Notes
-
[1]
Hannah Arendt, 1954, p. 121-122.
-
[2]
Pouvoirs, 1973, Nouvelle Revue de psychanalyse, no 8, Gallimard.
-
[3]
Eugène Enriquez, 1989.
-
[4]
S. Freud, 1910, p. 148.
-
[5]
S. Freud, 1916, p. 19.
-
[6]
S. Freud, 1921, p. 16, 18, 67.
-
[7]
S. Freud, 1939, p. 207.
-
[8]
S. Freud, 1932, p. 291.
-
[9]
S. Freud, 1933, p. 150.
-
[10]
H. Arendt, ibid., p. 123.
-
[11]
Op. cit.
-
[12]
S. Freud, 1927, p. 328, p. 140.
-
[13]
S. Freud, 1905.
-
[14]
S. Freud, 1916.
-
[15]
S. Freud, 1916. p. 19.
-
[16]
A. Carel, 1997, p. 101.
-
[17]
G. Diatkine (2000), dans son rapport « Surmoi culturel », dont j’ai pris connaissance après l’élaboration de ce texte, apporte une autre lumière sur cette question du narcissisme des petites différences.
-
[18]
À paraître dans Groupal, 10 (2001).
-
[19]
A. Carel, 1993, p. 79-80, 1998, p. 55-57.
1La crise de l’autorité, composante de la crise de la culture, traverse tout le XXe siècle dont elle accompagne le développement, nous dit Hannah Arendt [1]. “ Le symptôme le plus significatif de la crise et qui indique sa profondeur et son sérieux, est qu’elle a gagné les sphères pré-politiques, comme l’éducation et l’instruction des enfants, où l’autorité, au sens le plus large, a toujours été acceptée comme une nécessité naturelle, manifestement requise autant par la dépendance de l’enfant, que par une nécessité politique : la continuité d’une civilisation constituée qui ne peut être assurée que si les nouveaux venus par naissance sont introduits dans un monde préétabli où ils naissent en étrangers. ”
2Cette crise traduit la disqualification de la valeur de l’autorité. Elle se traduit par le dysfonctionnement de l’autorité.
3De cette crise, nous sommes les témoins privilégiés dans notre activité clinique. Sans cesse nous sommes sollicités, requis pour explorer, réaménager l’autorité en souffrance, les dysfonctionnements de l’autorité comme sources de souffrances psychiques tant pour l’enfant que pour les parents. Cette problématique, classique pendant le temps d’adolescence s’est étendue à la première enfance, lors de la période du non : « Il a 18 mois et il nous commande », ou déjà dans la première année, pendant laquelle, dans certaines familles, le bébé ne trouve plus dans le lien à ses parents l’autorité nécessaire à la régulation de ses activités biologiques et psychiques.
4Y aurait-il aussi crise de l’autorité dans la cure, dans les divers dispositifs thérapeutiques concernant le sujet individué, le groupe, la famille, l’institution et ce malgré les nombreux travaux consacrés au cadre et aux règles, malgré, ceux, beaucoup plus rares, consacrés au pouvoir ? [2], [3] La psychanalyse comme méthode d’investigation, de traitement et comme théorie a-t-elle sa part dans cette crise de l’autorité ? On pourrait en soutenir l’hypothèse à partir de ce constat : le mot autorité, s’il vient volontiers sous la plume des auteurs analystes n’accède, sinon jamais du moins très rarement, au rang de concept ni de formation psychique dont il conviendrait, selon la méthode analytique, de discerner les éléments de composition.
5Pourtant S. Freud souscrit au sens commun lorsqu’il soutient l’existence d’un « besoin d’autorité » pour l’enfant, du moins pour l’enfant ordinaire puisqu’il exempte, en quelque sorte, l’enfant génial de cette nécessité : « Alors que chez la plupart des autres enfants des hommes – aujourd’hui comme aux temps originaires – le besoin de trouver un soutien auprès d’une quelconque autorité est si impérieux que pour eux le monde se met à vaciller si cette autorité se trouve menacée, Léonard seul peut se priver de cet appui ; il n’aurait pu le faire s’il n’avait pas, dans les premières années de sa vie, appris à renoncer au père. » [4]
6S. Freud va cependant revenir quelques années plus tard sur une telle affirmation quelque peu grandiose et montrer que la revendication du statut « d’être exceptionnel » au nom des souffrances endurées, peut conduire non pas à la créativité mais à la psychopathie. Une revendication que chacun se croit fondé à soutenir, comme le Richard III de Shakespeare en raison des blessures narcissiques qu’il n’a pas manqué de subir : « Je peux prétendre être une exception, passer outre aux scrupules par lesquels d’autres se laissent entraver. Il m’est permis de commettre moi-même l’injustice car l’injustice a été commise envers moi. » [5] Ainsi chacun de nous est-il un petit Richard III en puissance, chacun est travaillé, dans son rapport à l’autorité et à ses exigences, par ce qu’on pourrait appeler « le complexe de Richard III ».
7Or, ce qui est vrai pour le sujet l’est aussi pour le groupe et pour le peuple. Le désir de s’affranchir des exigences de l’autorité est à la mesure de leur besoin d’autorité. Ce besoin d’autorité qu’éprouve la masse [6], c’est-à-dire la communauté des citoyens, est constamment affirmé par Freud jusqu’à « l’homme Mo ïse » : « Nous savons qu’il existe dans la masse humaine le fort besoin d’une autorité que l’on puisse admirer, devant laquelle on s’incline, par laquelle on est dominé et même éventuellement maltraité. » [7]
8Ainsi le besoin d’autorité est-il reconnu, affirmé, mais un tel besoin est constamment pensé sous le signe de l’ambivalence. L’autorité semble bien nécessaire à la croissance psychique, elle en est un aliment indispensable. Elle participe de l’autoconservation du moi et son acceptation peut même susciter un mouvement narcissique de fierté. Cependant, selon Freud, l’autorité dès l’origine menace le narcissisme de l’enfant en lui imposant un certain renoncement pulsionnel, au nom du vivre ensemble, de l’appartenance au groupe famille, au socius, au nom de la continuité générationnelle, au nom des valeurs de la civilisation. Une telle autorité, du père essentiellement pour S. Freud, mais en fait toute autorité parentale, contient structurellement la potentialité d’une dérive abusive qui aliène le sujet et dont les effets se perpétuent par le surmoi, « mémorial de la faiblesse et de la dépendance » [8] du moi vis-à-vis des objets parentaux.
9La langue conserve la trace de cette ambivalence vis-à-vis de l’autorité. Dire d’une personne ou d’un régime politique qu’il est autoritaire, c’est déjà pointer l’excès et la menace. Si l’on tient à reconnaître qu’il ou elle exerce une autorité nécessaire, mieux vaut la qualifier de « haute autorité », c’est-à-dire tendre à la sacraliser pour en fonder la pertinence et la légitimité. Une telle distinction de valeur entre exercer l’autorité et être autoritaire n’est pas impertinente. Car l’exercice de l’autorité, on en reparlera, suppose des ajustements, des accordages qui témoignent de la fluctuance processuelle à l’œuvre dans l’intersubjectivité, de sa sensibilité aux conditions de l’écosystème psychique dans lequel il se déploie, et donc de sa vulnérabilité. En contraste, être autoritaire indique une certaine fixité, un état de fait identitaire propre à l’agent d’autorité, qu’il soit sujet, groupe ou gouvernement, un état de fait susceptible de dérive vers l’abus de pouvoir et vers la violence, puisqu’alors l’autorité se présente comme intangible, incontestable.
10Cependant, quelle que soit la valeur et la qualité que l’on prête à l’autorité, il s’avère que l’investigation de cette formation psychique est probablement empêchée par un tabou. Le corpus théorique que pourrait constituer le concept d’autorité est laissé en l’état, inexploré, pris ou rejeté en bloc, c’est-à-dire en fait sacralisé.
11S. Freud lui-même, dans ses études relatives à la psychologie collective et au surmoi, se saisit de l’autorité comme d’une donnée en soi, un fait de nature. On connaît l’axe de sa thèse : l’enfant s’identifie au père, aux parents, internalise leur autorité et la transforme en l’instance surmoi et idéal du moi. Certes, il va ensuite complexifier sa position : « Le surmoi de l’enfant ne s’édifie pas à vrai dire sur le modèle des parents, mais sur celui du surmoi parental. » [9] Il ouvre ainsi, sans la traiter, la problématique de la réponse des parents au sujet enfant, celle de leur offre surmo ïque, inconsciente pour l’essentiel, et donc la problématique de l’intersubjectivité et du générationnel dans la transmission/transformation du surmoi, porteur de la tradition familiale. Cependant il n’interroge pas, ne déconstruit pas l’acte d’autorité, ce passage, cette médiation obligée entre deux surmoi.
12Ce mutisme de la théorie chez S. Freud et chez la plupart des postfreudiens est à lui seul une invitation à explorer le corpus de l’autorité, à la lumière notamment du travail avec la famille et dans le groupe et en s’étayant en arrière-plan sur l’étude approfondie effectuée par J.-L. Donnet (1995), sur le concept de surmoi, lié à celui de l’autorité, lié au point qu’on pourrait parler d’un couple conceptuel, autorité ⇔ surmoi.
13En dépit du tabou, ouvrons donc ce chantier sur ce questionnement : Qu’est-ce que l’autorité ?
1. QU’EST-CE QUE L’AUTORITÉ ?
14Nos réflexions préliminaires nous amènent à constater que l’autorité ne peut se laisser enfermer dans une définition étroite. L’autorité n’est ni un état, ni une position, mais un processus, un ensemble de processus. Le processus d’autorité se définit comme un mode de fonctionnement mental résultant et producteur de nombreuses opérations inter et intrapsychiques, centrées sur la transmission-transformation du surmoi et idéal du moi, opération génératrice de croissance et/ou de souffrance psychique dans la triade père-mère-enfant, au sein du groupe famille actuel et générationnel, contextualisé par une communauté socio-culturelle d’appartenance. Il est donc nécessaire de positionner notre examen clinique et théorique selon plusieurs vertex.
15Vertex intrapsychique côté parents : Comment l’agent d’autorité qu’est le parent ou son substitut effectue-t-il l’opération mentale qui produit l’acte d’autorité dont la pragmatique se déploie sur tout le spectre de la communication : écriture, parole, mimogestualité, regard, etc. ? Qu’est-ce qui vient conflictualiser cette opération et révèle ainsi ses axes organisateurs, ses plans de clivage ?
16Vertex intrapsychique côté enfant : Comment ce qu’on pourrait appeler le « patient d’autorité » métabolise-t-il l’autorité : résistance, internalisation, appropriation subjective en surmoi et idéal du moi ?
17Vertex interpsychique : Comment le processus d’autorité en tant que formation psychique « biface » (selon l’expression de R. Kaës), appartenant au monde interne et à la réalité interpsychique, émerge-t-il de la rencontre, de la confrontation entre deux psychés, placées dans un rapport dissymétrique, en produisant ce moment de consentement que la morale appelle obéissance ? Nous verrons qu’à ce titre le processus d’autorité peut être considéré comme un opérateur transitionnel entre soi, l’autre et le groupe des autres, au service de la croissance psychique du sujet, de son « augmentation » (autorité dérive du latin augere : augmenter et actor : auteur).
18Faire ainsi l’hypothèse d’une parenté structurale entre le jeu et l’autorité peut paraître incongru en regard des réflexions freudiennes qui mettent d’abord l’accent sur le mésusage de l’autorité. Mais nous soutiendrons l’idée selon laquelle le processus d’autorité peut aussi s’envisager comme une forme de jeu avec ses règles et ses limites (spatiales, temporelles et morales) à l’intérieur desquelles, sur la bordure desquelles la psyché augmente, le sujet développe la capacité de vivre ensemble dans le groupe familial puis social.
19Mais aussitôt que nous avons établi ces quelques repérages concernant les représentations-buts du processus d’autorité, orienté vers la croissance psychique et le vivre ensemble, il nous faut reprendre en considération le rapport entre processus d’autorité et conflictualité. Car si l’autorité vise idéalement à générer des solutions de compromis à partir de conflits, l’acte d’autorité ne manque jamais de produire à son tour du conflit. Et c’est bien à cela que tient la précarité, la vulnérabilité d’un processus dont l’issue est toujours aléatoire, et dont la pertinence est toujours à refonder. Malgré cela, c’est bien la permanence des rapports entre autorité, conflictualité et recherche de solutions de compromis en vue du consentement, qui garantit l’efficience psychique du processus en remettant sans cesse sur le métier les dérives inévitables de l’autorité du côté de l’excès, de l’insuffisance, de la paradoxalité, génératrices de souffrance psychique.
20Ainsi se dessine une partition des formes cliniques de l’autorité, une bi-partition, réductrice au regard de la diversité clinique, mais utile pour en cerner les enjeux. Dans un groupe, de situations cliniques, l’autorité que l’on va qualifier de dysfonctionnelle, qu’elle soit par excès, par défaut ou encore paradoxale. Dans un autre groupe, l’autorité dite de bon aloi, en hommage à ce terme de vieux français, aloyer, qui signifie allier, réaliser un alliage. Une autorité de bon aloi étant alors une autorité constituée et constituante des meilleurs alliages possibles entre les éléments qui forgent la psyché.
21Dans la réalité clinique, nous avons à faire bien entendu avec de nombreuses formes d’autorité qui se distribuent entre ces deux groupes ainsi schématisés.
22Cette question : « Qu’est-ce que l’autorité ? » est celle-là même qui constitue le titre du texte célèbre d’Hannah Arendt (1954), texte de pensée politique qui a constitué l’étayage des réflexions présentes. Un étayage qu’il n’est pas surprenant de trouver du côté de la philosophie du politique, laquelle donne à comprendre comment la psyché du sujet prend appui et se modèle sur le groupe, et au-delà sur la communauté sociale du vivre ensemble.
23H. Arendt se livre à un exercice que le psychanalyste reconnaît comme proche du sien : pour tenter de comprendre la crise de l’autorité, elle s’interroge sur l’histoire de l’autorité comme exercice et comme concept, afin d’extraire de cette histoire les fondements de l’autorité, démarche dans laquelle nous mettrons ultérieurement nos pas pour engager une approche métapsychologique des fondements de l’autorité.
24Mais préalablement à cet examen critique de l’histoire des fondements de l’autorité, elle se livre à un autre exercice tout aussi précieux : celui de la différenciation des mots et donc des concepts ainsi que des réalités auxquelles ils réfèrent. Distinction politique et philosophique entre les gouvernements démocratique, autoritaire, tyrannique et totalitaire par ordre croissant de violence. Distinction à laquelle E. Enriquez (1989) ajoute celle « d’état total » comme forme extrême du totalitaire, état total qui au nom du « sacré unique » qu’est l’état, instaure l’emprise de la (auto)destructivité. Distinction ensuite, chez H. Arendt, entre autorité, pouvoir et violence et ce à l’encontre de nombreux penseurs qui amalgament ces trois catégories. « Puisque l’autorité requiert toujours l’obéissance, on la prend souvent pour une forme de pouvoir ou de violence. Pourtant l’autorité exclut l’usage de moyens extérieurs de coercition ; là où la force est employée, l’autorité proprement dite a échoué. » [10] Elle ajoute même une autre distinction, entre autorité et persuasion, terme que nous pouvons rapprocher d’influence et de séduction. Car dit-elle, l’autorité suppose une hiérarchie, c’est-à-dire dans notre langage une dissymétrie liée à la différence générationnelle. C’est ainsi qu’elle avance : « S’il faut vraiment définir l’autorité alors ce doit être en l’opposant à la fois à la contrainte par force et à la persuasion par argument. » [11] Nous verrons comment ces propos entrent en résonance avec ce que nous avons repéré en clinique comme les deux formes de l’autorité dysfonctionnelle : l’autorité qui use et abuse de violence et l’autorité qui, à s’autorécuser, va user et abuser de séduction à potentialité incestuelle.
25Mieux encore, Hannah Arendt cherche par de telles différenciations à fonder la démarche épistémologique relative à l’autorité. Car amalgamer autorité, violence et pouvoir, c’est déjà s’empêcher de penser, c’est invalider par avance ses fondements processuels et sa valeur éthique. De même, confondre tous les gouvernements comme toutes les formes cliniques de l’autorité, c’est s’interdire a priori, au prétexte des formes extrêmes de l’abus, d’étudier les formes organisatrices de cette autorité, c’est participer à la crise de celle-ci. L’autorité ordinaire, pas plus que le surmoi, n’est « pure culture de la pulsion de mort », sinon dans les situations dominées par ce que P. C. Racamier appelle « l’omnipotence inanitaire ».
26Dans une psychopathologie plus quotidienne et tempérée, nous connaissons tous l’argumentaire déployé par l’adolescent qui conteste l’autorité en cherchant à convaincre son agent, le parent ou son substitut, que toute autorité est une forme de violence et un abus de pouvoir qui s’opposerait à sa croissance. Que l’adulte se laisse gagner par la culpabilité à la perspective d’être réellement trop violent lorsqu’il met des limites à l’adolescent, alors, ce qu’on peut considérer comme un jeu, le jeu de l’accordage de l’autorité, perd sa qualité de processus transitionnel et l’autorité tend à dysfonctionner alternativement par insuffisance et par excès. L’abus d’autorité se nourrit de son exil autant que de son excès. Nous pressentons que nous touchons là ce que nous pouvons appeler « le problème économique de l’autorité » tant il est difficile pour celle-ci de trouver son homéostasie, son régime tempéré, étant donné le réseau de mouvements psychiques contradictoires au cœur duquel elle opère.
27À un niveau phénoménologique, il importe de préciser que l’autorité poursuit des objectifs différenciés. Elle proscrit, elle interdit : c’est d’abord ce qui vient à l’esprit et représente sa fonction la plus évidente : elle impose le renoncement pulsionnel en disant « non » ! Un « non » qui mérite qu’on s’intéresse à la sémiologie de son énonciation. Du « non » tranchant et disqualifiant jusqu’au « non » ferme et assuré en passant par le « non mais », le « non oui », le « non si », le « non par pitié », le « non mon chéri », etc. Comment ce « non » témoigne-t-il de l’inconscient du sujet qui le profère : omnipotence, hostilité, culpabilité, séduction, voire incestualité... Et aussi bien sûr dans sa forme optimale, comment le « non » témoigne-t-il de l’amour et de la protection y compris lorsqu’il s’énonce par un « non, un point c’est tout ! ». L’autorité alors s’internalise et va muter en surmoi peu à peu, selon un cheminement jamais achevé.
28Mais l’autorité, tout autant qu’elle proscrit, prescrit : des actes, des valeurs, des objectifs : « Maintenant tu dors, tu fais tes devoirs, aimes ton prochain, lis Freud... », depuis les injonctions sévères ou tendres de la vie quotidienne, jusqu’aux commandements sacrés des tables de la loi, en passant par les idéaux narcissiques aliénants.
29Il entre dans la fonction de l’autorité d’autoriser, de dire « oui » à bon escient : « Tu peux jouer, tu peux associer librement... » à moins qu’à l’inverse elle dérive en autorisant ce qui est interdit. Nous verrons qu’en réalité psychique, ce « oui », cette autorisation, est le corrélat du « non », de l’interdit. L’investissement des limites ouvre un champ d’expérience, un espace de liberté, une potentialité.
30Enfin on ne saurait oublier que l’autorité peut faire preuve d’humour, comme le surmoi et tenir à l’enfant un « discours plein de sollicitude consolatrice » [12]. C’est l’humour, nous en reparlerons, qui permet, au mieux, de métaboliser les contradictions, et donc la violence inhérente au processus d’autorité.
2. L’AUTORITÉ DYSFONCTIONNELLE
31On peut dire que dans notre culture l’autorité abusive dans sa forme systématisée, idéologisée n’occupe plus le devant de la scène clinique. Les catastrophes générées par les états totalitaires, comme les ravages des modèles éducatifs de type schrébérien ont discrédité pour longtemps l’excès autoritaire. Sans doute de tels excès ont-ils contribué justement à confusionner autorité, pouvoir et violence. De fait, une telle forme de l’autorité abusive repulsionnalise l’interdit ou plutôt elle transforme la séquence autorité-obéissance en un exercice de coexcitation sadomasochique à potentialité incestuelle. Corrélativement, elle use de séduction narcissique et d’emprise. Elle impose des identifications aliénantes et la suspension des capacités de jugement. C’est le « meurtre d’âme » du président Schreber. De tels excès ont disqualifié l’autorité, jetée alors avec l’eau du bain et promu la recherche de formes éducatives qui visent idéologiquement la non-violence.
32Par le jeu des formations réactionnelles, des contre-investissements, des renversements identificatoires, qu’on voit bien s’effectuer d’une génération à l’autre, s’installe alors une autre forme d’autorité dysfonctionnelle, par défaut, insuffisante qui a gagné largement toutes les sphères de la société. Autorité permissive, tolérante, compréhensive, explicative... On pourrait multiplier les adjectifs qui qualifient cette mouvance que chacun connaît bien. Certains éléments méritent d’être soulignés.
33L’agent de l’autorité, le parent, est saisi, avant même, peut-on dire, que l’enfant ait fourni sa réponse, par le sentiment conscient ou inconscient de culpabilité, lorsque se présente la nécessité d’exercer l’autorité, représentée alors comme une forme de la violence et de la méchanceté. On peut penser que le sujet-parent, ne pouvant plus s’étayer sur des formations culturelles légitimant l’autorité éducative, met en latence, voire disqualifie son surmoi protecteur et voit s’activer, en quelque sorte, son surmoi sévère, « sur fort », dit Freud. De ce fait, le parent met en œuvre, par contre-investissement, une forme manifeste d’autorité, un acte d’autorité qui, même s’il s’affirme bruyamment comme légitime, contient une excessive auto-réprobation de la force morale qu’il nécessite. D’où la forme paradoxale du surmoi, en double message. Car dans les « non si », « non mais », « non oui »... c’est toute la petite musique de la culpabilité et de l’ambivalence parentale que la psyché infantile, grâce à un « appareil à interpréter » la culpabilité parentale, appareil de très bonne facture, va écouter avec beaucoup d’attention. L’enfant, fort de la lecture de ce double message, se dérobe alors aux exigences de l’autorité parentale et cherche à imposer les siennes, avec plus ou moins de bonheur pour lui, puisque, aussitôt après le triomphe, il est gagné par la culpabilité d’avoir ainsi inversé l’ordre générationnel.
34L’inversion générationnelle est le second élément constitutif de cette autorité dysfonctionnelle par défaut. Elle s’installe souvent dès la fin de la première année en dehors même de toute psychopathologie familiale avérée. L’exclamation : « Il a 18 mois et c’est lui qui commande », véhicule un mélange de plainte, de colère et de fierté. Les restes encore actifs dans la psyché parentale d’omnipotence infantile blessée et de récusation d’autorité se sont projectivement installés dans la psyché de l’enfant qui, d’enfant roi, devient enfant tyran. Le parent, coupable à l’idée d’être violent en étant autoritaire (exemple : ce père qui fait intervenir dans la maison un méchant monsieur, son cousin déguisé portant un bâton, pour figurer l’autorité menaçante alors que lui-même est toute gentillesse manifeste pour son fils âgé de 3 ans), désinvestit les limites organisatrices de la psyché et laisse l’enfant déployer une forme violente d’affirmation de soi. L’enfant personnifie alors dans le réel, pour le parent, l’autorité grand-parentale que ce dernier croyait avoir récusée.
35De telles modalités de lien générationnel s’accompagnent le plus souvent d’une accentuation des mouvements de séduction du parent envers l’enfant, ne serait-ce que sous la forme d’une inflation de l’explication de l’acte autoritaire au nom de la compréhension que l’enfant doit avoir des motifs de celui-ci. A minima, cela fait partie de ce que nous appelons le jeu d’accordage de l’autorité. Mais ce peut être une des formes de la « confusion des langues ». La persuasion, l’influence, la séduction, pour convaincre l’enfant d’obéir, dépasse son but, l’intelligibilité de l’autorité, et devient un nivellement des différences entre adultes et enfants et une des formes de la séduction séductrice et non plus simplement séduisante. L’enfant use et abuse de ce dispositif ainsi érotisé, d’où un nouveau cycle de culpabilité et de dérive de l’organisation œdipienne familiale. On en déduit, a contrario, l’importance, pour l’instauration d’une autorité de bon aloi, d’un minimum d’impératif catégorique : « Non, un point c’est tout », qui signifie l’investissement des limites nécessaire à la croissance psychique, en référence implicite aux valeurs collectives.
36Nous ne traiterons pas ici des formes paradoxales de l’autorité dysfonctionnelle. Elles sont pourtant très fréquentes, dans ces familles en souffrance plus ou moins intense où alternent, selon les périodes, voire d’un instant à l’autre, ou encore dans le même mouvement, l’abus autoritaire, et le laisser-faire, l’injonction à soumission et la démission. À quoi viennent souvent se mêler, on vient d’y faire allusion, diverses formes de séduction, voire de « chantage » ou à l’inverse de menaces, notamment d’abandon. De telles formes incohérentes de la mise en acte de l’autorité disqualifient la valeur des sujets qui y sont impliquées et la valeur de l’autorité elle-même. La pathologie somatique ou psychique d’un enfant accroît le risque d’une telle dérive du processus d’autorité.
37Du besoin d’autorité nous en sommes venus à l’autorité dysfonctionnelle pour aborder maintenant la problématique de l’autorité de « bon aloi », celle qui augmente la psyché et contribue au lien intersubjectif, au vivre ensemble. Nous allons en explorer les éléments de composition, en ne perdant pas de vue que l’autorité est un processus, un ensemble processuel multidéterminé, une formation psychique multiface, qui fait mouvement sur une ligne de crête périlleuse. Un cheminement d’autant plus incertain qu’il est soumis au fonctionnement inconscient d’au moins deux partenaires, dont la rencontre est dissymétrique, hiérarchisée.
38Le processus d’autorité dans sa forme optimale procède de cette différence générationnelle et culturelle et va générer de la différenciation tout en inscrivant le sujet dans le lien social. L’autorité est acte de médiation entre soi et l’autre, entre le groupe et le socius. Le processus d’autorité va donc tendre à s’appuyer sur et à promouvoir les valeurs, religieuses ou la ïques (cf. les droits de l’homme), les contrats constitutionnels, les lois et les règlements qui organisent le socius. Or, nous savons que de multiples mouvements contradictoires déstabilisent et réorganisent tout cet ensemble. De quoi procède et se compose l’autorité, comment elle s’origine, se légitime et se fonde : la métapsychologie peut-elle apporter quelques lumières à ces questionnements et nous aider à mieux cerner les différences entre l’autorité de bon aloi et l’autorité dysfonctionnelle ?
3. L’AMOUR, LA PULSIONNALITÉ : 3. L’ÉPREUVE DU NON SURMONTÉE ENSEMBLE
Côté enfant
39S. Freud, qui ne se départit jamais d’un regard critique sur l’autorité, affirme : « La crédulité de l’amour devient une source importante, sinon la source originelle de l’autorité. » [13] Ce jugement, émis en passant, à propos de la surestimation de l’objet dans la relation amoureuse, souligne d’emblée l’excès de croyance, la crédulité qui préside à l’instauration de l’autorité. Lorsque l’amour, qu’il soit amoureux ou familial, ou même collectif comme Freud le précisera plus tard (1921), préside au lien, alors l’autorité de l’un sur l’autre s’accroît en raison notamment de la surestimation narcissique dont le premier, le plus grand bénéficie. De cet excès nous avons déjà parlé et nous allons prendre maintenant en considération l’amour et la pulsionnalité ordinaire à l’œuvre dans le processus d’autorité entre parent et enfant. Un enfant qu’on va imaginer âgé de 18 mois - 3 ans et une relation qu’on va supposer se déployer dans un régime tempéré, selon une ambivalence suffisamment bonne, où dominent amour, estime, tendresse et compétence. L’enfant, qu’on a appelé « patient d’autorité », serait alors dans les meilleures conditions possibles pour traiter, métaboliser l’acte d’autorité, qui d’abord dit non, interdit un accomplissement de désir et impose un certain renoncement pulsionnel et donc une frustration, un déplaisir à l’enfant.
40Celui-ci, l’enfant, grâce à cette prévalence de l’amour-tendresse, estime réciproque dans le lien, va pouvoir se risquer à dire non au non. Il va décliner ce non sous de multiples formes et jouer sur toute la gamme des sentiments : amusement, charme, défi, colère, rage, etc. Toujours est-il que l’enfant engage, à l’occasion de l’acte d’autorité, un conflit de pouvoir entre lui et le parent puisqu’à la demande de celui-ci il oppose d’abord un refus, c’est-à-dire sa propre demande, avant d’accepter, plus tard, l’injonction autoritaire. Le problème, complexe, est de comprendre comment l’enfant échappe à une simple soumission passive lorsqu’il finit par obéir. De comprendre comment il transforme, au moins a minima, cet acte d’autorité parentale, non soi, en une forme du soi qui va devenir peu à peu du surmoi.
41Pour ce faire, l’enfant s’identifie au parent qui dit non, parent alors à la fois aimé et détesté. Il s’identifie à l’agresseur, précise D. Lagache (1973), à la suite de Anna Freud et de R. Spitz (1965). L’enfant, par un renversement passif/actif, devient à son tour « agresseur » qui dit non pour affirmer sa propre puissance narcissique. Mais c’est une agressivité qui, même vive, s’allie à de l’amour puisque l’enfant veut alors être et faire pareil que ce parent qui l’aime, lui l’enfant, malgré qu’il l’agresse. C’est donc dans ce moment là un mélange d’identification et d’investissement ambivalentiel. Fait de grande importance, ce minimum d’hostilité permet au sujet enfant de se différencier de l’objet au moment où il s’identifie à lui.
42Cette épreuve interpsychique du non permet donc la mise en œuvre de plusieurs alliages : activité/passivité, amour/haine, identification/investissement, soi/autre. Cet ensemble de liaisons/déliaisons, lors de la rencontre intersubjective d’autorité, va s’installer dans la psyché et générer la différenciation topique moi/surmoi. Le rapport moi/surmoi tend à devenir homomorphe, pareil et pas pareil, au rapport enfant/parent, une fois que l’enfant a pu internaliser l’autorité. Un tel rapport moi/surmoi, tempéré par le fait même des alliages expérimentés dans le lien externe, fait que la haine activée par l’interdit ne devient pas lien interne trop sadomasochique. Le surmoi cadre et protège le moi. En retour le moi peut compter sur, faire appel au surmoi : une autorégulation psychique s’instaure. Corrélativement, faut-il ajouter, l’idéal du moi est, lui aussi, suffisamment tempéré car l’ébranlement narcissique suscité par la prescription d’une valeur venue de l’autre, n’est pas devenu blessure narcissique mais référence interne.
43Alors l’enfant prend sur soi de renoncer temporairement à l’accomplissement du désir préalablement interdit par le parent. Mais il conserve à l’intérieur de lui dans le rapport entre moi et surmoi, une forme de pulsionnalité, amour et haine, devenue relativement inhibée quant au but, un peu plus sublimée. Il désinvestit partiellement le parent externe devenu objet interne. Il l’ « oublie », le dénie, en dénégation. Le surmoi tend à s’impersonnaliser ; à devenir instance, partie de soi et non plus « corps étranger interne ».
44L’acceptation de l’autorité, dont nous avons schématisé le déroulement processuel, génère alors un sentiment de fierté, d’autonomie, d’augmentation narcissique chez l’enfant mais aussi chez le parent au terme de cette épreuve du non, surmontée ensemble. L’épreuve du non nous paraît donc se situer au cœur de l’internalisation et de la transformation de l’autorité en surmoi. L’enfant considérait tout d’abord l’autorité comme l’expression de l’arbitraire du plaisir parental, opposé à son plaisir à lui enfant et aliénant pour son moi. L’autorité de bon aloi devenant surmoi, et ce toujours dans l’économie tempérée où nous nous situons, cherche à mener l’enfant du côté d’un plaisir bon pour son moi et sa croissance.
Côté parent
45Il nous faut maintenant changer de vertex pour tenter de comprendre ce qu’il en est de l’amour et de la pulsionnalité dans le processus d’autorité côté parent au moment de l’épreuve du non surmontée ensemble.
46Le parent, lorsqu’il choisit de dire non à l’enfant, pour des motifs que nous laissons de côté pour l’instant, ne se contente pas de proscrire, de poser une limite à l’entreprise de l’enfant. Le non n’est donc pas à considérer seulement du côté d’une réponse de l’objet-parent à l’enfant-sujet. En énonçant le non, le parent réalise ce qu’on peut appeler une offre surmo ïque. Ceci est encore plus évident si l’on pense que l’acte d’autorité dans sa forme complète va aussi prescrire et autoriser. Alors la proscription apparaît bien comme la limite qui encadre et contient l’accomplissement de désir, plus tard et autrement, au-delà du renoncement pulsionnel actuel. Cette offre surmo ïque parentale se traduit, s’externalise par l’acte d’autorité (écriture, parole, geste, mimique, regard...). La complexité provient de ce que la forme manifeste de cet acte est déterminée en grande partie par le latent, le travail inconscient du surmoi parental et plus généralement par tout le jeu des instances de la psyché parentale. Dans sa forme optimale, l’offre surmo ïque exprime cette compétence parentale qu’on appelle la fermeté, c’est-à-dire cette qualité psychique qui permet à l’amour tendre parental de se confronter à l’enfant, de faire preuve d’une sévérité, d’une force et d’une conviction morale qui font passer le message.
47Or, nous avons déjà indiqué que la psyché de l’enfant dispose très précocement d’un appareil à interpréter la culpabilité d’autrui. L’enfant, à partir des indices perceptifs (notamment le ton de la voix, le regard) qui infiltrent l’énoncé autoritaire, prend connaissance, préconsciemment, du sentiment inconscient de culpabilité de son parent, agent d’autorité. L’enfant va agir à son tour, répondre en fonction de ses propres paramètres, atténuer ou amplifier le sentiment inconscient de culpabilité parentale. L’acte d’autorité est donc affecté par ce sentiment qui traduit le rapport des forces intrapsychiques parentales présentes. Plus encore, c’est à chaque fois une part de l’histoire du sujet-parent et de son groupe générationnel qui s’actualise dans cet après-coup que constitue chaque acte d’autorité.
48Par exemple il est fréquent que nous ayons, en situation clinique, à perlaborer la problématique suivante : le parent, s’il parvient à percevoir ce sentiment inconscient de culpabilité, va reconnaître qu’il redoute en effet que son acte d’autorité, sa fermeté, ne soit ressentis par l’enfant, en fait par lui-même, comme une méchanceté, une agression, un acte d’hostilité contraire à l’idéal d’amour qui est censé guider l’éducation. Il se peut en effet que l’ambivalence parentale soit dominée par l’hostilité et que le sadisme, le scénario sadomasochique organise l’acte d’autorité. C’est tout l’ensemble des formes de l’autorité abusive. Mais nous nous intéressons plutôt ici à la façon dont un tel fantasme sadomasochique vient, non pas exalter l’autorité qui devient autoritarisme, mais vient inhiber, contre-investir la fermeté, c’est-à-dire cette violence minimale inhérente à l’exercice de l’autorité, au profit d’une tendresse et d’une sollicitude excessives. Alors le parent renonce à la composante agressive de la pulsionnalité engagée dans l’acte d’autorité et énonce ces « non-oui », véritables micro messages paradoxaux. Ou bien encore, cas fréquent maintenant, le parent explicite sans fin les motifs de son acte, sans oser prononcer le « non un point c’est tout » ! Un tel énoncé n’est pas considéré alors comme l’impératif catégorique, véhiculant les valeurs collectives qui vectorisent ce moment de l’éducation, mais comme une violence injuste émanant de l’arbitraire de l’agent d’autorité.
49Une conjoncture clinique active cette série processuelle. On l’a déjà rencontré en parlant du complexe de « Richard III ». Dans sa forme extrême le sujet, estimant qu’il est venu « inachevé » au monde en tire l’argument d’un défi à toute autorité et impose son omnipotence, sa haine, sa perversion narcissique aux autres à titre de dédommagement du préjudice qu’il estime avoir subi. La forme banale de ce complexe est fréquente. L’enfant a été exposé aux épreuves de l’existence et développe une attitude tyrannique. Mais celle-ci ne peut s’établir, ne perdurer, sans l’action complémentaire du ou des parents. Ceux-ci attribuent inconsciemment le malheur passé à l’effet de leur hostilité inconsciente pourtant minime. Leur surmoi a interprété, par exemple, une pensée de type « ah s’il n’était pas né ! » comme une réalisation de désir destructeur. Dès lors, tout acte d’autorité est supposé répéter le préjudice réel et/ou prétendu et produit une culpabilité inconsciente et donc un indice d’abstention d’autorité. L’enfant interprète cette abstention comme un abandon par le parent. De fait, derrière la sollicitude excessive il y a bien un abandon, au moins relatif, par le surmoi du parent. Livré à son élan d’affirmation narcissique, l’enfant déploie, sans la limite adéquate, son désir de conquête. Il exige, impose son autorité avec l’assentiment des parents qui y voient une preuve renouvelée de la vitalité autrefois menacée. L’enfant alors perçoit que les parents se laissent malmener, sans offrir de butée de secours à son omnipotence. L’enfant se sent coupable des succès de son agressivité malgré l’affection réciproque. Il se met en échec, multiplie les bêtises pour obtenir enfin la sanction qui marque la limite. On a reconnu là les éléments de la séquence étudiée par Freud [14] à propos des êtres exceptionnels et développée ici à propos de la clinique du quotidien.
50Cependant l’autorité parentale finit bien par s’exprimer mais en désespoir de cause et sous une forme souvent maladroite, excédée, épuisée, coupable plus encore. Elle tend alors à forger un rapport surmoi parental-surmoi infantile de type sadomasochique. Car tout cet ensemble processuel ne peut manquer de générer par coexcitation de l’érotisation.
51Cette séquence est fréquente, car : « Nous nous croyons tous fondés à en vouloir à la nature et au destin d’un préjudice congénital et infantile ; nous exigeons tous un dédommagement pour des atteintes précoces à notre narcissisme, à notre amour propre. » [15] On peut donc la tenir comme constitutive, comme fond minimal de la triade surmoi parental/autorité/surmoi infantile. Et ce d’autant que l’acte d’autorité ne manque jamais, c’est particulièrement vrai à l’adolescence, d’être considéré par l’enfant comme une entrave à sa liberté, à l’affirmation de soi et donc comme un énième préjudice.
52Ainsi l’autorité parentale est-elle en position paradoxale : requise pour l’éducation de l’enfant, elle réactive les mouvements pulsionnels qu’elle a fonction de réguler. Nous allons voir comment cette paradoxalité de l’autorité trouve à se métaboliser, à s’ouvrir grâce aux processus transitionnels.
53Mais il faut aussi indiquer une piste de réflexion à venir. Nous avons éludé jusqu’alors cette question en parlant du « parent » sans indiquer comment jouait la différence des sexes dans cette affaire. Il y a peu de temps encore, la loi était conforme au préjugé selon lequel l’autorité est paternelle. Le Code civil de 1804 avait défini la puissance paternelle sur l’enfant et c’est en 1970 seulement que la loi a organisé le principe de « l’autorité parentale sur l’enfant ». Mais égalité de droits et de devoirs entre père et mère ne signifie pas identité de rôle paternel et maternel. Nous apercevons là que le débat quant à l’exercice de l’autorité concernant la différenciation entre père et mère, un classique des ouvrages sur l’éducation, se déplace. Comment les deux fonctions, paternelle et maternelle, autrement dit comment la biparentalité, corrélative mais différente de la bisexualité, modèle-t-elle en chacun des deux parents le processus d’autorité ?
54L’enfant est habile, on le sait, à se saisir de ces différences pour se dérober aux exigences de l’autorité. Il est habile à se mettre en coin entre les parents pour les séparer et pour jouer à sa guise la partition œdipienne. L’exercice de l’autorité est ainsi une occasion, privilégiée et renouvelée sans cesse, de redéployer dans le réel, les emplacements et les rôles des imagos de la scène primitive.
55Le groupe famille trouve donc dans l’autorité, dans l’épreuve du non qui en forme le noyau, un temps fécond où se métabolise, en après coups successifs, la scène primitive et l’organisation œdipienne. À ce titre, on peut soutenir que le processus d’autorité est un organisateur de l’appareil psychique familial et qu’il est à l’œuvre, sous des formes spécifiques, dès l’instauration du lien père-mère-bébé.
4. AUTORITÉ ET PROCESSUS TRANSITIONNEL : 4. LE JEU D’ACCORDAGE DE L’AUTORITÉ
56Comment ouvrir la paradoxalité structurelle de l’autorité ? Ce questionnement est éclairé par une réflexion préalable. Le parent, malgré les repères dont il dispose pour exercer son autorité et dont nous allons bientôt reparler, doit accepter de se livrer à un délicat travail d’accordage pour ajuster son acte au moi de cet enfant-là, à cet âge-là, dans cette circonstance-là. De son côté, l’enfant a besoin de disposer de temps pour s’approprier subjectivement l’autorité, pour dérouler l’épreuve du non. Faire l’impasse sur ce délai, ce différé entre l’acte d’autorité et l’obéissance, c’est courir le risque qu’à l’emprise de l’un, le parent, réponde la passivité résistante ou soumise de l’autre, l’enfant.
57Ce délai, qui fait limite temporelle entre soi et l’autre, œuvre à la transitionalisation de l’autorité. C’est le temps du jeu d’accordage de l’autorité, le temps de la mise en processus ludique des contraintes exercées par l’autorité. Mais une telle dimension ludique de l’épreuve du non dans la vie quotidienne ne va pas de soi. On verra qu’elle suppose que le parent fasse preuve d’humour face à la résistance de l’enfant comme à l’égard de ses propres réticences ou raideurs dans l’exercice de l’autorité.
58Dans la cure individuelle, groupale, familiale, le jeu psychodramatique permet de travailler cette problématique lorsqu’il se fait jeu avec les règles du jeu. Nous pensons par exemple à l’enfant qui, dans le jeu, expérimente longuement l’omnipotence, non seulement par la thématique des fantasmes qu’il déploie mais aussi en s’instituant meneur de jeu, faisant et défaisant les règles à sa convenance et soumettant le personnage joué par le thérapeute à son autorité et à ses désirs. Jusqu’au jour où celui-ci, le personnage joué par le thérapeute, fait entrer dans son rôle de dire non, de se ménager un délai pour obtempérer, de faire valoir ses propres vues, sans pour autant vouloir détruire un tel tyran, le personnage mi-joué, mi-agi par l’enfant. Il se crée alors un espace-temps d’émergence du conflit entre soi et l’autre, de recherche de solutions pour la coexistence entre soi et l’autre. L’enfant fait, dans et par le jeu, l’expérience que les règles régulent. Elles n’empiètent plus par leur violence, elles n’abandonnent plus par leur inconsistance, elles n’affolent plus par leur incohérence, contrairement à ce dont le soi avait gardé les traces mnésiques (par exemple lors des dysharmonies interactives dominées par la dysrythmie dans le soin et dans le lien précoce).
59Après avoir maintes fois créé et détruit, dans le jeu et à la bordure du jeu, non sans les débordements d’usage, les règles et l’agent d’autorité, l’enfant réinvestit les limites en « trouvé-créé-détruit ». La limite alors fait liaison-déliaison, devient barrière de contact. La rencontre entre l’un et l’autre est moins menacée par la confusion identitaire. La séparation entre l’un et l’autre est moins menacée par la destructivité. Peu à peu est démenti l’énoncé fantasmatique selon lequel il serait incestuel de s’attacher et meurtrier de se détacher [16].
60Ainsi, l’autorité a-t-elle besoin d’être métabolisée par le jeu, chaque fois qu’elle a été dysfonctionnelle dans la vie. Mais de plus, il nous apparaît que l’autorité de bon aloi, faite de bons alliages, fonctionne à son tour comme un processus transitionnel, contribue au processus transitionnel. L’autorité à laquelle on s’identifie est alors à la fois soi et non soi, elle est marqueur des différences entre soi et l’autre, et corrélativement, elle contribue à l’investissement narcissique des petites différences [17]. Au contraire, l’effondrement de l’autorité familiale et sociale dans les situations de catastrophe, entraîne la faillite des limites et donc de la topique. Dans cette conjoncture le sujet et son groupe se sentent menacés par la confusion identitaire. Les petites différences entre soi et l’autre, entre son groupe et le groupe des autres, sont alors surinvesties pour tenter de restaurer sur le mode défensif, voire sur le mode meurtrier, l’identité du soi. La catastrophe est en effet interprétée par le sujet comme une trahison, un abandon par les puissances tutélaires du destin dont l’autorité devient comme nulle et non advenue. Le surmoi protecteur et l’idéal du moi tempéré sont balayés par cette tourmente et laissent le champ libre aux formes extrémistes, surantimoi et idéal grandiose ou nihiliste.
61Le processus d’autorité ne peut plus se restaurer alors par la simple dynamique de la rencontre, ici et maintenant, ni par le processus transitionnel. Il doit faire appel à d’autres sources. Il doit se requalifier, se relégitimer par d’autres fondements, en position méta : le générationnel, le monde des idées, la menace de la sanction. Fondements déjà là, silencieux à l’ordinaire, mais dont l’efficience a été neutralisée par la crise. Fondements révélés par la crise tout autant que fondements eux-mêmes en crise, pour l’étude desquels nous continuerons, dans un autre travail [18], à nous étayer sur la réflexion de H. Arendt.
5. HUMOUR ET AUTORITÉ
62Cependant chacun des fondements de l’autorité, les ancêtres et le générationnel, le monde des idées et la culture, la menace de la sanction et la justice peut dériver vers des formes excessives, abusives pour le sujet. Tyrannie de l’ancêtre devenu idole, exigence de l’idéal devenu contrainte idéologique, violence de la sanction devenue force inique d’une pseudo-loi. Abus qui, on l’a vu, génèrent le renversement en son contraire : désengendrement, nihilisme éthique, désaveu du pulsionnel. Ces fondements de l’autorité, s’ils sont nécessaires ne sont donc plus suffisants. Nonobstant leur position méta, ils sont contestables, c’est-à-dire conflictualisables.
63De fait, autorité et conflictualité entretiennent, on l’a déjà dit, des rapports de commensalité : ils se nourrissent l’un l’autre. L’autorité a pour représentation-but d’atténuer la conflictualité propre au vivre ensemble en faisant accepter à chacun un certain renoncement pulsionnel. En cela l’autorité est inhérente au travail de la culture. Le conflit requiert l’autorité pour entrer en défervescence. Mais corrélativement, l’autorité est source de conflictualité, dans la mesure où ses fondements, toujours relatifs, ne parviennent pas à éteindre la protestation toujours renaissante devant l’acte d’autorité. Loin de réguler la pulsionnalité, voilà qu’alors l’autorité l’exacerbe et provoque le conflit.
64Voudrait-on alors tenter de définir une bonne autorité qu’elle apparaîtrait aussitôt comme aussi récusable que le mythe du bon pouvoir.
65D’où le renversement théorique qui advient dans la philosophie politique lorsqu’elle s’interroge sur la société démocratique. L’autorité ne tient pas seulement son efficience de ses fondements, elle émerge aussi, dit P. Ricœur (1989) après H. Arendt, du « débat des opinions », elle est la résultante de la conflictualité inhérente au vivre ensemble à condition qu’un contrat collectif, la constitution, ait fixé les règles du jeu social. L’autorité émerge du conflit cadré, elle produit alors le consentement des sujets dans la pluralité humaine. Un consentement toujours précaire et à reconstruire. L’autorité, selon P. Ricœur, s’origine donc bien dans le passé mais ses fondations, ses fondements, toujours relatifs sont « oubliés ». Nous dirions soumis au travail du négatif. De ce fait, la fondation de l’autorité doit être répétée lors de chaque mise à l’épreuve du contrat, dans l’opération qui va du conflit au consentement. L’autorité se refonde dans les après-coups successifs de l’existence. L’épreuve du non surmonté ensemble est le moment processuel privilégié de cette fondation, en après coup, de l’autorité dans la vie quotidienne.
66L’humour joue un rôle essentiel dans cette aventure de l’autorité dite de bon aloi, de bon alliage. Nous faisons l’hypothèse en effet que l’humour serait une sorte de catalyseur de l’émergence du consentement dans le conflit. Un catalyseur qui introduit du jeu et donc un plaisir spécifique là où la confrontation des pôles contradictoires génère d’abord le déplaisir. Car l’humour est lui-même une forme de jeu. Jeu entre le moi et le surmoi, dit Freud (1927), comme autrefois entre l’enfant et le parent. Jeu au cœur du surmoi, ajoutons-nous [19]. Car le surmoi oscille entre deux formes : l’un le surmoi protecteur postœdipien latenciel héritier de l’autorité bi-parentale pleine de sollicitude qui allie fermeté et tendresse ; l’autre, le surmoi sévère et cruel, « sur fort », dit Freud, « surantimoi », dit P. C. Racamier, forme surmo ïque qui aliène et suborne le moi. L’autorité comme le surmoi oscille entre ces deux formes.
67L’humour partagé serait comme le régulateur de cette oscillation. Il contribuerait à réduire les clivages du surmoi et de l’autorité, clivages toujours renaissants en soi, dans la famille, l’institution. Plus précisément lorsque l’humour du parent est déjà là, dans ce jeu interne de son surmoi, alors l’enfant peut, dans l’épreuve du non, s’identifier au jeu de l’humour et réguler sa propre oscillation. L’humour transmis faciliterait la transformation des formes extrémistes du couple processuel autorité/surmoi en ses formes tempérées. L’humour, comme jeu intra et inter-psychique, contribuerait à, non pas résoudre, mais à faire avancer quelque peu le problème économique de l’autorité, en introduisant un principe de corégulation intersubjective, devenant ensuite auto-régulation interne.
68Les effets d’une telle avancée résident dans ce que Freud a appelé l’impersonnalisation du surmoi. Le surmoi pour devenir instance régulatrice de la psyché, pour n’être point trop corps étranger interne, non soi, malgré qu’il provienne de l’internalisation de l’autorité d’un autre, le surmoi doit s’impersonnaliser, « oublier » les personnes dont elle procède. Plus généralement il doit oublier ses fondations exogènes. « Ce dont tu as hérité, oublie-le avant de l’acquérir », pourrait-on dire en paraphrasant Freud. C’est là l’un des aspects du travail du négatif dans l’ensemble processuel surmoi parental et générationnel/autorité/surmoi infantile.
69Cet oubli des fondations peut être un oubli fondateur lorsqu’il fonctionne davantage comme un oubli qui conserve, en dénégation, que comme oubli qui efface, en déni. Alors l’autorité externe, personnalisée tend à devenir surmoi interne, impersonnalisé. C’est, au fond, le même principe qui préside au mouvement d’internalisation des qualités psychiques bi-parentales devenant cadre interne du bébé lors du déploiement de l’intersubjectivité. Hallucination négative de la mère devenue cadre interne du bébé, dit A. Green. Ainsi la valeur de l’autorité n’attend pas le nombre des années. Elle opère d’emblée dans le lien qu’elle structure sur le mode œdipien.
70Le surmoi « oublie » l’autorité des parents dont elle émane. Les parents « oublient » les fondements de l’autorité qu’ils exercent. Un tel travail du négatif est fondateur en ce sens que, tout à la fois, il conserve, « oublie » et transforme ses origines. Selon cette perspective, l’autorité de bon aloi n’est-elle pas agent et produit du travail de deuil originaire, d’où émerge le moi en « trouvé/détruit/créé » ?
Bibliographie
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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- — (1997), L’après-coup générationnel, in Le générationnel. Approche en thérapie familiale psychanalytique, Dunod.
- — (1998) La parentalité et l’infantile, Groupal, 4. Éditions du Collège de psychanalyse groupale et familiale.
- Diatkine G. (2000), Surmoi culturel, Revue française de psychanalyse, 5, p. 1520-1588.
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- Enriquez E. (1989), Les figures du maître, Arcantères.
- Freud S. (1905), Trois essais sur la théorie sexuelle, Gallimard.
- — (1910), Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, OCP, PUF.
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- Lagache D. (1973), Pouvoir et personne, NRP, no 8, Pouvoirs.
- Ricœur P. (1989), Pouvoir et violence, in Lectures 1, Le Seuil/Essais, « Points ».
- Spitz R. A. (1965), De la naissance à la parole. La première année de la vie, PUF, 1968.
Mots-clés éditeurs : Générationnel, Travail du négatif, Surmoi, Autorité, Humour, Idéal du moi
Notes
-
[1]
Hannah Arendt, 1954, p. 121-122.
-
[2]
Pouvoirs, 1973, Nouvelle Revue de psychanalyse, no 8, Gallimard.
-
[3]
Eugène Enriquez, 1989.
-
[4]
S. Freud, 1910, p. 148.
-
[5]
S. Freud, 1916, p. 19.
-
[6]
S. Freud, 1921, p. 16, 18, 67.
-
[7]
S. Freud, 1939, p. 207.
-
[8]
S. Freud, 1932, p. 291.
-
[9]
S. Freud, 1933, p. 150.
-
[10]
H. Arendt, ibid., p. 123.
-
[11]
Op. cit.
-
[12]
S. Freud, 1927, p. 328, p. 140.
-
[13]
S. Freud, 1905.
-
[14]
S. Freud, 1916.
-
[15]
S. Freud, 1916. p. 19.
-
[16]
A. Carel, 1997, p. 101.
-
[17]
G. Diatkine (2000), dans son rapport « Surmoi culturel », dont j’ai pris connaissance après l’élaboration de ce texte, apporte une autre lumière sur cette question du narcissisme des petites différences.
-
[18]
À paraître dans Groupal, 10 (2001).
-
[19]
A. Carel, 1993, p. 79-80, 1998, p. 55-57.