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Pages 1749 à 1757

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LE FAIT DE L’ANALYSE : La fabrique de l’origine, no 10, printemps 2001.

1En exergue à l’Argument du numéro 10 du Fait de l’analyse, consacré à la question de l’origine, l’interrogation de Bouvard et Pécuchet : « Pourquoi la Science nous ouvre-t-elle des portes dont l’entrée nous est interdite ? »

2Il est tentant, pour peu que l’on prenne au sérieux cette formulation et l’ironie qui la porte, de s’attarder, dans ce numéro, sur deux articles aussi opposés, aussi antinomiques, que celui de l’historien T. Parfitt et celui de l’astrophysicien M. Cassé, et de répondre à la question posée par une autre question : « Quand l’entrée ne nous est pas interdite, où peut nous mener la Science ? Vers le progrès de la pensée, ou vers ses dérives ? »

3Dans son texte « Une étrange quête des origines », T. Parfitt, avec une certaine habileté, à la fois se dédouane et s’enorgueillit de son recours à la génétique dans une recherche qui, par son ambigu ïté même, infirme la thèse qui préside à l’élaboration de ce numéro, celle à laquelle on ne peut que souscrire, à savoir qu’ « il n’y a pas de “vraie” origine, l’origine est made in psyché et elle est toujours inventée (ou théorique), toujours imaginaire (et interdite), jamais vraiment naturelle (ni objectivable) » (p. 17). Elle est fabriquée.

4Alors pourquoi ce texte qui, partant d’une généalogie biblique pour y revenir en guise de conclusion, entend, par un long détour, prouver scientifiquement, à grand renfort d’ADN et en vertu d’un chromosome qui leur serait commun, que les Lembas du Zimbabwe et de l’Afrique du Sud sont génétiquement semblables aux Juifs ? L’intérêt d’une pareille recherche ? Il est en fait à double fond : offrir aux Lembas en quête d’une origine, un sentiment identitaire, assorti d’une légitimité religieuse – peut-être même politique – qui leur ferait défaut, et ôter aux Juifs le leur, sans doute trop présent, trop pesant. Un beau coup médiatique avec la complicité de la BBC que l’auteur a au moins l’honnêteté ou la candeur de reconnaître : « J’ai écrit un livre qui hésite entre la littérature et la vulgarisation de haut niveau... Les avancées récentes dans l’analyse de l’ADN semblèrent me fournir un outil supplémentaire dans ma quête » (p. 147-148). Tout est dit, en effet, de la manipulation à laquelle s’est livré l’auteur et l’affaire vaut-elle vraiment la controverse annoncée dans le prochain numéro, à moins de vouloir s’égarer et risquer de faire resurgir les dangereuses aberrations d’une imagination tendancieuse, de sinistre mémoire.

5À l’opposé, M. Cassé, dans son texte d’ouverture intitulé « Cosmogenèse », nous initie à la Science, au sens plein du terme, et à son imagination créatrice : un article à la fois difficile et exaltant qu’on ne saurait condenser ou résumer. Il faut se contenter de citer. Il faut lire et se laisser emporter, par-delà le sérieux des références théoriques, vers une vision de l’univers dont nous apprenons qu’il « est un champagne généralisé dont nous n’occuperions qu’une bulle ». Ainsi, se trouvent ébranlées nos certitudes, fussent-elles scientifiques, nos lois observables et nos vérités qui ne seraient que « locales et provinciales ». Et se trouve battue en brèche la notion même d’origine, d’un état initial, d’une généalogie, d’un temps zéro représenté par l’explosion du big bang. Ainsi, temps, espace, matière sont reconsidérés, de même que la théorie de la relativité. Confronté à un renversement des évidences, notre mode de pensée alors bousculé, mais aussi stimulé, et l’idée, entre autres, que « l’univers n’a ni lieu ni temps, il jaillit du non-où » ou encore que « le faux vide s’étend exponentiellement en même temps qu’il décroît également exponentiellement », et que son expansion est infinie, éternelle, ne peut manquer de fasciner.

6La cosmologie quantique des fluctuations, qui permet de penser que « quelque chose » peut « jaillir du néant » et que « l’univers émerge par violation de l’impossibilité d’existence », en rendant impossible le rétablissement de la filiation de notre espace-temps, réduit le caractère accidentel de la création de l’univers, pour conclure à l’ « inconnaissable définitif ».

7Liliane Abensour

REVUE FRANÇAISE DE PSYCHOSOMATIQUE, no 18/2000, Masochismes et maladie.

8Au-delà des interrogations concernant les diverses possibilités d’articulation entre masochismes et maladie, cet excellent numéro devrait rester un livre de référence sur les différentes manières d’aborder la toujours énigmatique question théorique du masochisme, ses rapports complexes avec le narcissisme, et la pluralité de ses figures cliniques.

9Benno Rosenberg nous offre, comme à son habitude, un texte d’une extrême cohérence et d’une rigueur quasi mathématique, qui reprend en l’approfondissant sa conception bien connue du masochisme primaire comme défense fondamentale contre « les visées déconstructives de la pulsion de mort », intervenant dès la constitution même de la première ébauche du moi par la libido narcissique. Celle-ci deviendrait ainsi partie intégrante du noyau masochique primaire, lequel organiserait le principe de plaisir/déplaisir et ouvrirait la voie vers le développement des relations objectales, en fournissant aux deux pulsions antagonistes un cadre favorisant en leur sein une double participation pulsionnelle, cadre hors duquel se développeraient les pathologies caractérisées par la fuite de la conflictualité comme certaines psychoses et les somatoses. L’auteur se fait radical : « Ce qui rend malade n’est pas le masochisme, mais la pulsion de mort que le masochisme ne réussit pas à lier... toute pathologie est causée par la pulsion de mort, et toute défense est en dernière instance d’ordre masochique. » Poursuivant sa démonstration qui fait de la pulsion de mort la source de tous les maux, il s’efforce de réfuter l’idée que l’excitation libidinale puisse comporter un quelconque danger psychique : la libido, ayant une fonction de liaison et d’autoconservation, ne saurait à ses yeux être nocive et, si elle est bien souvent cliniquement corrélative de l’apparition des symptômes, ce ne serait pas en raison d’un lien de causalité directe mais de la mise en œuvre « intermédiaire » d’une défense destinée à compenser l’appauvrissement, consécutif à un investissement objectal important, du noyau masochique en libido narcissique : ainsi « l’excitation serait le signe d’une réaction de la libido en vue d’une réintrication pulsionnelle, donc d’une réponse à la pulsion de mort toujours responsable en dernière instance de la pathologie ». Pour l’auteur, la relation entre masochisme et maladie serait à double sens : le défaut du masochisme conduirait à la maladie, et la mobilisation de l’excitation par la maladie à un renforcement du masochisme intricateur. Marilia Aisenstein estime fort discutable cette conception d’une nocivité intrinsèque et essentielle de la pulsion de mort à laquelle elle attribue pour sa part la fonction positive et fondamentale de s’opposer à la tendance forcenée de la libido à la liaison, évitant ainsi la collusion et permettant l’ouverture au désir et la « voie longue » de l’attente. Du même coup, elle doute de la non-nocivité des accroissements excessifs de libido (et on est tenté de la suivre, si l’on pense aux aspects à la fois confusionnels et hémorragiques des investissements psychotiques). Pour elle, la dangerosité réside dans le déséquilibre entre forces de cohésion et forces de déliaison, et non dans la seule pulsion de mort. Elle admet en revanche que l’investissement masochiste du corps souffrant, tout comme le reflux narcissique nécessaire au processus de guérison, sont souvent absents chez les malades somatiques adressés à l’IPSO, ce qui expliquerait que les grands psychosomaticiens de la première génération aient peu évoqué ces deux éléments qui ne s’expriment qu’en négatif dans ces pathologies. Elle insiste toutefois sur la nécessité de considérer le masochisme au pluriel, selon les différentes formes cliniques introduites par Freud, et de les opposer du point de vue de l’investissement objectal : elle souligne que, contrairement au masochisme féminin, le masochisme moral recherche l’excitation de la souffrance érotisée pour elle-même, hors de tout objet, et implique une dérive narcissique dénuée de « part libidinale vivante ».

10C’est précisément à cette question centrale que tente de répondre Jean-Paul Obadia, en nous présentant successivement deux patientes montrant, l’une un masochisme pervers, l’autre un masochisme moral. Chez la première, l’inauguration au cours de la cure de pratiques sexuelles masochistes avec un partenaire d’élection voit disparaître simultanément (et guérir ?) des symptômes somatiques graves survenus après une perte objectale. Chez la seconde en revanche, la souffrance acharnée et immuable du « corps martyrisé » par de graves maladies successives semble correspondre à un « bastion inébranlable de défense narcissique ». La seule passion de la patiente concerne son activité artistique, et les mouvements d’investissement objectal, qu’il s’agisse d’excitation amoureuse ou d’affects de deuil, entraînent paradoxalement une aggravation somatique. Malgré la longue durée de la cure, l’évitement des reviviscences traumatiques dans le transfert persiste, et l’approche d’une intervention chirurgicale concernant la zone anale entraîne une suractivité fantasmatique et créatrice d’allure maniaque, où s’expriment des fantasmes massivement castrateurs envers les hommes, en un mouvement de retournement narcissique de la passivité en activité. Cependant, cette amorce de reconnaissance de la castration, pas plus que l’importante expansion narcissique liée à l’activité créatrice, ne semblent avoir le moindre effet sur les désorganisations somatiques. L’auteur propose de fort intéressantes hypothèses théoriques pour caractériser les différences de fonctionnement mental entre ses deux patientes : « Le masochisme érogène, passif et voluptueux, adressé à un objet privilégié, serait du côté d’un désir de punition en rapport avec une culpabilité œdipienne et doté d’un fort potentiel d’intrication pulsionnelle, alors que le masochisme moral, activement en quête de souffrance pour soutenir le sentiment d’existence et satisfaire un besoin de punition fondé sur des enjeux de mort, “réduit l’objet ha ï à son ombre”. » L’auteur nous donne beaucoup à réfléchir en concluant que le masochisme moral apparaît ainsi peut-être plus redoutablement pervers, plus « inachevé », et économiquement bien moins efficace, car immuablement traumatophile, que le masochisme érogène. Claude Smadja discute ces hypothèses et conteste l’idée d’un meilleur « achèvement pulsionnel » (concept dû à Michel Fain) chez la première patiente, arguant de l’aspect comportemental, impossible à élaborer dans le transfert, de son masochisme érogène, dont la valeur économique de « guérison » des symptômes somatiques lui semble « fétu de paille » étroitement subordonné aux possibilités de mise en acte des scénarios pervers. Il va jusqu’à situer ce fonctionnement mental au-delà du principe de plaisir, et à mettre en doute sa fonction économique, pourtant ici évidente, de gardien de la vie. Quant à l’économie psychique de la seconde patiente, il la situe « en deçà du masochisme moral », fondée sur des tentatives de reliaison masochiste situées sur le terrain exclusivement somatique, et reposant sur « un auto-érotisme organique pur sans expression psychique ». Cette dernière formulation, séparant aussi radicalement psyché et soma, sans prise en compte de la dimension transférentielle très probablement sadique qui pousse la patiente à faire vivre aussi opiniâtrement l’échec à ses psychanalystes, ne laisse pas de surprendre et d’apparaître bien difficile à concevoir sur le plan métapsychologique.

11Néanmoins, c’est à une idée assez voisine qu’aboutit Patrick Miller, en se fondant sur le modèle théorique de Piera Aulagnier concernant les premiers processus de la vie psychique. Celui-ci accorde une place fondamentale à l’objet primaire dans la constitution du principe de plaisir/déplaisir : il postule, à travers la satisfaction des besoins vitaux, un besoin élémentaire d’apport d’information sensorielle, une « attente de satisfaction par un objet doué d’un pouvoir d’excitabilité », activateur du plaisir érogène des « zones sensibles » dont l’investissement conditionne celui de la vie relationnelle et de l’activité de représentation. Ici, c’est la qualité émotionnelle de la réponse de l’objet primaire qui fournit à la psyché de l’infans, à travers une expérience corporelle de plaisir commun, « l’aliment plaisir » dont il a besoin pour transformer le quantitatif en vécu de plaisir/déplaisir et nourrir l’illusion d’auto-engendrement à travers l’hallucination de satisfaction. Dans cette conception, le masochisme primaire opère une « transformation métabolisante de la tendance biologique vers la représentation », qui fonde la capacité, défectueuse chez les malades somatiques, à établir des liaisons du somatique au psychique. L’auteur avance l’hypothèse que, en cas de non-réponse par l’objet réel à l’attente de satisfaction en quelque sorte « pré-représentée » chez l’infans, la privation (et non la frustration) pousse l’organisme à s’auto-procurer, par la voie de l’auto-excitation somatique, un substitut de l’éprouvé corporel attendu : ce procédé palliatif, inducteur d’une illusion d’auto-suffisance niant le rôle de l’objet, demeurerait nécessairement sous le signe de l’automatisme de répétition puisque « non qualifié par le partage d’affect plaisir/déplaisir ». Il propose de différencier les masochismes où l’excitation sexuelle passe par la voie d’une activité de représentation fantasmatique de ceux qui passent par des sévices physiques, parfois jusqu’à la mise en péril des fonctions vitales, en lesquels il voit un échec du masochisme érogène et plutôt la mise en œuvre d’un autosadisme en quête effrénée d’excitation physiologique à la place d’une excitation libidinale : dans ces cas, « l’aliment douleur » serait peut-être le seul moyen de faire barrage à l’extinction pulsionnelle et de conserver le sentiment d’être vivant. Le cas présenté par Diran Donabedian pourrait évoquer une autre forme de ce type de « substitut palliatif », chez un enfant ayant présenté des somatisations dans la petite enfance puis inauguré, à l’âge de 6 ans, des conduites masochistes d’auto-flagellation. Les premières sont mises en relation avec une faillite de la mère trop angoissée et déprimée dans sa fonction maternelle, les secondes avec un « sevrage brutal » de la sévérité excessive et sadique du père : la libidinisation précoce du corps du bébé par sa mère ayant échoué, et peut-être abouti à une dépression essentielle du nourrisson, le sadisme paternel aurait permis un réaménagement pulsionnel structurant, axé sur l’investissement d’une jouissance sadomasochiste devenue économie de base pour l’ensemble des investissements. Les conduites auto-agressives auraient une valeur à la fois auto-calmante et identificatoire par rapport au père, en un double mouvement de lutte contre les dangers de désorganisation du moi et d’appui pour la construction identitaire. Pour l’auteur, « toute interruption de ce processus sadomasochiste, fondateur et structurant en ce que centré sur le père viril », risquerait d’ouvrir une brèche du côté des identifications précoces à la « mère morte ». Malgré le grand intérêt clinique du cas rapporté, on voit mal pourquoi les remaniements identificatoires et pulsionnels propres à l’adolescence seraient ici inévitablement et par avance voués à l’échec, d’autant que l’auteur situe finalement cette problématique (que l’on croyait avant tout identitaire) dans un contexte triangulaire œdipien.

12Pour Litza Guttieres-Green, la jouissance masochiste de la fixation à la douleur, lorsqu’elle est préférée à toute autre, correspond, plus qu’à un sadisme retourné, au besoin de maintenir un lien d’amour/haine intense car garant de l’existence propre avec une mère insatisfaisante et omniprésente, lien qui se répète dans le transfert et où le sadisme trouve sa part. Comme Benno Rosenberg, elle pense que le masochisme n’est pas à l’origine des maladies, et que toute pathologie, somatique ou non, est un effet de la pulsion de mort. Elle admet également que l’investissement masochiste (secondaire) de la maladie puisse favoriser l’attente et le désir de la guérison, mais elle souligne qu’il peut aussi, à l’inverse, entretenir la maladie lorsqu’il apporte une jouissance excessive à travers des bénéfices secondaires majeurs (érotisation non seulement de la douleur mais aussi de l’exhibitionnisme et de la manipulation tyrannique de l’entourage), ou même précipiter la désorganisation lorsqu’il s’accompagne d’un désinvestissement objectal. Alain Fine s’intéresse lui aussi aux diverses figures du masochisme qui peuvent se dévoiler, une fois la maladie déclenchée. Il souligne que, si dans le masochisme féminin l’acceptation d’un soignant projectivement sadique implique un rapport inversement proportionnel entre masochisme et narcissisme, le masochisme moral implique à l’inverse, selon le mot d’André Green, une narcissisation de la souffrance nécessitant une grande prudence d’accès. Pis encore, la maladie peut devenir « source néopulsionnelle » mettant en échec le principe d’auto-conservation, lorsque l’organe malade érogénéisé devient source de jouissance orgastique (cas d’autodéclenchement des crises), sur un mode auto-érotique « démoniaque » situé au-delà du principe de plaisir.

13Catherine Parat, interviewée par Gérard Szwec, insiste elle aussi sur l’aspect possiblement autodestructeur du masochisme, lorsque sa composante violente l’emporte sur sa composante érotique. Depuis longtemps néanmoins, elle a mis en évidence la valeur organisatrice du sadomasochisme « sain », l’accroissement du risque somatique lorsqu’il fait défaut, et les améliorations lorsqu’il réapparaît dans les cures. Mais elle refuse le concept de pulsion de mort, estimant que ce que l’on désigne habituellement par là correspond en fait à « une perversion, une subversion » de la pulsion de vie, laquelle inclut la « violence fondamentale » avec ses aspects destructeurs, qui à ses yeux suffirait à comprendre le mélange pulsionnel à partir de la première théorie du double retournement. Il faut lire en détail cette interview, qui contient beaucoup d’exemples cliniques très nuancés et incitant à réfléchir sur les effets économiques parfois néfastes d’interprétations pourtant justes, lorsqu’elles portent sur des investissements transférentiels indispensables à l’équilibre du patient, « équilibre très variable selon l’organisation de chacun ». Ainsi, il est préférable chez certains de ne pas toucher à l’idéalisation de l’analyse et de l’analyste, alors que chez d’autres (en particulier les futurs analystes !) il est indispensable de la travailler. L’idéalisation de la cure type est également remise en question, et les arguments de Michel Fain selon lesquels le face-à-face empêcherait l’élaboration fantasmatique sont battus en brèche : « On peut très bien faire du travail analytique en face à face, mais c’est beaucoup plus difficile, beaucoup plus fatiguant, beaucoup plus éprouvant, parce que le patient repère immédiatement tout ce qui est contre-mouvement... l’assouplissement des cadres oblige à être constamment attentif à l’équilibre économique de l’autre, ce qui amoindrit le plaisir narcissique, mais enrichit le travail psychique personnel nécessaire pour rester vivant, en particulier face au fonctionnement opératoire. » Régine Prat apporte une très intéressante réflexion clinique sur cette difficulté contre-transférentielle majeure face au vide de la pensée de l’autre, avec le risque de dévitalisation des capacités psychiques propres et la tentation défensive de combler ce vide par l’agir, en écho à l’accrochage de l’autre à la réalité matérielle. Analyste d’enfant, elle a créé une technique de jeu très élaborée et très rigoureuse, apte à favoriser, chez des enfants précocement carencés dont la seule défense contre le désespoir s’appuie sur un agrippement au réel, la construction d’un nouvel espace psychique permettant un accès progressif au champ des représentations, de l’imagination et de la pensée. Ce travail très inventif qui ne concerne pas directement le masochisme, sinon par défaut, mérite d’être lu de manière approfondie, car tout analyste y retrouvera ses propres éprouvés de difficile lutte contre l’ennui, de crainte de nuire devant les premières manifestations d’angoisse (qui signent en fait le réveil de la vie psychique), et de nécessaire adaptation permanente aux variations de l’économie psychique face à de tels patients.

14Sylvie Sesé-Léger nous propose d’envisager la répudiation de leur sexe biologique chez les transsexuels comme forme extrême du masochisme érogène, en raison de leur quête d’interventions corporelles douloureuses. Leur corps abhorré serait soumis masochiquement à la violence primordiale d’un Autre tout-puissant, qui déchire la construction narcissique en lui imposant une assignation délirante. Finalement, pour elle comme pour Agnès Oppenheimer, la solution transsexuelle constituerait un rempart ultime contre la psychose, « une tentative de survie à travers la construction d’une enveloppe corporelle érigée en fétiche figé dans l’immortalité ». Si l’on est tenté de la suivre dans cette conception, on voit mal néanmoins comment un tel renoncement à Éros au nom du narcissisme pourrait encore s’inscrire dans le masochisme érogène : ne s’agirait-il pas plutôt ici, au contraire, d’une coupure radicale entre narcissisme et moi corporel, telle que Béla Grunberger la décrit dans le suicide mélancolique, ou bien encore chez Fritz Zorn ? Dans une étude fort intéressante consacrée au livre de celui-ci Mars (conférence prononcée en 1980), il souligne en effet le désinvestissement massif de la sexualité considérée comme souillure, et le progressif triomphe du narcissisme retourné contre le moi corporel « analisé », jusqu’à l’affirmation mégalomaniaque « je suis le carcinome de Dieu ». Ici la violence des fantasmes sadiques adressés au mauvais objet maternel ha ï, loin de relancer un lien objectal sur un mode sadomasochiste, correspondrait à un processus projectif de « purification du soi narcissique ». René Allendy aurait-il mis en œuvre des mécanismes semblables au cours de l’écriture de son Journal pendant les six mois de maladie qui ont précédé sa mort ? Simone Valantin, qui nous en propose une « lecture psychosomatique », souligne l’aspect parfois opératoire de ce récit, lorsque la pensée se décompose en idées sans enchaînements. Elle nous relate la connexion établie par l’auteur entre son vécu actuel de détresse absolue et celui de son enfance, marquée par des séparations précoces et un sentiment d’abandon par une mère oppressante, froide et rigide, non désirante d’un garçon. Mais, là encore, la haine et la rage enfin exprimées envers cet objet primordial (peut-être destinées à le garder présent ?), ne parviennent pas à chasser un désespoir de plus en plus envahissant. Simone Valantin avance l’hypothèse que la mort ait pu survenir « par épuisement libidinal », du fait des circonstances de la guerre privant l’auteur de ses objets familiers et surtout de l’appui de la communauté psychanalytique alors dissoute. Peut-on penser pour autant que, si l’effort d’auto-analyse avait trouvé un interlocuteur vivant, la maladie eût trouvé guérison ? La mort des humains n’est-elle pas inéluctable, même dans les cas où l’environnement est « faste » ?

15Denise Bouchet-Kervella

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