Notes
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[1]
Je me réfère bien sûr à Freud et au souvenir écran (1899) mais aussi à André Green qui dans « L’écran : au-delà du souvenir » écrit : « Le réel, c’est ce qui ne peut pas ne pas avoir eu lieu. Mais ce qui n’a pas eu lieu peut engendrer des effets qui ressemblent à s’y méprendre à ce qui a été, qui eut lieu. »
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[2]
« Verdingkinder » : les enfants placés. Elena Lappin à qui je dois ces informations écrit « qu’on mettait les Verdingkinder aux enchères comme des bêtes de ferme » (p. 122).
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[3]
C’est dans un texte ancien de Hélène Deutsch (mars 1921) que j’ai trouvé une description clinique qui semble bien correspondre à ce que Bruno Doesseker nous donne à lire. Hélène Deutsch parle en effet de Pseudologia Fantastica, de mensonge lié au fantasme, de « rêve diurne raconté à l’autre comme si c’était la réalité ». Mais on trouve chez Fenichel une description encore plus proche. Fenichel publie en 1939 un texte sur l’économie des Pseudologia Fantastica, où il souligne le rôle joué par les expériences écran : « Quelque chose de non vrai est représenté comme vrai pour rendre possible que quelque chose de vrai soit représenté comme non vrai. » En d’autres termes, « En me souvenant de ceci pour toujours, je peux oublier cela... »
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[4]
Sans doute mon « contre-transfert » à la lecture de cette œuvre, ma naissance à Zurich et, bien sûr, mon prénom, m’ont-ils amenée à écrire ce texte, qui serait alors une nouvelle « adoption » de Binjamin dont il s’agit pour moi de comprendre la démarche plutôt que de la juger.
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[5]
Il ne s’agit évidemment ici que d’une fantaisie contre-transférentielle, mais celle-ci manifeste bien (attention médiatique, couronnement par les prix) la qualité de l’écoute enfin réservée au malheur véritable, à l’incontestable déréliction de l’enfant Bruno Benjamin.
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[6]
Ce déni de réalité dans l’imposture a plus particulièrement été étudié en France par Janine Chasseguet-Smirgel et récemment (1996) par Andrée Bauduin.
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[7]
Gilbert Diaktine (Transformations de la psychopathie, p. 13-31) commente la « guérison par l’amour d’un chevalier d’industrie », « guérison » décrite par Karl Abraham dans un texte où il montre son « chevalier » capable de « jouir du tour favorable pris par sa destinée, en plein accord avec un autre être ». Comme le « chevalier » d’Abraham, Wilkomirski a trouvé une compagne protectrice. Après avoir élevé ses enfants, celle-ci prend soin du musicien suisse, pleure à l’évocation de ses souvenirs, accepte comme vrais, ses « souvenirs couvertures », ses souvenirs écrans, les souvenirs qui servent de masques aux abandons qu’il a soufferts.
Et dans un premier temps les médias et le public lui emboîteront le pas, donnant à Bruno ce que sa véritable mère lui a dénié.
Mais dans un second temps, ils se retourneront contre lui, retournement qu’il a peut-être en fait provoqué (comme l’ont suggéré Cathie Silvestre et Anne Raoul-Duval dans des communications personnelles). Cette quête de sanction ou de punition apparaît d’ailleurs déjà dans la biographie de Doesseker prête à Wilkomirski dont les comportements scolaires ne cessent de susciter l’irritation, l’agacement ou le mépris de ses camarades. Ce second temps n’est plus celui des « souvenirs couvertures », mais celui de la « découverture ». L’humiliation succède au plaisir de la reconnaissance narcissique ; Wilkomirski est accusé de faire le jeu des négationnistes, attaqué sur Internet ; les survivants qui se reconnaissaient en lui se sentent maintenant insultés ou spoliés.
Il reste à espérer que le troisième moment de ce récit sera plus clément pour Wilkomirski, qu’il ne l’a été pour un autre écrivain dont on sait que, mis en cause pour ses diverses affabulations, il s’est suicidé : Jerzy Kosinski. -
[8]
Ce rêve est plusieurs fois cité dans le numéro de La Revue française de psychanalyse, intitulé Devoir de mémoire. Entre passion et oubli. Il est commenté par Eva Weil (p. 177) et par Janine Chasseguet-Smirgel (p. 42). Cette dernière l’interprète comme un « rêve d’angoisse dont l’enjeu n’est rien moins que la cohésion du Moi ». « Le dilemme [se pose] entre la désagrégation du psychisme ou l’acceptation d’une insoutenable douleur liée à l’intégration de la réalité que le rêve représente échouant dans sa fonction : il ne propose pas de solution. »
J’explore de mon côté une problématique symétrique. Pour un temps le récit écran offre une solution et se révèle riche en bénéfices secondaires (Le socius a une fonction identifiante, permettant à Bruno Doesseker de renaître). Mais cette « solution » ne dure qu’un temps... -
[9]
La particularité du travail présenté ici est de s’être entièrement construit sur la base de textes publiés par l’auteur et d’éléments de sa biographie relevant soit de manifestations publiques orchestrées par lui-même, soit d’enquêtes menées à son propos. Ces manifestations publiques ont vu succéder la condamnation à l’adulation, la colère à la sympathie, le sentiment d’avoir été trompé à la pitié. Wilkomirski a alors fait retraite ou en tout cas il est sorti de la scène publique tandis que Fragments, qu’il a refusé jusqu’à ce jour de publier dans la catégorie « fiction » a été retiré de la vente.
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[10]
Jennifer Silverstone, dans un essai intitulé Benjamin Wilkomirski. The Truth of a Life, se réfère à Ronald Britton : « Lorsqu’une croyance ne tient pas devant l’épreuve de réalité, elle doit être abandonnée. Quand cette croyance cesse d’exister tel un objet perdu on doit en faire le deuil par la découverte répétée de sa disparition. » D’une certaine façon, il faut espérer qu’en abandonnant la défroque de Wilkomirski, Bruno Doesseker apprenne à redevenir « Grosjean comme devant... ».
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[11]
Au moment où ce texte est mis sous presse, un livre initialement publié à Zurich chez un petit éditeur vient de paraître en traduction anglaise. Il s’agit du livre de Stephan Maechler (The Wilkomirski Affair, New York, Shocken Books, 2001). Reprenant l’enquête d’Elena Lappin, Maechler offre une vision beaucoup plus précise du contexte où se déroule l’enfance de Bruno Grosjean, et fournit des informations souvent essentielles sur cette enfance et sur la réception réservée à Fragments. Je regrette évidemment de ne pas avoir eu accès à la riche documentation proposée par Maechler au moment où je rédigeais cet essai. Néanmoins les éléments nouveaux sur la biographie de Doesseker, confirment les analyses développées ici et dans des textes précédents (Rosenblum, 2000 ; 2001). Confirmant aussi l’interprétation proposée ici, il faut mentionner une tradition des travaux sur les « auto-fictions » tradition qui va de Serge Doubrowsky à Régine Robin. Il faut enfin mentionner la parution d’un livre d’essais de la romancière Cynthia Ozick (Quarrel & Quandary, New York, Knopf, 2001) dont l’un des chapitres est consacré à l’affaire Wilkomirski.
“ Peu de gens devineront combien il a fallu être triste pour ressusciter Carthage. ”
« Où as-tu trouvé toutes ces histoires, Ludovico ? »
1Dans un travail précédent j’ai tenté de poser la question des dangers du dire et du témoignage écrit pour les survivants de catastrophes, en étudiant la force dévastatrice du retour des affects chez deux survivants de la Shoah, une orpheline devenue philosophe (Sarah Kofman) et un déporté devenu écrivain (Primo Levi). Tous deux ont témoigné. Tous deux sont morts peu après, Sarah Kofman en se suicidant, Primo Levi dans un accident qui ressemble fort à un suicide. Je me suis alors demandé si, dans ces deux cas, le témoignage n’avait pas contribué au suicide, s’il existait un lien causal entre un dire et une mort. Il me semblait que ce lien était d’autant plus fort que le survivant tentait de faire l’économie d’un détour. En d’autres termes, le récit était mortifère lorsqu’il abordait l’expérience horrible frontalement et sans le bénéfice d’une médiation. Par contre, il devenait possible de raconter une telle expérience avec un certain degré d’impunité dès lors que le survivant se montrait capable de la rapporter de façon distanciée, de l’évoquer indirectement, de la reconstruire de façon oblique, de faire appel aux mots des autres, les mots de Nietszche ou de Freud, pour Sarah Kofman ; ceux de Coleridge ou de Dante Alighieri, pour Primo Levi. Déguisé en « hétérobiographie », vidé d’une partie de sa charge affective, le récit de l’expérience horrible permettait alors de « rendre tolérable, l’intolérable ».
2Cet article explore un nouvel aspect de la stratégie du détour. Si elle consiste toujours à passer par les mots des autres, cette stratégie est utilisée ici de façon paradoxale. En effet, « les mots des autres » utilisés ici viennent de la Shoah. Ce sont les images venues de la Shoah qui servent à parler d’autres catastrophes, et à en tenter la figuration. En un mot, les références à la Shoah sont utilisées comme autant d’ « euphémismes ». Mais existe-t-il quelque chose de si terrible que la Shoah fasse, en comparaison, figure d’euphémisme ? Tel est le sujet de cet article.
3Il y est question d’un faux (les souvenirs inventés de toutes pièces d’une enfance passée dans les camps) et d’une vérité : celle d’une autre enfance, enfance apparemment intolérable, irracontable, impossible à figurer. Il y est question d’un destin d’emprunt, d’un destin inventé pour en masquer un autre, d’un destin usurpé pour en parler un autre. Il y est question de ce que l’on pourrait appeler un « destin écran » [1].
LES FAITS DANS LE CAS DE MONSIEUR WILKOMIRSKI
4En 1995 paraît en Allemagne, à Francfort, aux éditions Suhrkamp, un petit livre bouleversant, Brüchstucke. Traduit dans une douzaine de langues, il paraît chez Calmann-Levy en France en 1997 sous le titre, Fragments. Une enfance (1939-1948). Il s’agit d’un texte fragmentaire, halluciné, raconté du point de vue d’un petit enfant dont les premières années se déroulent dans les camps de la mort en Pologne. L’auteur, qui signe Binjamin Wilkomirski ne connaît pas sa date de naissance. Il ignore ses origines précises. Il n’a plus aucun parent. La quatrième de couverture condense l’enfance terrible de l’auteur sous la forme d’un bref récit : « Les rafles des juifs s’intensifient en Pologne. Son père est assassiné sous ses yeux, on l’arrache à sa famille et il est déporté à 4 ans au camp d’extermination de Ma ïdanek. » Mais ce récit ne donne aucune idée de la vision terrifiante proposée par Fragments, vision d’autant plus noire qu’elle s’accompagne d’incompréhension, qu’elle est énoncée par une voix enfantine. Fragments se présente en effet comme un monstrueux conte de fées. On y rencontre des enfants moribonds. On y voit des bébés émaciés suçant « de minuscules bâtonnets blancs, comme brisés ». Ces bébés ont rongé leurs doigts gelés jusqu’à l’os. On y assiste à des naissances contre nature. « Je regarde la femme qui gît au sommet [...] Son corps pendant légèrement dans le vide, elle est étendue sur le dos, les bras écartés. Ses seins tombent de côté comme de petits sacs sur les côtes très proéminentes. Son ventre semble gonflé [...] Un enfant voudrait-il donc sortir de ce ventre ? Comment est-ce possible. Cette femme est morte ! [...] Maintenant, je vois le ventre entier : il porte sur le côté une grande plaie sous laquelle quelque chose remue [...] la plaie s’ouvre d’un seul coup, l’abdomen se déchire et un énorme rat, tout brillant, barbouillé de sang, dévale le monceau de cadavres [...] Je l’ai vu, je l’ai vu ! Les femmes mortes accouchent de rats ! » (Fragments, p. 83).
5Fragments regorge d’enfants sans mères et de mères sans enfants autres que les rats qui leur dévorent les entrailles. « Sans relâche, je tâte mes jambes. Je déroule les chiffons entourant mes mollets et je tâte ma peau. Est-ce de la peau ou ai-je en réalité un pelage gris ? Suis-je un rat ou un humain ? Bien sûr je suis un enfant ! Mais un enfant humain ou bien un enfant rat ? Peut-on être les deux ? »
6Au milieu des monceaux de cadavres, la notion de naissance devient énigmatique. À quoi en effet renvoie la maternité ? « [...] Que signifiait mère ? Je n’en avais aucun souvenir. Bien sûr, j’avais plusieurs fois entendu certains enfants parler d’une mère. J’en avais même entendu quelques-uns pleurer et appeler : “Maman” [...] “Chaque enfant à une mère”. Autrefois, oui, c’était ainsi, autrefois, il y a longtemps, dans un autre monde, avant qu’on ait fourré tous les enfants derrière les clôtures et dans des baraques. Mais depuis, il n’y avait plus de mères, et cet autre monde avait sombré depuis longtemps » (Fragments, p. 47).
7Dans un contexte marqué par les avancées du négationnisme, Le récit d’un monde où la maternité n’a plus cours reçoit un immense écho. Du jour au lendemain, l’auteur devient célèbre. Des prix lui sont décernés en Angleterre, en France, aux États-Unis. Mais petit à petit, un doute s’insinue sur la véracité des expériences rapportées. Wilkomirski est-il survivant du ghetto de Varsovie ? Déporté ? Est-il Letton, Polonais ? Le flou des événements et des chronologies, l’imprécision des repères géographiques, la référence insistante à un babélisme concentrationnaire qui permettrait de communiquer en toutes sortes de langues sans en savoir aucune, tout ceci finit par suggérer que si Fragments est en effet un monstrueux conte de fées, il n’est rien de plus. Binjamin Wilkomirski n’aurait vécu aucun des épisodes qu’il raconte. Il n’aurait mis les pieds dans les camps de la mort « que comme touriste » et dans les années 1980. En outre, il ne s’appellerait pas Wilkomirski. C’est ce qu’affirme le journaliste suisse, Daniel Ganzfried, dont l’enquête sera confirmée par celle d’une seconde journaliste, Elena Lappin. Un très long article signé par celle-ci paraît dans la revue littéraire britannique Granta. Cet article, traduit en français aux Éditions de l’Olivier, s’intitule « L’homme qui avait deux têtes ». Il pourrait s’intituler « L’homme qui avait deux destins ».
8Le « véritable » destin est apparemment le suivant. Peu après la fin de la Seconde Guerre mondiale, un jeune garçon est adopté par de riches Zurichois sans enfants, le Dr Doesseker et sa femme Martha. L’enfant se nomme Bruno Grosjean. Il est né en février 1941 à Biel près de Berne d’une mère célibataire. Souffrant de légers troubles psychiques, Yvonne Berthe Grosjean est conduite à l’hôpital après un accident de vélo. Elle y apprend qu’elle est enceinte et donne le jour à un garçon qui sera rapidement confié à des services d’adoption. L’abandon du bébé reproduit d’une certaine façon le destin de la jeune mère, puisque celle-ci a fait partie des « Verdingkinder » [2] de cette caste d’intouchables helvétiques constituée d’enfants très pauvres, souvent illégitimes, parfois tziganes, auxquels des paysans offrent jusqu’en 1950, le gîte et le couvert en échange d’un labeur proche de l’esclavage.
9À l’âge de 4 ans le petit Bruno Doesseker arrive chez ses parents adoptifs et grandit sans problèmes apparents (c’est du moins ce qui est rapporté) bien que, dès l’adolescence, il commence à se prétendre juif. Bruno poursuit des études secondaires, entre à l’Université, y étudie l’art, l’histoire et surtout la musique. Devenu musicien, il enseigne la clarinette et, à 22 ans, en 1964, il se marie. Trois enfants naissent de ce mariage. Quand il parvient à la quarantaine, au début des années 1980, Bruno est confronté à une série de crises graves. Il se sépare de sa femme, ne voit plus ses enfants, apprend la mort de Yvonne Berthe Grosjean, sombre dans la dépression, souffre d’une maladie sanguine grave (solution psychosomatique ?), se sait en danger. C’est à ce moment qu’il décide de se faire aider par une psychothérapeute. Il tente de retrouver ses souvenirs, de les écrire, de se confronter à une enfance dévastée. Le résultat est Fragments. Une enfance, 1939-1948.
10L’enfance qu’il évoque ne co ïncide pas avec celle que les enquêtes ont reconstituée sinon par la façon dont elle finit : l’adoption par la famille Doesseker. À cette adoption près, le récit proposé par le musicien suisse n’a rien à voir avec la biographie de Bruno Grosjean. L’enfant qui figure dans son récit est un enfant juif. Il est séparé de ses parents pendant un massacre. Le massacre a lieu à Riga dont il s’échappe par bateau. L’enfant se retrouve en Pologne, puis à Ma ïdanek avant d’être transféré dans un nouveau camp ici anonyme, mais qu’il identifiera plus tard, dans des interviews, comme étant Auschwitz. À la fin de la guerre, l’enfant est hébergé dans un orphelinat de Cracovie. Vers 7 ans, il est envoyé en Suisse pour y être adopté. Avec un décalage de trois ans, la fin de l’histoire co ïncide alors avec celle de Bruno.
11Le reste semble un tissu d’affabulations, la rupture caractérisée d’un « contrat testimonial », pour reprendre la formule de Philippe Lejeune. Mais c’est précisément d’un tel contrat que se réclame l’homme qui signe « Wilkomirski ». Il rappelle en effet que « la vérité légalisée est une chose, celle d’une vie en est une autre ». Il se propose alors de rétablir les faits que les documents légaux ont passés sous silence, de revendiquer l’identité que ses parents adoptifs et la société suisse en général ont refusé d’accepter, de retrouver les souvenirs qu’on lui a enjoint de réprimer. « J’ai grandi et atteint l’âge adulte en un temps et dans une société où on ne voulait ni ne pouvait écouter... Je me suis donc tu pendant des décennies, mais ma mémoire a refusé l’effacement... j’ai voulu cesser de me taire, alors j’ai commencé à écrire... » Sous couvert d’hallucination, l’écriture de Fragments manifeste alors des aspects défensifs. Il s’agit certes de retrouver le passé, mais aussi de prévenir les critiques qui porteraient sur la réalité de ce passé, d’anticiper en particulier celles qui émaneraient de linguistes ou d’historiens. « Si vous n’êtes pas un Suisse de langue allemande, quelle langue parliez-vous ? » pourrait demander le linguiste. Voici ce que répond Fragments : « Je n’ai pas de langue maternelle, ni de langue paternelle. J’ai, pour racines linguistiques, le yiddish de mon frère aîné, Mordeha ï, additionné du sabir babélien appris en Pologne dans diverses baraques d’enfants de ces camps où les nazis enfermaient les juifs. » La notion d’un « sabir babélien » vient à point nommé pour mettre un terme à toute tentative d’enquête linguistique. « Comment et quand êtes-vous passé d’un lieu à l’autre ? À quels événements avez-vous effectivement assisté ? », pourrait demander l’historien. La réponse est toute prête : « Mes premiers souvenirs ressemblent à un champ de ruines parsemé d’images et d’événements isolés. Des tessons de mémoire aux contours durs, aiguisés, qu’aujourd’hui encore je ne peux toucher sans m’y blesser, souvent dans un désordre chaotique et, pour la plupart, impossibles à classer par ordre chronologique. Des fragments qui résistent au souci d’ordre de l’adulte que je suis devenu et échappent aux lois de la logique. » Cette profession de foi quasiment faulknerienne décrit remarquablement la rhétorique narrative du livre, mais une telle rhétorique peut aussi se lire comme celle d’un avocat. Comment, en effet, identifierait-on des événements dont la principale caractéristique est qu’ils « échappent aux lois de la logique » et sont « impossibles à classer par ordre chronologique » ?
12Le récit de Wilkomirski porte exclusivement sur des événements non identifiables, sur des événements qui n’ont jamais existé. On peut alors se demander à quoi joue l’auteur, et dans quelle mesure il peut être tenu pour responsable de ses affabulations. Le destin imaginé de Wilkomirski relève-t-il d’une sorte de rêverie alimentée par les fantasmes de Bruno [3] ? Serait-ce, en d’autres termes, un roman familial où il s’inventerait de nouveaux parents (Freud, 1897, 1900, 1909 ; Hélène Deutsch, 1930) ? Mais s’il s’agit de rêverie, cette rêverie n’est-elle pas poussée un peu loin ? Lorsque l’identité factice est maintenue envers et contre tout ce qu’on sait du réel, amenant par exemple l’auteur de Fragments à nier sans hésiter la validité de son acte de naissance, n’a-t-on pas plutôt affaire à un délire d’identité ? À une psychose ? En effet, si l’anatomie est un destin, le destin consiste aussi à être né dans tel ou tel lieu, dans tel ou tel peuple, de tels ou tels parents. Tout comme l’anatomie, ces déterminations n’ont rien d’optionnel. On ne peut les reformuler qu’au prix d’un déni, déni dont on sait le lien avec la perversion. Certes, on peut croire aux données inventées sans pour autant renoncer aux autres, surmonter la contradiction par un clivage, pratiquer une double croyance. Mais que se passe-t-il quand cette double croyance sort du domaine privé pour être imposée à d’autres ? Quand le clivage coexiste avec une présentation publique de soi ? Quand le « je sais bien » s’associe au « mais quand même » de l’imposture ?
13Telles sont les questions qui vont se poser ici, à partir d’un document, certes suscité dans le cadre d’une thérapie, mais où le deuil n’est pas élaboré, où les souvenirs sont transposés ou inventés, où les identités sont des identités d’emprunt. Telles sont les questions qui vont se poser dans cette réflexion sur un faux témoignage. Je vais alors tenter de reconstituer la dynamique qui amène Bruno à construire un roman familial où il occupera la place d’un hypothétique Wilkomirski. Je tenterai ensuite de comprendre une seconde dynamique : celle qui mène au devenir-public des fantasmes et à la production collective d’une imposture réussie.
LIVING OUT OU ROMAN FAMILIAL ? SQUATTER LA PARENTÉ
14Bruno Grosjean commence sa vie en enfant abandonné. Quarante ans plus tard, il est un père abandonné, séparé de sa femme, éloigné de ses trois enfants. Au sortir d’une maladie qui lui fait frôler la mort, il apprend celle de sa mère biologique. Les cauchemars l’envahissent. Il craint l’effondrement total. C’est à ce moment que la solution de l’écriture est suggérée. L’écriture va lui permettre de se reconstruire, littéralement de se reproduire. Elle va lui permettre de renaître sous la forme de quelqu’un d’autre. En effet, au cours du processus d’écriture, Bruno Grosjean devenu Bruno Doesseker change une nouvelle fois d’identité. Doté d’un nouveau nom et d’un nouveau prénom, il se glisse dans une nouvelle constellation parentale. Comme le remarque Annette Wievorka (1998), Fragments est une sorte de « roman familial ». Mais il ne s’agit pas simplement pour l’auteur de prendre ses distances vis-à-vis de parents jugés insatisfaisants et de leur substituer d’autres parents plus valorisés (Hélène Deutsch, 1930). Il s’agit plus radicalement de pallier un manque, de s’inventer une parentèle, de pénétrer, fût-ce au prix d’une effraction, dans un espace de la parenté. Alors qu’en règle générale, l’univers de l’holocauste représente la négation ou l’écroulement du symbolique, cet univers se présente ici comme un accès paradoxal au symbolique, comme un moyen chaotique d’échapper au chaos, comme une bouée. Bruno s’agrippe à cette bouée. En se faisant orphelin de la Shoah il se dote d’un destin juif, « squatte » un univers symbolique fort, accède à la parenté par un bricolage des noms, devient le fils de sa propre créativité linguistique. Comment alors devient-on Benjamin ? Et pourquoi Wilkomirski ?
Devenir « Binjamin »
15Dans le livre écrit par Elena Lappin, l’auteur de Fragments admet que le nom qu’il a reçu, à la naissance (Bruno) est celui par lequel ses proches continuent à l’appeler. Qu’est-ce qui amène alors Bruno à devenir Binjamin ?
16Élevé en Suisse protestante, l’ancien étudiant qu’est Doesseker ne peut pas ignorer les traditions bibliques et il est probablement familier de l’histoire de Jacob. Il peut l’avoir lue dans l’Ancien Testament ou dans l’un des romans que Thomas Mann a consacré à la saga du patriarche (Joseph et ses frères. L’histoire de Jacob). Il sait alors que Binjamin est le fils de Rachel et que celle-ci avait commencé par lui donner un autre nom. « Et il arriva, nous dit la Bible, lorsque sa vie se terminait, car elle mourait, qu’elle l’appela du nom Ben-Oni » (« fils de la détresse », devenu « fils de la mort » dans la traduction de Thomas Mann) [4]. Mais le mari de Rachel, Jacob, changea le nom de leur fils. Jacob appela l’enfant « Bin-jamin » (le « fils de mes jours », le « fils de mes ans » ou le « fils de ma droite »). Rarissime dans la Bible, ce processus de renomination porte déjà en lui les germes d’un roman familial. Il s’agit de substituer une plénitude à une détresse. Il s’agit surtout d’effacer le nom donné par la mère, et donc de supprimer d’un seul geste Benoni et Bruno. En d’autres termes, le prénom de Binjamin permet simultanément de renier Berthe Grosjean et d’introduire une figure paternelle, d’échapper au statut d’enfant abandonné et de renaître au cœur d’un peuple, au centre d’un réseau de parenté.
17L’histoire de Wilkomirski peut alors se lire comme une version moderne du mythe de Jacob, comme un approfondissement et une extension du mythe. Rappelons, en effet, que comme l’auteur de Fragments, Jacob est en quête d’une bénédiction paternelle et qu’il l’obtiendra au prix d’une supercherie, en se faisant passer pour un autre. Jacob est un imposteur. Dans un mélange de rouerie et de candeur, Wilkomirski s’octroie un prénom où il se présente comme l’héritier de cet imposteur. Son affabulation se révèle fidèle à la mythologie qu’il usurpe.
Wilkomm, Wilkomirski : destin écran
18Passons maintenant au patronyme. Rapportée par Elena Lappin (L’homme qui avait deux têtes) une anecdote nous en livre une première origine. Un élève de Doesseker remarque sur l’un des murs de la pièce où Bruno lui donne des leçons de clarinette, un tableau représentant un vieux juif barbu. Il suggère que cet homme pourrait être le dernier rabbin de Wilkomir, ville de Lithuanie où 60 000 juifs ont été massacrés. Bruno rétorque alors : « Je pourrais donc m’appeler Wilkomirski. » Il s’agirait ainsi pour lui de choisir comme patronyme le nom d’une ville dont toute la population juive a été détruite, de se réclamer à la fois du juda ïsme, de la catastrophe, et d’un passé désormais invérifiable. Mais une autre hypothèse vient à l’esprit qui n’exclut en rien les premières. Comment un écrivain de langue allemande n’entendrait-il pas dans « Wilkomirski » les deux premières syllabes « Will komm » ? Willkomm, Welcome, Bien venu. À nouveau, le choix du patronyme est significatif. Accident de jeunesse, enfant dont personne ne veut, Bruno choisit de s’identifier comme « bienvenu ». « Binjamin Wilkomirski » cesse alors d’être un nom pour devenir un programme. La détresse de l’enfant abandonné, sa naissance illégitime, le statut de Verdingkind qui était celui de sa mère, son abandon par celle-ci, l’absence de tout père, tout ceci constitue une malédiction que le roman familial inventé par Bruno va réussir à lever, à métamorphoser, à transformer en ce qui en est littéralement l’inverse : un geste d’accueil, une bénédiction, un acte de reconnaissance : « Binjamin Wilkomirski » – « bienvenu au fils de ma droite ». Calqué sur le destin de Jacob, le sort d’un personnage nommé Binjamin Wilkomirski peut alors se présenter comme un destin écran, un destin qui en masque un autre et qui simultanément désigne ce qu’il masque [5].
De l’acting out au living out
19Dans ce qui constitue une forme originale de fantasme d’autoengendrement, Bruno est l’architecte d’une réécriture de son destin. Il s’invite dans une communauté et il y est effectivement reçu comme cet enfant perdu et retrouvé qu’il prétend avoir été. Il donne des conférences sur la Shoah, propose son témoignage, s’improvise psychothérapeute d’enfants de survivants. L’invitation qu’il s’est octroyée au cours d’un passage à l’acte va devenir permanente. Mais la notion de passage à l’acte ne permet plus de décrire la performance continue, la performance sans faille qu’est devenue la vie de l’écrivain. Il faudrait lui substituer une autre notion, moins ponctuelle, moins liée à la saillance d’un événement. Il me semble opportun d’utiliser ici le concept créé par Phyllis Greenacre en 1958 de living out.
20Transposant l’acting out dans une perspective au long cours, le living out met en jeu une quête de cohérence, celle qui, par exemple, amènera « Binjamin » à se découvrir un père effectivement nommé Jacob. Le living out consiste à embrasser un nouveau destin, mais comment le superposer à celui qu’on a déjà ? L’entreprise relève du délire d’identité. Elle engage à tout le moins une forte dimension de déni, de clivage, ce que Phyllis Greenacre décrit en 1958 comme « un infarctus » du sens de la réalité, comme un double rapport à la réalité.
Un double rapport à la réalité [6]
21Victime d’un tel « infarctus », Bruno va se trouver pris dans des contradictions insolubles. Il rejette sa mère biologique mais, avec une dévotion filiale, il place près de son lit la photo d’une femme qui l’aurait amené de Cracovie en Suisse ; d’une femme dont le nom – Mme Gross – est curieusement proche de celui de Mme Grosjean. Il affirme que Berthe Grosjean n’est pas sa mère, mais il accepte son héritage quand elle meurt. Des contradictions non moins flagrantes caractérisent ses retrouvailles avec son « père ». L’aventure commence en 1994 en Israël. Wilkomirski apparaît dans un film documentaire intitulé « Wanda’s list ». Une téléspectatrice est frappée de sa ressemblance avec certains membres de sa famille dont l’un a perdu sa première femme et un fils de deux ans, nommé Benjamin, à Ma ïdanek. Le père du petit Benjamin, un certain Yaacov Maroco prend alors contact avec Wilkomirski. Serait-il le fils qu’il a perdu ? Wilkomirski lui répond : « Pendant plus de cinquante ans j’ai vécu sans parents et maintenant se peut-il que je vous aie trouvé, vous mon père ? » (Lettre du 12 février 1995). Les deux hommes décident de se rencontrer. Ils décident aussi de se prêter à des tests d’ADN afin d’établir scientifiquement leur parenté, décision pour le moins étrange, si Wilkomirski est suffisamment lucide pour pouvoir anticiper les résultats du test. Ceux-ci sont sans appel. Il est biologiquement exclu que Maroco et Wilkomirski puissent être père et fils. Maroco ne renonce pas, Binjamin non plus. En avril 1995, les deux hommes se rencontrent à l’aéroport Ben Gurion et s’étreignent devant une batterie de caméras. Il semble cependant, d’après les témoignages, que Maroco soit déjà conscient de ne pas avoir retrouvé son fils. Par contre Wilkomirski veut croire, croire envers et contre tout avoir trouvé son père. Il rejette la preuve scientifique en faveur de ce nouveau roman familial.
Living out contre roman familial
22Mais ce roman familial n’est pas seulement en contradiction avec les résultats des tests. Il contredit aussi le témoignage de Wilkomirski lui-même puisque, selon la couverture de Fragments, Binjamin Wilkomirski aurait vu son père tué sous ses yeux à Riga en Lettonie. Il n’est alors plus question de Riga. La Lettonie devient la Pologne. Le père mort est à nouveau vivant. Le désir d’entrer dans l’espace symbolique de la parenté semble l’emporter sur toutes les considérations d’ordre factuel, mais il y a plus grave : la logique du « living out » finit aussi par contredire celle du roman familial. Les différentes réalités imaginées par l’auteur s’entrechoquent, se contestent l’une l’autre, n’ayant d’autre cohérence que celle que leur confère une même fonction de sauvetage. Chacune permet en effet à Wilkomirski d’échapper à la catastrophe, de pénétrer dans un monde humain, d’élaborer sa souffrance avec les mots des autres. En un mot, Fragments est beaucoup plus qu’une imposture.
23Cependant Fragments est aussi une imposture.
L’IMPOSTURE COMME COPRODUCTION
24Lorsque se clôt la cérémonie qui célèbre le retour triomphal du général Kagemusha, la femme de celui-ci comprend immédiatement que l’homme qui se tient devant elle n’est pas son mari. Pendant quelques secondes, inclinée dans une profonde révérence, elle passe en revue ses options, prend la mesure de ce que représente le veuvage, suppute les chances d’une disgrâce. Lorsqu’elle relève le visage, son choix est fait. Elle s’adresse à l’inconnu comme s’il était son mari. Comme le souligne ici Kurosawa, l’imposture fait appel à une double performance, celle du trompeur et celle du trompé. C’est également ce que démontre Claude Levi-Strauss dans l’un des essais de son Anthropologie structurale, « Le Sorcier et sa magie ». Tel qu’il est conçu par Lévi-Strauss, le sorcier est un imposteur dont l’imposture est couronnée de succès. En effet, l’imposture est commanditée par la société qui pousse l’un de ses membres à « s’avouer », c’est.à-dire en fait à s’improviser sorcier. L’imposture est une coproduction.
25Cette coproduction de l’imposture est étudiée en termes psychologiques par Phyllis Greenacre qui consacre une étude détaillée à l’une des plus retentissantes escroqueries du XIXe siècle : l’affaire Tichborne. Au milieu du XIXe siècle, l’héritier de la fortune des Tichborne se perd en mer au cours d’un naufrage entre Rio et le Mexique. Il est considéré comme mort. Pourtant, certaines rumeurs font croire qu’il serait encore vivant. Onze ans après le naufrage, un boucher venu de la petite ville australienne de Waga Waga débarque en Grande-Bretagne où il vient réclamer l’héritage des Tichborne. Se présentant comme le jeune homme disparu, le visiteur australien répond par sa présence au désir qu’éprouve Lady Tichborne de nier la mort de son fils, fils qu’elle pense avoir maltraité et vis-à-vis duquel elle se sent coupable. Ce désir a amené la grande dame anglaise à publier des avis de recherche dans les journaux londoniens. Ce désir l’amène maintenant à devenir l’alliée de l’imposteur, à entrer avec celui-ci dans une relation de complicité qui lui permet de nier la mort de son fils. Une interaction symbiotique se met en place entre l’imposteur et sa victime. Une fois de plus, l’imposture se révèle coproduction, met en jeu un double transfert, naît d’une situation où le trompé joue une part active.
Le scénario de l’imposteur
26Qu’en est-il alors du succès immense remporté par l’imposture de Wilkomirski ? S’agit-il simplement d’une affaire de ruse, de duplicité cynique d’un côté ? S’agit-il simplement d’une forme particulièrement na ïve de crédulité de l’autre ? Ou s’agit-il de tout autre chose ? Peut-être l’imposteur ne fait-il que réaliser le programme que lui dicte son public ? Peut-être, tout au moins, peut-on parler d’une coproduction de l’affaire Wilkomirski, coproduction où le public jouerait un rôle majeur, un rôle aussi indispensable que celui de l’imposteur ?
27Il est cependant clair que le programme de Fragments correspond à une nécessité interne, à une nécessité profonde, à une nécessité vitale pour Bruno Doesseker. Cette nécessité mène à l’imposture, mais elle ne se confond pas avec elle. J’ai tenté de montrer à quel point le roman familial mis au point par Bruno répond au besoin de compenser un déficit maternel (l’abandon), et l’absence d’un père. Face à un tel manque, c’est la communauté juive dans son ensemble qui est constituée comme un espace maternel, un espace accueillant, un espace où peuvent se dissoudre les limites du moi. Devenu Binjamin, Bruno devient l’enfant au berceau, le centre de la sollicitude générale. Ce qui mène Bruno jusqu’à l’imposture, c’est alors le besoin d’être sans cesse confirmé dans sa nouvelle identité, le besoin d’être l’objet d’un regard qui le fasse être Binjamin, que ce soit le regard de ce père improbable qu’est Yaacov Maroco ou ceux de tous les spectateurs qui avalisent les images où Binjamin s’exhibe : victimes de la Shoah, journalistes, téléspectateurs qui assistent aux retrouvailles avec le père perdu. La mise en avant de photos et d’images est là pour provoquer une authentification par ricochet. « Si ce personnage imaginaire est accueilli comme réel, alors peut-être existe-t-il ? Si ce père découvert à la dernière minute est perçu comme le mien, alors peut-être est-il le mien ? »
28Un public mystifié sert à authentifier une perception encore hésitante, à transformer un mensonge en vérité, une fabrication en réalité. De Pinocchio qu’il était, Bruno devient un vrai petit garçon. Le public a le pouvoir de le faire exister ou de le priver d’existence. L’existence d’un public qui pleure sur Binjamin Wilkomirski confirme qu’il existe bien un Binjamin Wilkomirski. La compassion de ce public valide l’authenticité des souffrances endurées. Mais l’imposture ne répond pas seulement à la demande de Bruno [7].
Le scénario du public
29Pour la communauté juive et pour le public plus vaste qui réserve un accueil bouleversé à Fragments, ce livre répond en effet à une demande spécifique. Cette demande c’est d’abord celle qui consiste à recevoir le récit d’une victime absolue, quasiment pure de toute scorie. Binjamin est un enfant martyr, un personnage dont l’innocence est affirmée à chaque page par l’incompréhension dont il témoigne face aux atrocités dont il fait le récit (Langer, 2000). Cette innocence ici n’est entachée de nulle « zone grise ». En effet, depuis Primo Levi qui invente cette expression, ceux des survivants qui ont le courage de se raconter ne cessent de se référer directement ou obliquement à des souffrances qui n’ennoblissent pas, à des choix inavouables, à des épisodes marqués par la complicité, la duplicité, la culpabilité, le malaise. Primo Levi lui-même se défend avec véhémence contre des accusations que nul n’a portées. Sarah Kofman décrit la violence ingrate de sa relation à sa mère. Par contre, le Binjamin de Fragments propose un regard, certes halluciné, mais dont l’immaturité, dont la na ïveté sont constamment affirmées. Le héros du livre reste à jamais un enfant persécuté, un enfant distinct des adultes, de leurs savoirs et de leurs tourments.
30Mais Fragments satisfait une autre demande de ce public, répond au sentiment de culpabilité qu’éprouve ce public. Cette culpabilité vient de ne pas avoir su écouter les survivants de la Shoah ; de les avoir accueillis avec incrédulité ou avec indifférence ; de les avoir empêchés par cette indifférence de dire ce qu’ils avaient à dire. Cette situation d’incompréhension, cette situation où la parole du survivant devient impossible, Primo Levi l’a vécue, jusqu’au point de ne plus croire lui-même en ce qu’il a vécu. Dans Les naufragés et les rescapés, il évoque « un rêve commun à presque tous ceux qui sont retournés. » « Ils se voyaient rentrés chez eux, racontant avec passion et soulagement leurs souffrances passées en s’adressant à un être cher, et ils n’étaient pas crus, ils n’étaient même pas écoutés. Dans sa forme la plus typique (et la plus cruelle), l’interlocuteur se détournait et partait sans dire un mot... » [8]
31Avant de l’éprouver dans le rôle du survivant, Primo Levi a vécu cette situation dans le rôle du témoin, dans le rôle de celui qui ne dit rien et semble ne pas écouter. C’est de cette situation qu’il parle lorsqu’il évoque l’histoire du petit Hurbinek, de ce petit enfant qui, avant de mourir, exprime une douleur indicible, de ce petit enfant qui n’est pas entendu car il s’exprime dans un langage que nul ne comprend.
32Pour la communauté juive, et pour le public qui lit les nombreuses éditions de Fragments, lire le livre signé Wilkomirski permet alors de se rattraper, d’écouter le récit des survivants. On peut alors dire que l’accueil réservé à Wilkomirski s’adresse à travers lui à Hurbinek, l’enfant aux mots incompréhensibles, le petit garçon probablement tzigane transformé en emblème de la souffrance juive. Il faut en effet rappeler que Hurbinek n’est pas le nom de ce petit enfant, resté en fait anonyme. C’est le surnom que lui ont donné ses compagnons de souffrance à partir du mot hébreu « Hourban » (catastrophe) à partir d’un mot dont le synonyme est « Shoah ». C’est donc le désir d’entendre enfin un Hurbinek capable de parole et revenu d’entre les morts qui pousse le public de Wilkomirski à participer activement à sa propre mystification. Mais ce remords est tardif. Il est bien sûr trop tard et l’histoire ne se répète pas. Hurbinek vivait une tragédie. Doesseker en a vécu une autre. Le succès de son livre repose sur un quiproquo.
33Finissons sur ce thème du quiproquo. Un destin peut en cacher un autre et néanmoins, comme les souvenirs écran, désigner ce qu’il masque. J’ai voulu montrer que le récit direct de l’expérience de la Shoah est un exercice périlleux pour ceux qui ont véritablement vécu cette expérience et ne peuvent en décrire l’horreur sans l’aide d’affects empruntés à d’autres tragédies. J’ai aussi voulu montrer que l’expérience de la Shoah devient dicible dès lors qu’elle sert d’écran à un autre destin. J’ai alors tenté de reconstituer ce que masquait le destin exhibé dans Fragments, de décrire la genèse du « destin de rechange » qui permet à Doesseker de renaître Wilkomirski. On ne peut changer de destin sans imposture, et certes imposture il y a. Mais l’imposture relève ici d’une stratégie de survie. Elle permet un sauvetage du narrateur... Ce sauvetage ne pouvait être que provisoire [9]. Il reste donc, comme le suggère Jennifer Silverstone à l’auteur de Fragments, à faire non seulement le deuil de la situation initiale qui a provoqué la croyance, mais celui aussi de la croyance elle-même [10]. En d’autres termes, pour accepter son veritable destin, Bruno devra faire le deuil de son destin écran [11].
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
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- Steiner J. (1993) Psychic Retreats, Londres, Routledge et en traduction, Paris, PUF, coll. Le Fil rouge.
Notes
-
[1]
Je me réfère bien sûr à Freud et au souvenir écran (1899) mais aussi à André Green qui dans « L’écran : au-delà du souvenir » écrit : « Le réel, c’est ce qui ne peut pas ne pas avoir eu lieu. Mais ce qui n’a pas eu lieu peut engendrer des effets qui ressemblent à s’y méprendre à ce qui a été, qui eut lieu. »
-
[2]
« Verdingkinder » : les enfants placés. Elena Lappin à qui je dois ces informations écrit « qu’on mettait les Verdingkinder aux enchères comme des bêtes de ferme » (p. 122).
-
[3]
C’est dans un texte ancien de Hélène Deutsch (mars 1921) que j’ai trouvé une description clinique qui semble bien correspondre à ce que Bruno Doesseker nous donne à lire. Hélène Deutsch parle en effet de Pseudologia Fantastica, de mensonge lié au fantasme, de « rêve diurne raconté à l’autre comme si c’était la réalité ». Mais on trouve chez Fenichel une description encore plus proche. Fenichel publie en 1939 un texte sur l’économie des Pseudologia Fantastica, où il souligne le rôle joué par les expériences écran : « Quelque chose de non vrai est représenté comme vrai pour rendre possible que quelque chose de vrai soit représenté comme non vrai. » En d’autres termes, « En me souvenant de ceci pour toujours, je peux oublier cela... »
-
[4]
Sans doute mon « contre-transfert » à la lecture de cette œuvre, ma naissance à Zurich et, bien sûr, mon prénom, m’ont-ils amenée à écrire ce texte, qui serait alors une nouvelle « adoption » de Binjamin dont il s’agit pour moi de comprendre la démarche plutôt que de la juger.
-
[5]
Il ne s’agit évidemment ici que d’une fantaisie contre-transférentielle, mais celle-ci manifeste bien (attention médiatique, couronnement par les prix) la qualité de l’écoute enfin réservée au malheur véritable, à l’incontestable déréliction de l’enfant Bruno Benjamin.
-
[6]
Ce déni de réalité dans l’imposture a plus particulièrement été étudié en France par Janine Chasseguet-Smirgel et récemment (1996) par Andrée Bauduin.
-
[7]
Gilbert Diaktine (Transformations de la psychopathie, p. 13-31) commente la « guérison par l’amour d’un chevalier d’industrie », « guérison » décrite par Karl Abraham dans un texte où il montre son « chevalier » capable de « jouir du tour favorable pris par sa destinée, en plein accord avec un autre être ». Comme le « chevalier » d’Abraham, Wilkomirski a trouvé une compagne protectrice. Après avoir élevé ses enfants, celle-ci prend soin du musicien suisse, pleure à l’évocation de ses souvenirs, accepte comme vrais, ses « souvenirs couvertures », ses souvenirs écrans, les souvenirs qui servent de masques aux abandons qu’il a soufferts.
Et dans un premier temps les médias et le public lui emboîteront le pas, donnant à Bruno ce que sa véritable mère lui a dénié.
Mais dans un second temps, ils se retourneront contre lui, retournement qu’il a peut-être en fait provoqué (comme l’ont suggéré Cathie Silvestre et Anne Raoul-Duval dans des communications personnelles). Cette quête de sanction ou de punition apparaît d’ailleurs déjà dans la biographie de Doesseker prête à Wilkomirski dont les comportements scolaires ne cessent de susciter l’irritation, l’agacement ou le mépris de ses camarades. Ce second temps n’est plus celui des « souvenirs couvertures », mais celui de la « découverture ». L’humiliation succède au plaisir de la reconnaissance narcissique ; Wilkomirski est accusé de faire le jeu des négationnistes, attaqué sur Internet ; les survivants qui se reconnaissaient en lui se sentent maintenant insultés ou spoliés.
Il reste à espérer que le troisième moment de ce récit sera plus clément pour Wilkomirski, qu’il ne l’a été pour un autre écrivain dont on sait que, mis en cause pour ses diverses affabulations, il s’est suicidé : Jerzy Kosinski. -
[8]
Ce rêve est plusieurs fois cité dans le numéro de La Revue française de psychanalyse, intitulé Devoir de mémoire. Entre passion et oubli. Il est commenté par Eva Weil (p. 177) et par Janine Chasseguet-Smirgel (p. 42). Cette dernière l’interprète comme un « rêve d’angoisse dont l’enjeu n’est rien moins que la cohésion du Moi ». « Le dilemme [se pose] entre la désagrégation du psychisme ou l’acceptation d’une insoutenable douleur liée à l’intégration de la réalité que le rêve représente échouant dans sa fonction : il ne propose pas de solution. »
J’explore de mon côté une problématique symétrique. Pour un temps le récit écran offre une solution et se révèle riche en bénéfices secondaires (Le socius a une fonction identifiante, permettant à Bruno Doesseker de renaître). Mais cette « solution » ne dure qu’un temps... -
[9]
La particularité du travail présenté ici est de s’être entièrement construit sur la base de textes publiés par l’auteur et d’éléments de sa biographie relevant soit de manifestations publiques orchestrées par lui-même, soit d’enquêtes menées à son propos. Ces manifestations publiques ont vu succéder la condamnation à l’adulation, la colère à la sympathie, le sentiment d’avoir été trompé à la pitié. Wilkomirski a alors fait retraite ou en tout cas il est sorti de la scène publique tandis que Fragments, qu’il a refusé jusqu’à ce jour de publier dans la catégorie « fiction » a été retiré de la vente.
-
[10]
Jennifer Silverstone, dans un essai intitulé Benjamin Wilkomirski. The Truth of a Life, se réfère à Ronald Britton : « Lorsqu’une croyance ne tient pas devant l’épreuve de réalité, elle doit être abandonnée. Quand cette croyance cesse d’exister tel un objet perdu on doit en faire le deuil par la découverte répétée de sa disparition. » D’une certaine façon, il faut espérer qu’en abandonnant la défroque de Wilkomirski, Bruno Doesseker apprenne à redevenir « Grosjean comme devant... ».
-
[11]
Au moment où ce texte est mis sous presse, un livre initialement publié à Zurich chez un petit éditeur vient de paraître en traduction anglaise. Il s’agit du livre de Stephan Maechler (The Wilkomirski Affair, New York, Shocken Books, 2001). Reprenant l’enquête d’Elena Lappin, Maechler offre une vision beaucoup plus précise du contexte où se déroule l’enfance de Bruno Grosjean, et fournit des informations souvent essentielles sur cette enfance et sur la réception réservée à Fragments. Je regrette évidemment de ne pas avoir eu accès à la riche documentation proposée par Maechler au moment où je rédigeais cet essai. Néanmoins les éléments nouveaux sur la biographie de Doesseker, confirment les analyses développées ici et dans des textes précédents (Rosenblum, 2000 ; 2001). Confirmant aussi l’interprétation proposée ici, il faut mentionner une tradition des travaux sur les « auto-fictions » tradition qui va de Serge Doubrowsky à Régine Robin. Il faut enfin mentionner la parution d’un livre d’essais de la romancière Cynthia Ozick (Quarrel & Quandary, New York, Knopf, 2001) dont l’un des chapitres est consacré à l’affaire Wilkomirski.