rivaux pour l’amour de la femme choisie par le père et qui n’est pas la mère du fils. Le tabou de l’inceste peut être transgressé plus facilement avec cette excuse qu’après tout ils ne sont pas consanguins. Du côté de la belle-mère, un jeune homme et un homme plus âgé luttent pour son amour, et c’est donc sur le terrain du sexuel plutôt que du maternel que se joue la rivalité entre les deux hommes. Molière ne le dit-il pas dans L’Avare, lorsque la jeune et belle Marianne devient l’objet d’amour du père et du fils ? Dans ce cas, la jeune femme préférera le fils, au grand désespoir du père qui acceptera cette défaite et cette humiliation narcissique en se consolant dans ses richesses et ses louis d’or.
22La facilité avec laquelle la belle-mère parviendra à se tailler une place dans un territoire déjà occupé par l’ombre de la mère biologique tient, nous semble-t.il, à la capacité de chaque adulte de faire les deuils exigés par la situation. Mais pourquoi ou comment un deuil mal résolu, mal porté par l’un des protagonistes pourrait-il faire en sorte que l’ombre de la mère biologique soit si présente, si lourde et si paralysante quant à la place que peut occuper la belle-mère dans la famille recomposée ? Pourquoi est-il si blessant pour une belle-mère de s’entendre dire : « Tu n’es pas ma mère » ? Parce qu’elle n’est pas à la bonne place, elle occupe une place qu’elle n’a pas « pensée », qu’elle ne s’est pas représentée. Elle, comme toutes les femmes, n’a sûrement pas construit son identité de femme et de mère sur le modèle et le désir de devenir plus tard une belle-mère. La suite de l’Œdipe devait se dérouler autour du fait d’occuper une première place dans la vie d’un homme et d’avoir peut-être de lui des enfants, à défaut d’avoir été la première dans la vie de son père. Ce que l’enfant touche au plus profond en lui répétant : « Tu n’es pas ma mère », c’est de lui rappeler qu’elle est loin de son propre idéal, qu’elle ne peut, et ne pourra jamais prétendre effacer l’histoire que son conjoint a écrite avec une autre femme et dont il est le fruit. L’injonction et le verdict sont sans appel, et l’enfant ne perd aucune occasion de le lui dire. Même son conjoint, en venant vers elle avec un enfant d’une union précédente, lui confirme sans relâche qu’il a eu avant elle un projet de vie qui s’est traduit par la naissance d’un enfant, et que ce projet était forcément, à cette époque à tout le moins, son premier choix.
23Dans « Deuil et mélancolie » (1915), Freud explique que la libido ne parvient pas à se retirer de l’objet perdu pour ensuite se déplacer sur un nouvel objet. Le moi s’identifie à l’objet abandonné, d’où cette image si évocatrice : « L’ombre de l’objet recouvre le moi » (p. 268). Que dire de la mélancolie lorsque l’objet n’est ni mort ni absent, mais s’est trouvé perdu en tant qu’objet d’amour, comme ce pourrait être le cas dans une situation de rupture conjugale puisqu’ici la perte est connue de chacun des protagonistes, ceux-ci sachant certes qui ils ont perdu, à travers cette séparation, mais non ce qu’ils ont inconsciemment perdu. Un parent pourrait refuser d’abandonner cette position libidinale avec son ex-conjoint, même s’il a déjà investi un autre objet d’amour. Une belle-mère disait ceci : « Un homme divorcé est toujours un peu marié, même s’il est avec une autre femme. Marié au sens du lien, parce qu’il a des enfants. Pour mon conjoint et moi, c’est comme si la mère biologique prenait beaucoup de place dans notre vie de couple. Ça fait maintenant onze ans que c’est un sujet de conversation, souvent de discorde, entre lui et moi. Il se sent alors attaqué car il a l’impression que je m’en prends à une femme qu’il a un jour choisie, aimée et avec qui il a eu des enfants. »
24La tâche de deuil, contredite par la réalité, ne sera donc exécutée qu’au prix d’une grande dépense de temps et d’énergie, et pendant cela l’existence de l’objet perdu est maintenue psychiquement. Ainsi, telle une épée de Damoclès dans le couple formé d’un père et d’une belle-mère, l’ombre de la mère biologique, souvent voyagée et portée par l’enfant, peut planer sur eux encore longtemps après la rupture... Inutile alors d’insister sur l’influence du discours du père dans l’équilibre libidinal et dans le travail de deuil entre les membres des deux familles. Dès qu’il y a reconstitution d’une « famille », ce sont deux histoires qui se rencontrent, et qui désirent former une troisième histoire, qui ne sera ni le prolongement de l’une, ni celle de l’autre. Les deux premières histoires doivent faire des deuils et construire sur le précipité de ces deuils multiples et croisés, qu’on souhaite métabolisés pour le mieux.
25Lorsque Piera Aulagnier propose, dans La violence de l’interprétation (1975) le terme de porte-parole pour définir la fonction dévolue au discours de la mère dans la structuration de la psyché de l’infans, et celui d’ombre parlée comme constantes et exigences du comportement maternel, la fonction de prothèse de la psyché maternelle permettrait que ce soit une réalité déjà modelée par son activité psychique et rendue, grâce à cela, représentable, que rencontre la psyché de l’infans. Une belle-mère explique bien la différence : « L’enfant d’une autre, on ne peut pas l’aimer instantanément. Lorsqu’il arrive dans notre vie, il a son propre cheminement depuis sa naissance. Avec nos propres enfants, ce chemin a été tracé par et avec nous. Tandis que mon beau-fils arrivait déjà avec une base, une base construite par une autre. »
26Dans l’éventualité d’un excès d’ombre parlée du côté de la mère biologique, prolongée bien au-delà du divorce, n’y a-t-il pas risque d’étouffer toute possibilité de parole porteuse de sens du côté de la belle-mère ? Il n’y aura que la mère qui aura droit au discours structurant. La belle-mère ne pourra jamais porter la bonne parole, ni d’un discours maternel, ni culturel, à moins que celui-ci ne soit endossé par la mère biologique et se situe dans un consensus partagé, ce qui n’est malheureusement pas toujours le cas, et habituellement pas dans les situations de relations difficiles entre les deux pôles des familles recomposées. Dans le type particulier de structure familiale que sont les familles recomposées, nous sommes portés à penser que l’on risque de retrouver une contradiction entre le discours effectivement tenu par la Mère, d’une part, et, de l’autre, ce que la réalité du vécu familial impose à l’enfant comme reconnaissance d’une vérité impossible ; impossible, car la reconnaître ferait de la totalité du discours de la Mère un pur faux, pour reprendre l’expression de P. Aulagnier (1975). Difficile alors pour l’enfant de percevoir sa belle-mère autrement que comme une marâtre puisque, de surcroît, c’est aussi elle, cette sorcière libidinale, qui vient sans cesse rappeler à tous que son désir pour le père possède le danger de ravir, dans le fantasme œdipien des enfants, une place si structurante détenue par la Mère.
LORSQUE LE ROC DU BIOLOGIQUE FAIT DÉFAUT
27La maternité abrite d’infinies variations autour de la séparation primordiale que représente la naissance d’un enfant. Ce passage du dedans de la mère au dehors représente probablement plus une scission du point de vue de la mère que du point de vue du bébé. Un nouveau-né qui, comme le soulignait Freud (1981), vit, dans le meilleur des cas, dans la « continuité », le passage de la vie intra-utérine à la vie aérienne où « l’objet maternel psychique remplace pour l’enfant la situation fœtale biologique » (p. 62) et où le père garant de la tiercéité maintient une attention enveloppante et structurante avant et après la naissance. Si nous nous référons à Lebovici (1994), la parentalité correspond avant tout au franchissement d’étapes intergénérationnelles dont le « programme conscient est toujours infiltré de traits inconscients qui vont faire retour dans cet étranger familier : l’enfant ». Cette infiltration se cristallise pendant la période prénatale. On parle en ce sens, selon la belle expression de Monique Bydlowski (1991), de transparence psychique de la femme enceinte, ce processus mental spécifique caractérisé par une grande perméabilité aux représentations inconscientes et une certaine levée du refoulement coutumier. Du désir d’enfant aux premières interactions entre le bébé et son entourage, en passant par les interactions fœto-maternelles, il semble bien exister malgré la césure essentielle de la naissance une certaine continuité entre la vie prénatale et post-natale chez l’enfant... comme chez la mère (Mazet, Missonnier, Wrobel, Wrobel et Simonnot, 1996). Il s’agit donc d’un processus qui va de l’enfant fantasmatique de la grossesse à l’interaction mère-nourrisson. L’expression « enfant fantasmatique » ne fait pas seulement référence à la vie imaginaire consciente, aux anticipations ou aux rêveries éveillées de la mère mais aussi à sa vie fantasmatique inconsciente, à ses racines infantiles, au désir d’enfant de la mère en tant qu’il se rattache au développement psychosexuel de la petite fille qu’elle a été et aux relations qu’elle a établies avec ses parents.
28La maternité par alliance, contrairement à la maternité biologique, ne possède pas ce caractère de continuité. Au contraire, elle s’inscrit dans un contexte où, vis-à-vis l’enfant d’une autre, il y a absence pour la belle-mère de cette expérience de la grossesse qui se conjugue, certes, en termes de mise à l’épreuve et de possibles fragilisations mais, tout autant et simultanément, en termes de potentialités créatrices, source de réaménagements psychiques structurants. La belle-mère est plutôt catapultée dans une situation de maternité imposée où elle n’a pas le sentiment d’avoir choisi, du moins consciemment, cette situation, ni l’enfant qu’on lui présente. Bien sûr, ce n’est pas seulement physiquement que la marâtre n’a pas enfanté l’enfant de son conjoint, c’est aussi, et surtout, psychiquement. En effet, ce n’est pas à travers elle que le nourrisson a découvert l’univers qui l’entoure et qu’il est passé d’un moi faible et fragmentaire à une conscience de soi. Ce n’est pas elle qui était là au temps de la dépendance absolue, période cruciale dans le développement psychique de l’enfant et qui tient lieu de pierre angulaire sur laquelle repose tout l’édifice. Ce n’est pas elle qui a joué le rôle de porte-parole et de prothèse pour la psyché de l’enfant. Ce n’est pas la mère suffisamment bonne qui a soigné, bercé, dorloté, nourri et confirmé à l’infans son identité. Ce n’est pas non plus avec elle que l’enfant a vécu doute, souffrance, agression et, à l’inverse, plaisir, joie et certitude. Ce n’est pas elle qui fut tendre ou sévère, qui a récompensé ou puni pour le bien de l’enfant. Ce n’est pas elle qui a souhaité un être, un avoir et un devenir pour l’infans. De ce fait, ce que demande et attend la psyché de l’enfant aujourd’hui fait écho au désir porté hier, et encore aujourd’hui, par la Mère. Comment le développement d’un lien, de représentations, entre la belle-mère et les enfants de son conjoint est-il alors possible ? Comment vit-elle le fait de porter le nom de belle-mère, un nom si fortement empreint d’une référence au maternel alors que la relation avec le conjoint s’est jouée d’abord et avant tout sur le terrain du sexuel ?
LA MARÂTRE OU LE RETOUR DU REFOULÉ ?
29Dans son texte consacré au rabaissement, celui de la femme par l’homme, Freud (1912) analyse la division, fréquente chez les hommes, des courants tendre et sensuel ; une division qui s’applique à l’objet, opposant l’épouse et la maîtresse, ou, plus largement, celle à qui on fait des enfants et celle avec qui on vit (réellement ou fantasmatiquement) sa sexualité. Autrement dit, là où les hommes aiment, ils ne désirent pas et là où ils désirent, ils ne peuvent aimer. Ils recherchent des objets qu’ils n’ont pas besoin d’aimer afin de maintenir leur sexualité à distance de leurs objets d’amour. Pour sa part, Jacques André soutient, dans son livre La sexualité féminine (1994), qu’au fil des siècles, trois groupes de représentations concernant les femmes prédominent : l’un affirme leur infériorité et leur soumission conséquente, l’autre dissocie la femme et la mère, en privilégiant cette dernière, un troisième s’effraie devant la démesure du sexuel chez la femme. Pour saisir les enjeux qui président à « l’effacement de la femme devant la mère » (p. 17), Jacques André (1994) propose que la promotion de cette dernière participe du refoulement, elle permet de masquer le scandale constitutif de la sexualité humaine : son indépendance vis-à-vis des finalités reproductives. À son avis, la fonction refoulante assurée par le maternel contre le féminin n’est pas seulement un fait culturel et historique. Il tient pour une part à la sexualité féminine elle-même et, selon l’auteur, la théorie psychanalytique n’échappe pas toujours à ce même refoulement. « Chez Winnicott, par exemple : la mère qu’il décrit, celle du holding et du handling, a des bras et des mains ; si elle entoure et contient, elle est par contre fort peu sexuelle » (p. 18). Selon Jacques André (1994), « l’espoir des théoriciens de résorber le sexuel dans le procréatif, s’accompagne d’une idéalisation de la Mère, de sa désexualisation, jusqu’à la concevoir Vierge » (p. 17). Qu’en est-il alors du statut potentiellement coupable de la marâtre d’être celle qui provoque, d’une certaine façon, ce retour du refoulé ? Par quels aménagements psychiques parvient-elle à en être soulagée pour éviter cette culpabilité ?
30Nous pensons que l’intégration, chez les acteurs adultes, du scénario, des courants tendre et sensuel ainsi que la capacité d’expérimenter l’aspect fondamentalement dualiste de la « mère-féminine » ou de la « femme-en-la-mère », facilite l’acceptation de la belle-mère au sein de la famille recomposée. Par exemple, si la mère biologique assume et transmet à sa progéniture l’idée qu’elle est l’élément intégrant d’un couple hétérosexuel génitalisé, c’est-à-dire d’un couple où la « femme-en-la-mère » est satisfaite libidinalement, la perception que ses enfants auront d’une éventuelle belle-mère n’en sera qu’améliorée, cette dernière étant alors moins sujette à être perçue comme la sorcière libidinale ayant triomphé de la Vierge et de la maternité. Nous posons également l’hypothèse qu’une belle-mère dont la bisexualité psychique est solidement intériorisée sera moins susceptible d’être ébranlée par ce qu’éveillent en elle les conflits qu’elle peut vivre au sein de la famille recomposée. Ce sont ses capacités de naviguer entre l’être et le faire, entre la passivité et l’activité, et de se situer dans un rapport d’authenticité vis-à-vis d’elle-même, qui seraient ici mises à l’épreuve. Voici le témoignage d’une belle-mère : « On ne peut attendre d’être gratifiée dans ce rôle. Il faut aimer dans le détachement. Il faut être drôlement bien dans sa tête, et bien dans ses émotions. Il faut être très solide. »
31Si l’on réfléchit à la formulation de cette femme, « aimer dans le détachement », comment à la fois se lier à quelqu’un, lorsque l’on sait combien l’amour implique de liaison, et demeurer détaché de ce même amour, dans des scénarios fantasmatiques où la déliaison devrait gagner sur la liaison ? Si nous suivons Winnicott dans son développement sur la bisexualité (1966), il explique qu’au départ, il y aurait, aussi bien chez le garçon que chez la fille, l’élément féminin pur que l’auteur associe à l’être, c’est-à-dire à une identification primaire au sein qui est, une identification d’où émergera le sentiment d’être et ensuite un type particulier de relation d’objet non pulsionnel. D’un autre côté, il situe l’élément masculin pur qui correspond au faire, au pulsionnel tel qu’exploré par Freud et Melanie Klein. On conçoit que dans ces conditions la totalité de la bisexualité soit nécessaire à la création. La capacité de sublimer, et de créer, reposerait donc sur l’intégration de ces deux éléments tandis que leur clivage, quel que soit le sexe envisagé, serait un facteur d’inhibition. La demande relationnelle exigée par le rôle de belle-mère pourrait donc trouver une certaine réponse plus adéquate dans la mesure où la belle-mère saura créer, au sens de Winnicott, une aire de jeu entre elle et l’enfant.
32Lorsque Christian David (1973) parle de bisexualité, il suggère que celle-ci témoigne de l’intériorisation de la polarité activité-passivité et de l’introjection progressive de la polarité sexuelle. Le rétablissement de la fonction bisexuelle est libérateur d’énergie, facteur irremplaçable d’innovation quant aux modalités relationnelles et d’enrichissement quant au fonctionnement de l’appareil psychique. Or un tel rétablissement est antinomique avec la mise en œuvre défensive d’un fantasme de réparation concrète où la belle-mère voudrait tout faire pour réussir où l’Autre pourrait avoir échoué. Au contraire, cela suppose que la belle-mère sait qu’elle n’est pas, et ne sera jamais, l’ombre parlée, celle qui introduit l’enfant au discours extérieur, puisqu’elle n’est pas la Mère. C’est une femme a-mère qui n’est inscrite nulle part dans une quelconque transmission psychique ou relationnelle. Elle reste sans statut psychique, ni pour elle, ni pour l’enfant, et sans parole, parole d’être, parole d’un discours porté par le refoulement de son propre Œdipe. Que lui reste-t-il alors, sinon de faire ce qu’elle ne peut être ? Une fois cette réalité assumée, elle doit tolérer son impuissance de devenir ce qu’elle ne pourra jamais être et ce n’est peut-être qu’à ce prix qu’une relation à cet enfant autre, étranger, aura quelque chance d’exister. Jacqueline Prud’Homme, psychanalyste et thérapeute de couple, disait ceci : « C’est incroyable tout ce que les belles-mères essaient de faire pour être la meilleure possible. Je pense qu’elles en font trop et qu’il faut qu’elles cessent d’essayer d’être la mère. C’est un deuil qu’elles doivent faire. Elles ont à faire la différence entre le rêve et la réalité, à désidéaliser le rôle qu’elles peuvent jouer au sein de la famille recomposée. »
QUEL AVENIR ?
33Il serait, en effet, absurde de conclure à propos d’un sujet à peine abordé, fût-ce minutieusement et sous un angle que le lecteur trouvera probablement un peu périlleux. Nous nous bornerons, pour l’instant, à vous faire part de ce qui a souvent retenu notre attention au fil des entrevues effectuées auprès des belles- mères : le profond sentiment de solitude qui les habite, les dévore. Ne cherchant que très peu appui et réconfort auprès de leurs amis et parents, dont elles ne se sentent que peu comprises, ni même entendues, elles se sentent laissées à elles-mêmes, dans une situation qu’elles considèrent tabou d’aborder. Le conjoint devient alors le seul pilier sur lequel elles s’appuient lorsqu’elles consentent à discuter avec lui de leurs insatisfactions ; un pilier qui aurait lui-même, le plus souvent, besoin d’un mur de soutènement...
34Voici ce qu’une belle-mère nous a confié : « Il y a Tel-Jeune, il y a SOS Parents, il y a toutes sortes de formes d’écoute pour les gens seuls. Je me dis qu’on devrait développer un SOS Belles-Mères ou un Belle-Mère Secours. Comme belles-mères, on n’est accueillies nulle part. »
35être belle-mère, faire comme si on était et belle et mère, puis, du point de vue opposé, prêter nos enfants à une femme qui partage, non dans le temps, mais dans l’espace, la même couche que nous, vers quels destins psychiques nous entraînent donc comme femmes nos statuts maternels polymorphes ? Que deviendront par ailleurs les destins œdipiens de nos enfants portés par ces multiples croisements, là où les fantasmes devront rivaliser d’ingéniosité avec la réalité qui bien souvent, dans la complexité des familles plusieurs fois recomposées, dépasse tout ce que Freud aurait pu inventer dans les méandres de ses romans familiaux. La psychanalyse, nous l’espérons, n’a certainement pas dit son dernier mot...
RÉFÉRENCES
- André J. (1994), La sexualité féminine, Paris, PUF.
- Aulagnier P. (1975), L’espace où le Je peut advenir, in P. Aulagnier (éd.), La violence de l’interprétation, Paris, PUF, p. 129-192.
- Bécache S. (1982), Médée, Revue française de psychanalyse, vol. 4, p. 773-793.
- Blum H. P. (1983), Adoptive parents : Generative conflict and generational continuity, in The psychoanalytic study of the child, vol. 38, p. 141-163.
- Brinich P. M. (1980), Some potential effects of adoption on self and object representations, in The psychoanalytic study of the child, vol. 35, p. 107-133.
- Brinich P. M. (1995), Psychoanalytic perspectives on adoption and ambivalence, in Psychoanalytic psychology, vol. 12 (2), p. 181-199.
- Bydlowski M. (1991), La transparence psychique, Études freudiennes, vol. 32, p. 135-142.
- David C. (1973), Les belles différences, Nouvelle revue de psychanalyse, vol. 7, p. 231-249.
- Deutsch H. (1945), Les belles-mères, in H. Deutsch (éd.), La psychologie des femmes, vol. 2, Paris, PUF, p. 373-390, 1969.
- Feder L. (1974), Adoption trauma : œdipus myth / clinical reality, International journal of psycho-analysis, vol. 55, p. 491-493.
- Freud S. (1909), Family romances, Standard edition, vol. 9.
- Freud S. (1912), Totem et tabou : interprétation par la psychanalyse de la vie sociale des peuples primitifs, Paris, Payot, p. 11-35, 1967.
- Freud S. (1912), Sur le plus général des rabaissements de la vie amoureuse, in S. Freud (éd.), La vie sexuelle, Paris, PUF, p. 55-65, 1969.
- Freud S. (1915), Deuil et mélancolie, Œuvres complètes, vol. XIII.
- Freud S. (1937), Constructions dans l’analyse, in Résultats, idées, problèmes, II, Paris, PUF, 1925,
- Freud S. (1981), Inhibition, symptômes et angoisse, Paris, PUF.
- Glenn J. (1974), The adoption theme in Edward Albee’s tiny Alice and the american dream, in The psychoanalytic study of the child, vol. 29, p. 413-429.
- Héritier F. (1994), Les deux sœurs et leur mère, Paris, Odile Jacob.
- Lebovici S. (1994), L’homme dans le bébé, in Revue française de psychanalyse, vol. 3, p. 661-680.
- Mazet Ph., Missonnier S., Wrobel N., Wrobel G. et Simonnot A. L. (1996), Les interactions fœto-maternelles et les premières interactions entre le bébé et son entourage. Quelle empreinte sur le développement ?, XXVIe Journées nationales de néonatalogie, Paris, les 24 et 25 mai 1996.
- Nickman S. L. (1985), Losses in adoption : The need for dialogue, in The psychoanalytic study of the child, vol. 40, p. 365-398.
- Quinodoz D. (1999), Deux grands méconnus : les parents adoptifs d’Œdipe. Du dédoublement des imagos parentales au dédoublement des affects, in Revue française de psychanalyse, vol. 1, p. 103-122.
- Schechter M. D. (1967), Psychoanalytic theory as it relates to adoption, in Journal of the American Psychoanalytic Association, vol. 15, p. 695-708.
Winnicott D. W. (1973), Clivage des éléments masculins et féminins chez l’homme et chez la femme, in Nouvelle revue de psychanalyse, vol. 7, p. 301-314.
Mots-clés éditeurs : Famille recomposée, Belle-mère, Maternité psychique, Culpabilité, Marâtre, Deuil, Solitude
Notes
-
[1]
Cette étude s’inscrit pour nous à la croisée de deux réflexions : celle de l’écriture d’un scénario et de la réalisation d’un documentaire télévisuel sur ce sujet, et celle d’un travail universitaire de recherche sur ce thème, qui convie de nombreuses femmes à des entretiens en profondeur pour parler de leur expérience de la maternité en tant que belles-mères.