Notes
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[1]
Les références de pages sont prises dans Les Études sur l’hystérie, PUF.
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[2]
Pour toutes les références concernant différentes modalités du récit, je prends appui sur un livre d’Antoine Raybaud, tout en gardant ma position d’analyste travaillant sur la clinique de la séance. Référence : Antoine Raybaud, Le besoin littéraire, Éd. du Rocher, 2000.
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[3]
Les références de pages sont prises dans Cinq psychanalyses, PUF.
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[4]
Expression reprise de J. Bouveresse qui l’utilise pour parler de sa manière de travailler. Jacques Bouveresse, Le philosophe et le réel, entretiens avec J.-J. Rosat, Hachette, « Littératures », 1988.
1Belle interrogation que celle proposée pour ce numéro de la Revue : que le passé joue un rôle (plutôt qu’il ne reste un poids) dans la vie actuelle du sujet est une des propositions les plus stimulantes de la psychanalyse et l’idée d’une continuité existante entre la vie pulsionnelle de l’enfant et celle de l’adulte reste un postulat particulièrement fécond pour le travail analytique. Mais sur quels éléments repose cette continuité, de quoi est-elle faite et comment travaille-t-elle le psychisme, autant de questions qui irriguent depuis toujours la pratique et la théorie analytiques. Le Colloque de Deauville, depuis des décennies, est un des lieux privilégiés qui permet de jeter un regard rétrospectif critique sur nos pratiques en même temps que de poser des jalons pour l’avenir. René Diatkine n’a cessé dans ce colloque dont il a si longtemps tenu la barre, de nous rappeler que les acquis en psychanalyse sont fragiles, que fréquemment il ne s’agit même pas d’acquis, tout juste des moments d’équilibres nouveaux, instables. L’analyste travaille contre des courants forts et le plus souvent contraires et quand il trouve une voie pour interpréter, cette voie souvent se referme derrière l’interprétation et il lui faudra ailleurs et plus tard trouver d’autres éléments, dont certains issus de l’infantile, pour ouvrir un autre chemin, inscrire de nouvelles traces, qui permettront en retour que se réorganisent des pans entiers du passé. On peut remercier André Green de nous convier au travers du thème “ Passé, présent, avenir dans la cure ” à poursuivre l’effort pour renouveler notre langage afin de traduire au mieux nos pratiques actuelles et l’évolution de nos conceptions théoriques. C’est ainsi que le Colloque de Deauville permet aussi de pousser nos modèles jusqu’à leurs limites, de travailler à renouveler les formes des présentations : cette année Paul Denis nous a proposé de partager quelques instants d’un travail analytique au cours duquel un psychanalyste s’attache à bâtir le processus interprétatif au feu de la poussée pulsionnelle et à reconstituer à des fins dynamiques la continuité entre la vie pulsionnelle de l’enfant et celle de l’adulte. À aucun moment nous ne sommes conviés à la reconstitution après coup d’un récit sous une forme chronologique. Paul Denis nous propose un récit du type de celui utilisé par Freud dans l’article sur le “ souvenir écran ”, récit particulièrement représentatif du travail sur le passé en analyse : il nous indique quelques éléments d’un début d’analyse, ou peut-être d’entretiens préliminaires, avant ou juste au moment des vacances d’été, il souligne l’urgence qu’il y a à écouter analytiquement la personne venue le consulter, et qui se trouve sous l’emprise d’une détresse angoissée. Tout cela rend difficile l’établissement d’un début repérable, la chronologie s’est déjà perdue au moment de la séquence racontée, l’enfance surgit sans que disparaisse le présent, l’analyste prend au vol ces souvenirs qui lui apparaissent comme des mobiles (bien plutôt que comme des écrans) et les intègre, au moins partiellement, dans la relation transférentielle.
2On retrouve là un des points les plus dérangeants de la proposition de Freud quand il affirme que la continuité entre la vie pulsionnelle de l’enfant et celle de l’adulte est essentiellement dynamique. Dans la polémique avec Jung, cet enjeu semble au moins aussi important que celui concernant la libido si on en croit les propos virulents d’Abraham contre Jung en 1914. Et Abraham de souligner que : « Freud a montré que bien des mouvements pulsionnels qui semblaient contraster entre eux se complètent en réalité et forment une unité » (Abraham K., 1914). La proposition de formes contrastées ouvre sur une conception dynamique du passé : ce qui a pu avoir telle expression ancienne peut resurgir autrement, méconnaissable aujourd’hui. Plus encore : considérer que des surgissements intempestifs venus de loin sont toujours possibles, c’est aussi ne plus pouvoir se rassurer en considérant que les turpitudes, les perversités, la violence des désirs infantiles sont à jamais recouverts par l’ombre épaisse de l’amnésie infantile. Au moment de la polémique avec Jung, Freud s’était déjà très fortement exprimé à ce sujet, et pas seulement dans les « Trois Essais sur la théorie sexuelle ». Il l’explicite dans de petits articles qui bordent les « Trois Essais... », œuvre devenue trop emblématique, sorte d’arbre qui nous cache la forêt. Dans un petit article de 1905 par exemple on trouve, ou retrouve, l’authenticité violente et convaincante de la démarche analytique lorsque Freud signale être : « Finalement devenu plus habile à distinguer les souvenirs illusoires de la trace des événements réels » (Freud S., 1905). Cette phrase d’une immense richesse clinique, peut nous amener à jeter un regard rétrospectif sur tout le travail d’analyste que Freud a déjà effectué jusque-là : on pense aux malnommés souvenirs écrans, pleins de traces d’événements réels. On pense aux lapsus, qui conduisent aujourd’hui trop facilement du côté des souvenirs illusoires comme lorsque seul est pris en compte le contenu manifeste du lapsus, immédiatement référé à une traduction « inconsciente », aux dépens du subtil travail psychique dont résulte le moindre oubli de mot. On pense aussi aux symptômes hystériques, ces étranges amalgames d’éléments corporels et psychiques dont on peine aujourd’hui à se représenter de quoi ils étaient vraiment faits, comment ils se « fabriquaient », mêlés qu’ils furent à des souvenirs bien sûr, et parfois des pires, des meilleurs aussi sans doute, mais aussi (on l’oublie souvent aujourd’hui), à « des épouvantes » (p. 39), à « des aspérités du caractère » (p. 110), à « des humeurs noires » (p. 83) [1]. On pense bien sûr aux rêves aussi, qui nous restent si précieux, bref à toutes ces productions hétérogènes dans lesquelles Freud avait débusqué le passé à l’œuvre sans fin, et pour toujours. Mais il y a plus encore : l’habileté acquise, au gré d’un travail long, lent, s’approfondissant sur des années, et qui permet de distinguer les souvenirs illusoires de la trace des événements réels, donne aussi à voir les prémices de la deuxième topique : les souvenirs illusoires se figurent parfois dans un trait de caractère, dans certaines faiblesses du comportement, dans tous ces éléments inconscients mais organisés, ceux-là même qui désespèrent de manière répétitive le sujet qui tend à les mettre sur le compte de son histoire, malheureuse. De toutes ces manifestations émanent des forces pulsionnelles qui ne perdront jamais rien de leur intensité infantile. Le passé n’existe pas quelque part enfoui, continuant à faire mal. Les éléments en cause n’existent pas entassés, refoulés. Le passé ne gît nulle part en des éléments épars enfouis dans les couches d’un terreau ancien. Et en effet la comparaison que Freud fait avec l’archéologue tourne court. Mais elle a l’avantage de mettre l’accent sur le processus en cause : un labeur qui progresse lentement, ou de manière rapide, voire rusée, de manière exploratoire, qui se laisse guider par des traces infimes, a priori sans valeur particulière. De ces traces multiformes et innombrables qui s’inscrivent au cours du temps à l’intérieur du sujet, certaines seulement vont réapparaître au cours de la vie, et le plus souvent sous une forme méconnaissable. Les unes, les autres, sans ordre décelable, colorent et imprègnent le présent. Quant aux souvenirs, nombre d’entre eux sont disloqués en des processus primaires inaccessibles en tant que tels. Tandis que l’inconnu, peut-être en partie inconnaissable, agit en permanence, altère ce qui nous est dit, à l’insu du sujet, à notre insu aussi. C’est aussi par ce long et discret labeur portant sur des traces imperceptibles du passé ou sur des éléments psychiques complètement déformés et rendus méconnaissables que le travail analytique acquiert son caractère par définition interminable (ce que Freud est encore loin de prévoir en 1905) mais qui pour nous aujourd’hui nécessite toute notre attention : il s’agit de pouvoir terminer une analyse, une psychothérapie, dans des conditions acceptables pour le sujet et pour nous, dans une assez grande incertitude concernant l’avenir. On en vient à se dire que la « levée » du refoulement met trop l’accent, à notre goût analytique d’aujourd’hui, sur le surgissement d’un souvenir qui serait resté englouti, intact dans l’inconscient. Alors que nombre d’illustrations cliniques actuelles, celle de Paul Denis en est un exemple, celle de Christine Bouchard l’année dernière à ce même Colloque de Deauville en est une autre, mettent l’accent sur la vision fugace, labile, forcément incomplète du passé qui est la nôtre en analyse. La « levée » dont il est question en séance c’est une « levée » d’éléments multiples, conscients et inconscients en un processus dynamique de recomposition dans lequel le passé devient source vive de laquelle émanent de multiples possibilités de changement dans des domaines aussi divers que le langage, le caractère, le comportement. Les rejetons du passé ne sont plus à considérer comme signes honteux d’une immaturité à dépasser, il s’agit plutôt de les réutiliser, à bon escient, de les réintégrer dans le travail psychique actuel, d’une manière très différente qu’à l’époque ancienne de l’enfance. Ainsi peuvent se créer des ouvertures émanant en partie du passé et qui au fur et à mesure du processus analytique modifient, altèrent le présent, le transforment.
3La demande de nombre de patients actuels est faite d’un grave malaise qui se traduit par de l’anxiété, de l’angoisse, de la dépression, malaise qui semble s’être enraciné en eux dès les premiers temps de l’enfance. Dès qu’ils s’expriment, il s’avère que à l’intérieur d’eux narcissisme et mouvements œdipiens se nouent en un imbroglio qui leur rend la vie si difficile qu’ils se trouvent sans le savoir dégoûtés d’eux-mêmes et d’autrui, sans pouvoir, ni vouloir se détourner de ces objets ha ïssables qu’eux-mêmes, mal distingués d’autrui, sont devenus. Dans ces cas-là, l’histoire qui nous est apportée au début d’une analyse ou d’une psychothérapie prend la forme d’un témoignage autobiographique, avec tout ce que ce genre de récit peut comporter de lourdeurs, de maladresses, de répétitions [2]. L’aventure analytique ou psychothérapeutique (que nous avons de fortes raisons de continuer à proposer face à de telles souffrances), nous amène à nous désolidariser d’une telle conception de l’histoire, alourdie par des souffrances plus ou moins anciennes qui expliqueraient le malaise actuel. Si parfois on peut reconstituer la valeur traumatique de tel ou tel événement, repérer le point d’ancrage d’une ancienne souffrance ayant infléchi la vie pulsionnelle, les événements mentionnés n’ont pas tous été dramatiques, tous ne sont pas survenus brutalement, au temps de l’enfance, sur un psychisme impréparé. Dans cette manière de témoigner de son malheur, de raconter un destin plutôt qu’une histoire, on reconnaît ce qui en son temps a constitué l’impuissance infantile : malaises, rages, contraintes insupportables et désirs fous souvent restés inassouvis, constitutifs de la vie enfantine. C’est là une vision à grands traits, trop généraliste pour être utilisable. C’est un simple rappel, utile pour se mettre en mouvement dans une première rencontre, de la proposition de Freud, si novatrice en son temps, que la continuité entre la vie pulsionnelle de l’enfant et celle de l’adulte est latente, plus que manifeste, avec tout ce que cela comporte de travail psychique à l’œuvre, en sous-main. D’où la nécessité d’opérer sur cette notion un véritable travail, travail de réflexion, d’émotion, travail de culture aussi, pour trouver à en formuler l’esprit d’une manière parfaitement adaptée à chaque sujet dans le contexte précis et unique de la relation transférentielle, à chaque fois originale et permettant aux destins du passé de se déployer de manière inédite dans chaque analyse.
4C’est à cela me semble-t-il que cherche à parvenir Paul Denis dans l’exemple sur lequel il nous a proposé de réfléchir à Deauville : cet analyste-là, avec son histoire et les références littéraires et psychodramatiques qui sont les siennes, va parler l’enfance d’une manière directe presque drolatique dans une séance, où d’emblée toute chronologie s’est perdue. La remarque est complètement articulée à la situation transférentielle, en même temps qu’elle ravive l’infantile, ses plaies vives, ses interrogations passionnées. On peut espérer que cette personne durant l’analyse, puis au-delà de l’analyse, pourra reconsidérer les théories qu’elle s’était forgées avant la cure au sujet de son histoire et que cela lui permettra de constituer le passé en un objet vivace, vivant, duquel peut se dégager une force bouleversante et sur lequel sans fin les pulsions continueront à faire retour.
5À la lumière d’un tel exemple, qui interroge nos pratiques interprétatives actuelles, on peut rétroactivement se retourner pour interroger cette fois les destins de notre passé, ceux qui concernent notre histoire, celle de nos pratiques. Dans le champ de la schizophrénie par exemple, d’importantes variations sont survenues et surviendront encore dans la compréhension de la continuité entre la dynamique pulsionnelle de l’enfance et celle à l’œuvre chez l’adulte. De tous côtés les avis se nuancent : l’heure n’est plus aux affirmations péremptoires, au contraire. On délimite mieux qu’autrefois le champ des connaissances, et en particulier on connaît mieux en psychanalyse le risque d’aboutir à des impasses pour ce qui concerne la recherche d’une étiologie. Personne ne peut affirmer savoir ce qui s’est tramé dans l’enfance d’un sujet qui à l’adolescence ou au jeune âge adulte se met à s’exprimer de manière délirante, ou de manière plus discrètement psychotique. En neurosciences on avance des hypothèses, partielles, incomplètes, dont certaines peuvent nous intéresser parce qu’elles questionnent l’impact du passé sur le présent : la génétique moléculaire s’interroge sur des troubles latents, peut-être présents au début de la vie mais sous des formes inconnues, invisibles, dans les tréfonds des protéines cellulaires, et nécessitant des facteurs internes aussi bien qu’externes pour se transformer des années plus tard et devenir manifestes... (Malafosse A., 2000). En termes analytiques on peut actuellement être certain que la mère d’un sujet souffrant de schizophrénie n’a pas été pire que beaucoup d’autres. Dans ce domaine la plus grande prudence s’impose quant au poids du passé, qui reste hypothétique. Il s’agirait de faire un travail d’articulation détaillé et minutieux entre les découvertes faites comme en temps réel, au sujet des enfants, puis des adolescents, venues ces dernières décennies bouleverser et enrichir la compréhension des dynamiques temporelles particulières sans cesse à l’œuvre dans le psychisme et une clinique réactualisée de la psychose. Lorsque les avatars des relations actuelles dans lesquelles s’empêtre souvent le jeune adulte délirant donnent irrésistiblement à penser que là est le sceau narcissique des relations précoces, il faut reconsidérer cette « étiologie », dont le poids est peut-être important, mais qui n’est certainement pas spécifique à la schizophrénie. Force est d’admettre, pour la psychose, qu’on en sait moins qu’on pensait en savoir dans l’enthousiasme des années 1950 à 1970.
6On peut approfondir ce travail sur notre passé en retournant aux textes de Freud de la même manière qu’on entre dans une séance d’analyse, sans a priori, en portant l’attention sur des détails, et sur un au-delà du déjà connu, déjà entendu. Ainsi un texte aussi rebattu que celui du Petit Hans, contient-il, discrètement pris dans la continuité de ce récit presque trop agréable à lire, des précisions étonnantes sur la force du processus déclenché par l’interprétation du passé. Ce sont « des pensées sentimentales et angoissées » qui agitaient le Petit Hans au sujet de sa mère, et qui déclenchent les premières angoisses. Mais il ne suffit pas que le père dise à Hans qu’il a peur de trop aimer sa mère pour l’aider à dépasser sa passion amoureuse pour celle-ci. Il faut que Freud ajoute que le petit garçon est simultanément bouleversé de se sentir hostile contre son père. Il faut aussi, il faut encore, l’assurer que l’amour du père n’est pas perdu pour autant. (On a là, un passage qui peut bien illustrer la différence entre une intervention psychothérapeutique un peu fade, celle proposée par le père, et l’interprétation proposée par un analyste, figuré ici par Freud).
7Et c’est à partir de là que se développe un mouvement inédit : « il est dans toute psychanalyse de telles périodes d’obscurité » (p. 130), qui débouchent sur de grandes nouveautés, sur de nouvelles conceptions du monde puisque Hans va « dans une région où nous ne nous attendions pas à le voir aller » (p. 130). Puis « il commence à alimenter l’analyse avec ses propos spontanés » (p. 137). Et plus merveilleux encore : « hardiment, il a pris en main la conduite de son analyse » (p. 153) [3]. C’est bien le regard vigilant de l’analyste sur le passé, qui a pris en compte toutes les composantes pulsionnelles en cause et en simultané et sans rien dédramatiser, ce qu’avait tenté de faire le père. C’est cette vigilance et la formulation qui en découle, qui rend pugnace et hardi le petit garçon. Les conséquences sont énormes : cela permet à Hans de fouiller plus avant les mystères de la naissance, de trouver des mots nouveaux pour construire le monde, de dormir plus profondément, de ne plus s’épuiser en des colères irrépressibles, de jouer de manière plaisante et créative. Ainsi le travail interprétatif que propose Freud au moment où le père de Hans se trouve dans le plus grand embarras, et Hans dans l’angoisse, ne se contente-t-il pas d’inscrire l’enfant dans la lignée de la culture humaine, y incluant le poids de la culpabilité œdipienne, venue de son passé et censée l’influer, mais inscrit de manière désormais positive, dans le présent puis dans l’avenir. L’interprétation lui permet autre chose, à savoir d’établir une continuité dynamique entre son passé et ce qu’il est en train de devenir, lui permet de hardiment penser son devenir.
8À l’instar du Petit Hans, pourquoi ne pas aujourd’hui hardiment rechercher dans les textes analytiques l’authenticité de notre démarche, reconsidérer les enjeux qu’elle implique, en se démarquant des citations répétitives, qui finissent par figer l’histoire de l’analyse ? Ainsi peut-on procéder pour « Les Études sur l’hystérie », devenues un véritable « symbole commémoratif », comme l’est le symptôme dans la névrose. En rendant à ces textes leur statut d’ « études », inachevées, inachevables, on s’aperçoit qu’il s’agit de récits brefs, témoignant d’instantanés du travail analytique. Ainsi se décondense le monument « Les-Études-sur-l’hystérie » qui nous bouche la vue sur maintes autres petits articles de l’époque. Le paysage de notre passé s’en trouve comme aéré et surgissent alors des trésors oubliés : des observations cliniques inédites, des complexités plus étranges que celles de la névrose. La diversité des récits met déjà sur la voie d’un rapport au passé qui ne peut jamais se faire d’un seul tenant : un entretien unique, et qui plus est sur la montagne hors tout cadre pour la jeune Katarina, mais un entretien qui illustre une des ouvertures possibles sur le passé. Le passé, il est ici particulièrement lourd, cette jeune fille a fabriqué son enfance puis son adolescence sur fond d’abus sexuels, d’alcoolisme. Le poids traumatique de ces événements ne saurait être nié. Et Freud espère simplement « avoir fait quelque bien à cette jeune fille si précocement blessée dans ses émotions sexuelles ». Tout autre est sa position dans un des autres récits, celui du traitement de miss Lucy R... Il ne peut voir cette patiente qu’une fois par semaine, vu les conditions de travail très pénibles de la jeune femme. Freud organise un récit, le construit à partir d’éléments qui ne cessent de lui manquer, de lui échapper : « Je raconterai l’histoire de cette analyse telle qu’elle se serait déroulée dans des conditions favorables » (p. 84). À chaque fois, le travail analytique se fait dans l’incertitude, l’inconfort, et aussi dans le plaisir de la rencontre. À chaque fois quelques éléments d’une théorie en devenir viennent s’ajouter à ce qui est déjà connu, sans souci de mise en ordre (Quartier-Frings Fl., 2001). C’est l’attention portée à ce qui est incompréhensible et inconnu qui donne sa cohérence à ces études, rendues disparates par la force de la pathologie et de ses multiples expressions. Chaque récit apporte sa part de nouveautés, de retours en arrière. Il n’y a plus lieu de raconter qu’une première théorie, jeune et immature, fut abandonnée un beau jour de septembre 1897, pour une autre théorie plus grande, plus belle, promise à un bel avenir et que le passé ainsi se dépasse, par l’effort et la ténacité. Si abandon il y eut, il fut beaucoup plus radical au moment où s’écrit le texte sur le souvenir écran, qui signe l’abandon de la linéarité, de l’ordre chronologique. Dans la pratique rien heureusement ne fut abandonné, les drames perçus, les maltraitances révélées irriguent désormais la réflexion analytique qui va, vient, retourne sur ses pas, s’égare sur des chemins de traverse comme un chien en balade [4], pénètre profondément le psychisme puis en ressort pour scruter la réalité, souvent terrible. Au fil des ans pour Freud, comme au fil d’une analyse, le champ s’élargit : de l’hystérie on peut dire qu’on passe aux hystéries, tant la pathologie devient complexe. Et bientôt les névroses ne trouvent plus qu’une classification labile, de plus en plus insaisissable. Puis en 1914, à relire Pour introduire le narcissisme, on se dit qu’il s’est en fait agi d’introduire les narcissismes dans une théorie en devenir. Puis la pulsion de mort, la deuxième topique sont les modèles qui tentent d’endiguer sans y parvenir ce qui n’est plus de l’ordre du racontable : le masochisme dans ses formes les plus rétives à toute interprétation, la répétition sans fin, l’insuccès de certaines cures. Une complexité de plus en plus grande, qui inclut mais ne dissout jamais toutes les riches complexités qui viennent du passé et sur lesquelles vient travailler l’interprétation. L’effet de ce travail sur le Petit Hans est exemplaire : cela permet à ce petit garçon angoissé et comme beaucoup d’autres « sentimental et nostalgique », de progresser. Ce qu’on peut souhaiter de plus aujourd’hui, c’est que ce travail permette aussi que le passé reste une source pulsionnelle vive : ces gros animaux qui furent effrayants au temps de l’enfance, reliaient par leur va-et-vient à la Douane centrale, le petit Hans au vaste monde, sans que celui-ci l’ait su. Ainsi ces chevaux pourraient-ils bien resurgir métamorphosés dans l’avenir de ce petit garçon qui a pris hardiment son devenir en main. Ils ont aussi permis par le travail d’interprétation complexe que Freud effectue, d’ouvrir de nouvelles voies pour l’analyse qui mèneront au-delà de l’Œdipe, vers des régions psychiques encore inconnues.
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
- Abraham K., 1914, Critique de l’ « Essai d’une présentation de la théorie psychanalytique » de C. G. Jung, in Abraham K., Œuvres complètes, I, 1907-1914, Paris, Payot, 1965.
- Bouchard C., 2000, Processus analytique et insaisissable perlaboration, Revue française de psychanalyse, 4, 1077-1092.
- Bouveresse J., 1998, Entretiens avec Jean-Jacques Rosat, Le philosophe et le réel, Hachette, « Littératures ».
- Freud S., 1905, Mes vues sur le rôle de la sexualité dans l’étiologie des névroses, in Résultats, idées, problèmes I.
- Malafosse A., 2000, Le conseil génétique en psychiatrie, Éd. Doin, coll. « Références en psychiatrie ».
- Quartier-Frings F., 2001, Histoires cliniques, histoires vives, in Tribune psychanalytique, no 3, Éd. de l’Aire, Lausanne, Suisse.
- Raybaud A., 2000, Le besoin littéraire, Éd. du Rocher.
Notes
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[1]
Les références de pages sont prises dans Les Études sur l’hystérie, PUF.
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[2]
Pour toutes les références concernant différentes modalités du récit, je prends appui sur un livre d’Antoine Raybaud, tout en gardant ma position d’analyste travaillant sur la clinique de la séance. Référence : Antoine Raybaud, Le besoin littéraire, Éd. du Rocher, 2000.
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[3]
Les références de pages sont prises dans Cinq psychanalyses, PUF.
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[4]
Expression reprise de J. Bouveresse qui l’utilise pour parler de sa manière de travailler. Jacques Bouveresse, Le philosophe et le réel, entretiens avec J.-J. Rosat, Hachette, « Littératures », 1988.