1“ Une formation intellectuelle nous est inhérente, qui exige de tous les matériaux qui se présentent à notre perception et à notre pensée un minimum d’unité, de cohérence et d’intelligibilité ” (Freud, 1912).
2Dans leur rapport de 2001, César et Sá ra Botella articulent ce point avec leur formulation du « principe de convergence-cohérence » (1992). Ils précisent que ce « principe » vise à lier tous les éléments hétérogènes et hétérochrones présents dans la coexistence des composants de la vie psychique. Il aboutit (...) à une « forme » non visible, surdéterminée, inextricable, d’où émergerait la figurabilité, l’intelligibilité la plus élémentaire, la plus directement présentable à la « conscience ».
3Je souhaite reprendre ces considérations et les poursuivre, dans le prolongement d’une réflexion personnelle qui présente avec elles des analogies et des différences (1988). Un cas clinique, déjà présenté en partie (1987), est revisité en fonction des questions qu’il pose concernant les mécanismes et les mouvements de convergence, et parce qu’il est, dans ma pratique jusqu’à ce jour, celui qui exemplifie au plus près la formation du canevas (pour reprendre la métaphore de C. et S. Botella) de l’appareil psychique et la façon dont s’opère le tissage des investissements à partir des éléments proto-psychiques et psychiques qui y sont impliqués. Par ailleurs, la notion d’action de la forme, telle qu’elle est traitée par L. Kahn dans son rapport, sous-tend, par certains aspects, la réflexion qui va suivre.
4« Les rêves, c’est quand ça reste dans la tête ; les cauchemars, c’est quand ça vient dans la chambre. »
5Ces mots d’un enfant de trois ans (cités par J.-B. Pontalis, 2000) qui a la capacité de rêver évoquent les aspects topiques, économiques et dynamiques du rêve et ouvrent sur l’inter-relation des trois points de vue. En deçà de la capacité de faire un rêve et de son raté relatif – le cauchemar – se situent certaines formations, à la limite ou en deçà du mental, et qui relèvent non de la tentative de l’appareil psychique à former un rêve mais de son échec total ou quasi total. C’est le cas de cet autre enfant, au passé autistique, et que j’ai commencé à suivre à l’approche de ses six ans. J’en reprendrai ici certains points qui concernent notre propos.
6Sylvie, la cadette de trois enfants dont les deux aînés n’ont pas posé de problèmes particuliers, a présenté, dès sa prime enfance un syndrome autistique diagnostiqué comme tel lorsqu’elle avait deux ans. L’enfant avait connu de longues périodes d’isolement dans son berceau, alternant, selon un rythme apparemment assez chaotique, avec des échanges intenses avec la mère, marqués par une discordance particulière. Alors que sa langue maternelle est le français, elle a parlé espagnol au bébé dès sa naissance, cédant ainsi à la pression de son mari qui le lui a imposé en mémoire à sa mère à lui, espagnole d’origine. Très peu familiarisée avec cette langue, la mère avait beaucoup de difficulté à communiquer avec le bébé, à tel point qu’elle a fini par décider avec soulagement de s’adresser à sa fille en français, lorsque celle-ci avait environ dix-huit mois. Les parents, une fois informés par un pédo-psychiatre de la pathologie de leur enfant et des mesures à prendre, se sont consacrés à leur fille de façon soutenue, et lorsque celle-ci avait quatre ans, lui ont fait entamer une thérapie auprès d’une de mes collègues. Celle-ci s’est trouvée devant une enfant dont l’organisation autistique avait cédé le pas à une structuration psychotique marquée par une recherche de corps à corps, souvent de peau à peau. Après deux ans de traitement, ma collègue se voit contrainte de quitter le pays et me propose de prendre la relève. Sylvie a, à ce moment-là, un langage bien constitué, traduisant ses pensées et ses affects.
7La première période de travail avec moi est caractérisée par une proximité physique encadrante (la fillette s’assied sur mes genoux, dos à moi et face à la table), et le travail aux limites entre l’intérieur et l’extérieur. À la dernière séance avant la longue séparation d’été, elle dépiaute les graines qu’elle a apportées pour en examiner l’intérieur, m’en met certaines dans la bouche, qu’elle qualifie de « mauvaises », puis m’intime de les recracher, pour ensuite en introduire dans sa bouche à elle. L’appropriation, à l’articulation de la lignée objectale et subjectale, a ici comme support le contact de peau à peau et comme truchement l’objet concret, appréhendable par la sensorialité et la perception, et offrant probablement une potentialité représentationnelle optimale pour ce psychisme-là, à ce moment-là. Il s’agirait d’activités motrices de liaisons, voire de représentations impliquant la conjonction d’éléments vivants et inanimés, ceux-ci formant sens dans leur alliance avec le vivant et assurant une permanence à travers l’absence de son analyste, qui devient de ce fait objectalisable mais pas encore pleinement objectalisée.
8Les mois suivant la reprise sont marqués par le désir de s’approprier mes objets, désir associé avec la crainte du talion qui véhiculerait ses attaques par le bruit. L’investissement libidinal se focalise progressivement sur le père et son pénis, et l’érotisme anal fait son apparition, témoignant d’une différenciation croissante entre intérieur et extérieur et permettant un certain aménagement d’une scène primitive angoissante : à la poursuite de « Mme Rhume » (une marionnette féminine) par « M. Barbe » (une poupée barbue), que Sylvie met en actes avec une anxiété tangible, succède une scène qu’elle joue avec un plaisir manifeste : à tour de rôle, nous « faisons pipi et caca » sur l’autre. La toile de fond de la période suivante est dominée par l’angoisse de la mère « réelle » qui doit intensifier ses activités professionnelles pour lutter contre des circonstances adverses dans sa famille d’origine. Elle trouve que Sylvie est beaucoup plus perturbée depuis ce cumul professionnel qu’elle éprouve elle-même de manière très conflictualisée. La fillette me demande un jour de dessiner l’avion que Papa et Maman vont prendre le lendemain pour aller à l’étranger. Elle fantasme que Papa va lui rapporter un cadeau et que ses parents ne peuvent pas dormir, à la suite de quoi elle me pose une série de questions, ce qui m’incite à lui interpréter dans le transfert ses préoccupations par rapport à la scène primitive. La séance d’après, je vois arriver la mère seule et désemparée. Elle est partie trois jours avec son mari, et deux jours après leur retour, Sylvie a fait un « rêve terrifiant : les plafonds faisaient du bruit », qui a entraîné son refus d’entrer dans quelque lieu que ce soit, hormis sa maison. La fillette est dans la rue et refuse de passer la porte. La mère est d’autant plus débordée que les événements conjoncturels dans sa famille d’origine se sont encore aggravés. Je vais alors rejoindre la fillette dans la rue. Elle est comme éclatée dans des mouvements discordants, crache autour d’elle, sur moi, et lance des syllabes sans signification qui ne semblent adressées à personne. Les quelques mots reconnaissables sont sans liaison les uns avec les autres, entrecoupés de rires bizarres. Dans ce que je ressens comme un état d’isolement, de chaos et de violence intenses, je relève quelques éléments épars plus articulés que je regroupe ici : « Il y a des souris dans le plafond qui font des petites crottes, toutes petites... tu vas venir chez moi toujours, toujours, toujours ?... je vais faire caca dans ta figure... je vais cracher sur toi... Papa et Maman sont en avion... Jérôme (son frère) avait fait caca et prout et ça sentait mauvais (en faisant des gestes de son sexe vers le haut)... les dents sont cassées mais il y a encore les racines. » Devant cet éclatement impressionnant, je suis saisie par l’urgence de rassembler les fragments dissociés : « Tu es fâchée quand tu penses à Papa et Maman ensemble en avion et ça te fait peur. Tu voudrais peut-être avoir un zizi mais ça te fait peur aussi. Quand tu penses à me lancer ton caca et tes crachats à la figure, tu as peur de m’avoir perdue et détruite, alors tu veux me garder toujours à la maison. » Elle semble à peine prêter attention à mes paroles mais me demande de la prendre dans les bras et la faire tourner en l’air. Dans ce mouvement que je dois répéter à plusieurs reprises, je sens combien elle s’agrippe avec force à mes bras. Après quelques jours, la mère me dit avoir décidé de cesser de travailler pour se consacrer entièrement à Sylvie. Après une heure d’apprivoisement, elle est parvenue à l’emmener à la piscine couverte, après quoi l’enfant a accepté de pénétrer dans son école puis dans mon bureau.
9Quelle est la nature de ces « plafonds qui font du bruit », et comment comprendre l’apparition de cette formation ?
10On peut supposer que la minceur du tissu des représentations (et particulièrement des représentations objectales) rendait Sylvie très dépendante de la perception des objets parentaux « réels ». Le départ de ceux-ci a nécessité un intense travail psychique à une époque où la pensée de la temporalité n’est, elle non plus, pas suffisamment élaborée que pour permettre une représentation de « trois jours d’attente avant de revoir Papa et Maman ». Il est significatif que c’est après le retour des parents que le pseudo-cauchemar est apparu. D’un côté, la perception des parents à leur retour aurait provoqué un choc (entropique ?) bouleversant le travail de métabolisation psychique de leur absence, mais aurait, par ailleurs, contribué à une production sensoroperceptive, signe d’une tentative d’élaboration mentale comme rempart contre la perte de figuration, ce vide représentationnel des origines et de l’origine (Carels, 1997). L. Kahn rappelle d’ailleurs que, dès l’Esquisse, Freud souligne que lors de la réapparition de l’état de tension, deux images mnésiques sont ensemble réactivées, l’image mnésique de l’objet qui correspond à la trace laissée par la perception de l’objet, et l’image motrice qui correspond à la trace laissée par l’ensemble des excitations sensorielles qui affectent le corps au moment où s’annonce la décharge de satisfaction. Elle précise également que l’image motrice est aussi au centre de l’activité exploratoire du monde et de l’autre, et que ce sont les images motrices qui sont réinvesties pour tenter de faire co ïncider l’investissement de la trace mnésique de l’objet satisfaisant et l’investissement de l’objet perçu lorsqu’il y a des dissemblances entre les deux.
11En ce qui concerne l’écran du rêve, je ferais l’hypothèse qu’il s’est déchiré sous la pression d’un flot énergétique emportant sur son passage presque toutes les digues de contention que nous, de l’extérieur, qualifierions d’internes et d’intermédiaires entre différents espaces psychiques, y compris la limite entre espace onirique et espace vigile. On conçoit cet écran, au moment de cette formation très éloignée d’un rêve, comme extrêmement mince et/ou en mailles de filet très ajouré, à certains endroits troué, dans tous les cas ne pouvant constituer une enveloppe interne suffisamment solide et épaisse que pour permettre l’impression, l’ancrage et l’organisation congruente des traces objectales. Tout se passe comme si ces éléments en voie de liaison avaient perdu leur potentialité représentative, et leurs fragments avaient été comme entraînés dans un maëlstrom vertigineux où le chaos dépourvu de tout sens était doté d’une énergie maximale. Ce tableau révèle, d’une façon plus générale, qu’une architecture interne suffisamment épaisse, ferme et souple n’a pu se constituer, celle qui se construit progressivement dans une économie et une temporalité « bien tempérées ».
12Il ne s’agit pas, de fait, à proprement parler d’un cauchemar, mais bien d’une formation limite participant pour une part inégale aux pôles sensoriel et perceptif où les éléments représentationnels auraient été comme phagocytés par un éprouvé plus proche de la sensorialité que des perceptions. Simultanément à la plongée dans ce monde terrifiant, s’effectuait néanmoins un certain maintien de l’organisation psychique dans le sens où Sylvie a pu nommer et communiquer son « cauchemar » et former un clivage lui permettant de garder un lien positif avec ses objets parentaux à la fois à l’intérieur et à l’extérieur d’elle, témoignant d’une certaine subsistance de la limite fonctionnelle entre le dedans et le dehors.
13Mais la tridimensionnalité que suppose la limite entre le moi et le non-moi a presque totalement volé en éclats pour laisser place à un univers immense et (quasi) unidimensionnel. Aucun espoir de protection à attendre de ces plafonds qui ont perdu leur capacité de contention symbolique silencieuse. Au contraire, ce qui leur reste de composante visuelle est presque complètement contaminé par un sonore persécutoire. On imagine des plafonds sans bords, non rattachés aux murs et où sont confondus, dans une forte charge énergétique, sensation, perception et représentation, contenant et contenu. On y verrait la trace d’un éprouvé ancien si on le lie à l’espagnol parlé par la mère à l’enfant.
14Il faut supposer que dans certains cas, comme celui-ci, les éléments de la vie psychique ne sont pas à même de s’articuler et de participer au mouvement de convergence. Il s’agirait plutôt d’une tentative de liaison, de combinaison et de convergence, mais soldée par l’échec qui est aussi celui du travail du rêve.
15Nous sommes ici devant le résultat de transformations dans l’hallucinose, telles que les a décrites Bion (1979, 1984 ; voir aussi Grinberg et al., 1996). Ces transformations renvoient à un désastre, une catastrophe au cours de laquelle les éléments bêta n’ont pas trouvé de contenant car celui-ci a été détruit avec la capacité transformationnelle qu’il implique. Les fonctions capables de percevoir et d’enregistrer la panique (et non l’angoisse, celle éprouvée par la structure névrotique) ont été éliminées en même temps que les éléments bêta. Les organes des sens qui sont habituellement utilisés pour l’appréhension et la reconnaissance des objets en sont venus à fonctionner comme organes d’évacuation des produits de la transformation dans l’hallucinose. L’évacuation peut être visuelle, auditive, musculaire, etc., et même s’effectuer par les mots. Ceux-ci ont alors perdu leur valeur de médiation et de communication et sont employés à des fins expulsives ; au même titre que les cris et les crachats ? C’est discutable, car il leur reste, sur le plan formel et dans le(s) lieu(x) mnémonique(s) un lien avec le langage relationnel. Cela porte à croire qu’ils ne sont ni éléments alpha « purs » ni éléments bêta « purs », mais bien éléments composites (Carels, 1988 ; Ferro, 2000). De par leur enveloppe formelle et leurs liens de mémoire, ils gardent une certaine potentialité combinatoire qui les rend plus à même que les éléments bêta d’être repris dans le tissu des investissements et dans une chaîne signifiante.
16L’incapacité de supporter la souffrance, la frustration et a fortiori l’absence de l’objet sont, selon Bion, à la base des transformations dans l’hallucinose. La personnalité psychotique n’a pas, ou plus, à sa disposition la capacité de traiter l’excitation en créant des symboles, des mots signifiants et des rêves.
17Le changement catastrophique s’est traduit chez Sylvie par une déflagration quasi totale de la relation contenant-contenu et de la plupart des éléments alpha, indispensables à la formation des pensées oniriques. Les forces destructrices à l’œuvre n’ont pu être transformées par une fonction alpha par trop déficiente, celle de la mère et/ou celle de Sylvie. L’enfant se retrouve comme éclatée dans un espace ressenti comme tellement immense qu’il ne peut être représenté, pas plus que la relation contenant-contenu, parce que trop explosive et destructrice. Dans l’espace de l’hallucinose, sans limites, flottent fragments, images, mots, se fixant parfois dans un conglomérat dépourvu de sens, porteur de traces du moi et du surmoi, et que Bion a nommés « objets bizarres ».
18On considère souvent que ce sont les éléments bêta, primaires, qui sont transformés par la « rêverie » maternelle en éléments alpha. Et si les éléments alpha n’étaient pas (seulement) secondaires mais primaires et se dégradaient en éléments bêta faute de réponse appropriée, congruente, de l’objet transformateur ? (la mère de Sylvie qui lui parle espagnol). L’idée n’est pas nouvelle, déjà annoncée par C. Chiland discutant la présentation de F. Tustin au Colloque de Monaco sur l’autisme infantile, en 1984.
19Bion relève que les facteurs intervenant dans cette panique, à la manière d’une croissance cancéreuse, sont l’envie et l’avidité. Chez Sylvie, l’envie portait de fait sur un fantasme de scène primitive, articulé sur la convoitise de l’objet partiel paternel, et en collision-collusion avec la perte de la perception de ses parents, perte à valeur de disparition pour elle. Comme le dit Bion (1967) à propos des attaques contre les liens, la « haine entraîne un recours à l’identification projective de l’ensemble de l’appareil perceptif, y compris la pensée embryonnaire qui forme le lien entre les impressions sensorielles et la conscience ».
20Le regroupement, la reliaison que je tente d’opérer par mon intervention verbale est suivie par sa demande de la faire tourner en l’air. Tout se passe donc comme s’il manquait une dimension au langage pour qu’il puisse opérer sa fonction liante, intégratrice, symbolisante, pour que le sens soit admissible. À moins que ma voix, plus que le contenu sémantique, ait constitué le maillon et le jalon nécessaires pour lui permettre de formuler sa demande et opérer en tant que lien de mémoire dans le mouvement de convergence.
21Je ferais l’hypothèse que le (re)tissage des investissements à différents niveaux d’élaboration psychique s’est effectué à la faveur d’un contact de peau à peau signifiant, car lié, lui aussi à travers les inscriptions et les circuits de mémoire, à différents objets, la mère, la précédente thérapeute, et moi-même. Comme le souligne D. Anzieu (1974), il s’agit d’un contact simultanément différenciateur et le toucher permet de réactiver les limites moi/non-moi en tant qu’interfaces, lieux de réunion/séparation : « ...dans le cas de troubles graves de la communication, liés à un handicap important, mental (autisme) ou physique (sourds-aveugles-nés), la fonction sémiotique requiert d’être exercée à partir de sa forme originaire, le contact corps à corps et les échanges échotactiles ». Je supposerais, de plus, que la mouvance de ce contact ajoute un élément déterminant à la construction-reconstruction du sens dans la mesure où la fillette y aurait trouvé, agrippée à moi, la réassurance d’une non-mort, de sa survivance (encore largement confondue avec celle de tous ses objets investis), contrairement au vécu de la disparition dans l’avion. Mouvement à portée signifiante, donc, où le corps en action, dans ses différentes composantes, et le langage, par mon intervention et sa demande consécutive, sont dans un rapport congruent et convergent et, de ce fait, à potentialité intégrative et transformationnelle. Est-ce aller trop loin que de faire un rapprochement entre ces conditions, une fois remplies, et l’éprouvé de satisfaction au sein, en tant que figure paradigmatique, éprouvé d’une confluence de sensations et de perceptions hétérogènes mais compatibles, en provenance de différentes sources somatiques (visuelles, auditives, olfactives, gustatives, cutanées, kinesthésiques, thermiques), se rassemblant pour former une unité, première forme à la base du sentiment d’être, selon Winnicott (1975) ?
22Revenons à Sylvie, deux ans plus tard. Le contexte général se caractérise par une plus grande distance, à la fois physique et psychique ; elle a décidé de ne plus s’asseoir sur mes genoux, dessine de son côté, accepte les fins de séance, et me communique sa reconnaissance de la réalité extérieure en me relatant ses contacts avec d’autres enfants, ses vacances en Espagne et son goût pour l’apprentissage scolaire. À la dernière séance avant les vacances de Noël, elle m’apporte un dessin (voir l’illustration) : « Il représente un beau rêve que j’ai fait vendredi dernier : je suis contente parce que j’ai reçu une montgolfière. (Elle finit par m’en dire plus après un moment de résistance que je verbalise.) C’est le jour de Noël, à côté du sapin, il y a une grande tente et des lits pour cinq personnes : Jérôme (son frère), Carine (sa sœur), Papa, Maman et moi. Il y a aussi un frigo avec du lait, des tas de friandises et un fauteuil pour moi. Tous les invités sont là : Bon-Papa, Mémène (sa grand- mère maternelle récemment décédée, épouse de Bon-papa), Grand-Père et Grand-Mère. Je recevais une montgolfière en petit de Bon-Papa et c’était très gai, on soufflait dedans (elle mime) et alors ça gonflait... (silence) on se voit mercredi ? » Je lui dis alors qu’au moment où elle me parle du beau cadeau de Bon-Papa, elle se demande si on se voit la semaine prochaine, et justement, la femme de Bon-Papa est morte. Elle décrit alors le ballon, la nacelle, les anneaux, etc. « C’est gai de la pousser et on parlera de sa force la fois prochaine ! »
23Ainsi, la distance physique-psychique établissant un espace de partage-séparation est concomitante de la distinction entre espace vigile et espace onirique dans lequel le travail du rêve a porté ses fruits. La condensation et le déplacement y sont à l’œuvre, le travail de symbolisation a permis la liaison et la maîtrise des affects et la substitution d’une représentation à une autre. Les démarcations dans l’espace-temps, précédemment anéanties, reprennent ici leurs contours et leur épaisseur, notamment dans le décalage entre le temps du désir réalisé dans le rêve et le temps du récit du rêve. La force s’est alliée au sens, la convergence s’est opérée. On retrouve dans ce rêve la thématique du contexte dont est issue la tentative onirique vouée à l’échec dans les « plafonds qui font du bruit » : désir d’enfant, du sein, du pénis paternel et fantasmatique de scène primitive. L’objet volant, ici silencieux et libidinalisé, a succédé à l’avion dans lequel (quasi) tout avait disparu dans le bruit et par le bruit, là où tous les éléments de la vie psychique ne sont pas à même de participer au mouvement de convergence, suite à des perturbations profondes de l’économie psychique et de l’incompatibilité des éléments en présence.
24Les mouvements de convergence ne peuvent cependant, à moyen et long terme, prendre pleinement leur sens que par rapport à leur inverse, les mouvements de divergence (le rapprochement de cette notion avec le mécanisme Sp ↔ D, dispersion-intégration, proposé par Bion, 1979, devrait être précisé). C’est une vaste question, qui dépasse le cadre de cette communication. Disons seulement que les mouvements de divergence permettent aux investissements de se dégager les uns des autres pour (re)former ailleurs, à d’autres moments, de nouveaux foyers de convergence, occasionnant l’exploration, la formation et l’assimilation de nouveaux objets. Ce sont les oscillations entre mouvements de convergence et de divergence et les nombreuses transformations à différents étages de ces processus qui auraient permis à Sylvie le passage des « plafonds qui font du bruit » au rêve de la montgolfière. Les liaisons sur lesquelles Freud (1920) a porté l’accent en tant que premières formes du sens, au-delà du principe de plaisir, participeraient donc aux mouvements de convergence et aux oscillations convergence-divergence à différents étages d’élaboration psychique de la concrétude et la sensorialité jusqu’à un niveau de langage caractérisé par les fonctions de représentance, de substitution et de médiation. Comme le dit L. Kahn, « À l’aube des images, il n’y a pas de figuration mais du rythme, et celui-ci déjà symbolise. » Il faut probablement y voir que c’est entre des sensations, différents éprouvés sensoriels que les rythmes primaires établissent des liens pour peu qu’une compatibilité suffisante permette à ces différents éléments de converger, se combiner, s’articuler. La complexification de la combinatoire permet qu’à différents étages de l’élaboration psychique, certaines combinaisons sont activées simultanément, dans des raccourcis, ou suivant des bifurcations, des ramifications, créant une structure arborescente où, par exemple, le langage secondarisé pourrait communiquer un éprouvé à la limite de la figurabilité. Témoins en sont, par exemple, certains aspects de la langue de Samuel Beckett dont la forme transpire des affects à la limite du non-être et de la non-existence. Dans cette optique, la pulsion traverse l’entièreté de la structure psychique en arborescence mais se transforme différemment, selon des degrés variés de psychisation, en fonction de la configuration de son parcours. Freud (1933) ne dit-il pas que « sur le trajet de la source au but, la pulsion devient psychiquement active » ?
Bibliographie
RÉFÉRENCES
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- Pontalis J.-B. (2000), Fenêtres, Gallimard.
- Winnicott D. W. (1975), Jeu et réalité, Gallimard.
Mots-clés éditeurs : Avènement du sens, Limites, Convergence-divergence, (In)compatibilité