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Article de revue

« Wilfred R. Bion » de Elsa Schmid-Kitsikis

Pages 1727 à 1736

Notes

  • [1]
    . Schmid-Kitsikis, Wilfred R. Bion, Paris, PUF, coll. « Psychanalystes d’aujourd’hui », 1999.
  • [2]
    epuis la parution du livre d’Elsa Schmid-Kitsikis, vient d’être édité en français le livre de Bion Mémoires de guerre, Éditions du Hublot, 1999, ouvrage très émouvant notamment dans la description de la bataille d’Amiens, écrit quarante ans après l’événement et contemporain de la période la plus créative de Bion.
  • [3]
    omme Elsa Schmid-Kitsikis, nous employons les abréviations suivantes pour renvoyer aux ouvrages de W. R. Bion cités dans ce texte : RF = Réflexion faite ; ASE = Aux sources de l’expérience ; EP = Éléments de la psychanalyse ; TR = Transformations.
  • [4]
    . L. Goyena, Nouvelles idées, nouvelles théories et changement catastrophique, W. R. Bion, une théorie pour l’avenir, Paris, Éd. Métailié, 1991, p. 93-105.
  • [5]
    . Guignard, Épître à l’objet, Paris, PUF, 1997, p. 91.
  • [6]
    ublié dans Avancées métapsychologigues. L’enfant, la famille, Journées psychanalytiques 1989 de l’Institut Édouard-Claparède, APSYGéE, 1991.
  • [7]
    ous animons un groupe d’étude sur les idées psychanalytiques de Bion depuis 1992, dans le cadre des activités scientifiques et d’enseignement de la Société psychanalytique de Paris.
English version

1Est-il possible de résumer en une centaine de pages petit format une existence aussi riche et une œuvre aussi complexe que celles de Wilfred R. Bion (1897-1979) ? Poser la question, c’est mesurer l’ampleur de la tâche à laquelle s’est attachée Elsa Schmid-Kitsikis dans son Wilfred R. Bion publié aux Éditions PUF.

2Pour introduire son travail Elsa Schmid-Kitsikis résume brièvement sous l’intitulé « Une vie d’expérience émotionnelle » les œuvres autobiographiques : The Long Week-End : 1897-1919 et All My Sins Remembered. Elle retrace la vie de Bion, ses origines et son enfance aux Indes jusqu’à l’âge de 8 ans, puis son passage douloureux en Angleterre. C’est alors que s’ouvre pour le jeune Bion une longue épreuve de souffrance et de frustration loin des siens.

3En janvier 1916, quelques mois après sa sortie du lycée privé, Wilfred Bion rejoint les rangs des forces armées. Elsa Schmid-Kitsikis donne une idée très forte des expériences effrayantes et traumatisantes auxquelles Bion a eu à faire face pendant la Grande Guerre, des situations de danger de mort physique et psychique [2].

4C’est en 1934 qu’il commence sa formation de psychanalyste et sa pratique en libéral qui furent interrompues par l’éclatement de la Deuxième Guerre mondiale et il se retrouve sous les drapeaux en 1940 : il occupe un poste de psychiatre de secteur. À cette époque Bion commence son travail sur la psychologie des petits groupes. En 1945 Bion, qui avait auparavant fait une analyse avec J. Rickmann, commence une analyse avec Melanie Klein, en même temps qu’il reprend sa formation de psychanalyste.

5Entre 1962 et 1965 Bion préside la Société britannique de psychanalyse. Cependant, en 1968 il décide de s’installer en Californie où il passera les dernières années de sa vie. Il rentre en Angleterre en août 1979 et frappé par une grave maladie, il décède le 8 novembre 1979.

6Dans l’analyse que fait Elsa Schmid-Kitsikis de l’œuvre de Bion, sous le titre « Une œuvre de pensée », elle décrit : les phénomènes de groupe, le fonctionnement psychotique, les fondements d’une théorie de la pensée et le développement de la fonction alpha, la rencontre avec la réalité psychique de l’objet et l’importance du travail d’abstraction. Nous avons choisi de répartir ces éléments sous trois grands thèmes : le premier thème est consacré aux phénomènes de groupe. Le deuxième s’attache à décrire la théorie de la pensée et la fonction alpha. Enfin le troisième aborde la frustration et la capacité de penser.

LES PHÉNOMÈNES DE GROUPE

7Elsa Schmid-Kitsikis souligne l’importance de la notion de groupe chez Bion telle qu’il l’a définie dans Recherche sur les petits groupes (1961) et présente quelques-unes des hypothèses sur les groupes formulées par Bion tout au long de son œuvre. À partir des premiers phénomènes observés dans l’étude du fonctionnement groupal, Bion introduit une terminologie spécifique qui confère une certaine unité aux traits communs observés dans des expériences non identiques. Elsa Schmid-Kitsikis nous en présente les principaux termes : « mentalité de groupe », « hypothèse de base », « groupe à hypothèse de base » et « groupe de travail ». Elle décrit une mentalité de groupe qui désigne le fonctionnement psychique collectif et une soumission inconsciente des individus dans le groupe à la volonté ou le désir unanime de ce dernier. Les désirs, les opinions ou les pensées des individus peuvent viser à introduire des nouveautés et ainsi être en conflit avec la mentalité du groupe qui, pour Elsa Schmid-Kitsikis, se définit par « les angoisses de persécution qui font suite à tout changement à caractère évolutif ».

8Afin de donner plus de précision à la notion de « mentalité de groupe » Bion introduit le concept « hypothèse de base » qui caractérise le fonctionnement groupal. Il y a trois hypothèses de base : l’hypothèse de base de dépendance (hbD), l’hypothèse de base d’attaque-fuite (hbAF) et l’hypothèse de base de couplage (hbC). Ces hypothèses de base proviennent d’états émotionnels qui tendent à éviter la frustration associée à l’apprentissage par l’expérience, lequel implique effort, douleur et contact avec la réalité. Au groupe sous l’influence des hypothèses de base, Bion oppose le groupe de travail. Les membres de ce dernier reconnaissent le bien-fondé de l’apprentissage par l’expérience et redoutent la dépendance que génère « la croyance de toute-puissance et d’omniscience » démontrée par le groupe agissant selon les hypothèses de base. La puissance des émotions provoquées par ces dernières menace le nécessaire équilibre dans le groupe entre motions pulsionnelles et jugement. Pour comprendre ces différents phénomènes, Bion postule un « niveau protomental » de fonctionnement de l’esprit où les événements physiques et psychologiques, non encore distincts, ne vont se différencier qu’au cours de l’évolution de ce système protomental. Elsa Schmid-Kitsikis voit dans ces considérations les sources théoriques de 1a théorie de la pensée développée ultérieurement par Bion.

UNE THÉORIE DE LA PENSÉE ET LA FONCTION ALPHA

9Une seconde partie de l’analyse d’Elsa Schmid-Kitsikis est consacrée à l’étude par Bion de l’appareil psychique, de la perturbation de celui-ci chez les patients psychotiques, et de la naissance de la pensée.

10Il est peu question des innovations cliniques des grands textes de Réflexion faite [3]. Elsa Schmid-Kitsikis se concentre essentiellement sur le texte de Bion de 1957, « Différenciation des personnalités psychotique et non psychotique ». Á partir de ce texte, elle nous fait découvrir Bion s’appuyant sur deux sources freudiennes, « Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques », et « Névrose et psychose », qui décrivent un appareil psychique devant s’adapter aux exigences du principe de réalité. Une partie de l’appareil psychique a trait à la conscience et est attachée aux organes des sens qui permettent de faire l’expérience de la perception. Dans « Formulations sur les deux principes... » (1911), Bion relève les « fonctions » qui instaurent une réponse au principe de réalité : la conscience des impressions sensorielles, l’attention, la mémoire, le jugement et la pensée. Bion cite Freud dans son article « Névrose et psychose » : « Dans la psychose, le même moi qui se met au service du ça se retire d’une partie de la réalité » (RF, p. 54). Il s’accorde à cette idée que chez le psychotique l’adaptation de l’appareil psychique à la réalité échoue.

11Elsa Schmid-Kitsikis met également en évidence les sources kleiniennes de Bion sur la naissance de la pensée et les attaques contre la pensée. Le déploiement de l’identification projective détruit toute forme de pensée. Les attaques contre le sein sont responsables de la fragmentation. Le psychotique attaque, par clivage et fragmentation, l’appareil psychique responsable de la prise de conscience de la réalité interne et externe. Il expulse avec force les fragments hors de sa personnalité, et les projette dans des objets externes. Les attaques contre les liens entre les idéogrammes empêchent la formation de symboles. Le psychotique dont les impressions sensorielles sont mutilées ne peut plus se mouvoir dans un monde de rêves.

12Après avoir rappelé l’article de 1962 « Une théorie de l’activité de pensée » dans lequel Bion formule sa grande idée – il faut un appareil pour penser les pensées – Elsa Schmid-Kitsikis passe, dans son chapitre « Émotion, expérience, connaissance », à l’examen de la fonction alpha. Dès le début de Aux sources de l’expérience Bion nous donne l’explication de son choix du terme « fonction » tiré des mathématiques. C’est l’équivalent de la variable des mathématiques, une inconnue qui ne doit pas être prématurément chargée de sens. Une fonction résulte de l’activité conjointe de différents facteurs, comme on le verra plus loin.

13Outre ce qu’il emprunte aux mathématiques, Bion puise aussi chez Freud et revient à nouveau sur « Formulations sur les deux principes... » (1911). Il reprend une citation de Freud sur le rôle de la réalité extérieure : « L’importance accrue de la réalité extérieure augmente elle-même l’importance des organes des sens tournés vers le monde extérieur et de la conscience qui y est rattachée ; celle-ci apprend à comprendre, au-delà des seules qualités de plaisir et de déplaisir, jusqu’ici seules intéressantes, les qualités sensorielles » (ASE, p. 22).

14Bion relève en outre dans « Formulations sur les deux principes... » (1911) la notion d’activité d’anticipation que Freud désigne par « l’attention ». « La notation », avec sa conséquence, « la mémoire », est aussi un facteur de la fonction alpha. On verra plus tard que la fonction alpha convertit les impressions des sens en éléments mnésiques susceptibles d’être emmagasinés pour être ensuite utilisés dans les pensées du rêve et la pensée vigile inconsciente.

15Elsa Schmid-Kitsikis reprend les concepts kleiniens qui ont servi d’inspiration à Bion pour la description de la fonction alpha : les concepts de clivage et d’identification projective, le passage vice versa de la position schizo-parano ïde à la position dépressive, la formation de symboles, et – tiré des travaux de Bion – le concept de pensée verbale. De là, se dégage sa théorie de la fonction alpha.

16À propos du rêve et de la fonction alpha, Bion indique clairement que ce qui concerne la fonction alpha sont les perceptions de l’expérience émotionnelle et les impressions des sens, et que le rôle de la fonction alpha est de permettre de les élaborer. La fonction alpha engendre des éléments alpha qui sont engrangés, mis en mémoire et déterminent les pensées du rêve.

17Si la fonction alpha est inefficace, il y a un défaut d’enregistrement et de notation de l’expérience, il n’y a pas de transformation des émotions. Les émotions et les impressions des sens subsistent sans changement. Ce sont les éléments bêta qui n’ont d’autre destin que d’être évacués par identification projective. Ces éléments bruts et improductifs de l’expérience sont des faits non digérés, des faits non symbolisés, décisifs dans les acting out. Bion ajoute : « Si le patient ne peut pas transformer son expérience émotionnelle en éléments alpha, il ne peut pas rêver » (ASE, p. 25). Geneviève Haag dans son introduction au livre de D. Meltzer et coll. Explorations dans le monde de l’autisme, souligne que la fonction alpha est « une certaine organisation-cohésion interne de la consensualité réunie dans et par la rêverie maternelle organisant les premières perceptions en même temps que les premières émotions, éliminant de ce fait la multiplicité des stimuli dispersant et diminuant le recours autistique à l’agrippement ». Elle insiste particulièrement sur le caractère de transformation de la fonction alpha.

18La fonction alpha est à l’origine de la rêverie diurne. Bion écrit ainsi : « ... l’homme doit “rêver” l’expérience émotionnelle en cours, aussi bien durant son sommeil qu’à l’état de veille (...) la fonction alpha de l’homme, dans le sommeil ou à l’état de veille, transforme les impressions des sens liées à une expérience émotionnelle en éléments alpha qui s’assemblent à mesure qu’ils prolifèrent pour former la barrière de contact. Cette barrière de contact (...) marque le point de contact et de séparation entre les éléments conscients et les éléments inconscients et est à l’origine de leur distinction » (ASE, p. 34). L’intérêt de la barrière de contact due à la fonction alpha est de permettre de différencier le conscient de l’inconscient ce qui précisément manque chez le psychotique.

LA FRUSTRATION ET LA CAPACITÉ DE PENSER

19C’est à partir de l’article de Freud : « Formulations sur les deux principes... » (1911), que Bion développe ses idées sur les notions d’intolérance ou de tolérance à la frustration comme un élément fondamental dans le processus de la formation des pensées. En appliquant le paradigme de la relation mère/bébé à la relation analyste/analysant, Bion pense que dans les deux situations, face à la frustration, la personnalité est placée devant une alternative. Selon lui, « Le choix qui retient l’attention du psychanalyste est celui qui se fait entre les procédés visant à fuir la frustration et ceux visant à la modifier. C’est là la décision critique ” (ASE, p. 46). Bion propose le mécanisme d’identification projective qui permettrait de « décharger la psyché d’un accroissement d’excitations » et qui serait à l’origine de « l’activité que nous appelons “pensée” » (ASE, p. 47). Cette forme normale d’identification projective constitue le premier mode de relation et de communication entre la mère et son bébé. Ce dernier projette ses émotions brutes, non élaborées, à l’intérieur du sein, première représentation de la mère. Celle-ci se trouve dans un état de réceptivité particulière conceptualisé par Bion comme « capacité de rêverie de la mère ». Le nourrisson intériorise de bonnes expériences répétées de sa relation avec sa mère et Bion suppose « qu’il existe dans la réalité un sein psychosomatique et chez le nourrisson, correspondant à ce sein, un canal alimentaire psychosomatique. Ce sein est un objet dont le nourrisson a besoin pour s’approvisionner en lait et en bons objets internes » (ASE, p. 50). Cependant, comme l’indique Elsa Schmid-Kitsikis, Bion attribue au nourrisson non pas la conscience de ce besoin mais « en revanche la conscience d’un besoin non satisfait ». Le nourrisson se sent frustré pourvu que chez lui il existe une capacité suffisante à supporter la frustration. Bion ajoute que « le besoin d’un sein est un sentiment et ce sentiment est lui-même un mauvais sein ; le nourrisson n’éprouve pas le désir d’un bon sein, mais il éprouve par contre le désir d’en évacuer un mauvais » (ASE, p. 51). De plus, « l’assimilation de la nourriture peut fort bien se confondre avec l’évacuation d’un mauvais sein ». Bion pense que : « Tôt ou tard, le sein “désiré” est ressenti comme une “idée d’un sein manquant” et non plus comme un mauvais sein présent » (ASE, p. 51).

20L’hypothèse de Bion est que la capacité de former des pensées dépendra de la capacité du nourrisson à tolérer la frustration. S’il a cette capacité « le mauvais sein » devient une pensée, et il se développe un appareil à penser. En revanche, l’intolérance à la frustration a pour conséquence que le petit enfant tend à fuir celle-ci au lieu de la modifier, alors ce qui devrait être une pensée demeure tel un mauvais objet comparé par Bion à la « chose en-soi », et ne sert qu’à être expulsé.

21La théorie de la pensée de Bion est aussi une théorie de la connaissance, de l’apprentissage par l’expérience. Elsa Schmid-Kitsikis souligne le fait que pour Bion « la connaissance constitue un problème central de la psychanalyse ». L’hypothèse de Bion est que toute connaissance tire son origine d’expériences primitives d’un caractère émotionnel en rapport avec l’absence de l’objet. Pour chaque personnalité, le développement de la connaissance de soi-même et, en prolongement, l’acquisition d’autres connaissances découlent de la capacité à supporter ou non la frustration intrinsèque à l’expérience que Bion appelle le lien C. Bion propose le mot « lien » pour décrire une expérience émotionnelle qu’on « ne peut concevoir » (...) « isolément d’une relation » (ASE, p. 60). Il choisit trois émotions de base : l’amour (A), la haine (H) et la connaissance (C), comme inhérentes au lien entre deux objets. Comme le souligne André Green dans Le travail du négatif (1993), « L’amour et la haine ont toujours été reconnus (...) comme occupant une place de premier rang dans les différents contextes des théories qui se sont succédé en psychanalyse. Mais jamais avant Bion aucun psychanalyste n’avait pensé à leur adjoindre un troisième terme, la connaissance, la réunion des trois constituant un ensemble cohérent et nécessaire » (p. 18). Green voit une similitude d’inspiration (p. 21) entre sa conception du négatif et l’idée de Bion d’une « connaissance négative ». Dans Plaidoyer pour une certaine anormalité (1978), Joyce McDougall souligne dans les structures perverses l’aspect – C de Bion.

22Dans le modèle de Bion de contenant/contenu, nous avons vu que lorsque le lien C est opérationnel, l’interaction mène à la croissance psychique mutuelle. En revanche en cas de défaillance du lien C, il existe un état émotionnel où tous les facteurs de C se trouvent inversés, et le lien – C remplace le lien C. Du point de vu émotionnel les facteurs – C sont l’envie et l’avidité et en termes de contenant-contenu ils constituent une relation de dépouillement et de destruction réciproques. Lorsque le lien – C est présent la personnalité cède aux émotions persécutrices et ni découverte ni croissance psychique ne sont possibles.

23Comme Elsa Schmid-Kitsikis le souligne à propos de « la grille » et de Transformations les mythes contribuent selon Bion à la croissance psychique. À propos du mythe d’Œdipe, il considère « la situation œdipienne comme un contenu des pensées » et « les pensées et l’activité de pensée » (...) « comme faisant partie du contenu de la situation œdipienne » (EP, p. 48). À partir d’un autre vertex, mais tout en tenant compte des découvertes de Freud, Bion fait ressortir des éléments qui n’ont pas été mis en valeur par ce dernier. Sans pour autant exclure son importance, il place le composant sexuel à la périphérie et voit la faute centrale dans l’arrogance avec laquelle Œdipe recherche la vérité à tout prix. Des éléments communs avec le mythe d’Œdipe peuvent être trouvés dans les mythes du Jardin d’Éden et de la Tour de Babel, et dans l’hypothèse que propose Bion d’un « mythe oedipien privé », formé par des éléments alpha qui constituent une part essentielle de l’appareil d’apprentissage au stade initial du développement.

24Sous le titre « Observation, abstraction, quête d’absolu » Elsa Schmid-Kitsikis résume Transformations (1965), « la grille », développée dans Éléments de la psychanalyse et dans deux autres textes, et les « Commentaires » de Réflexion faite (1967). Elle cite également Attention et interprétation (1970) sans le résumer.

25Transformations est le troisième des ouvrages qui marquent la construction du système théorique de Bion après Aux sources de l’expérience et Éléments. Bion parle de la transformation d’une manière poétique et imagée. Il fait référence à un champ de coquelicots et il dit que le psychanalyste fait une expérience analogue à celle du peintre. C’est comme si le psychanalyste liait dans son esprit le paysage, les pigments et l’huile sur la toile pour en faire une expérience communicable. C’est ainsi que Bion définit la transformation, le changement de forme, en insistant sur le lien des éléments constamment conjoints et sur l’expérience émotionnelle. Bion distingue un état initial O et un produit final : le résultat de la transformation. La transformation se produit également chez le patient et chez l’analyste. Il y ajoute le concept d’invariant, qui permet de retrouver l’aspect inchangé de la transformation.

26En se rapportant à la géométrie projective, Bion décrit deux types de transformations. Dans les premières, les transformations à mouvement rigide, qui sont le propre de la névrose, il n’y a qu’une petite déformation. Les invariants peuvent être découverts clairement. La relation à O se constitue de façon aisée. Pour décoder les secondes, les transformations projectives, il faut s’attendre à ce que les paroles, produits de transformations différentes de celles qui sont habituelles, véhiculent un ressenti émotionnel où les concepts d’espace et de temps n’ont pas leur place.

27Bion ajoute un troisième type de transformation de O, la transformation en hallucinose. La situation est plus difficile car l’analyste n’a même pas accès au produit final. Le patient est convaincu que ses productions sont dues à son habileté à créer un monde qui lui permet de ne pas avoir à endurer la douleur de la frustration. Il éprouve une impression de liberté à l’égard des limitations venant de la réalité car pour lui, la réalité est la transformation dans l’hallucinose. Dans l’hallucinose, transformer veut dire accomplir des transformations de O « chose en soi » dans un environnement qui n’est pas celui de la transformation verbale ou symbolique.

28À ces trois modèles de transformation de O qui se rapportent au savoir sur O, Bion ajoute la transformation dans O. Il s’agit de devenir O, de parvenir à ce que l’on est. La transformation sera souvent repoussée car elle menace la mégalomanie du patient. À côté de ses théorisations, Bion admet aussi que « lorsqu’il pensait avoir saisi ce que le patient voulait dire c’était souvent au terme d’une expérience plus esthétique que scientifique » (TR, p. 63).

29Elsa Schmid-Kitsikis a clairement mentionné les différents types de transformations, elle a éclairci le concept d’invariant, et elle a analysé les nuances de la définition de O. On peut cependant regretter l’absence d’élaboration plus complète du concept fondamental le changement catastrophique, et de la différence entre ce concept et l’idée de vécu catastrophique. Or, c’est précisément dans Transformations (p. 14) que Bion a élaboré ce concept. Comme le souligne J. L. Goyena, « C’est en 1965, dans son livre Transformations que la catastrophe se trouve couplée à l’idée de changement. (...). Ce changement que Bion compare à une explosion transforme le moment précatastrophique (dominé par l’identification projective et l’absence d’émotions) en un moment postcatastrophique (riche en émotions). Cette idée donnera sa tonalité future au concept : le changement catastrophique est associé à une transfòrmation. » [4]

30Florence Guignard nous rappelle que Bion appelle « changement catastrophique » toute transformation du mode d’approche de la réalité susceptible de produire une véritable croissance psychique, dans le sens où le sujet ne se contente plus de connaissances à propos de son fonctionnement psychique, mais où il accepte de se laisser transformer par l’expérience émotionnelle pour être lui-même sa propre vérité [5].

31Abordant ensuite la grille, Elsa Schmid-Kitsikis donne des indications intéressantes sur les trois versions qui en ont été données par Bion. La colonne 2, ou la colonne des faux énoncés, a été conçue par Bion pour fournir une série de catégories considérées comme fausses aussi bien par l’analysant que par l’analyste. Maintenant on l’interprète plutôt comme représentant des mensonges par résistance au changement catastrophique. On se reportera sur ce point au remarquable article de James Gammill « Sur la notion de contre-vérité psychique chez l’enfant et l’adolescent » [6]. L’analyse de l’œuvre de Bion par Elsa Schmid-Kitsikis se termine par un développement intitulé « Vers une quête d’absolu » dont le mérite est d’attirer notre attention sur les « commentaires » de Réflexion faite, 1967, qui contiennent des passages très intéressants concernant la mémoire, le désir, et la communion avec O concernant le fait de devenir soi-même.

CONCLUSION

32On ne peut que louer l’ampleur du travail effectué par Elsa Schmid-Kitsikis. En effet, elle a su résumer de manière concise l’ensemble de l’œuvre de Bion. Vu l’importance de celle-ci, vu la difficulté de sa lecture, la complexité de la pensée et du style, et l’obscurité de nombreux passages, cela représente un véritable tour de force. L’auteur retrace bien l’évolution de la pensée de Bion et comment à chaque étape du parcours de celui-ci correspond une nouvelle idée.

33Elsa Schmid-Kitsikis a ajouté des documents (textes, photos et lettres) qui sont bien choisis. Le choix des textes est excellent et susceptible de stimuler la curiosité du lecteur et le désir de celui-ci d’en lire plus. Elle a défini de manière très juste le rôle de Freud et celui de Melanie Klein dans l’œuvre de Bion, tout en mettant en lumière la créativité personnelle de ce dernier et son originalité.

34Toutefois, en ce qui concerne les auteurs qu’Elsa Schmid-Kitsikis utilise pour expliquer l’œuvre de Bion, si les auteurs français et anglais sont globalement bien représentés, on peut regretter l’absence de Frances Tustin qui, par ses recherches sur l’autisme et son style très imagé, a contribué à la diffusion des idées de Bion ainsi que celle de deux auteurs argentins, Leon Grinberg et Salomon Resnik qui ont beaucoup fait pour développer et faire connaître l’œuvre de Bion.

35Elsa Schmid-Kitsikis ne parvient pas toujours à éviter des confusions. Cela est probablement dû à l’extrême complexité de certains textes de Bion. Nous avons pu nous-mêmes nous rendre compte dans le cadre de notre travail de groupe [7] de la difficulté d’une telle recherche sur une œuvre au contenu si riche, si multiple et si stimulant. Malgré ces quelques réserves, ce livre constitue une excellente introduction à Bion. Les thèmes importants sont profondément fouillés et discutés. Elsa Schmid-Kitsikis donne les idées clés de cette œuvre et ce livre ne peut que donner envie de lire Bion.

Notes

  • [1]
    . Schmid-Kitsikis, Wilfred R. Bion, Paris, PUF, coll. « Psychanalystes d’aujourd’hui », 1999.
  • [2]
    epuis la parution du livre d’Elsa Schmid-Kitsikis, vient d’être édité en français le livre de Bion Mémoires de guerre, Éditions du Hublot, 1999, ouvrage très émouvant notamment dans la description de la bataille d’Amiens, écrit quarante ans après l’événement et contemporain de la période la plus créative de Bion.
  • [3]
    omme Elsa Schmid-Kitsikis, nous employons les abréviations suivantes pour renvoyer aux ouvrages de W. R. Bion cités dans ce texte : RF = Réflexion faite ; ASE = Aux sources de l’expérience ; EP = Éléments de la psychanalyse ; TR = Transformations.
  • [4]
    . L. Goyena, Nouvelles idées, nouvelles théories et changement catastrophique, W. R. Bion, une théorie pour l’avenir, Paris, Éd. Métailié, 1991, p. 93-105.
  • [5]
    . Guignard, Épître à l’objet, Paris, PUF, 1997, p. 91.
  • [6]
    ublié dans Avancées métapsychologigues. L’enfant, la famille, Journées psychanalytiques 1989 de l’Institut Édouard-Claparède, APSYGéE, 1991.
  • [7]
    ous animons un groupe d’étude sur les idées psychanalytiques de Bion depuis 1992, dans le cadre des activités scientifiques et d’enseignement de la Société psychanalytique de Paris.
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